Ivan le terrible - Aleksey Konstantinovich Tolstoy - E-Book

Ivan le terrible E-Book

Aleksey Konstantinovich Tolstoy

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Beschreibung

Jusqu'au règne actuel, la parole a été singulièrement enchaînée en Russie. La critique, les plus légitimes aspirations ne pouvaient y apparaître de loin en loin que sous la forme de la poésie et de la métaphore. Cette situation a donné au roman une grande importance: il n'est pas seulement devenu en Russie une œuvre littéraire, mais encore l'enveloppe de tout un programme politique. Ce double caractère est remarquablement réussi dans le travail que nous présentons ici. Naguère, un épais rideau était abaissé sur l'époque à laquelle le comte Alexis Tolstoy a consacré ses recherches; il l'a déchiré et a donné une impulsion nouvelle aux études historiques. Expert à recueillir les faits, à les grouper, à les animer, à transformer le récit en drame et à semer à travers les scènes et les acteurs du drame les observations et les jugements du spectateur, il a su répandre sur nos plus tristes jours des flots de lumière et de couleur.

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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COLLECTION SAINT-MICHEL

IVAN LE TERRIBLE

OULA RUSSIE AU XVIe SIÈCLE

PAR Le Comte ALEXIS TOLSTOY

ROMAN HISTORIQUEtraduit du russe avec une introduction par le Prince Augustin GALITZIN

© 2020 Librorium EditionsTous Droits Réservés

ON TROUVE A LA LIBRAIRIE St-MICHEL

Le dernier des Sablonin

, par

Camille Fillyères

(auteur du roman d'une année), 1 vol. in-12

2

Histoire de sainte Clotilde

, par

Roussel St-Georges

, 1 volume in-12

1

50

Moines et brigands

, par

E. de Margerie

, 1 volume in-12

2

»»

Dommartin

(le général)

en Italie et en Égypte

, ordres de services et correspondances, 1766-1799, par

A. de Besancenet

, 1 vol. in-12

2

»»

Cailloux rouges

(les), par M.

H. Langlois

, ouvrage dédié à l'amiral de Montagnac, 1 vol. in-12

2

»»

Jenny-les-Bas rouges, le Moulin de la Follette, un Notaire qui politique

, par

A. de Besancenet

, in-12

2

»»

Adrien Doixy

, par Mme Th.

Duclos

et B.

d'Ellimac

, dédié à la fondatrice des

Annales des Enfants de Marie

, in-12

2

»»

Paris.—Imprimerie Téqui, rue de Vaugirard, 92.

INTRODUCTION.

Jusqu'au règne actuel, la parole a été singulièrement enchaînée en Russie. La critique, les plus légitimes aspirations ne pouvaient y apparaître de loin en loin que sous la forme de la poésie et de la métaphore. Cette situation a donné au roman une grande importance: il n'est pas seulement devenu en Russie une œuvre littéraire, mais encore l'enveloppe de tout un programme politique. Ce double caractère est remarquablement réussi dans le travail que nous présentons ici. Naguère, un épais rideau était abaissé sur l'époque à laquelle le comte Alexis Tolstoy a consacré ses recherches; il l'a déchiré et a donné une impulsion nouvelle aux études historiques. Expert à recueillir les faits, à les grouper, à les animer, à transformer le récit en drame et à semer à travers les scènes et les acteurs du drame les observations et les jugements du spectateur, il a su répandre sur nos plus tristes jours des flots de lumière et de couleur.

Ivan IV, surnommé Groznoi, ce qui veut dire littéralement le Menaçant, est le prince qui a le plus longtemps et le plus tyranniquement gouverné la Russie. Agé de quatre ans, à la mort de son père, Vasili III, à peine de huit à celle de sa mère, livré pendant dix ans à des tuteurs qui trouvaient l'intérêt de leur oligarchie à exciter ses instincts cruels, le malheur de son éducation explique sa conduite sans, bien entendu, l'excuser. Sacré Tzar le 16 janvier 1547[1], sa première et sa plus belle action fut la conquête de Kazan (1552), suivie de celle d'Astrakhan (1554), qui força les Tatars à se retirer en Crimée. Au lieu de leur enlever ce dernier refuge, Ivan, rêvant de briser la barrière qui le séparait de l'Occident, détruisit l'Ordre teutonique. Le grand-maître de cet Ordre célèbre, refoulé en Courlande, se vengea de sa défaite en ne cédant ses droits sur la Livonie qu'au grand prince de Lithuanie. L'Esthonie échappa aussi à Ivan en se mettant sous la protection du roi de Suède; l'évêché d'Oesel se livra au roi de Danemark et de ce partage funeste, dont le jeune tzar ne se dédommagea que faiblement en s'emparant de Polotsk (1563), surgit le long débat que l'épée de Pierre Ier parvint seule à trancher par le traité de Nystadt (10 septembre 1721), qui donna définitivement à la Russie la Livonie, l'Esthonie, l'Ingrie et une partie de la Finlande et de la Corélie.

[1] Voltaire a dit, avec sa légèreté habituelle, que le titre de Tzar vient des Tchars du royaume de Kazan et qu'Ivan Basilides se l'attribua quand il conquit ce royaume. La date du sacre d'Ivan suffit pour renverser cette assertion, que la plupart des écrivains étrangers ont répétée. Voyez pour l'étymologie du mot Tzar, l'érudite dissertation que M. Schnitzler a placé dans le 1er tome de son Histoire intime de la Russie, publiée avant que la guerre de Crimée n'ait produit une masse de libelles incorrects.

Héros sur le champ de bataille, Ivan fut également, au début de son règne un législateur habile. Guidé par d'intègres conseillers, le prêtre Sylvestre et Adachef, il réforma les lois du pays et les rassembla en un Code intitulé Soudebnik (1550). Porté par tradition et par goût à s'ingérer dans les affaires de l'Église, il convoqua un concile (1551), dont les cent délibérations présentent un tableau curieux des mœurs de cette époque. Le dernier article de ce précieux document est ainsi conçu: «De toutes les coutumes hérétiques, il n'y en a pas de plus condamnable que celle de se raser la barbe. L'effusion de tout le sang d'un martyr ne saurait racheter cette faute. Raser sa barbe pour plaire aux hommes, c'est violer toutes les lois et se déclarer l'ennemi de Dieu, qui nous a créés à son image.»

Comme son aïeul, Ivan attira auprès de lui un grand nombre d'artistes. Il est le premier souverain russe qui ait admis à sa cour des médecins étrangers, qui ait ouvert ses ports aux marchandises anglaises et qui, bien mieux que cela, ait doté son pays d'une imprimerie. Les Actes des Apôtres sont le premier livre qui ait paru en Russie, en 1564, par les soins du diacre Ivan Féodorof et Pierre Mstislavtz: expulsés ensuite de Moscou, ces deux typographes, dont les bibliophiles doivent enregistrer les noms, ont publié en Pologne, en 1582, une bible splendide, connue sous le nom de Bible d'Ostrog.

Mais le succès et surtout l'absolutisme transformèrent ce monarque, d'abord d'une conduite exemplaire, en un monstre dont le délire fit promptement oublier ses premières treize années d'administration féconde et glorieuse. Soupçonneux comme tous les despotes, s'imaginant n'être entouré que de traîtres, Ivan n'eut bientôt plus qu'une pensée: mettre la main sur des ennemis fictifs,—et n'eut plus qu'une occupation favorite: les supplicier lui-même, en enveloppant toutes leurs familles dans un châtiment raffiné, sans épargner les jeunes filles, les vieillards, les femmes enceintes ni les petits enfants[2]! Difficilement résignée à la perte de son antique liberté, Novgorod fut, en 1570, la première victime de ses fureurs. Il s'y transporta avec ses opritchniks, espèce de prétoriens, comme il s'en rencontre au service de toutes les iniquités et, durant cinq semaines, il y a égorgé, chaque jour, sans rémission et sans relâche, cinq à six cents de ses habitants. Rentré à Moscou, il en trouva les rues désertes; il les parcourut en criant que personne n'avait rien à redouter. La foule ajoute foi à la parole du Tzar, le suit sur la place Rouge et là, elle découvre trois cents infortunés étendus et liés par dizaines, que ce nouveau Caligula la force, non à décapiter, cela aurait été trop doux, mais à déchiqueter. Et ces exécutions, impossibles à énumérer et à détailler, se succédèrent sans interruption pendant un quart de siècle! Ces atrocités, dont le souvenir fait frissonner, eurent pour résultat de détacher davantage la Livonie de la Russie et de rendre celle-ci moins apte à repousser ses constants ennemis; les Tatars en profitèrent, en 1571, pour incendier Moscou; les Polonais, peu agressifs sous Henry III, ranimés par Étienne Batory, reprirent Polotsk en 1579 et menacèrent le Kremlin. Alors, aussi pusillanime qu'il était entreprenant au commencement de son règne, Ivan semblait n'avoir plus d'autre ressource que d'accepter l'hospitalité que lui avait offerte la reine Élizabeth[3], lorsqu'il s'avisa d'implorer le médiation de Grégoire XIII, en lui promettant de reconnaître sa juridiction toute spirituelle. Fidèle aux traditions du Saint-Siége, qui ne laissait échapper aucune occasion de se ménager des relations avec la Russie, détournée de ses voies premières, le Pape s'empressa de charger Antoine Possevin d'arrêter Batory et de donner suite aux intentions apparentes du Tzar humilié. Autant le célèbre jésuite, professeur de saint François de Sales, réussit dans la première partie de sa mission, autant il échoua dans la seconde. Abattu sans être touché, Ivan eut encore à son déclin une fortune inattendue: un kosaque vint lui apprendre qu'il était maître de la Sibérie.

[2] V. Erschrickliche, grewliche und nie erhörte tyranney'n Johannis Basilidis; 1592, in-4o, s. l.

[3] Cette proposition de la sanguinaire princesse est ainsi conçue dans une lettre-missive conservée aux archives de l'Empire:

«Au cher et très-grand, très-puissant prince, notre Frère, Empereur et Grand-Duc Ivan Vasili, souverain de toute la Russie.

«Si à une époque il arrive que vous soyez, par quelque circonstance fortuite, ou par quelque conspiration secrète, ou par quelque hostilité étrangère, obligé de changer de pays, et que vous désiriez venir dans notre royaume, ainsi que la noble Impératrice, votre épouse, et vos enfants chéris, avec tout honneur et courtoisie nous recevrons et nous traiterons Votre Altesse et sa suite comme il convient à un si grand prince, vous laissant mener une vie libre et tranquille avec tous ceux que vous amènerez à votre suite, et il vous sera loisible de pratiquer votre religion chrétienne en la manière que vous aimerez le mieux, car nous n'avons pas la pensée d'essayer de rien faire pour offenser Votre Altesse ou quelqu'un de vos sujets, ni de nous mêler en aucune façon de la conscience et de la religion de Votre Altesse, ni de lui arracher sa foi par violence. Et nous désignerons un endroit dans notre royaume que vous habiterez à vos propres frais, aussi longtemps que vous voudrez bien rester chez nous. Nous promettons ceci par notre lettre et par la parole d'un souverain chrétien. En foi de quoi, nous, la reine Élizabeth, nous souscrivons cette lettre de notre propre main en présence de notre noblesse et conseil. A notre palais de Hampton-Court, le 18 mai, 12e année de notre règne en l'an de N.-S. 1570.»

«Ce prince, dit Karamzin, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin, de petits yeux gris mais brillants, pleins de feu, et au total une physionomie qui ne manquait pas d'agrément. Mais le crime le changea tellement qu'à peine pouvait-on le reconnaître. Une sombre férocité déforma tous ses traits. L'œil éteint, presque chauve, il ne lui resta plus bientôt que quelques poils à la barbe, inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme!»

Voici comment ce célèbre historien, irrécusable en cette matière, nous peint le genre de vie de ce prince: «A 3 heures du matin, le Tzar accompagné de ses enfants, allait au clocher pour sonner les matines; aussitôt, tous les courtisans couraient à l'église; celui qui manquait à ce devoir était puni par 8 jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu'à 6 ou 7 heures, le Tzar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. A 8 heures, on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à 10 heures tout le monde se mettait à table, excepté Ivan qui lisait, debout et à haute voix, de salutaires instructions.

«L'abondance régnait dans le repas: on y prodiguait le vin, l'hydromel et chaque jour paraissait un jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour être distribués aux pauvres. Le Tzar dînait après les autres; il s'entretenait avec ses favoris des choses de la religion, sommeillait ensuite ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser; il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il plaisantait, il causait avec plus de gaieté que d'ordinaire. A 8 heures, on allait à vêpres; enfin à 10, Ivan se retirait dans sa chambre à coucher, où trois aveugles, l'un après l'autre, lui faisaient des contes qui l'endormaient pour quelques heures. A minuit il se levait et commençait sa journée par la prière. Quelquefois on lui faisait à l'église des rapports sur les affaires du gouvernement; quelquefois les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe. Pour rompre l'uniformité de cette vie, Ivan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il visitait alors les monastères lointains, ou il allait poursuivre les bêtes fauves dans les forêts, préférant à tout la chasse de l'ours.»

Sept fois marié, au mépris des canons de l'Église russe, qui interdisent les quatrièmes noces, Ivan ne se contenta pas, à l'instar de Henri VIII, de répudier ou d'exterminer ses femmes; il alla, dans un accès de rage, jusqu'à assommer son propre fils avec le bâton ferré qui ne le quittait pas, puis il fit semblant de le pleurer, crime dont il fut puni par la rapide extinction de sa race, évidente punition pour qui seulement veut voir. Usé par les débauches, qu'il alliait à de minutieuses pratiques de dévotion qui rappellent Louis XI, dévoré de remords qui furent peut-être pour lui un plus affreux tourment que tous ceux qu'il a fait subir à un si grand nombre de ses sujets, car on ne devine pas ce qu'endurent les criminels,—Ivan, en voyant approcher la mort, se revêtit d'une robe de bure, prit le nom de frère Jonas et finit ses jours, le 19 mars 1584, après avoir fourni, dans ses dernières vingt-quatre années, une page de l'histoire de Russie que l'on voudrait déchirer, qu'on ne saurait toutefois soustraire aux méditations des esprits sérieux que les excès de l'absolutisme n'entraînent jamais à justifier les excès contraires, mais stimulent uniquement à mieux apprécier les bienfaits d'une liberté que tant de sang répandu devrait avoir conquise à l'humanité haletante.

En rappelant ces faits, sous une forme légère en apparence, le comte Alexis Tolstoy a fait une œuvre sérieuse et patriotique; il a montré combien on en était éloigné aujourd'hui et combien il serait impossible d'y revenir. L'histoire de tous les peuples renferme des crimes; l'abaissement des peuples ne consiste que dans le peu d'indignation que ces crimes soulèvent. Avouer Ivan IV, c'est déclarer ne pas vouloir le recommencer. Mon patriotisme ne souffre donc pas de mettre un moment la torche sous la sinistre figure du Terrible, car cette torche éclaire en même temps davantage les vraies et rares qualités du Souverain heureusement régnant.

A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE DE TOUTES LES RUSSIES.

Le nom de Votre Majesté, que Vous m'avez autorisé à mettre en tête de ce récit du temps d'Ivan le Terrible, est la meilleure preuve qu'un abîme infranchissable sépare les sombres visions de notre passé de l'atmosphère sereine de l'époque présente.

C'est avec cette consolante conviction, avec un profond sentiment de gratitude et de confiance que j'offre mon travail à Votre Majesté Impériale.

Comte Alexis TOLSTOY.

PRÉFACE DE L'AUTEUR.

«At nunc patientia servilis tantumque sanguinis domi perditum fatigant animum et mœstitia restringunt, neque aliam defensionem ab iis, quibus ista noscentur, exegerim, quam ne oderim tam segniter pereuntes.»

Tac. Ann. Lib.XVI.

Ce récit ne vise pas seulement à faire revivre certains événements, mais surtout à caractériser une époque, à se rendre compte des croyances, des mœurs, du degré du civilisation de la société russe dans la seconde moitié du seizième siècle.

En restant fidèle à l'histoire dans ses traits principaux, l'auteur s'est permis quelques écarts dans des détails sans importance. Ainsi le fil du récit l'a amené à avancer de cinq ans le supplice de Viazemski et celui de Basmanof. Il s'est cru autorisé à commettre cet anachronisme, parce que, si les innombrables supplices qui ont suivi la chute de Silvestre et d'Adachef caractérisent parfaitement Ivan, ils sont cependant sans corrélation avec ses autres actes.

Par rapport aux horreurs de ce temps, l'auteur est demeuré constamment au-dessous de l'histoire. Par respect pour le lecteur, il les a laissées dans l'ombre et ne les a rapprochées de lui que le moins possible. Malgré cela, il avoue qu'en parcourant les sources qui l'ont aidé à composer ce récit, le livre lui est souvent tombé des mains et sa plume a été souvent jetée avec dépit, moins à la pensée qu'il a pu exister un Ivan IV, qu'à celle qu'il s'est trouvé une société qui ait pu le supporter; ce sentiment pénible a fait languir son travail pendant dix ans.

A l'égard d'événements d'une importance secondaire, l'auteur a cru pouvoir s'accorder quelques licences, mais il n'en a été que plus scrupuleux dans la description des caractères, de tout ce qui touchait aux coutumes populaires et à l'archéologie. S'il est parvenu à ressusciter un moment la physionomie de l'époque, il ne regrettera pas son labeur et espérera avoir atteint le but qu'il s'était proposé.

IVAN LE TERRIBLE OU LA RUSSIE AU XVIe SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER LES OPRITCHNIKS.

L'année de la création 4013 et de la rédemption 1565, par une accablante journée d'été, le 28 juin, le jeune prince Nikita Sérébrany arrivait au village de Medvedevka à trente verstes de Moscou. Il était suivi d'une troupe de guerriers et de vassaux.

Le prince venait de passer cinq années entières en Lithuanie. Le tzar Ivan l'avait envoyé chez le roi Sigismond pour signer une paix durable. Dans cette circonstance le choix du tzar avait été malheureux. Le prince Nikita soutint sans doute avec énergie les intérêts de son pays et, sous ce rapport, aucun autre ambassadeur n'eût mieux rempli sa mission, mais Sérébrany n'était pas né pour les négociations. Rejetant les finesses de la science diplomatique, il voulut conduire l'affaire simplement et, au grand chagrin des secrétaires qui l'accompagnaient, il ne leur permit aucun détour. Les conseillers du roi, déjà prêts à faire des concessions, profitèrent promptement de la franchise du prince; ils surent lui arracher le secret de son côté faible et augmentèrent d'autant leurs prétentions. Alors il perdit patience: en pleine diète, il frappa du poing sur la table et déchira le traité qui n'attendait que sa signature. «Vous et votre roi, s'écria-t-il, êtes des gens à double face! Je vous parle selon ma conscience et vous ne pensez qu'à me tromper par vos ruses!» Cette violente apostrophe anéantit en un instant tous les résultats obtenus dans les précédentes conférences et Sérébrany n'eût pas échappé au courroux de son maître si, par bonheur pour lui, ne fût arrivé le même jour, de Moscou, l'ordre de ne pas conclure la paix et de poursuivre les hostilités. Ce fut avec joie que Sérébrany quitta Vilna et changea son habit de velours contre une brillante cotte de mailles. Il montra qu'il était plus brave soldat qu'habile diplomate et sa valeur lui acquit une grande renommée aussi bien chez les Russes que chez les Lithuaniens.

L'extérieur du prince correspondait à son caractère. Les traits distinctifs de son visage, plutôt agréable que beau, étaient la simplicité et la franchise. Dans ses yeux d'un gris foncé, ombragés de cils noirs, un observateur aurait lu une décision extraordinaire et pour ainsi dire inconsciente, qui ne lui permettait pas de réfléchir une seconde au moment de l'action. Des sourcils hérissés, réunis l'un à l'autre, indiquaient un certain désordre et un manque de suite dans les idées; mais la bouche, bien dessinée et légèrement arquée, exprimait une inébranlable fermeté et le sourire une bonté sans prétention, presqu'enfantine, qui eût pu quelquefois faire douter de son intelligence, si la noblesse qui respirait dans chacun de ses traits n'eût garanti que le cœur sentait ce que l'esprit avait peut-être de la peine à comprendre. L'impression générale était en sa faveur et faisait naître la certitude qu'on pouvait hardiment se confier à lui dans toutes circonstances réclamant de la résolution et du dévouement.

Sérébrany avait vingt-cinq ans. Il était de stature moyenne, large d'épaules et mince de taille. Ses épais cheveux blonds, plus clairs que son visage brûlé, formaient un contraste avec ses sourcils et ses cils noirs. Une barbe courte, un peu plus foncée que ses cheveux, ombrageait légèrement les lèvres et le menton.

Le prince était joyeux en ce moment, il retournait dans son pays. Le temps était splendide, le soleil radieux; c'était un de ces jours où la nature semble en fête, où les fleurs paraissent plus brillantes, le ciel plus bleu, l'air plus transparent, où l'homme se sent léger, comme si son âme, ayant passé dans la nature, palpite sur chaque feuille ou se balance sur chaque brin d'herbe.

C'était une belle journée de juin; après un séjour de cinq ans en Lithuanie, le prince la trouvait plus belle encore. Dans les champs, dans les bois, il aspirait l'air de la Russie. Sérébrany s'était rallié au jeune Tzar Ivan. Sans hésitation comme sans arrière-pensée, il gardait avec loyauté son serment et nul n'eût pu ébranler son énergique dévouement à son prince. Quoique son cœur et ses pensées fussent tournés depuis longtemps vers son pays, si, à l'instant même, il eût reçu l'ordre de retourner en Lithuanie sans avoir vu ni Moscou ni ses parents, aussitôt il eût tourné bride sans murmure et se fût lancé avec son ardeur accoutumée dans de nouveaux combats. D'ailleurs, il n'était pas le seul à penser ainsi. Sur toute la terre russe, Ivan était aimé. On eût dit qu'avec son règne fortuné un nouvel âge d'or approchait pour la Russie; les moines, en relisant les annales, n'y trouvaient aucun prince comparable à celui-ci.

Un peu avant d'arriver au village, le boyard et ses gens entendirent de joyeuses chansons et, quand ils eurent atteint la palissade, ils virent qu'on y était en liesse. Aux deux bouts de la rue, les jeunes garçons et les jeunes filles formaient des rondes autour d'un bouleau orné de morceaux d'étoffes de différentes couleurs. Les danseurs, garçons et filles, portaient des guirlandes de verdure. Les rondes chantaient tantôt ensemble, tantôt tour à tour, simulant parfois une querelle. Le rire des jeunes filles retentissait bruyamment au milieu des chants, et les chemises bigarrées des garçons ressortaient gaiement au milieu de la foule. Des volées de pigeons voltigeaient d'un toit à l'autre. Tout était en mouvement, le bon peuple russe s'amusait.

Près de la palissade, le vieil écuyer du prince s'approcha de son maître.

—Regarde! lui dit-il, regarde, prince, comme ils fêtent sainte Agrippine! Ne nous reposerons-nous pas ici? Les chevaux sont épuisés et nous-mêmes, après nous être restaurés, nous achèverons mieux notre route. Tu le sais bien, petit père, ventre vide n'est pas bon à grand'chose.

—Mais ne sommes-nous pas tout près de Moscou? dit le prince visiblement désireux de ne pas s'arrêter.

—Ah! petit père, tu as déjà fait aujourd'hui cinq fois la même question. Les bonnes gens t'ont répondu que d'ici nous avions encore quarante verstes. Ordonne, prince, qu'on se repose; en vérité les chevaux sont fatigués.

—C'est bien! dit le prince, reposez-vous.

—Holà, vous! cria Michée en se tournant vers les cavaliers. Pied à terre, détachez les marmites et allumez le feu!

Les cavaliers et les vassaux étaient sous les ordres de Michée; ils se hâtèrent d'obéir et se mirent à décharger les bagages. Le prince lui-même descendit de cheval et se débarrassa de son armure. Reconnaissant un homme de haut rang les jeunes gens arrêtèrent leurs chants, les vieillards se découvrirent et tous s'arrêtèrent, se demandant s'ils devaient continuer leurs jeux.

—Ne vous dérangez pas, braves gens, dit avec bienveillance Sérébrany, le gerfaut ne peut être à charge aux faucons.

—Merci, Boyard, répondit un vieux paysan. Puisque ta seigneurie n'éprouve pas de dégoût à se trouver parmi nous, assieds-toi sur le fossé et nous apporterons, si tu le permets, un pot d'hydromel; fais-nous, Boyard, cet honneur!—Sottes! continua-t-il en s'adressant aux jeunes filles, de quoi vous êtes-vous effrayées? Ne voyez-vous pas que c'est un Boyard avec sa suite et non des Opritchniks. C'est que, vois-tu, Boyard, depuis que l'Opritchna a envahi la Russie, notre frère a peur de tout; la vie est dure pour le pauvre monde. Et, à la fête, bois si tu veux, mais ne t'endors pas, chante, mais aie l'œil ouvert. Parfois ils tombent tout d'un coup on ne sait d'où, comme la neige du ciel.

—Quelle Opritchna? que sont ces Opritchniks? demanda le prince.

—Qui diantre le sait? Ils s'appellent gens du Tzar. Nous sommes gens du Tzar! des Opritchniks! et vous? des Serfs! A nous de vous piller et de vous rançonner; à vous de souffrir en silence et de vous incliner!—C'est la volonté du Tzar.

Le prince Sérébrany ne put se contenir.

—Le Tzar a ordonné d'outrager son peuple! Oh! ce sont des misérables. Mais qui sont-ils? Pourquoi ne garottez-vous pas ces brigands?

—Garotter des Opritchniks! Ah! Boyard, on voit que tu viens de loin, puisque tu ne les connais pas. Essaie de leur résister! Je me rappelle qu'un jour dix d'entre eux arrivèrent dans la cour d'Étienne Mikhailof. Étienne était aux champs, ils s'adressèrent à sa femme: donne ceci, donne cela. La vieille fournit ce qu'on lui demande et salue humblement. Mais encore: donne de l'argent, bonne femme! la vieille gémissait, que faire? elle ouvre le coffre, sort d'un chiffon deux pièces d'or et les leur donne en pleurant: prenez, seulement laissez-moi la vie. C'est peu! dirent-ils, et l'un des Opritchniks la frappe si fort à la tempe qu'elle expire. Étienne arrive des champs, et voit sa femme avec le crâne brisé; il ne peut se retenir, il accable de reproches les gens du Tzar: Vous ne craignez donc pas Dieu, scélérats! Je vous souhaite de ne trouver en l'autre monde aucun refuge! Pour toute réponse ils lancent un nœud coulant au cou du cher homme et le pendent à sa porte.

Nikita Romanovitch tremblait de colère.

—Comment! sur la route du Tzar, à deux pas de Moscou, des brigands pillent et égorgent les paysans! Mais que font donc vos sotski et vos starostes? Comment souffrent-ils que des aventuriers osent s'appeler gens du Tzar?

—Oui, affirma le paysan,—nous sommes gens du Tzar, tout nous est permis; vous, vous êtes des serfs! Et ils ont des chefs; ils portent des insignes: un balai de crin et une tête de chien. Ce sont donc réellement des gens du Tzar.

—Brute! s'écria le prince, n'aie pas l'audace de supposer que des assassins sont gens du tzar! Je n'en reviens pas, se dit-il à lui-même, des insignes? des opritchniks? Que signifie ce mot? Que sont ces gens? Quand j'arriverai à Moscou j'informerai de tout cela le Tzar. Qu'il me donne l'ordre de les poursuivre! Je ne les épargnerai pas, aussi vrai que Dieu est saint, je ne les épargnerai pas.

Pendant ce temps, la ronde avait repris sa marche.

Un jeune garçon représentait le futur, une jeune fille la fiancée; le garçon allait saluer les parents de la fiancée représentés également par des femmes, gens de la ronde.

—Monsieur mon beau-père, chantait le futur accompagné par le chœur, prépare-moi de la bière.

—Madame ma belle-mère, fais cuire des pâtés.

—Monsieur mon beau-frère, selle-moi un cheval. Puis se tenant par les mains, filles et garçons tournaient autour du futur et de sa fiancée, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Le futur a bu la bière, mangé le pâté, a rendu le cheval fourbu et il chasse sa nouvelle parenté.

—Au diable le beau-père.

—Au diable la belle-mère.

—Au diable le beau-frère.

A chaque apostrophe, il pousse en dehors de la ronde tantôt un garçon, tantôt une fille.

Les paysans riaient aux éclats.

Tout-à-coup on entendit un cri perçant. Un enfant d'une douzaine d'années, tout couvert de sang, se jeta dans la ronde.

—Sauves-moi! cachez-moi, criait-il en s'attachant aux habits des paysans.

—Qu'as-tu, Vania? qui t'a blessé? Ne sont-ce pas encore les opritchniks?

En un instant les deux rondes se réunirent en un seul groupe qui entoura l'enfant, mais celui-ci, muet de terreur, pouvait à peine ouvrir la bouche.

—Là, là, disait-il d'une voix entrecoupée, derrière les potagers, je faisais paître mon veau… Ils ont fondu, se sont mis à tailler le veau avec leurs sabres; Dounka est venue: elle s'est mise à les supplier. Ils ont pris Dounka, l'ont entraînée avec eux et moi…

De nouveaux cris interrompirent l'enfant. Des femmes accouraient de l'autre extrémité du village.

—Malheur, malheur! criaient-elles, les opritchniks! fuyez, jeunes filles, cachez-vous dans les seigles! ils ont enlevé Dounka et Alenka et ont tué Serguévna.

En ce moment apparurent environ cinquante cavaliers le sabre au poing. En avant galopait un jeune homme à la barbe noire, revêtu d'un caftan rouge portant une casquette de peau de loup ornée d'un galon d'or. A la selle de son cheval était attachés un balai de crin et une tête de chien.

—Goida! Goida! hurlait-il, tuez le bétail, sabrez les moujiks, attrapez les filles, brûlez le village! suivez-moi, enfants, n'ayez compassion de personne!

Les paysans s'enfuyaient où ils pouvaient.

—Petit père boyard! s'écriaient ceux qui se trouvaient près du prince, n'abandonne pas des orphelins, protége des infortunés.

Mais le prince n'était plus là.

—Où est donc le boyard? demanda le vieux paysan en regardant de tous côtés. L'endroit où il était assis est froid! on ne voit plus ses gens! ils sont partis, les braves! oh malheur! nous sommes tous perdus!

Le jeune homme au caftan rouge arrêta son cheval.

—A moi, vieux barbon! il y avait ici une ronde, où sont cachées les filles?

Le paysan s'inclina en silence.

Au bouleau! cria la barbe noire. Il n'aime pas parler, qu'il garde le silence sur le bouleau.

Quelques cavaliers descendirent de cheval et passèrent un lacet autour du cou du paysan.

—Pères, bienfaiteurs! ne faites pas périr un vieillard, lâchez-le, seigneur, ne le tuez pas.

—Ah! ta langue s'est déliée, vieux sorcier! mais il est trop tard, frère, ne plaisante pas une autre fois; au bouleau!

Les opritchniks entraînèrent le paysan vers l'arbre de mort. En ce moment on entendit derrière les izbas quelques coups de fusil. Une dizaine d'hommes à pied se jetèrent, le sabre nu, sur les égorgeurs et en même temps les cavaliers de Sérébrany, débouchant par un angle de la rue, s'élancèrent, en poussant des cris, sur les opritchniks. Les gens du prince étaient deux fois moins nombreux, mais leur attaque fut si brusque et si inattendue que les opritchniks furent culbutés en un instant. Le prince lui-même désarçonna leur chef d'un coup de plat de sabre. Sans lui donner le temps de se remettre, il sauta de cheval, lui mit le genou sur la poitrine et le saisit à la gorge.

—Qui es-tu, coquin? demanda le prince.

—Et toi-même, qui es-tu? répondit l'opritchnik d'une voix étranglée et les yeux étincelants.

Le prince lui mit sur le front le canon de son pistolet.

—Réponds, misérable, ou je te tue comme un chien!

—Je ne suis pas à tes ordres, brigand, répondit l'homme à la barbe noire, sans montrer aucune crainte, tu seras pendu pour avoir osé porter la main sur les gens du Tzar!

Le chien du pistolet s'abattit, mais la pierre ne donna pas d'étincelle et l'homme terrassé resta vivant.

Le prince regarda autour de lui. Quelques opritchniks étaient étendus morts, les gens en garrottaient d'autres, le reste avait disparu.

—Attachez aussi celui-ci! dit le boyard et, regardant cette figure farouche mais intrépide, il ne put retenir un mouvement d'admiration. Quel beau gaillard! pensa-t-il, il est malheureux que ce soit un coquin.

L'écuyer Michée s'approcha du prince.

—Regarde, petit père, lui dit-il, en lui montrant un paquet de cordes terminées par des nœuds coulants. Regarde quels outils ils portent avec eux! On voit bien que ce n'est pas la première fois qu'ils font le métier d'étrangleurs et que ce sont des neveux de sorcières.

Les soldats amenèrent en ce moment au prince deux chevaux sur lesquels deux hommes étaient attachés. L'un d'eux était un vieillard dont la tête grise était couverte de cheveux crépus et le menton orné d'une longue barbe blanche; son camarade, jeune homme aux yeux noirs, paraissait avoir trente ans.

—Quels sont ces gens? demanda le prince. Pourquoi les avez-vous attachés à leurs selles?

—Ce n'est pas nous, boyard, mais les bandits qui les ont liés. Nous les avons trouvés derrière les potagers où ils étaient gardés à vue.

—Alors déliez-les et laissez-les aller!

Délivrés de leurs liens, les prisonniers étendirent leurs membres engourdis, mais, ne s'empressant pas de faire usage de leur liberté, ils restèrent à regarder ce qu'allaient devenir les vaincus.

—Écoutez, brigands, dit le prince aux opritchniks qu'on avait garrottés, dites, comment avez-vous osé prendre le nom de gens du Tzar? qui êtes-vous?

—As-tu les yeux crevés? répondit l'un d'eux, ne vois-tu pas qui nous sommes? c'est assez clair! Les opritchniks ne relèvent que du Tzar.

—Morbleu! cria Sérébrany: si vous faites cas de votre vie, répondez la vérité.

—Mais toi, tu tombes donc du ciel, dit avec un sourire railleur le jeune homme à la barbe noire. Tu n'as jamais vu d'opritchniks? d'où viens-tu donc? en tous cas, mieux eût valu pour toi de rester sous terre.

L'entêtement des brigands fit perdre patience à Nikita Romanovitch.—Écoute, jeune homme, dit-il,—ton courage m'a séduit, j'aurais voulu t'épargner; mais, si tu ne me dis pas à l'instant même qui tu es, aussi vrai que Dieu est saint, je vais donner l'ordre qu'on te pende.

Le brigand se redressa fièrement.—Je suis Mathieu Khomiak, répondit-il, écuyer de Grégoire Skouratof; je sers avec fidélité mon maître et le Tzar dans l'opritchna. Le balai que nous portons à notre selle, signifie que nous balayons la trahison de la terre russe, et cette tête de chien, que nous dévorons ses ennemis. Tu vois qui je suis; dis-moi maintenant à ton tour comment il faut t'appeler? de quel nom il faudra se souvenir quand on t'aura tranché la tête?

Le prince eût pardonné à l'opritchnik son audacieux langage,—l'impassibilité de cet homme en présence de la mort lui plaisait; mais Mathieu Khomiak calomniait le Tzar et Nikita Romanovitch ne pouvait souffrir cela. Il fit un signe à ses soldats. Accoutumés à obéir, émus eux-mêmes de l'audace des brigands, ceux-ci leur passèrent les nœuds coulants autour du cou et se disposèrent à exécuter sur eux la sentence qui peu auparavant avait menacé le pauvre paysan, lorsque le plus jeune des deux hommes que le prince avait fait détacher, s'approcha de lui.

—Permets-moi, boyard, de te dire un mot.

—Parle.

—Tu as fait aujourd'hui, boyard, une bonne œuvre, tu nous as délivrés des mains de ces fils de chien. Nous voulons payer ton bienfait par un bon conseil. Il est évident que tu n'as pas vécu à Moscou depuis longtemps. Nous, nous savons ce qui s'y passe maintenant. Écoute. Si tu tiens à la vie, ne fais pas pendre ces bandits, laisse-les aller. Mets aussi en liberté ce démon de Khomiak. Ce n'est pas dans leur intérêt, mais dans le tien, boyard. Si jamais ils nous tombent dans les mains, j'en jure par le Christ, je les pendrai moi-même. Ils n'échapperont pas à la corde, seulement ce n'est pas à toi à les envoyer au diable, mais à nos frères.

Le prince examinait l'inconnu avec étonnement. Ses yeux noirs exprimaient l'énergie et la pénétration, une barbe foncée couvrait toute la partie inférieure de son visage, qu'éclairaient des dents fortes, d'une blancheur éclatante. A en juger par son vêtement, ou pouvait le prendre pour un marchand ou un riche paysan, mais il parlait avec une telle assurance et paraissait si sincère en voulant mettre le boyard sur ses gardes, que celui-ci se mit à le considérer plus attentivement. Alors le prince reconnut que les traits de cet homme portaient l'empreinte d'une intelligence et d'une audace peu ordinaires. Son regard dévoilait un chef habitué à commander.

—Qui es-tu, jeune homme? demanda Sérébrany; et pourquoi plaides-tu la cause de gens qui t'avaient garrottés?

—Oui, boyard, si tu n'étais pas intervenu, c'est moi qui aurais été pendu; et cependant suis mon conseil, laisse-les aller; tu n'auras pas à t'en repentir quand tu arriveras à Moscou. Les temps sont bien changés, boyard. Si encore on avait pu les saisir tous! ceux-là de moins, il en restera toujours assez sur la terre russe; mais il y en a dix qui se sont sauvés; alors, si ce diable incarné de Khomiak ne retourne pas à Moscou, c'est toi qu'ils dénonceront, sois-en sûr!

Ces paroles peu intelligibles de l'inconnu n'eussent point persuadé le prince si sa colère ne se fût apaisée. Il réfléchit qu'une exécution sommaire de ces malfaiteurs n'aurait pas une grande utilité, tandis qu'en les livrant à la justice on pourrait peut-être découvrir leur bande entière. Après s'être enquis avec détail de la demeure du juge criminel le plus voisin, il donna l'ordre au chef des cavaliers de son escorte d'y conduire les prisonniers et déclara qu'il continuerait sa route seul avec Michée.

—Tu peux certainement envoyer ces chiens au juge criminel, dit l'inconnu,—seulement, crois-moi, le juge donnera l'ordre de les délivrer immédiatement. Il vaudrait mieux que ce fût toi qui leur donnât la clef des champs. Du reste, que ta volonté soit faite!

Michée avait tout écouté en silence et se grattait l'oreille. Quand l'inconnu eut terminé, le vieil écuyer s'approcha du prince et, après un profond salut, s'exprima ainsi:—Petit père,—ce jeune homme dit peut-être la vérité: le juge peut mettre en liberté ces brigands. Puisque, dans ta bonté, tu leur fais grâce de la corde, pour ne pas les laisser sans quelques souvenirs, permets qu'avant de les mettre en liberté on leur applique à chacun un demi-cent de coups de fouet afin de dégoûter ces neveux de sorcières du métier d'étrangleurs.

Et, prenant pour une approbation le silence du prince, il fit immédiatement conduire les prisonniers dans un lieu écarté où la punition leur fut appliquée avec autant d'exactitude que de rapidité (malgré les menaces et la rage de Khomiak).

—C'est une affaire très-bien entendue, dit Michée en revenant avec un air satisfait vers le prince; d'une part, la punition est légère, et de l'autre le souvenir sera durable.

L'inconnu lui-même parut approuver l'heureuse pensée de Michée. Il sourit en caressant sa barbe, mais bientôt son visage reprit son expression habituelle.

—Boyard, dit-il—si tu veux voyager avec ton seul écuyer, permets-nous, à mon camarade et à moi, de nous joindre à vous; la route est solitaire, il sera plus gai de voyager ensemble; d'un autre côté l'heure peut venir où nous aurons encore à travailler des mains et huit bras font plus de besogne que quatre.

Le prince n'avait aucun motif pour soupçonner ses nouveaux compagnons; il les autorisa à se joindre à lui et, après un moment de repos, les quatre cavaliers se mirent en route.

CHAPITRE II LES NOUVEAUX COMPAGNONS.

En chemin, Michée essaya plusieurs fois de découvrir ce qu'étaient ces inconnus, mais ceux-ci ou répondaient par des plaisanteries ou lui échappaient par un détour au moment où il croyait réussir.—Peuh! quelles gens! se dit-il à la fin, on dirait des anguilles! on croit les saisir par la queue et ils vous glissent entre les doigts.

Il commençait à faire sombre: Michée s'approcha du prince.—Boyard, dit-il, avons-nous bien fait de prendre avec nous ces gaillards? ils me paraissent bien rusés; on a beau causer avec eux, on ne peut rien en obtenir. Ils sont aussi vigoureux que Khomiak, et ne seraient-ce pas de mauvais drôles?

—Peut-être, dit le prince avec insouciance; en tout cas ils nous soutiendront si nous rencontrons encore ces opritchniks.

—C'est ce qui reste à savoir, petit père, le corbeau ne crève pas les yeux au corbeau, et je les ai entendus parler entre eux le diable sait dans quel langage, dont je ne comprenais pas un mot et qui pourtant paraissait du russe! tiens-toi sur tes gardes, boyard, le loup n'atteint pas le cheval en éveil.

L'obscurité augmentait. Michée se tut, le prince gardait pareillement le silence. On n'entendit plus que le bruit des sabots des chevaux sur la route.

On traversait une forêt. Un des inconnus entonna une chanson, dont le second disait le refrain.

Cette chanson, retentissant dans la nuit, au milieu des bois, après tous les événements de la journée, agit étrangement sur le prince: il devint triste. Il songeait au passé, à son départ de Moscou qu'il avait quitté cinq ans auparavant, et son imagination le transportait de nouveau dans cette église où, avant son départ, il avait entendu la messe et où, au milieu des chants solennels des murmures de la foule, il fut frappé par une voix tendre et sonore que n'avaient fait oublier ni le choc des épées ni le tonnerre des arquebuses lithuaniennes. «Adieu, prince, lui avait dit cette voix à la dérobée, je prierai pour toi.» Cependant les inconnus chantaient toujours, mais leurs paroles n'étaient pas en rapport avec les pensées du prince. Dans leur chanson il était question de la vie aventureuse des grands steppes et du Volga qui les traverse. Les voix tantôt se réunissaient, ou se séparaient, tantôt figuraient le cours lent d'une rivière, ou bien encore s'élevaient et s'abaissaient comme les vagues en fureur et enfin, montant de plus en plus, planaient dans les cieux comme l'aigle aux ailes déployées.

On éprouve une impression à la fois pénible et douce en entendant, au milieu des bois silencieux, par une calme nuit d'été, la poésie d'une chanson russe. On y sent une singulière tristesse, comme le sceau fatal du sort et de l'inflexible destin, un des principes fondamentaux de notre nationalité, par lequel on parvient à pénétrer beaucoup de faits qui paraissent incompréhensibles dans la vie russe; et que n'entend-on pas encore dans une longue chanson, au milieu d'une nuit d'été, dans une forêt silencieuse!

Un coup de sifflet interrompit la rêverie du boyard. Deux hommes bondirent derrière les arbres et saisirent la bride de son cheval, deux autres lui prirent les mains; toute résistance était impossible.

—Ah! scélérats! cria Michée, entouré également par des gens inconnus, ah! les neveux de sorcières! Ils nous ont trahis, les gredins!

—Qui va là? demanda une voix rude.

—Le fuseau de la grand'mère, répondit le plus jeune des nouveaux compagnons du prince.

—Dans le soulier du grand-père? dit la voix rude.

—Ne secouez pas les pommiers, laissez les épis pousser, c'est nous qui ferons la récolte, continua le compagnon du prince.

Les mains qui retenaient le boyard lâchèrent aussitôt prise et le cheval, rendu à la liberté, se remit à marcher au milieu des arbres.

—Tu vois, boyard, dit l'inconnu en s'approchant du prince, je t'avais bien dit qu'il était plus agréable de voyager à quatre qu'à deux. Maintenant nous allons seulement t'accompagner jusqu'au moulin; là nous te dirons adieu, tu y trouveras un gîte pour la nuit et de la nourriture pour les chevaux. Doloudof est à deux verstes tout au plus et de là on est bientôt à Moscou.

—Merci, camarade; si nous nous rencontrons une autre fois, je n'oublierai pas ce que je te dois.

—Ce n'est pas à toi, boyard, à te souvenir mais à nous. Il n'est pas probable que nous nous rencontrions jamais, mais si Dieu le permettait, n'oublie pas que l'homme russe se rappelle le bien qu'on lui a fait et que nous serons toujours tes fidèles serviteurs.

—Merci, enfant, mais ton nom, ne le diras-tu pas?

—J'ai plus d'un nom, répondit le plus jeune des inconnus. Pour le moment, je m'appelle Vanioukha Persten.

Bientôt les voyageurs atteignirent le moulin. Malgré la nuit, la roue tournait. A un coup de sifflet de Persten, le meunier apparut. On ne pouvait apercevoir sa figure dans l'obscurité, mais, à en juger par sa voix, c'était un vieillard.

—Oh! c'est toi, mon bienfaiteur, dit-il à Persten, je ne t'attendais pas aujourd'hui et surtout en compagnie. Pourquoi ne pourrais-tu pas suivre ta route jusqu'à Moscou? chez moi il n'y a ni avoine, ni pain, ni souper.

Persten dit quelque chose au meunier dans une sorte d'argot incompréhensible, le vieillard répondit dans le même langage et ajouta à demi-voix: Je serais enchanté, mais j'attends un hôte, et quel hôte! il n'y a pas à badiner avec lui.

—Et le magasin à farine?

—Il est encombré de sacs.

—Et la grange? écoute, frère, il faut trouver de la place, de l'avoine pour les chevaux et un souper pour le boyard; nous nous connaissons de vieille date, tu sais qu'il ne faut pas essayer de me tromper.

Le meunier conduisit, en grognant, les voyageurs dans le magasin à farine situé à une dizaine de pas du moulin et où, malgré les sacs, il y avait encore de l'espace.

Pendant qu'il allait prendre de la lumière, Persten et son compagnon prirent congé du boyard.

—Mais dites donc, camarades, demanda Michée, où vous trouver si pour l'affaire d'aujourd'hui on a besoin de votre témoignage?

—Demande au vent d'où il vient? répondit Persten. Demande à la vague qui roule quelle est sa demeure? nous sommes semblables à la flèche lancée par l'archer: là où elle s'enfonce, là est sa maison. Quant à notre témoignage, continua-t-il en souriant, il ne vaudrait rien pour Son Excellence. Mais si nous pouvons lui être utile pour quelqu'autre chose, tu viendras trouver le meunier; il te dira où l'on rencontre Vanioukha Persten.

—Vois-tu, le neveu d'une sorcière! murmura entre ses dents Michée: quels discours entortillés il nous fait là!

—Boyard, dit Persten en s'éloignant, suis mon conseil, quand tu seras à Moscou, ne te vante pas d'avoir voulu pendre l'écuyer de Maliouta Skouratof et d'avoir écorché sa peau.

—Voyez comme il le soutient, murmura de nouveau Michée!—laisse aller le coquin, ne le prends pas et maintenant ne te vante pas d'avoir voulu le pendre; comme on voit bien que ce sont des fruits du même arbre! sois tranquille, frère, ajouta-t-il à haute voix, notre prince n'a peur de personne; il n'a rien à craindre de ton Skouratof, il n'a à rendre compte de sa conduite qu'au Tzar seul.

Le meunier apporta une branche de pin allumée et la ficha dans la muraille: ensuite il alla chercher du tchi[4], du pain et un cruchon de bière. Il y avait dans ses traits un mélange étrange de bonté et d'avarice; ses cheveux et sa barbe étaient tout blancs, ses yeux d'un gris clair; les rides labouraient son visage dans tous les sens.

[4] Soupe nationale aux choux.

Après avoir soupé et récité leur prière, le prince et Michée s'étendirent sur des sacs; le meunier leur souhaita une bonne nuit, salua jusqu'à terre, éteignit la lumière et sortit.

—Boyard, dit Michée, quand ils furent seuls, il me vient à l'idée que nous avons eu tort de rester ici, il eût mieux valu continuer jusqu'à Moscou.

—Pour alarmer tout le monde au milieu de la nuit! descendre de cheval pour ouvrir les barrières à chaque entrée de rue!

—Mieux vaut être obligé d'ouvrir les barrières que de dormir dans un moulin du diable. Ce sont les brigands qui nous ont amenés dans ce moulin; dans quel abîme sommes-nous là tombés encore, le jour de Saint-Jean!

—Tu te trouves donc bien mal ici?

—Non, on est même assez bien couché, le tchi était bon et les chevaux ont de l'avoine à volonté; mais ce qui ne vaut rien c'est que le propriétaire est un meunier.

—Et qu'est-ce que cela fait qu'il soit meunier!

—Comment, dit Michée avec chaleur—ne sais-tu donc pas, prince, qu'il n'y a pas de meunier qui ne soit voué au diable depuis sa naissance? Crois-tu qu'il eût pu sans l'aide du malin maintenir sa chaussée? Oui, le diable est son aide, et sa tante est une sorcière.

—J'ai entendu parler de cela, on dit tant de choses. Mais ce n'est plus le moment de choisir, prenons ce que Dieu nous a envoyé.

Michée resta un moment silencieux, puis il bâilla, se tut encore un instant, puis demanda d'une voix déjà endormie:

—Et que penses-tu, boyard, de ce Mathieu Khomiak que tu as renversé de son cheval?

—Je pense que c'est un brigand.

—Et moi aussi et que penses-tu, boyard, de ce Vanioukha Persten?

—Je pense que c'est aussi un coquin.

—Oui, seulement il y a un peu de différence entre les deux. Lequel te paraît le moins coquin de Khomiak ou de Persten?

Et, sans attendre de réponse, Michée commença à ronfler. Bientôt le prince s'endormit également.

CHAPITRE III SORCELLERIE.

La lune s'élevait dans le ciel, les étoiles scintillaient, le moulin à demi-ruiné et la roue en mouvement semblaient argentés. Tout-à-coup, retentit le galop d'un cheval et bientôt une voix impérieuse se fit entendre:—Holà, sorcier!

Le nouvel arrivant n'était pas accoutumé, paraît-il, à attendre; car, n'entendant pas de réponse, il cria encore plus fort:—Holà, sorcier! sors ou je te coupe en morceaux!

Le meunier répondit:—Plus bas, prince, plus bas, petit père, nous ne sommes pas seuls, des voyageurs se sont arrêtés chez moi; je descends à l'instant, donne-moi seulement le temps de fermer mon coffre.

—Je t'apprendrai à fermer ton coffre, tison d'enfer! répartit celui que le meunier appelait prince,—ne savais-tu pas que je devais venir aujourd'hui? Comment as-tu osé recevoir des voyageurs? qu'ils détalent!

—Petit père, ne crie pas, pour l'amour de Dieu, ne crie pas, tu gâteras tout! je te l'ai déjà dit, notre affaire craint le bruit et je n'ai pas le pouvoir de renvoyer les voyageurs. D'ailleurs ils ne nous gênent pas; ils dorment maintenant, ne les éveille pas!

—Allons, soit, vieillard, mais prends garde de me tromper, il vaudrait mieux pour toi n'être pas né. Jamais on n'a imaginé un châtiment pareil à celui que je trouverais pour toi.

—Petit père, calme-toi! que veux-tu que fasse un vieillard? Ce que je verrai, je te le dirai, ce qui arrivera ensuite est au pouvoir de Dieu seul. Si ton altesse se dispose à me châtier mieux vaut ne pas entamer l'affaire.

—Allons, allons, vieillard, n'aie pas peur, je plaisantais.

Le cavalier attacha son cheval à un arbre. Il était de haute taille et paraissait jeune. La lune jouait sur les boutons de son pourpoint; des cordons et des glands d'or s'agitaient sur ses épaules.

—Eh bien! prince, dit le meunier—as-tu appris les mots?

—J'ai appris les mots, et je porte un cœur d'hirondelle à mon cou.

—Et cela n'a rien fait?

—Non, répondit le prince avec chagrin—rien n'y fait. Il y a quelques jours, je l'ai vue dans le jardin, dès qu'elle m'a reconnu, elle est devenue pâle, m'a tourné le dos et s'est enfuie.

—Ne te fâche pas, boyard, ne tranche pas inutilement des têtes innocentes et permets-moi de te dire une parole.

—Parle.

—Écoute donc…, mais j'ai peur…

—Parle, répéta le prince en frappant du pied.

—Eh bien! petit père, n'en aime-t-elle pas un autre?

—Un autre? quel autre? son mari? un vieillard?

—Et si… continua le meunier en hésitant—si ce n'était pas son mari?…

—Ah, sorcier! hurla le prince—comment cela t'est-il venu à l'esprit? Ah! si je soupçonnais quelqu'un, je leur arracherais le cœur à tous deux de mes propres mains.

Le meunier recula avec terreur.

—Sorcier, continua le prince en adoucissant sa voix, aide-moi, l'amour m'a terrassé, le cruel serpent! que n'ai-je pas fait! J'ai passé des nuits entières à prier devant les saintes images, la prière ne m'a pas donné le repos. J'ai galopé nuit et jour par monts et par vaux, j'ai tué ainsi plus d'un bon cheval, mais je n'ai pas tué mon chagrin. J'ai couru les tavernes, j'ai bu des cruches entières du vin le plus capiteux, je n'ai pas trouvé la paix dans l'ivresse. J'ai bravé la honte, je suis entré dans les opritchniks. J'ai pris ma place aux banquets du Tzar parmi les bourreaux, les Griazny et les Basmanof! J'ai fait pis qu'eux, j'ai détruit des bourgs et des villages, enlevé des jeunes filles, mais le sang que j'ai versé n'a pas noyé ma peine. Les opritchniks eux-mêmes me craignent, le Tzar me ménage à cause de ma vaillance, le peuple me maudit. Le nom du prince Viazemski est aussi exécré que celui de Maliouta Skouratof. Voilà où m'a conduit ma passion, j'ai perdu mon âme. Eh! que m'importe! Au fond de l'enfer je ne serai pas pis qu'ici. Eh bien! vieillard, pourquoi me regardes-tu dans les yeux? Crois-tu que je sois fou? Viazemski n'est pas fou; sa tête est forte, son corps est vigoureux. Ma souffrance n'en est que plus terrible, elle ne peut m'accabler.

Le meunier écoutait le prince avec épouvante, il avait peur, il craignait pour sa vie.

—Pourquoi restes-tu silencieux, vieillard? N'as-tu pas quelque poison, quelque racine qui puisse la faire changer? Parle, dis-moi quelles sont tes herbes magiques? eh bien! parle donc, sorcier.

—Petit père, prince Athanase Ivanovitch, que te dirai je? Il y a différentes herbes, il y a l'herbe koliouka qui se cueille le jour de la Saint-Pierre. Si tu frottes ton arme avec elle, tu ne manqueras jamais ton coup. Il y a l'herbe tirlitch qui croît sur la montagne de Lissa près de Kief. Le Tzar ne sera jamais mécontent de celui qui en porte sur sa personne. Il y a encore de la salicaire; prends une de ces racines en forme de croix, pends-la à ton cou, tout le monde te craindra comme le feu.

Viazemski sourit amèrement:—On a déjà assez peur de moi, je n'ai pas besoin de ta salicaire, continue.

—Il y a la tête d'Adam qui se récolte dans les marais; elle amène les cadeaux. Il y a l'herbe bleue des marais; quand tu vas à la chasse, bois-en une décoction et aucun ours ne te touchera. Il y a la rhubarbe; quand on la tire de terre, elle gémit comme un enfant; en la portant à son cou, on ne se noie jamais.

—Et c'est tout?

—Il y a encore la fougère; celui qui a le bonheur d'en cueillir la fleur, deviendra le maître de tous les trésors,—la Jean et Marie; celui qui l'a trouvée peut monter la première rosse venue et battre le meilleur cheval.

—Et une herbe qui fasse aimer, n'en connais-tu pas?

Le meunier resta un moment silencieux.

—Je n'en connais pas, petit père, ne te fâche pas, Dieu m'est témoin que je n'en connais pas.

—Et une herbe qui fasse cesser d'aimer, en connais-tu?

—Je n'en connais pas non plus, prince, mais il y a l'herbe qui brise; quand on la met en contact avec des murailles ou une porte de fer, elle fait tout éclater.

—Finis avec tes herbes! dit avec impatience Viazemski, et il fixa son regard sombre sur le meunier.

Le meunier baissa la tête et se tut.

—Vieillard! reprit tout à coup Viazemski en le saisissant à la gorge, donne-la moi! tu entends? donne-la moi, donne-la moi, maudit! donne-la à l'instant!

Et il secouait violemment le vieillard qui crut sa dernière heure venue.

Tout à coup Viazemski le lâcha et tomba à ses genoux.

—Prends pitié de moi! dit-il en sanglotant: guéris-moi! je te donnerai ce que tu voudras, je te couvrirai d'or, je me lierai à toi; prends pitié de moi, vieillard.

Le meunier s'épouvanta encore davantage.

—Prince, Boyard! que fais-tu donc? reviens à toi! c'est moi, David, le meunier! reviens à toi, prince!

—Je ne me relèverai pas que tu ne m'aies guéri.

—Prince! prince! disait d'une voix tremblante le meunier, il est l'heure, le temps passe, relève-toi! il fait nuit, je ne te vois plus, je ne sais pas où tu es; vite, vite à l'œuvre.

Le prince se leva.

—Commence, dit-il, je suis prêt.

Tous deux restèrent un moment silencieux. Tout était calme; la roue seule, éclairée par la lune, continuait à tourner. Quelque part, dans un marais, on entendait le cri du râle, et parfois la note plaintive du hibou arrivait des profondeurs de la forêt.

Le vieillard et le prince s'approchèrent du moulin.

—Regarde, prince, sous la roue et je vais prononcer le charme.

Le vieillard se coucha sur la terre et, encore tremblant de frayeur, il se mit à murmurer certains mots. Le prince regardait l'eau. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi.

—Que vois-tu, prince?

—Je vois comme des perles qui tombent et des ducats d'or qui pétillent.

—Tu seras riche, plus riche qu'aucun autre en Russie.

Viazemski soupira.

—Regarde encore, prince, que vois-tu?

—Je vois comme des sabres se heurter et entre eux une espèce de collier d'or.

—Tu auras des succès à la guerre, boyard, tu seras heureux au service du Tzar; mais regarde, regarde, que vois-tu encore?

—L'obscurité est venue et l'eau s'est troublée. Ah! voilà que l'eau rougit, on dirait du sang. Qu'est-ce que cela veut dire?

Le meunier se tut.

—Qu'est-ce que cela veut dire, vieillard?

—Assez, prince. Il ne faut pas regarder trop longtemps, allons-nous-en.

—Voilà de longs filets rouges comme des veines ensanglantées; je vois deux pinces qui s'ouvrent et se ferment, je vois…

—Allons-nous-en, prince, allons-nous-en.

—Arrête, dit Viazemski en interrompant le meunier, je vois une sorte de scie à grandes dents qui va et vient et sous cette scie on dirait du sang qui jaillit!

Le meunier voulut entraîner le prince.

—Arrête, vieillard. Oh! j'ai le corps brisé…

Le prince se recula. On eût dit qu'il comprenait la vision.

Ils restèrent longtemps silencieux. Enfin Viazemski dit:—Je veux savoir si elle en aime un autre.

—As-tu, Boyard, quelque chose qui lui ait appartenu?

—Voilà ce que j'ai trouvé à sa porte. Le prince lui montra un ruban bleu.

—Jette-le sous la roue.

Le prince jeta le ruban. Le meunier sortit de sa poitrine une fiole de terre.

—Bois, dit-il en la donnant au prince.

Le prince but. La tête parut lui tourner un moment et ses yeux se troublèrent.

—Regarde, maintenant; que vois-tu?

—Elle! elle!

—Seule?

—Non, pas seule, ils sont deux: avec elle il y a un jeune homme blond, vêtu d'un caftan cramoisi, mais je ne vois pas son visage.

Attends! ils se rapprochent… plus près… toujours plus près… anathème! ils se donnent la main! anathème! sois maudit, sorcier, sois maudit! maudit!

Le prince jeta au meunier une poignée d'or, arracha de l'arbre la bride de son cheval, sauta en selle et s'élança à travers la forêt. Puis, peu à peu, le galop du cheval s'affaiblit et l'on n'entendit plus dans le calme de la nuit que le bruit de la roue qui continuait à tourner.

CHAPITRE IV DROUJINA MOROZOF ET SA FEMME.

Si le lecteur pouvait se reporter trois cents ans en arrière et regarder, du haut d'un clocher, la ville de Moscou de ce temps-là, il trouverait peu de ressemblance avec la ville actuelle. Les bords de la Moskva, de l'Iaouza et de la Neglinna étaient couverts d'une multitude de maisons en bois avec des toits en planches ou en paille, la plupart noircis par le temps. Au milieu de ces toits sombres, ressortaient vivement les murailles blanches et rouges du Kremlin, du Kitay-gorod et des autres forteresses bâties dans le courant des deux derniers siècles. Un grand nombre de clochers élevaient leurs flèches dorées vers le ciel. On voyait, entre les maisons, de grandes taches vertes et jaunes; c'étaient des bois épais et des champs ensemencés. La Moskva était coupée par des ponts flottants, couverts d'eau dès qu'une charrette ou une troupe de cavaliers les traversait. Sur l'Iaouza et la Neglinna tournaient des multitudes de roues de moulin se suivant sans interruption.

Ces bois, ces champs, ces moulins au cœur de la ville même, rendaient la vue très-pittoresque. Les monastères surtout faisaient plaisir à voir: leurs murailles blanches, leurs groupes de coupoles peintes ou dorées leur donnaient l'aspect de villes séparées.