Hokusai, le fou génial du Japon moderne - Henri Focillon - E-Book

Hokusai, le fou génial du Japon moderne E-Book

Henri Focillon

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Beschreibung


Étude de l'œuvre d'un maître qui a influencé des générations d'artistes.

Hokusai fut d’abord un homme d’école, le camarade et l’émule de ces délicats. Puis, son indépendance géniale lui fit abandonner les systèmes et les disciplines, et tenter toutes les expériences qui sollicitèrent sa libre humeur. Il voulut ne se refuser à rien. Toutes choses prirent place dans l’immensité de son art, égale à l’immensité de l’univers. Il fut enivré par le spectacle de la vie et par la multiplicité des formes. Même dans les périodes de naturalisme intense, l’art japonais n’avait rien connu de pareil. Cette fois, l’expérience esthétique plonge au cœur même de la vie, sans réticence et sans choix. Les hommes et les bêtes, les humbles témoins de l’existence quotidienne, la légende et l’histoire, les solennités mondaines et les métiers, tous les paysages, la mer, la montagne, la forêt, l’orage, les pluies tièdes des printemps solitaires, le vent allègre des coins de rue, la bise sur la campagne rase – tout cela, et le monde des songes, et le monde des monstres –, tel est le domaine d’Hokusai, si l’on peut le limiter à des mots.

(Re)découvrez le texte de Focillon sur Hokusai de 1914 en version intégrale, enrichi d’un nombre conséquent des estampes qui ont révolutionné le monde de l’art tout entier !

EXTRAIT

Cette œuvre immense et vivante, l’expression la plus complète d’une des deux tendances du génie japonais, a passionné l’Europe. Puis elle a suscité des polémiques. Aujourd’hui encore, elle pose d’importantes questions. D’abord, en dehors des érudits du japonisme, les plus ardents propagateurs de la gloire d’Hokusai en Occident furent des artistes qui, ayant trouvé en lui un modèle et un exemple, le chérirent, non seulement pour le charme rare et supérieur de sa maîtrise, mais pour l’autorité qu’il conférait à leur propre esthétique. Dès avant la révolution de 1868, qui répandit sur l’Europe les trésors de l’Empire, Whistler et son groupe purent le connaître et l’aimer. Octave Mirbeau raconte comment Claude Monet le découvrit en Hollande, dans la boutique d’un épicier qui enveloppait ses paquets dans des estampes d’Hokusai, d’Utamaro, de Kōrin, et qui fut heureux de s’en débarrasser, car il trouvait ce papier peu solide.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Henri Focillon (1881-1943), prestigieux historien de l’art, directeur du musée des beaux-arts de Lyon, professeur au Collège de France et à l’université de Yale aux États-Unis, représentant de la France à la commission des Lettres et des Arts de la Société des Nations aux côtés de Paul Valéry, engagé auprès du général de Gaulle dès juin 1940 a, pour le moins, une certaine clairvoyance. Au milieu de ses activités de poète, graveur et pédagogue, ce spécialiste de l’art du Moyen-Âge et du cinéma, touche-à-tout de génie, est un théoricien de grande envergure et un commentateur particulièrement avisé de tous les arts de son temps. C’est dire que, quand il rencontre celui du plus grand des Japonais, qui a tout inventé (!), le propos est élogieux. Le texte de Focillon sur Hokusai, paru en 1914, est publié ici en version intégrale, enrichi d’un nombre conséquent des estampes qui allait révolutionner le monde de l’art tout entier.

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Sous la vague de Kanagawa, connue également sous le titre de La Grande Vague, de la série Les Trente-Six vues du mont Fuji, estampe, vers 1830-1832.

Tête de vieil homme, estampe.

L’orthographe des noms japonais a été harmonisée.

Hoteï, un des sept dieux de la fortune et du bonheur, estampe, 1830.

INTRODUCTION

L’interprétation de l’espace. – La technique de la peinture. – La technique de la gravure et l’impression. – Les valeurs morales. – L’École vulgaire. – Hokusai et ses historiens.

L’Occident demande aux arts graphiques une image du relief et de la profondeur : dans la représentation des formes, il donne une place prépondérante au modelé des masses, qu’il obtient par une répartition harmonieuse de l’ombre et de la lumière. Même chez les maîtres les moins sollicités par l’effet, le dessin n’est pas une simple limite, il s’accompagne d’une gamme de valeurs. La peinture aborde de front les problèmes de l’espace et n’en simplifie pas les données. Sur la toile, sur le panneau de bois ou de cuivre, même sur l’enduit des fresquistes, elle montre des volumes, et non des surfaces. Sans doute son but n’est pas de faire croire que les êtres ou les objets peints « sortent du cadre », mais ils doivent se détacher sur l’horizon et sur le terrain et, selon les plans où ils sont établis, présenter un relief proportionnel à leur éloignement.

Telles sont les habitudes auxquelles l’art d’Europe a discipliné notre vue et notre goût. Les dernières années du XIXe siècle nous ont apporté la révélation d’un art lointain, conçu d’après des principes tout différents, pourvu d’un outillage et de procédés éprouvés par une expérience séculaire. Ce fut la découverte d’un monde. Faits à la plénitude des pâtes et à la transparence des glacis, à de saisissants reliefs, à de dramatiques effets, à une enquête psychologique complète et subtile, nous ne vîmes d’abord dans l’art japonais qu’un réseau de charmantes arabesques, purement décoratives. C’étaient des hommes et des femmes drapés dans d’élégantes robes, historiées de fleurs, d’oiseaux et de monstres, des acteurs, des courtisanes, que l’unité calligraphique de leur silhouette et la hardiesse décalée du ton enlevaient sur un fond de soie ou de papier toujours visible. Ies paysages aux grandes lignes simples, traversés par de longues bandes de nuages, nous semblèrent de pures indications topographiques presque exclusivement linéaires, sans solidité, mais non sans poésie.

Pareils à l’aveugle opéré, nous étions heureux de voir la lumière, mais nous ne pûmes d’abord connaître cet univers que comme une association de lignes et de tons combinés sur le même plan, analogues aux dessins d’une étoffe.

On nous apprit que ces rouleaux de soie ornés (et non couverts) de légères peintures, que ces harmonies à la fois chatoyantes et calmes étaient l’œuvre d’un peuple industrieux, raffiné, ami des sports et des vertus militaires, habitant des maisons de bois et de papier, sans relief architectural, simples, claires et propres. Sur les murailles fragiles, les kakémonos et les estampes n’étaient exposés qu’à de rares intervalles, à l’occasion de quelque solennité domestique, pour réjouir la vue des hôtes. Alors les stucs épais, les dorures, les plâtres bariolés de nos demeures nous parurent à la fois pesants et vulgaires, ainsi que la permanence des trous d’ombre et de clarté ou des saillants agressifs qu’y déterminent les tableaux, sertis de bordures énormes, sans unité décorative. Les œuvres japonaises nous étaient révélées à l’époque où des génies audacieux réagissaient contre les harmonies traditionnelles des maîtres, durcies par le temps ou devenues fumeuses. À partir de l’Exposition universelle de 1878, les leçons de l’art japonais aidèrent dans une certaine mesure nos peintres à renouveler leur inspiration et nos habitudes visuelles.

Depuis ce temps, il n’a cessé d’être étudié et aimé. Nous savons que ses manifestations les plus familières à l’Europe et les mieux connues ne représentent qu’un aspect de son histoire. Il restait encore trop loin de nous pour que les méthodes surannées des philosophes de l’art pussent avoir directement prise sur ses chefs-d’œuvre et nous en improviser l’équation sociologique et ethnique. On demeure pénétré de reconnaissance pour les amateurs intelligents, malhabiles à jouer de ces généralités, qui, comme l’admirable Edmond de Goncourt, se sont limités à des études bibliographiques et à des classements, quelque incomplets ou même inexacts qu’ils puissent être. Si nous voulons aller plus loin, si nous tenons à comprendre 1’« esprit » d’un art qui, tout en charmant notre goût, déconcerte encore sensiblement nos habitudes, nous ne devons accorder qu’une confiance limitée aux artifices du langage historico-psychologique et aborder directement les problèmes techniques, comme s’il s’agissait d’un anonyme sans patrie et sans âge, qu’il importe d’abord de décrire. Alors peut-être pourrons-nous surprendre en lui quelques aspects de ces « vérités éternelles » qu’un maître comme Burckhardt distinguait avec soin des éléments secondaires sur lesquels se greffaient si volontiers les souvenirs de nos lectures et le lyrisme de notre imagination.

En comparant les arts graphiques au Japon et en Europe, on est tenté de répéter après quelques auteurs que les maîtres de l’Extrême-Orient ont négligé la troisième dimension et que c’est là le caractère le plus significatif de leur manière. À la vérité, ils l’ont interprétée d’une certaine façon, opérant une réduction de l’espace dont les résultats sont rarement arbitraires. Pour s’en rendre compte, rien n’est plus utile que d’étudier les procédés par lesquels ils ont résolu ou tourné les problèmes de la perspective linéaire et de la perspective aérienne.

L’art japonais n’a pas été le moins du monde, comme on le croit d’ordinaire, hostile au mouvement dans le dessin des figures et dans la représentation des forces naturelles. La détente des grands fauves qui bondissent sur leur proie, l’élan peureux des biches, le coup de queue du poisson qui remonte à la surface des rivières, plus tard le jeu frénétique et la dépense de gestes des acteurs, avec la renaissance du drame national, l’ont ardemment sollicité sans le trouver inférieur à la tâche de les exprimer. Il répugnait aux artifices que l’ignorance des primitifs occidentaux avait inventés pour symboliser les formes, par exemple l’étrange déviation du corps qu’implique la loi de frontalité dans l’art égyptien. Il s’est hardiment attaqué à une synthèse graphique dont la beauté le passionnait, à laquelle la plastique décorative, le modelé des terres et des grès l’avaient dès longtemps préparé. Il possédait une connaissance intime et expressive des tensions, des raccourcis et des crispations musculaires, comme aussi des mouvements gracieux et des belles courbes du corps féminin. Nulle part on ne sent en lui la gaucherie d’un peuple qui se refuse à traduire certaines manifestations de la vie, parce qu’elles sont trop audacieuses pour son ignorance. Et si nous considérons son évolution historique, nous devons constater, tout en tenant compte du rythme qui le fait osciller du style au réalisme, qu’aucun art ne s’est plus rapidement « dénoué » et n’aborda la peinture des formes vivantes avec plus de franchise.

Fleurs de prunier et la lune, de la série Mont Fuji au printemps, estampe, vers 1803.

Or, la construction d’une forme en mouvement comporte la solution de difficultés nombreuses, relatives au modelé des masses et à leur perspective. C’est par la justesse de la mise en place, par l’exactitude et la fermeté du dessin linéaire, que les maîtres japonais sont parvenus à équilibrer les plans et à donner l’impression, non d’une pure arabesque décorative, mais de volumes concrets. Quant au modelé, ils se sont contentés le plus souvent de nous le faire sentir par des indications, par des accents et par quelques méplats fondus (surtout sous l’influence des écoles chinoises). Tandis que l’art européen impose des évidences, l’art du Japon propose des cadres où notre sens de l’espace installe automatiquement la troisième dimension, avec plus de sûreté que le pinceau du peintre le plus habile. Loin de chercher à nous abuser sur ce point par l’illusion, il laisse jouer librement les habitudes de notre sensibilité. Il se passe des ombres, comme il s’est abstenu longtemps d’entourer les figures d’un décor et d’une ambiance. Nos tableaux semblent découpés dans la nature, c’est par l’étude que nous y découvrons l’art et la personnalité des maîtres. L’art japonais se présente comme un système de signes agissant sur nous par suggestion pure.

Godamme, Acte V du Chūshingura, (La Légende des 47 Ronins), estampe, 1806.

Il est curieux de constater l’autorité de ces principes dans l’histoire du paysage au Japon. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les peintres japonais se sont limités, en perspective, à quelques conventions prudentes et habiles. C’est seulement à cette époque qu’un artiste secondaire, Shiba Kōkan, introduisit dans sa patrie les éléments de la perspective telle qu’elle est connue et utilisée par les Européens. Il peut paraître singulier que des artistes, depuis longtemps si habiles à représenter tous les aspects du corps en mouvement et à résoudre les problèmes qu’il comporte, aient pu ignorer pendant des siècles une science dont la pratique est indispensable à nos yeux dans la peinture de paysage. C’est qu’ici, contrairement à ce qui se passe pour la représentation des figures, il est peut-être moins nécessaire, pour nous donner une juste idée de l’espace, de délimiter avec exactitude la forme des volumes, que d’indiquer leur éloignement relatif par la perspective aérienne. En s’abstenant de faire intervenir des lignes de fuite, en prenant soin de nous présenter les différents plans parallèles entre eux et parallèles au plan de l’horizon – autrement dit, en se plaçant de face –, et, d’autre part, en donnant à ces plans mêmes leur valeur relative dans l’harmonie du ton, ils aboutissaient à des effets exacts, à des paysages assez construits et assez justes pour dégager une rare poésie.

Ainsi s’explique la vogue du genre vaporeux, dit sumi-e, qui, dès la fin du XVe siècle, avec Sesshū et ses disciples, sous la double influence des modèles chinois et de la grande renaissance naturaliste provoquée par la diffusion de la philosophie zen, multiplia les études de pluie et de brouillard, où l’atmosphère chargée d’eau absorbe la violence des ombres et laisse deviner sous le fin réseau qui recouvre les formes (aspect de la nature familier au génie japonais) quelques tons délicats, heureusement échelonnés. Toutefois, la pluie, la neige et le clair de lune, la densité des vapeurs de l’atmosphère ou l’éclat des reflets nocturnes conservent dans l’art japonais, même dans les œuvres de l’école de Sesshū, un caractère éminemment graphique. La gamme des valeurs est restreinte, et leur intensité expressive portée à son comble. J’ai sous les yeux en écrivant ces lignes deux paysages de Sesson, l’un des maîtres du sumi-e : un vallon balayé par une rafale de neige, et un effet de brume traversé par un vol d’oies sauvages filant à grands traits sous un ciel d’hiver. À droite, dans l’une et l’autre de ces peintures, un arbre hargneux se hérisse et s’enlève sur l’harmonie des fonds gris. Ce ne sont guère que deux taches, d’une saisissante vigueur d’accent, dont le modelé est à peine indiqué par des dégradés qui semblent fortuits. Elles contribuent à faire fuir la montagne et les lointains neigeux, mais avant tout à équilibrer la composition et l’effet. C’est par les vides ménagés entre les derniers plans et les premiers, vides auxquels sont substitués, ailleurs, des bandes d’air et des nuages pareils à des doigts de gant, par l’économie d’un travail qui réserve de grands espaces déserts, transparents, lumineux, que l’artiste symbolise l’éloignement et l’atmosphère. Pour exprimer la profondeur du ciel, le dessinateur d’estampes place au zénith et à l’horizon deux bandes foncées, étroites et légèrement dégradées, entre lesquelles, par une frappante illusion optique, semble se creuser la concavité des cieux.

Ces procédés sont hautement caractéristiques de la manière dont les maîtres japonais ont interprété la troisième dimension. Il existe des valeurs à leurs yeux, c’est-à-dire des degrés d’éclairage ou, si l’on veut, une échelle d’intensité dans les gris et dans les noirs, mais, outre qu’elles sont simplifiées, elles servent moins à suggérer le relief qu’à produire un effet de ton. Dans les estampes qui représentent des acteurs et des courtisanes, pendant le dernier tiers du XVIIIe siècle, il arrive souvent de rencontrer des noirs absolus, de beaux noirs fumés et veloutés, qui bordent ou qui ceinturent les robes à ramages et qui épaississent la nuit des chevelures savantes. Ils sont là pour faire chanter les autres notes, pour balancer le fond légèrement teinté, pour mettre une vigueur et comme un centre dans une harmonie qui, sans eux, serait peut-être fade et dispersée. Loin de servir au modelé, ils le détruiraient s’il y en avait un.

Une conception de ce genre s’explique mieux encore, si l’on examine l’outillage du peintre japonais et si l’on se rend compte de la manière dont il en use.

La brosse des peintres européens mérite son nom. Faite ordinairement de soies de porc, elle est résistante et rude. C’est qu’elle attaque une matière lourde et gluante et qu’elle pose un enduit sur une surface rèche. Plate, elle juxtapose des touches carrées ; ronde, elle accumule, elle épaissit les pâtes. Promenée sur la toile ou sur le panneau par des mouvements souples du poignet, sa course est à la fois sollicitée et circonscrite par la matière même qu’elle étale, que ce soit avec brusquerie, avec esprit ou avec onction. La fluidité de l’huile permet un parcours libre et sans effort. La consistance de la pâte maintient la coulée de la touche, la fixe et la sculpte, en quelque sorte, dans la couleur bientôt sèche qu’il faut amollir par des artifices, si l’on veut repeindre. La brosse est appelée à couvrir, c’est-à-dire à faire disparaître la toile sous une série de juxtapositions et d’empâtements. Chez la plupart des anciens maîtres, dans leurs œuvres achevées, son tracé n’est guère visible. Seuls les habiles sont capables de le reconnaître. Cette technique exprime avec plénitude et densité des valeurs et un relief.

Le pinceau des Japonais est analogue à celui de nos aquarellistes. Fait avec le pelage des petits rongeurs et des petits carnassiers du Nord, vêtus de souples et soyeuses fourrures, ou avec les plumes d’oiseaux analogues à la bécasse et au martinet, il est, à des grosseurs infiniment variables, aussi effilé du bout qu’une plume à dessin, tandis que son corps renflé peut se charger d’une eau abondante. Il est capable à la fois de dessiner les traits les plus déliés et de pocher les tons les plus vigoureux. L’élégance calligraphique de la ligne et l’impossibilité de la reprendre, de la rattraper par des repentirs, exigent de la part de l’artiste une exceptionnelle sûreté de main. Aussi bien n’est-ce pas le poignet qui se meut, mais l’avant-bras ou l’épaule, tandis que les doigts crispés sur la hampe, quelquefois serrée à pleine poigne, ne servent qu’à la tenir. Si surprenante que puisse paraître une pareille méthode, dont les différents aspects nous sont montrés par une petite planche d’Hokusai (sans parler de l’amusant croquis où il s’est dessiné lui-même peignant des pieds et des mains), elle est logique. La peinture européenne est une sorte d’escrime où tous les coups n’ont pas besoin de porter juste, puisque la plupart d’entre eux ne servent qu’à faire le ton et qu’au surplus il est facile de revenir sur une touche maladroite en la recouvrant. Ici, le trait doit être déterminé du premier coup et, pour ce qui est des à-plat de couleurs, chacun sait qu’à l’aquarelle il n’est pas possible de revenir souvent sur un ton sans l’alourdir et le rendre louche. En évitant les nervosités, les mièvreries du poignet et des doigts, les petites touches pauvres, les lignes tremblées, en faisant intervenir l’épaule ou l’avant-bras, les Japonais assuraient à la ligne toute sa fermeté et toute sa grandeur, au ton toute sa franchise. Ainsi travaillaient en Grèce les peintres de vases, et ces charmantes images de la vie familière, ces beaux épisodes empruntés à la légende et à l’histoire qui décorent avec légèreté les flancs des lécythes blancs du Ve siècle ont été tracés sur l’argile d’après les mêmes méthodes. Au sortir d’une des premières expositions d’art japonais organisées en Europe, M. Edmond Pottier signalait le premier cette analogie dans un bel article de la Gazette des Beaux-Arts. Deux formes du génie humain nées dans les régions les plus opposées de l’espace et du temps se trouvent ainsi rapprochées par l’identité des techniques et par la parenté des résultats. Mais est-ce parenté qu’il faut dire, et y a-t-il lieu de demander à l’histoire d’expliquer un fait de ce genre ? Si l’hellénisation de l’Inde par Alexandre et le raisonnement de l’art gréco-bouddhique du Ghandara ont exercé une influence manifeste sur la statuaire chinoise du Ve siècle et sur les admirables bronziers japonais du VIIIe, rien ne permet encore d’établir une relation historique entre la Grèce et le Japon en ce qui concerne la technique des arts du dessin et l’usage du pinceau. Faut-il donc appliquer ici les méthodes de Taine, dont les disciples n’auraient pas manqué d’établir sur de fortes bases ethniques, politiques et sociales, l’analogie de la culture hellénique et de la culture japonaise ? Si, suivant l’exemple de M. Pottier, nous nous en tenons aux peintures de vases et aux légères esquisses tracées à la pointe du pinceau par les maîtres japonais, il faut reconnaître avec lui que ces deux peuples, si heureusement doués pour les arts, à la fois si simples dans leurs grandes expressions esthétiques et si raffinés dans leur goût, étaient capables de produire des œuvres étrangement voisines, lorsque, conduits par les mêmes nécessités techniques, ils se servaient de la même façon d’outils et d’instruments sensiblement pareils. Empressons-nous d’ajouter que les Japonais eussent été choqués, sans nul doute, de la manière dont les Grecs ont orné leurs vases, en les entourant de zones peuplées de personnages, et que le décor capricieusement naturaliste de la céramique japonaise aurait déconcerté, sinon les potiers de terre mycéniens ou crétois, du moins les artisans athéniens. De toutes façons, ce qui se dégage du rapprochement établi par M. Pottier, c’est la force permanente d’une expérience technique qui, à tant d’heures et à tant de siècles de distance, aboutit aux mêmes résultats. Des observations de cette nature montrent tout ce qu’il y a d’inattendu et de fécond dans l’étude des vénérables outils sans lesquels l’art humain n’existerait pas.

Abe no Nakamaro, de la série Miroir de la poésie chinoise et japonaise, ou Imagerie des poètes, estampe encre, et couleur, 1833.

Récolte de coquillages, peinture sur soie, 1800.

Edmond de Goncourt eut, en 1878, la bonne fortune de rencontrer chez Philippe Burty le peintre Watanobe Sei et de le voir travailler. Il nous a laissé de cette séance un récit curieux, inséré dans son Journal. Il faut tenir compte des dates et remarquer qu’il s’agit des procédés d’un contemporain. De plus, Watanobe se trouve placé hors de son milieu et n’a pas à sa disposition des instruments et des produits exclusivement japonais. Toutefois le document reste instructif.

Il apparaît d’abord qu’une certaine idée sportive n’est pas étrangère à l’art japonais. Il ne suffit pas de produire une œuvre belle, il faut encore que ce soit dans certaines conditions d’élégance extérieure et dans un temps donné. « Le dessin, pour être précieux au Japon, dit le narrateur, doit être fait sans aucune reprise du trait, sans aucun repentir. On attache même une certaine importance à la rapidité du faire, et le compagnon du peintre a été regarder l’heure à la pendule, quand l’artiste a commencé ! » On pourrait être tenté de croire que ce souci est purement personnel et de circonstance et que nous avons affaire à un exotique dépaysé, heureux de montrer sa virtuosité à des barbares. Mais nous verrons que l’art japonais, loin d’être hostile aux tours de force, nous en fournit au contraire d’innombrables exemples et qu’Hokusai exécuta des prodiges d’adresse, dignes du plus artiste des bateleurs. Watanobe travaille sur un panneau de soie gommée, très légère et presque transparente, tendue sur un cadre de bois blanc. Ses couleurs, à part quelques bâtonnets apportés de son pays, entre autres une sorte de gomme gutte et un bleu verdâtre, sont les couleurs au miel des aquarellistes européens. L’imagination ou la mémoire, le souvenir d’observations faites d’après nature ou d’après les maîtres, sont ses seuls guides. Il n’a pas de modèle. Il travaille avec la surprenante sûreté d’un homme qui « possède » son sujet et tous les secrets de son art. « D’abord, pour commencer, ce fut au milieu, comme toujours, un bec d’un oiseau devenant un oiseau, puis encore trois autres becs, trois autres oiseaux : le premier grisâtre, le second au ventre blanc, aux ailes vertes ; le troisième ayant l’apparence d’une fauvette à tête noire ; le quatrième avec du rouge, dans le cou, d’un rouge-gorge. Il ajouta à la fin, au haut du panneau, un cinquième oiseau, un calfat au bec de corail. Ces cinq oiseaux furent exécutés avec le travail le plus précieux et presque le frou-frou révolté de leurs plumes. » Ainsi, pas de modèle, pas d’esquisse et pas de préparations. L’artiste se garde d’indiquer son sujet à grands traits, de circonscrire et d’installer sa composition. Il est permis de se demander si Watanobe, comme beaucoup d’artisans inférieurs du Japon moderne, n’exécutait pas pour la centième fois un panneau qui n’était neuf et improvisé qu’aux yeux de ses hôtes. Mais la simplicité du sujet et la traditionnelle dextérité graphique des peintres japonais nous autorisent dans une certaine mesure à rejeter cette hypothèse. D’ailleurs, la technique de l’aquarelle s’oppose d’une manière formelle à l’établissement de dessous opaques et indélébiles.