Jack : moeurs contemporaines - Ligaran - E-Book

Jack : moeurs contemporaines E-Book

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Extrait : "C'est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclaires seulement du reflet d'incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L'homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu'une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

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Seitenzahl: 420

Veröffentlichungsjahr: 2015

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Deuxième partie (Suite)
IVLa dot de Zénaïde (Suite)

C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.

– Oh ! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie, si tu m’aimes…

Que peut-il avoir à lui demander encore ? Que peut-elle lui donner de plus ? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout ? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien, le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire : « Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte, » pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.

Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données ; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore ? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne ?

Cependant elle ne cédait pas, elle si faible et si molle. Elle trouvait une force de résistance devant l’exigence de cet homme, un accent de révolte et d’indignation pour lui répondre : « Oh ! non… non… pas ça… C’est impossible. »

– Voyons, Clarisse, puisque je te dis que c’est pour deux jours. Avec ces six mille francs je payerai d’abord les cinq mille que j’ai perdus, et puis de ce qui reste je regagne une fortune.

Elle eut, en le regardant, une expression d’égarement, de terreur, puis un soubresaut de tout son corps :

– Non, non, pas cela.

L’on eût dit qu’elle répondait bien moins à lui qu’à elle-même, à une pensée tentatrice enfouie sous sa résistance. Alors il redoubla de tendresse, de supplications ; et elle essayait de s’éloigner de lui, de fuir ces baisers, ces caresses, cet enlacement passionné où il endormait d’ordinaire les scrupules, les remords de la faible créature.

– Oh ! non, je t’en prie, n’y pense plus. Cherchons un autre moyen.

– Je te dis qu’il n’y en a pas.

– Mais si, écoute. J’ai une amie très riche à Chateaubriand, la fille du receveur. J’ai été au couvent avec elle. Je vais lui écrire, si tu veux. Je lui demanderai ces six mille francs comme pour moi.

Elle disait tout ce qui lui passait par l’esprit, la première chose venue, pour échapper à l’obsession de sa prière. Il s’en doutait bien, et secouait la tête :

– C’est impossible, dit-il, il me faut l’argent demain.

– Eh bien ! sais-tu ? tu devrais aller trouver le directeur. C’est un homme très bon, qui t’aime bien. Peut-être que…

– Lui ? Allons donc ! Il me renverra de l’usine. Voilà ce que j’y aurai gagné. Quand je pense pourtant que ce serait si simple. Dans deux jours, rien que deux jours, je remettrais l’argent.

– Oh ! tu dis ça…

– Si je le dis, c’est que j’en suis certain. Sur quoi veux-tu que je te le jure ?

Et voyant qu’il ne la convaincrait pas, qu’elle se renfermait à la fin dans ce mutisme barré où les faibles se retranchent contre eux-mêmes et contre les autres, il laissa échapper une sinistre parole :

– J’ai eu bien tort de t’en parler. J’aurais mieux fait de ne rien te dire, de monter là-haut à l’armoire ! et de prendre ce qu’il me fallait.

– Mais, malheureux, murmura-t-elle en tremblant, car cette peur lui vint qu’il pourrait faire ce qu’il disait, tu ne sais donc pas que Zénaïde regarde son argent tous les jours, qu’elle le compte, le recompte… Tiens ! encore ce soir je l’entendais qui montrait sa cassette à l’apprenti.

Le Nantais tressaillit.

– Ah ! vraiment ?…

– Mais oui… la pauvre fille est si heureuse… Il y aurait de quoi la tuer… D’ailleurs la clef n’est pas sur l’armoire.

S’apercevant tout à coup qu’en discutant elle perdait de l’intégrité de son refus, que chacun de ses arguments pouvait fournir une arme, elle se tut. Le pire, c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils se le disaient en croisant leurs regards, en unissant leurs lèvres, dans les intervalles de ce triste débat. Et c’était horrible ce duo dont l’air et les paroles se ressemblaient si peu.

– Qu’est-ce que je vais devenir ? répétait à chaque instant le misérable. S’il ne payait pas cette dette de jeu, il était déshonoré, perdu, chassé de partout. Il pleurait comme un enfant, roulait sa tête sur les genoux de Clarisse, l’appelait : « Sa tante…, sa petite tante… » Ce n’était plus l’amant qui suppliait, c’était un enfant à qui Roudic avait servi de père et pour qui toute la maison n’avait que des gâteries. Elle pleurait avec lui, la pauvre femme, mais sans vouloir céder. À travers ses larmes, elle continuait à dire : « Non… non… cela ne se peut pas, » en se cramponnant aux mêmes mots comme un noyé à l’épave qu’il a saisie et qu’il serre dans ses mains crispées. Soudain il se leva :

– Tu ne veux pas ?… Alors c’est bon. Je sais ce qu’il me reste à faire. Adieu Clarisse. Je ne survivrai pas à ma honte.

Il s’attendait à un cri, à une explosion.

Non.

Elle vint droit à lui :

– Tu veux mourir. Eh bien, moi aussi. J’en ai assez de cette vie de crime, de mensonge, où l’amour obligé de se cacher se cache si bien qu’on ne sait plus le retrouver. Allons, viens !

Il la retint :

– Comment ! tu voudrais… Quelle folie ! Est-ce possible ?

Mais il était à bout d’arguments, de contrainte, agité par une colère sourde devant la révolte subite de cette volonté. Une ivresse de crime lui montait au cerveau.

– Ah ! c’est trop bête, à la fin, dit-il en s’élançant vers l’escalier.

Clarisse y fut avant lui, se planta sur la première marche :

– Où vas-tu ?

– Laisse-moi… laisse-moi… Il le faut.

Il bégayait.

Elle s’accrocha à lui :

– Ne fais pas ça, je t’en prie.

Mais l’ivresse montait. Il n’écoutait plus rien.

– Prends garde… si tu bouges, je crie… j’appelle.

– Eh bien, appelle. Tout le monde saura que tu as ton neveu pour amant et que ton amant est un voleur.

Il lui dit cela de tout près, car ils parlaient bien bas dans cette lutte, saisis malgré eux de ce respect du silence et du sommeil que la nuit porte avec elle. À la rouge lueur du foyer qui s’en allait mourant, il lui apparut tout à coup tel qu’il était réellement, démasqué par une de ces émotions violentes qui laissent voir les mouvements de l’âme, en décomposant tous les traits. Elle le vit avec son grand nez ambitieux, aux narines dilatées, sa bouche mince, ses yeux bigles à force de regarder les cartes. Elle songea à tout ce qu’elle avait sacrifié à cet homme, et comme elle s’était faite belle pour cette nuit d’amour, la première qu’ils passaient ensemble.

Oh ! l’horrible, l’épouvantable nuit d’amour !

Subitement elle fut prise d’un profond dégoût de lui et d’elle-même, d’un abandon de toutes ses forces. Et pendant que le malfaiteur grimpait l’escalier, s’en allait à tâtons dans la vieille maison paternelle dont il connaissait tous les recoins, elle retombait sur le divan, enfonçant sa tête dans les coussins pour étouffer ses sanglots et ses cris, ne plus rien voir, ne rien entendre.

VL’ivresse

Il n’était pas encore six heures du matin.

Dans les rues d’Indret il faisait pleine nuit. Çà et là, à des vitres de boulangers, de marchands de vin, quelques lumières fumeuses apparaissaient dans le brouillard comme derrière un papier huilé, avec cet étalement blafard du rayon qui ne peut percer. Dans un de ces cabarets, près du poêle allumé et ronflant, le neveu de Roudic et son apprenti étaient assis et causaient en buvant.

– Allons, Jack, encore une tournée.

– Non, merci, M. Charlot. Je n’ai pas l’habitude de boire. J’ai peur que ça me fasse du mal.

Le Nantais se mit à rire :

– Allons donc ! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Eh ! minzingo, deux verres de blanche et que ça ne traîne pas.

L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier, si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination : « Rien de nouveau chez les Roudic ?… Rien de nouveau vraiment ? »

L’apprenti pensait en lui-même :

– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…

Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait ? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.

À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils :

– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais ?… Eh bien !… croyez-moi… ne jouez plus.

Le coup était droit et il dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là :

– Et puis, tenez, il y a encore une autre chose que je veux vous dire…

Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.

– Eh ! les gâs ! voilà la cloche.

Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, des claquements de sabots, le long des rues montantes.

– Allons, dit Jack, il faut partir.

Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant : « Payez-vous. »

– Bigre ! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi ? Jack triomphait de voir leur étonnement.

– Et il y en a d’autres ! dit-il en tapant sur sa cotte ; puis se penchant à l’oreille du dessinandier :

– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.

– Vraiment ? fit l’autre en souriant méchamment.

Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.

– Mais dépêchez-vous donc ! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.

En effet la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.

– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte. Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi ! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah ! si j’avais toujours été conseillé comme cela !

Et tout doucement il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel-ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.

– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.

– Pas possible !

Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.

– C’est ma faute, c’est ma faute, disait-il. Il parlait d’aller trouver le directeur pour le supplier, lui expliquer qu’il était seul coupable. À son tour l’apprenti fut obligé de le rassurer.

– Bah ! laissez donc, je n’en mourrai pas pour avoir été marqué une fois absent sur la planchette de contrôle. Ça va nous permettre de rester plus longtemps ensemble. Je vous accompagnerai jusqu’au bateau, et je rentrerai pour la cloche de dix heures. J’en serai quitte pour une saboulée du grand Lebescam.

C’était justement cette saboulée qui lui faisait peur. Mais ce sentiment-là ne résista pas à la joie, à la fierté qu’il éprouvait de marcher au bras du Nantais et à la conviction qu’il avait de le ramener à des sentiments honnêtes. C’est dans ce sens qu’il lui parlait en descendant vers le fleuve sous les grands arbres tout blancs de givre, et il mettait tant d’action à ses paroles, qu’il ne sentait pas le froid noir de cette matinée, ni la bise qui soufflait terriblement, coupante comme une lame. Il parlait du brave père Roudic, si bon, si aimant, si confiant, de Clarisse qui, avec tout ce qu’il fallait pour être heureuse, faisait pitié par sa pâleur, et ces yeux égarés qu’elle avait à certains moments.

– Ah ! si vous l’aviez vue ce matin, quand je suis parti. Elle était si blanche, elle avait l’air d’une morte.

Comme il parlait ainsi, l’apprenti sentit le bras du Nantais tressaillir sous le sien, ce qui lui prouva bien qu’il restait encore du cœur chez ce garçon.

– Elle ne t’a rien dit, Jack ? Bien vrai, elle ne t’a rien dit ?

– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.

– Pauvre femme !… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.

– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.

Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.

– Si nous entrions là, dit le Nantais.

C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque ! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des « temps de chien. »

– Ça pique, à ce matin, les gâs ! Vous ne prenez pas une goutte ?

Jack voulut bien prendre une goutte, mais à condition de la payer, et même il fit signe à un matelot de faction qui grelottait au pied du sémaphore de venir boire avec eux. Le matelot et le Nantais avalèrent leur eau-de-vie comme une muscade. L’apprenti les imita ; mais ce qu’il n’aurait pas pu imiter, c’est ce sourire de gourmandise, ce « Ah ! » de satisfaction qu’avait le marin en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. Terrible goutte ! Il semblait à Jack qu’il venait d’absorber tout le mâchefer de la forge. Soudain un coup de sifflet déchira le brouillard. Le bateau de Saint-Nazaire ! Il fallut se séparer ; mais on se promit de se revoir.

– Tu es un brave garçon, Jack, et je te remercie de tes bons conseils.

– Laissez donc ! ça n’en vaut pas la peine, répondit Jack serrant vigoureusement la main du Nantais, et très étonné de se sentir aussi ému que s’il quittait pour toujours un ami de vingt ans. Surtout, Charlot, vous savez ce que je vous ai dit. Ne jouez plus.

– Oh ! non, plus jamais, dit l’autre en se dépêchant de s’embarquer, pour que son jeune ami ne le vît pas éclater de rire.

Une fois le Nantais parti, Jack n’eut pas la moindre envie de retourner à l’usine. Il se sentait au cœur une allégresse inusitée, dans les veines un bouillonnement, un besoin de crier, de courir, de gesticuler. Même le brouillard blanc répandu sur la Loire, traversé de grands navires noirs qui glissaient au milieu ainsi que des ombres chinoises, lui semblait gai, attirant, comme s’il se fût senti des ailes pour le franchir. Ce qui lui paraissait sinistre, au contraire, c’est tout ce train de marteaux, de chaudronnerie, ce ronflement sourd qu’il connaissait trop bien et qu’il avait grande envie de fuir. Après tout, qu’il fût absent tout un jour ou seulement quelques heures, la saboulée de Lebescam n’en serait pas plus rude. Alors cette bonne idée lui vint :

– Puisque je suis en route, si j’en profitais pour aller jusqu’à Nantes acheter le cadeau de Zénaïde.

Le voilà dans le bateau du passeur, puis à la Basse-Indre, puis à la gare, transporté, lui semblait-il, comme par enchantement, tellement tout lui était facile et léger à accomplir ce matin-là. Mais à la gare il n’y avait pas de départ avant midi. Comment passer le temps ? La salle d’attente était froide et déserte. Dehors le vent soufflait. Jack entra dans une auberge plus fréquentée par les ouvriers que par les paysans, bien qu’elle fût en pleine campagne, et portant pour enseigne ces mots écrits en noir sur la façade recrépie : « LÀ, S’IL VOUS PLAÎT, » le cri qui retentit dans la forge quand le fer est chaud et qu’on appelle les compagnons pour le battre. Enseigne menteuse comme toutes les enseignes, car il ne s’agissait pas de forger ici.

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il y avait du monde presque à toutes les tables éclairées de petites lampes à pétrole, dont la fumée malsaine se mêlait à celle des pipes pour épaissir l’atmosphère. Là, s’il vous plaît, buvait dans des coins ce qui hante les cabarets en semaine, à l’heure du travail, le rebut, la lie des ateliers, tout ce qui trouve l’outil trop lourd et le verre léger. Là, s’il vous plaît, on ne voyait que des visages sordides, des bourgerons paresseux souillés de vin et de boue, des bras lassés du sommeil de l’ivrogne, tous les irréguliers, les lâches, les ratés du travail que le cabaret guette aux environs de l’usine, qu’il attire avec sa devanture traîtresse où des bouteilles alignées colorent et déguisent les poisons de l’alcool. Suffoqué par la fumée, étourdi par un brouhaha confus, l’apprenti hésitait à prendre place sur les bancs à côté des autres, quand il s’entendit appeler dans le fond.

– Ohé ! l’Aztec, par ici.

– Tiens ! voilà Gascogne.

Gascogne était un ouvrier d’Indret renvoyé de la veille pour cause d’ivrognerie. Près de lui, à la même table, se trouvait assis un matelot, ou plutôt un novice de seize à dix-sept ans, dont la tête imberbe et déjà flétrie, à la bouche veule et détendue, sortait de sa large collerette bleue avec une désinvolture d’effronterie. Jack se joignit à cette aimable société.

– Tu tires donc une bordée, toi aussi, ma vieille, dit Gascogne avec cette familiarité de compagnonnage qui unit les mauvais ouvriers… Comme ça se trouve ! Tu vas prendre une tournée avec nous.

Il accepta, et ce fut entre eux un assaut de politesses et de flacons de toutes les couleurs. Le novice surtout plaisait à Jack. Il portait son joli costume d’un air si fendant et si crâne ! Et puis tant d’aplomb, une telle audace, ne craignant ni Dieu ni gendarmes. À son âge, il avait fait deux fois le tour du monde, et il parlait des Javanaises et de Java comme si ç’avait été en face, de l’autre côté de la Loire. Ah ! que l’apprenti eût volontiers troqué son gilet de tricot, son bourgeron, sa cotte, contre le chapeau de toile cirée crânement renversé sur la tête rase du novice et cette ceinture lâche, d’un bleu fané par le soleil et l’eau de mer. Un vrai métier, au moins, celui-là, plein d’aventures, de dangers et d’espace. Le marin s’en plaignait pourtant :

– « Trop de bouillon pour si peu de viande… » disait-il à chaque instant.

Jack était ravi de l’expression, la trouvait extrêmement spirituelle :

– Trop de bouillon pour si peu de viande !… Oh ! ces matelots, quels gaillards.

– C’est comme à Indret, ajoutait Gascogne. En voilà une baraque !… Et il se répandait en imprécations contre le directeur, les surveillants, des tas de propre à rien qui se croisaient les bras tandis qu’on s’éreintait pour eux.

– Le fait est qu’il y aurait beaucoup à dire… fit Jack, à qui revinrent subitement des phrases banales du chanteur Labassindre sur les droits de l’ouvrier et la tyrannie du capital. Il avait la langue déliée comme les jambes, ce matin-là, le vieux Jack. Peu à peu, son éloquence fit taire tous les bavardages du cabaret. On l’écoutait. On chuchotait près de lui : « Il est joliment futé, ce gamin ; on voit bien qu’il vient de Paris. » Il ne lui manquait, pour faire plus d’effet, que de posséder le creux de Labassindre, et non pas cette voix de jeune coq enroué, cette voix d’adulte où les douceurs de l’enfance détonnaient dans de précoces gravités et qui lui arrivait de très loin en ce moment, comme s’il eût envoyé ses mots à plusieurs atmosphères au-dessus de sa tête. Bientôt ce qu’il disait devint si confus, si indistinct, même pour lui, qu’il parla d’abord sans s’entendre, puis ressentit une impression d’envolement et de roulis comme s’il était lancé à la suite de ses idées et de ses mots dans la nacelle d’un ballon dont le mouvement lui faisait mal au cœur et l’étourdissait tout à fait.

… Une sensation de fraîcheur sur le front le rendit à lui-même. Il était assis au bord de la Loire. Comment se trouvait-il là, à côté de ce matelot qui lui mouillait les tempes ? Ses yeux, péniblement rouverts, papillotèrent au grand jour ; ensuite il aperçut, en face de lui, la fumée de l’usine, et, tout près, un pêcheur debout dans son bateau, hissant la voile et se préparant au départ.

– Eh bien ! ça va-t-il un peu mieux ? dit le novice en tordant son mouchoir.

– Mais oui, très bien, répondit Jack tout grelottant, la tête lourde.

– Alors, embarque !

– Comment ? fit l’apprenti très étonné.

– Mais oui. Nous allons à Nantes. Tu ne te rappelles donc pas que tu as loué un bateau à ce marinier, tout à l’heure, au cabaret. Voilà Gascogne qui revient avec les provisions.

– Les provisions !

– Tiens, ma vieille, je te rends ta monnaie, dit le forgeron chargé d’un grand panier d’où sortaient le chanteau d’un pain et des goulots de bouteilles… Allons, hop ! En route, garçons. Le vent est bon. Dans une heure nous serons à Nantes ; et c’est là qu’on en tirera une vraie bordée.

Jack eut alors, pendant une minute, une vision très nette de ce qu’il allait faire, du gouffre où il roulait. Il aurait voulu sauter dans la barque du passeur amarrée non loin de là, retourner à Indret, mais il eût fallu pour cela un effort de volonté dont il n’était pas capable.

– Viens donc ! lui cria le novice… Tu es encore un peu pâlot, le déjeuner te remettra.

L’apprenti ne résista plus, s’embarqua avec les autres. Après tout, il lui restait encore trois louis, plus qu’il n’en fallait pour acheter ses vêtements et un petit souvenir à Zénaïde. Son voyage à Nantes ne serait donc pas perdu. D’ailleurs, c’était un effet de l’état dans lequel il se trouvait de passer par les impressions les plus contraires et de la tristesse la plus noire à un contentement inexpliqué.

Maintenant, assis avec les autres au fond du bateau, il déjeunait de bon cœur, mis en appétit par la brise piquante et salée qui faisait filer la barque sous un ciel bas, un vrai ciel breton, la tenait penchée de côté comme un oiseau qui rase l’eau d’une aile. Les cordages criaient, la voile se gonflait de toutes pièces, et les deux bords déroulaient, au clapotement des vagues, des paysages riverains et familiers, des silhouettes de pêcheurs, de laveuses, de bergers dont les moutons sur l’herbe rase semblaient de loin de gros insectes. Jack voyait toutes ces choses, et son imagination surexcitée dénaturait, poétisait les aspects autour de lui. Il lui revenait des souvenirs de lectures, des aventures de mer, des récits d’expéditions lointaines, auxquels le voisinage du matelot, la rencontre de gros navires que la barque évitait en passant, n’étaient pas étrangers. Pourquoi dans ce rappel de sa mémoire une vignette anglaise d’un vieux Robinson Crusoé qu’il avait eu, étant tout petit, se présentait-elle obstinément à son esprit avec sa page jaunie et usée, son Robinson couché dans un hamac, un pot de genièvre à la main, au milieu de matelots ivres, de débris de ripaille, et au-dessous cette inscription retenue depuis dix ans : « Et dans une nuit de débauche, j’oubliai toutes mes bonnes résolutions. » Peut-être y avait-il en ce moment des bouteilles vides roulant dans la barque, du vin répandu, des gens couchés parmi les restes d’un repas. Jack n’en savait rien positivement, mais des vols de mouettes égarées par le vent et tourbillonnant au sommet de la voile augmentaient son illusion de voyage au long cours ; car il avait le visage levé, ne voyait plus rien que le ciel, des flocons de nuées grises se succédant sans relâche au-dessus de sa tête et fuyant avec une vitesse fatigante, dont le vertige commençait à le gagner.

Il changea de position, rappelé à la vie réelle par les chansons de ses deux compagnons, qui criaient des refrains de bord : « Et bitte et bosse ! – Et quelle noce ! » Ah ! s’il avait pu faire comme eux ; mais il ne savait que des rondes d’enfant comme « Mes souliers sont rouges », et il aurait eu honte d’une pareille ignorance. Puis il se sentait gêné par un regard braqué sur le sien. Debout en face de lui, crachant de temps en temps dans sa main pour mieux tenir la barre, le patron le fixait de ses deux yeux clairs qui paraissaient déteints dans sa face bronzée et tannée. Jack aurait voulu faire taire ce regard méprisant qui lui disait : « Tu n’as pas honte, méchant gamin » ; mais ces vieux loups de mer, habitués à guetter le grain, à le voir venir en ombres glissantes sur le bleu des vagues, ont des prunelles solides que rien ne fait baisser. Pour endormir cette surveillance gênante, Jack voulait obliger le patron à boire. Il lui tendait un verre qui tremblait dans sa main et une bouteille d’où il s’entêtait à faire tomber le vin enfui jusqu’à la dernière goutte : « Allons, patron, un coup de vin.

Le patron fit signe qu’il n’avait pas soif.

– Laisse le donc tranquille ce vieux Lascar, dit tout bas le novice à son ami, tu ne te rappelles donc pas qu’il n’avait pas envie de nous conduire… C’est sa femme qui l’a décidé… Lui trouvait que tu avais trop d’argent, que ça n’était pas naturel. »

Ah ! mais, si vous croyez que Jack va se laisser traiter de voleur… Vous saurez qu’il en a tant qu’il en veut de l’argent. Il n’a qu’à écrire à… Heureusement il se souvient dans le désordre de ses idées que sa mère lui a défendu de prononcer son nom à propos de ces cent francs, et il se contente d’affirmer que cet argent est bien à lui, que ce sont ses économies, qu’il va acheter des vêtements avec et tâcher d’avoir un petit cadeau pour Zé… Zé… Zénaïde !

Il parlait, il parlait… Mais personne ne l’écoutait. Gascogne et le matelot étaient en train de se disputer. L’un voulait descendre à Châtenay, un grand faubourg de Nantes qui s’étend en longueur au bord de l’eau, délabré, usinier et sombre, avec des hangars alternés de guinguettes ou de pauvres jardins noircis de pluie et de fumée. L’autre voulait que l’on continuât jusqu’à Nantes ; et dans la dispute qui s’échauffait, on se menaçait de « se démolir la figure à coups de bouteilles, de s’ouvrir le ventre à coups de couteau, ou simplement de se dévisser la tête pour voir ce qu’il y avait dedans. »

Le comique, c’est qu’ils se disaient ces aménités tout près l’un de l’autre, obligés de s’accrocher au rebord de la barque pour ne pas tomber ; car la brise était forte et le petit bateau sillonnait le fleuve avec son flanc. Pour exécuter leurs terribles menaces, il aurait fallu qu’ils eussent les mains libres et un peu plus de large. Mais Jack ne voyait pas les choses ainsi, les prenait très au sérieux au contraire, et désolé de la discorde survenue entre ses deux camarades, essayait de les calmer, de les réconcilier.

– Mes amis… mes bons amis… je vous en prie.

Il avait des larmes dans la voix, dans les yeux, sur les joues, une sensibilité extraordinaire, comme si toutes ses autres sensations se fussent fondues, délayées, dans une immense envie de pleurer. Peut-être était-ce de voir tant d’eau autour de lui. Enfin la querelle s’apaisa, subitement, comme elle était venue, Châtenay et sa dernière maison ayant filé le long des rives. On entrait dans Nantes. Le patron amena la voile, et prit les rames pour se guider plus sûrement dans l’encombrement tumultueux du port.

Jack voulut se lever pour jouir du coup d’œil ; mais il fut obligé bien vite de s’asseoir, tout étourdi. C’était, comme le matin, une impression de hauteur et de balancement dans le vide. Seulement cette fois il ne perdit pas connaissance. Tout tournait autour de lui. De vieilles maisons sculptées, à balcons de pierre, se mêlaient à des mâts de navires, les poursuivaient, les engloutissaient, disparaissaient elles-mêmes, remplacées par des voiles grandes tendues, des tuyaux noirs et fumants, des coques luisantes, rouges ou brunes. À l’avant des vaisseaux, sous les beauprés, des figures pâles, élancées et drapées, montaient et descendaient au mouvement des vagues, et, parfois, ruisselantes d’eau, avaient l’air de pleurer de fatigue et d’ennui. Du moins Jack se figurait cela. Entre ces quais resserrés et massifs, sous ce ciel bas emportant le regard d’autant plus loin qu’il l’empêchait de s’élever, les navires lui faisaient l’effet de prisonniers et les noms écrits à leur flanc lui paraissaient redemander le soleil, le libre espace, les rades dorées des pays transatlantiques.

Alors il pensa à Mâdou, à ses fuites dans le port de Marseille, à ses cachettes improvisées au fond des cales, parmi le charbon, les marchandises, les bagages. Mais cette idée comme les autres ne fit que traverser son esprit, s’en alla avec les « Oh ! hisse » des matelots halant sur des cordes, le grincement des poulies en haut des vergues, les coups de marteau des chantiers de construction.

Tout à coup, Jack n’est plus dans le bateau. Comment cela s’est-il fait ? Par où est-il descendu ? Le rêve a de ces lacunes ; et Jack vit dans un rêve agité. Ses deux compagnons et lui s’acheminent sur un quai interminable, longé d’une voie ferrée, encombré de marchandises de toutes sortes qu’on est en train de charger ou de débarquer, ce qui fait à chaque pas des obstacles, des passerelles à enjamber. Il trébuche dans des balles de coton, glisse sur des tas de blé, se cogne aux angles des caisses, respire partout où il passe des odeurs violentes ou fades d’épices, de café, de graines ou d’essences. Il perd ses camarades, les retrouve, les reperd encore, et subitement se surprend en train de faire une longue dissertation sur les graines oléagineuses au brigadier Mangin, qui le regarde avec inquiétude et tire sa petite moustache blonde d’un air gêné. Car c’est une chose singulière, Jack se voit agir ; il se dédouble. Il y a en lui un Jack qui est comme fou, qui crie, gesticule, marche de travers, dit et fait mille sottises, et un être raisonnable, mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.

Vous figurez-vous la confusion du Jack raisonnable en voyant son « double » s’en aller dans les rues de Nantes, armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron ? Il voudrait lui crier : « … Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant : Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms ! Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et ta figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes. »

Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son incommode compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très doré, garni de glaces où les images se reflètent en ayant l’air de tomber. Le Jack qui a encore des yeux, regarde en face de lui, parmi les gens qui entrent, qui sortent, un groupe sordide et lugubre au milieu duquel est son double bien pâle, sale, souillé de ces boues qu’éclaboussent autour d’eux des pas pesants, mal affermis. Un garçon s’approche des trois sacripants. On les met dehors, on les rend au froid de la rue. À présent ils errent par la ville.

Quelle ville !… Comme elle est grande !… Des quais, toujours des quais bordés de vieilles maisons à balcons de fer. On passe un pont, puis un autre, encore un autre. Que de ponts, que de rivières qui se croisent, se mêlent, mettent un fatigant mouvement de flots dans toutes les visions troubles de cette course sans frein ni but ! C’est si triste à la fin de courir ainsi que Jack se retrouve pleurant à chaudes larmes sur un petit escalier étroit et glissant qui joint l’eau noire d’un canal, y enfonce ses dernières marches. C’est une eau sans remous ni courants, épaisse, moirée et lourde, chargée de teinturerie, et qui claque sous les battoirs d’un grand bateau non loin de là. Gascogne et le matelot jouent à la galoche sur la berge. Jack est désolé. Il ne sait pas pourquoi. Il s’ennuie. Et puis il a si mal au cœur !… « Tiens ! si je me noyais… » Il descend une marche, puis une autre. Le voilà au ras de l’eau. L’idée qu’il va mourir l’apitoie sur lui-même.

– « Adieu, mes amis… » dit-il en sanglotant. Mais ses amis sont si fort occupés de leur partie de bouchon, qu’ils ne l’entendent pas.

– Adieu, mes pauvres amis… Vous ne me verrez plus… Je vais mourir.

Les pauvres amis, toujours aussi sourds, discutent sur un coup douteux. Quel malheur pourtant de mourir ainsi, sans dire adieu à personne, sans qu’on essaye de vous retenir au bord du gouffre. C’est qu’ils le laisseraient parfaitement se noyer, ces monstres ! Ils sont là-haut à crier, à se menacer comme le matin. Ils parlent encore de s’ouvrir le ventre, de se dévisser la tête. On s’attroupe autour d’eux. Des sergents de ville arrivent, Jack a peur, remonte les marches, et se sauve… Le voilà le long d’un grand chantier. Quelqu’un passe près de lui, courant et titubant. C’est le matelot, tout débraillé, sans chapeau, sans cravate, son grand col arraché sur la poitrine.

– Et Gascogne ?

– Dans le canal… Je l’ai envoyé rouler d’un coup de tête… V’lan !…

Et le matelot s’en va bien vite, car il a les sergents de ville après lui. Les idées de Jack sont tellement tournées au lugubre, qu’il trouve presque naturel que le novice ait noyé Gascogne, comme si le meurtre était le dernier échelon d’une échelle sinistre où il a posé le pied et qui descend dans le noir. Pourtant, il voudrait retourner sur ses pas, s’informer de ce malheureux. Soudain, on l’appelle.

– Eh ! l’Aztec.

C’est Gascogne, sans chapeau, sans cravate, essoufflé, éperdu.

– Il a son compte, ton matelot… D’un coup de savate, v’lan ! dans le canal… La police est à mes trousses… Je me sauve… bonsoir.

Lequel est le tué des deux ? Lequel est l’assassin ? Jack ne cherche pas, ne comprend plus ; et je ne sais comment cela se fait, les voilà encore réunis tous les trois dans un cabaret où ils s’attablent devant une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage singulier s’appelle « faire chabrol. » On fait chabrol, on doit le faire plusieurs fois, dans des cabarets différents, car les comptoirs, les tables boiteuses se succèdent dans ce rêve vertigineux où le Jack qui raisonne a presque renoncé à suivre l’autre. Ce ne sont que pavés humides, caves sombres, petites portes ogivales surmontées d’enseignes parlantes, de tonnes, de verres mousseux, de raisins en treille. Tout cela s’assombrit à mesure jusqu’au moment où la nuit des bouges s’allume, où des chandelles plantées dans des bouteilles éclairent une vision hideuse de négresses enguirlandées de gaze rose, de matelots dansant la gigue, accompagnés par des harpistes en redingote. Là, Jack, excité par la musique, fait mille folies. Maintenant il est grimpé sur une table, en train d’exécuter une danse surannée qu’un vieux maître à danser de sa mère lui a apprise quand il était enfant :

À la Monaco
L’on chasse et l’on déchasse.

Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.

Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée : « À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. » C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot ? Parti… Gascogne ? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.

Après les cris, les chants, les larmes, le désespoir, la grande joie, Jack arrive maintenant à la terreur. À la page lugubre du triste livre qu’il a lu tout le jour, il y a écrit ; Néant. Sur celle-là : Néant et Nuit… Il ne bouge plus, n’a pas même la force de s’enfuir pour échapper à cet abandon, à cette solitude qui l’épouvante, et resterait là étendu sur ce banc, comme ils font tous, dans un anéantissement qui n’est pas le sommeil, si un cri bien connu, cri sauveur, cri de délivrance, ne l’arrachait à sa torpeur :

Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux !

Il appelle : « B’lisaire… »

C’est Bélisaire. Jack essaye de se dresser, de lui expliquer qu’il a tiré « une bor… bor… bordée ; » mais il ne sait s’il y parvient. En tout cas, il s’appuie sur le camelot dont la démarche est au diapason de la sienne, aussi clopinante, aussi pénible, mais soutenue au moins par une vigoureuse volonté. Bélisaire l’emmène, le gronde doucement. Où sont-ils ? où vont-ils ? Voilà les quais éclairés et déserts… Une gare… C’est bon un banc pour s’allonger…

Quoi donc ? Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on lui veut ? On le réveille. On le secoue. On le bouscule. Des hommes lui parlent très fort. Ses mains sont prises dans des mains de fer. Ses poignets attachés avec des cordes. Et il n’a pas seulement le courage de résister, car maintenant le sommeil est plus fort que tout. Il dort dans quelque chose qui a l’air d’un wagon. Il dort ensuite dans un bateau où il fait bien froid, mais où il ronfle tout de même, roulé au fond, incapable de mouvement. On le réveille encore, on le porte, on le tire, on le pousse. Et quel soulagement il éprouve, après ces pérégrinations sans nombre dans un somnambulisme éperdu, à s’étendre sur la paille où il vient de rouler, à dormir enfin tout son soûl, garanti de la lumière et du bruit par une porte solide et deux verrous tirés, énormes et grinçants.

VILa mauvaise nouvelle

Au matin, un bruit terrible qui se faisait au-dessus de sa tête réveilla Jack en sursaut.

Oh ! le réveil lugubre de l’ivresse, l’ardente soif, le tremblement, la gêne des membres las, comme serrés dans une armure lourde qui les blesserait de partout, puis la honte, l’angoisse inexprimable de l’être humain se retrouvant dans la brute et si dégoûté de sa vie souillée qu’il se sent incapable de recommencer à vivre. Jack éprouva tout cela en ouvrant les yeux, avant même d’avoir repris possession de sa mémoire, et comme s’il avait dormi dans l’obsession d’un remords.

Il faisait encore trop nuit pour distinguer les objets. Pourtant il savait bien qu’il n’était pas dans sa mansarde. Il ne voyait pas luire au-dessus de lui la vitre ! de sa lucarne, toute bleue d’espace ; et le pâlissement de l’aube lui arrivait de deux hautes fenêtres qui coupaient la clarté en une multitude de taches blanches sur le mur. Où était-il ? Dans un coin, pas loin de son grabat, s’entrecroisaient des cordes, des poulies, de gros poids. Soudain le bruit effrayant qui l’avait réveillé tout à l’heure recommença. C’était comme un grincement de chaîne qui se déroulait, puis la sonnerie profonde d’une grosse horloge. Cette horloge, il la connaissait. Depuis deux ans bientôt, elle réglait l’emploi de tout son temps, lui arrivait avec le vent d’hiver, la chaleur de l’été, quand il s’endormait le soir dans sa petite chambre d’apprenti, et cognait, le matin, de ses notes lourdes au carreau mouillé de sa lucarne en lui disant : « Lève-toi. »

Il était donc à Indret. Oui, mais d’habitude cette voix de l’heure venait de plus haut, de plus loin. Il fallait qu’il eût la tête bien fatiguée pour que les bruits y résonnassent si fort, avec ces vibrations persistantes. À moins qu’il ne fût dans la tour même de l’horloge, dans cette chambre haute qu’à Indret l’on appelait le « séquestre » et où l’on enfermait quelquefois les apprentis indisciplinés. C’est là qu’il était, effectivement. Pourquoi ?… Qu’est-ce qu’il avait fait ?…

Alors le faible rayon de jour qui se glissait dans la pièce et lui en découvrait peu à peu l’aspect, pénètre aussi dans sa mémoire et en éclaira successivement sous les replis. Il essayait de reconstruire sa journée de la veille, et tout ce qu’il en apercevait le remplissait d’épouvante. Ah ! s’il avait pu ne plus se souvenir.

Mais avec une implacable cruauté, son second « moi », réveillé tout à fait, lui rappelait toutes les folies qu’il avait faites ou dites dans la journée. Cela sortait de la confusion du rêve, morceau par morceau. L’autre n’avait rien oublié, et, qui plus est, donnait des preuves à l’appui : un chapeau de matelot qui avait perdu son ruban… une ceinture bleue… des débris de pipes, de tabac dans ses poches avec des restes de monnaie infime. À chaque nouvelle révélation, Jack avait des rougeurs dans l’ombre, des exclamations de colère et de dégoût, les mouvements désespérés de l’orgueil devant la honte irréparable. À une de ces exclamations plus fortes que les autres, un gémissement lui répondit.

Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui, une ombre assise là-bas sur la pierre d’une de ces profondes embrasures d’autrefois, taillées dans toute l’épaisseur des murailles.

– Qui est ça ? se demandait Jack avec inquiétude ; et il regardait se découper sur la blancheur du mur passé à la chaux cette silhouette grotesque et immobile qui avait des affaissements de bête, des angles irréguliers et ressortants. Un seul être au monde était assez difforme pour un pareil reflet : Bélisaire… Mais qu’est-ce que Bélisaire serait venu faire là ?… Pourtant Jack se rappelait vaguement qu’il avait été protégé par le camelot. Sa courbature lui remettait en mémoire une lutte au milieu d’une gare dans un éparpillement de chapeaux et de casquettes dispersés par un grand vent. Tout cela confus, trouble, hésitant, et comme barbouillé de lie.

– Est-ce vous, Bélisaire ?

– Oh ! oui, c’est moi, fit le camelot d’une voix rauque, avec un accent désespéré.

– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que nous avons donc fait, qu’on nous enferme ici comme deux malfaiteurs ?

– Ce que d’autres ont pu faire, je n’en sais rien, et ça ne me regarde pas. Mais je sais bien que moi je n’ai fait de tort à personne, et que c’est une vraie méchanceté de m’avoir mis mes chapeaux dans un état pareil.

Il s’arrêta un moment, encore secoué de sa terrible bataille, regardant son désastre devant lui dans la nuit noire, toute sa cargaison piétinée, foulée, disparue. Cet affreux spectacle qu’il avait constamment sous les yeux depuis la veille l’empêchait de sentir le sommeil, la fatigue de son corps garrotté de chaînes et de cordes, jusqu’au supplice habituel du brodequin au quel sa destinée errante et sa difformité le condamnaient.

– Est-ce qu’on me les payera, dites, mes chapeaux ?… Car enfin, moi, je n’y suis pour rien de ce qui arrive. Vous leur direz bien, au moins, que ce n’est pas moi qui vous ai aidé à faire cette chose-là.

– Quelle chose ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… demanda Jack avec assurance ; mais il songea que parmi tant de folies, qui ne lui étaient pas toutes présentes à l’esprit, il avait pu en commettre une plus grave que les autres, et il questionna Bélisaire cette fois plus timidement :

– Enfin, de quoi m’accuse-t-on ?

– Ils disent… mais pourquoi me faites-vous parler ? Vous vous en doutez bien de ce qu’ils disent.

– Mais non, je vous jure.

– Eh bien, ils disent que c’est vous qui avez volé…

– Volé ?… Et quoi donc ?

– La dot de Zénaïde.

L’apprenti, dégrisé complètement, eut un cri d’indignation et de douleur.

– Mais c’est une infamie. Vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas, Bélisaire ?

Bélisaire ne répondit pas. C’était la certitude de tout le monde à Indret que Jack était coupable, et les gendarmes qui les avaient arrêtés la veille, en s’entretenant de l’affaire devant le camelot, l’avaient persuadé à son tour. Toutes les preuves étaient contre l’apprenti. Au premier bruit répandu dans l’usine du vol commis chez les Roudic, on avait pensé à Jack qui manquait justement à l’appel du matin. Ah ! le Nantais avait bien calculé son coup en l’éloignant de l’atelier… Depuis le cabaret de la grande rue d’Indret jusqu’à la gare de la Bourse, à Nantes, où le coupable et son complice avaient été arrêtés au moment où ils prenaient leurs billets pour se sauver on ne sait où, la trace du vol se suivait, se continuait sous les pas de l’apprenti, reconnaissable à l’or répandu, gaspillé tout le long de la route, à ces pièces de vingt francs changées à tout propos. Et quelle preuve convaincante que cette débauche de tout un jour, cette ivresse qui suit le crime d’ordinaire comme un remords boiteux et déguisé !