Jeanne - Pierre Alexis de Ponson du Terrail - E-Book

Beschreibung

Extrait : "Le village de Coursy est le premier qu'on rencontre en sortant de la forêt d'Orléans quand on vient de Fay-aux-Loges. C'est un bourg d'une centaine de feux, habité par quelques laboureurs et un plus grand nombre de bûcherons, marchands de bois et autres gens de forêt. Le premier dimanche d'octobre 1848, c'était la fête patronale du pays. La secousse révolutionnaire ne s'était pas trop fait sentir dans le pays..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 292

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Jeanne

Histoire d’une servante

Prologue
I

Ce n’était pas par un beau dimanche, mais par un soir d’hiver triste, pluvieux et froid, que deux gendarmes chevauchaient.

Ils avaient déployé leur large manteau bleu qui couvrait la croupe de leurs chevaux, relevé le collet pour garantir leur cou, et ils baissaient la tête devant la pluie fine et serrée qui leur fouettait le visage.

– Chien de temps ! dit le brigadier.

– Temps de chien ! répéta le simple gendarme, écho fidèle de son supérieur, comme le Pandore de la romance de Nadaud.

– As-tu vu la borne kilométrique que nous venons de passer ?

– Je l’ai vue, mon brigadier, mais il fait trop noir pour voir le numéro.

– Il y a bien une demi-heure que nous avons quitté la Cour-Dieu ?

– Une demi-heure environ, mon brigadier.

– Temps de chien ! répéta le brigadier.

– Chien de temps ! fit le simple gendarme.

Il y eut un silence ; et, dame ! même quand on est gendarme, c’est-à-dire un héros modeste toujours prêt à sauvegarder la propriété et à donner sa vie pour l’ordre social, on n’est pas enclin à la causerie quand on chevauche par la pluie et le vent, et par une nuit noire, sur un chemin détrempé, au beau milieu de la forêt d’Orléans, entre Pithiviers et la Cour-Dieu.

Enfin, le brigadier reprit :

– Eh ! Poliveau ?

– Mon brigadier ? répondit le simple gendarme qui répondait à ce nom.

– Quand tu verras une nouvelle borne tu regarderas.

– Oui, mon brigadier, je regarderai, et puis ?

– Tu descendras de cheval.

– Oui, brigadier.

– Et tu tâcheras de voir le numéro. Je ne suis pas fâché de savoir combien nous avons encore de kilomètres d’ici à notre soupe.

– Ma foi, brigadier, dit Poliveau le gendarme, abandonnant un moment son rôle d’écho fidèle pour prendre une initiative, je n’ai pas besoin de cela.

– Tu n’as pas besoin de descendre de cheval ?

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Je n’ai pas besoin de regarder le numéro de la borne pour le savoir.

– Et comment t’y prendras-tu, camarade ?

– Je ne peux pas bien juger pour le moment, vu que nous sommes en plein bois ; mais il m’est avis que nous ne sommes plus bien loin d’un endroit qu’on appelle la Belle-Croix.

– Fort bien. Et il y a une croix ?

– Certainement.

– C’est vrai, je l’ai remarqué ce matin. Mais une croix n’est pas une borne kilométrique, gendarme Poliveau.

– C’est vrai, brigadier, mais à dix pas de la croix, il y a une borne.

– C’est différent.

– Et cette borne porte le n° 15.

– Cré nom ! dit le brigadier, un joli ruban de queue, et pas une maison, pas un cabaret pour se réchauffer d’un verre de vin.

– Tenez, reprit le gendarme Poliveau, je vois la croix. Regardez… là… sur la droite.

– Ah ! oui !

– Et la borne…

– Moi, j’en vois deux, dit le brigadier.

– Vous voyez deux bornes ?

– Oui, une à gauche, l’autre à droite.

– Alors, vous voyez double, mon brigadier, sauf le respect légitime que je dois à mon supérieur.

– Mais non, dit le brigadier en étendant la main ; là, sur la gauche, au bord du fossé…

– Bon !

– Ne vois-tu pas quelque chose de blanc ?

– C’est ma foi vrai. Qu’est-ce que ça peut donc bien être ?

Comme le gendarme Poliveau disait cela, son cheval pointa les oreilles et s’arrêta court, manifestant une certaine émotion.

Le cheval est un des êtres de la création dont l’ouïe est le plus développée.

Le cheval du gendarme avait entendu un bruit lointain, si faible, si peu accentué que ni le brigadier, ni son compagnon, n’avaient rien entendu.

Poliveau lui donna un coup d’éperon.

Le cheval se remit en route ; mais à dix pas de cet objet blanc qui avait attiré l’attention des deux gendarmes, il s’arrêta de nouveau.

Alors le brigadier et le gendarme entendirent distinctement, à leur tour, un gémissement assez semblable au vagissement d’un enfant nouveau-né.

Puis il leur sembla que l’objet blanc s’agitait.

– Nom d’une pipe ! dit le brigadier, qu’est-ce que cela ? Tiens-moi mon cheval, Poliveau.

Et le brave homme mit lestement pied à terre, retroussa son manteau pour ne pas marcher dessus, s’approcha de l’objet blanc, se pencha dessus et jeta une exclamation de surprise.

Malgré l’obscurité de la nuit, le brigadier avait tout de suite vu ce dont il s’agissait.

C’était bien le vagissement d’un enfant qu’ils avaient entendu, et cet enfant, enveloppé dans des langes blancs, avait été déposé sur le bord de la route, tout près du fossé.

Le pauvre petit être se débattait et pleurait, grelottant de froid sous les après baisers de la pluie fouettée par la bise.

Eh bien, en voilà une trouvaille ! dit le gendarme Poliveau, qui avait pareillement mis pied à terre.

– Pauvre petit ! dit le brigadier, c’est encore un coup de fortune que nous ayons passé par ici ; il serait mort de froid avant le jour.

– Quelle est donc la misérable femme qui a pu ainsi abandonner son enfant ? s’écria le gendarme avec indignation.

– Quand on pense qu’un loup aurait pu sortir du bois et en faire son souper !

Le brigadier avait enveloppé l’enfant dans un pan de son manteau.

– Eh ! Poliveau, dit-il, c’est fini de nous plaindre du temps ; faut remonter à cheval, jouer de l’éperon et gagner Pithiviers au plus vite, si nous ne voulons pas que le pauvre petit meure en chemin.

Et les deux braves soldats mirent leurs montures au galop, emportant le pauvre petit être qu’une mère dénaturée avait abandonné en cet endroit sinistre et désert.

II

Les bons gendarmes galopaient ; mais la pluie tombait toujours et la forêt ne finissait pas.

L’enfant pleurait, entortillé dans le manteau du brigadier.

– Eh ! Poliveau, dit ce dernier, jamais la pauvre créature ne pourra supporter un pareil temps. Est-ce qu’il n’y a pas une maison sur la route ?

– Il y en a une, brigadier.

– Il faudra nous y arrêter et, à moins que nous n’ayons affaire à des gens sans cœur ni âme, ils se chargeront bien de cet enfant jusqu’à demain.

– Brigadier, vous avez raison, dit Poliveau.

– Et, est-elle loin, cette maison ?

– Tenez, voilà le bout de la forêt ; voyez-vous une cheminée à travers les arbres ?

– Ah ! je vois, dit le brigadier.

Et il éperonna son cheval.

La maison indiquée par le gendarme Poliveau était une espèce de cabane, couverte en chaume, posée à deux pas de la route, au milieu d’un jardinet clos d’une haie.

Un pauvre ménage y vivait.

Le mari était bûcheux et travaillait en forêt neuf mois de l’année.

La femme élevait ses quatre enfants, dont le dernier était encore à la mamelle.

Ils avaient un arpent de terre, une vache, quelques poules.

La vache tondait l’herbe des fossés, les poules picoraient en forêt, les deux aînés des enfants, deux marmots de huit et de sept ans, ramassaient du crottin sur les chemins, et tout ce pauvre monde, bêtes et gens, vivait comme il pouvait, chaque jour suffisant à sa peine et amenant l’espérance pour le lendemain.

Ce fut un grand émoi quand les gendarmes s’arrêtèrent à la porte.

Le bûcheux n’était pas rentré. Les enfants dormaient pêle-mêle sur un grabat, la mère raccommodait des guenilles à la lueur d’un morceau de sapin résineux qui lui servait de chandelle.

Les enfants s’éveillèrent en sursaut.

La vue des gendarmes fait toujours un certain effet dans les campagnes. Si tranquille que soit sa conscience, le paysan tressaille toujours à la vue du tricorne et des buffleteries jaunes.

Le bûcheux était un peu braconnier, il posait des collets à chevreuil dans le bois.

La femme devint donc toute tremblante en voyant entrer les gendarmes, et les enfants se blottirent dans la paille de leur grabat.

Mais le brigadier ouvrit son manteau et l’enfant qu’il portait, ébloui par la lumière, se remit à pleurer de plus belle.

– Eh ! Jésus mon Dieu ! qu’est-ce que ça ? s’écria la femme du bûcheux.

– Un pauvre enfant abandonné que nous avons trouvé sur la route, dit le brigadier.

– Faut-il qu’il y ait des malheureux ! exclama la pauvre femme faisant allusion à la mère de l’enfant abandonné.

– C’est pas tout ça, la mère, dit le brigadier, qui avait aperçu en entrant une bercelonnette d’osier dans un coin de la cabane, faut que vous nous gardiez ce pauvre marmot jusqu’à demain et que vous lui donniez à téter. Il fait un temps de malédiction, et il mourrait en chemin.

– Je n’ai plus beaucoup de lait, répondit la paysanne, vu que je vas sevrer mon dernier ; mais j’en aurai toujours assez pour que cette pauvre créature ne meure pas de faim d’ici demain.

Et elle prit l’enfant dans ses bras et lui présenta le sein.

L’enfant s’apaisa aussitôt.

– Ce soir même, poursuivit le brigadier, nous irons faire notre déclaration au maire, n’est-ce pas, Poliveau ?

– Oui, brigadier.

– Puis demain nous viendrons chercher l’enfant.

– Et qu’en ferez-vous, mes bons messieurs ? demanda la femme du bûcheux.

– Dame ! le maire l’enverra à l’hospice.

– Pauvre petit ! c’est’y malheureux tout de même… Si je n’avais pas quatre enfants déjà, je crois que je le garderais… Nous sommes bien pauvres, mais il serait peut-être encore plus heureux qu’aux Enfants-Trouvés.

– Oh ! ça, bien sûr, dit le gendarme Poliveau.

– Ah ! soupira le brigadier, si j’avais une autre femme que la mienne, je sais bien qui s’en chargerait ! Mais j’ai épousé une quasi-demoiselle, la fille de l’épicier de Malesherbes, une chipie qui fait déjà la vie dure à ses propres enfants…

– Et moi je n’ai pas de femme, dit Poliveau. Si encore on était sûr de pouvoir l’élever au biberon…

Le pauvre enfant ne lâchait pas le sein de la paysanne, et les marmots, après avoir eu grand-peur, s’étaient approchés un à un, et le plus petit des trois, car le nourrisson ne s’était pas réveillé, le plus petit, disons-nous, s’était pris à jouer avec les aiguillettes du brigadier et lui disait :

– Eh ! monsieur le capitaine, c’est’y un petit frère ou une petite sœur que tu nous apportes ?

– Ma parole ! je n’en sais rien, dit le brigadier.

Il se trouva que c’était une petite fille.

– Ah ! mes bons messieurs, dit la femme du bûcheux, c’est malheureux pour la pauvre petite que vous n’ayez pas fait un kilomètre de plus.

– Pourquoi cela ? demanda le brigadier.

– Parce que, au-delà de Courcy, en tirant sur la gauche, à cent mètres de la route, il y a un château, et que, si vous étiez allés frapper à la porte, ç’aurait été peut-être un grand bonheur pour cette enfant.

– Ah ! il y a un château, dit le brigadier qui était tout nouvellement dans le pays.

– Et des gens bien charitables dedans, allez ; on ne les aime guère dans le pays, les bourgeois du moins, parce qu’ils ne sont pas avares de leurs biens, comme les riches de par ici ; mais les pauvres ne se plaignent pas d’eux. Mon homme a été malade tout l’hiver, et sans la dame du château nous aurions eu bien de la misère, allez !

Le brigadier et le gendarme se regardèrent.

– Ce serait peut-être un coup de fortune pour la pauvre petite, dit Poliveau.

– Et elle n’irait pas aux Enfants-Trouvés, dit le bon brigadier.

– Maintenant elle a tété, elle est bien réchauffée, poursuivit Poliveau, si nous allions à ce château.

– Ce n’est pas pour m’en débarrasser que je vous dis cela, au moins, fit la femme du bûcheux.

– Je le crois sans peine, ma bonne femme.

– Mais c’est peut-être son bonheur que vous feriez ; ils n’ont pas d’enfants jusqu’à ce jour. Est-ce qu’on sait ce qui peut arriver ?

– Ma foi, dit le brigadier, arrive que pourra. Allons au château. Et comment s’appellent-ils, les bourgeois de là-bas ?

– C’est un monsieur d’Orléans qui se nomme M. Durand, répondit la femme du bûcheux ; sa femme est une Parisienne.

– Et vous croyez qu’ils prendront l’enfant ?

– C’est bien possible, pour ne pas dire que c’est sûr.

– Eh bien, allons-y, dit le brigadier.

La petite fille abandonnée s’était endormie sur le sein de la bûcheronne.

Le brigadier l’enveloppa dans un lambeau de vieille couverture que cette femme lui donna, le couvrit de son manteau ensuite, conservant toutefois les langes qui étaient mouillés, et il dit à Poliveau :

– Allons, à cheval, camarade, nous mangerons la soupe plus tard qu’à l’ordinaire ce soir, mais le devoir passe avant l’appétit.

– Mais il me semble que je n’ai plus faim, acheva le brave gendarme Poliveau.

III

S’il est un mot dont on abuse dans certaines provinces, notamment dans l’Orléanais, c’est celui de château. La moindre maison bourgeoise un peu confortable, le moindre pavillon de chasse au bord d’un bois, voire même une ferme qui a logement de maître, prennent cette dénomination pompeuse.

Le château dont avait parlé aux gendarmes la femme du bûcheux et vers lequel les braves gens galopaient maintenant, n’était pas un château.

C’était une maison carrée, plantée à la lisière de la forêt, avec une douzaine d’arpents de bois particuliers en guise de parc, une pelouse, un jardin, des communs bâtis en brique rouge, le tout ayant bon air et grande mine, mais absolument rien de féodal.

Cette propriété s’appelait Bellombre.

Elle appartenait à M. Durand, qui n’avait pas la moindre prétention nobiliaire.

M. Durand était le fils d’un riche marchand de vin de Beaugency. Il avait été élevé à Paris, et, riche de cinquante mille livres de rente, il avait mené ce qu’on appelle la haute vie pendant plusieurs années.

Puis il s’était marié, négligeant l’entremise d’un notaire et ne consultant que son cœur, c’est-à-dire épousant une jeune fille belle, spirituelle, élégante, douée d’une foule de talents d’agrément, mais dépourvue de dot.

M. Victor Durand avait toute sa fortune dans l’Orléanais, et on le voyait souvent venir dans sa ville natale avant son mariage.

Il était mal noté.

Un homme qui préfère Paris à Orléans, qui dépense son revenu, sans faire aucune économie, est du Jockey-Club et fait courir, ne saurait être qu’une pauvre cervelle.

Les mères criaient bien haut qu’il n’aurait jamais leurs filles ; ses anciens amis de collège haussaient les épaules et disaient qu’il ne fréquentait à Paris qu’une société déplorable.

Tous ces on dit amusaient beaucoup M. Durand quand il était garçon, mais finirent par l’ennuyer quand il se maria.

Son mariage, du reste, fut un scandale et fit émeute.

Un homme élevé dans les sages traditions de la province, qui a cinquante mille livres de rente et pourrait prétendre à une héritière, épouser une fille sans dot, c’était abominable !

Bellombre était une propriété de famille. M. Durand y amena sa femme ; elle trouva cette solitude charmante.

Pendant six mois, une légion de maçons, de menuisiers, de tapissiers envahit la vieille maison de campagne et la remit à neuf.

Le scandale continuait.

Puis, les ouvriers partis, les maîtres arrivèrent.

Chevaux anglais, meute de trente têtes, voitures élégantes, domestiques irréprochables, tout était en harmonie.

Mme Durand était une lionne.

Elle montait à cheval, autre scandale ; elle conduisait un tilbury attelé de deux poneys d’Écosse ; elle suivait une chasse à courre depuis le lancer jusqu’à l’hallali.

De la fin d’août à la fin de novembre, Bellombre était une demeure bruyante, animée, fréquentée par des Parisiens et une foule de gens damnables, sinon damnés.

Ceci explique les paroles de la femme du bûcheux :

– Les bourgeois de par ici ne les aiment guère, à cause qu’ils ne sont pas regardants, mais le pauvre monde ne s’en plaint pas.

En effet, Bellombre était la maison charitable entre toutes ; le pauvre y trouvait du pain et un abri, le paysan y gagnait de bonnes journées, l’ouvrier y avait toujours du travail.

Et les voisins haussaient les épaules et disaient :

– Voilà des gens qui seront bientôt ruinés ; attendons !

Or, ce fut donc à la porte de Bellombre que les gendarmes allèrent frapper.

La châtelaine était au coin du feu, un livre à la main.

M. Durand se trouvait à Paris.

Quand on vint dire à la jeune femme que le brigadier de gendarmerie voulait lui parler, elle fut quelque peu étonnée, mais elle donna l’ordre de l’introduire.

Le brigadier entra, suivi de Poli veau.

Les deux gendarmes n’étaient pas orateurs, et le brigadier, qui s’était tout d’abord empêtré dans un beau discours, finit par avaler un juron, ouvrit son manteau et présenta à la châtelaine étonnée la petite fille trouvée sur la route.

Mme Durand avait à peine trente ans.

– Mes amis, dit-elle aux gendarmes, je ne vous promets pas de l’adopter. Ni M. Durand ni moi n’avons encore renoncé à avoir un héritier ; mais je vous promets d’élever cette enfant, et vous êtes de braves gens de me l’avoir apportée.

Le lendemain, Mme Durand avait fait venir une nourrice au château, et la petite fille était baptisée sous le nom de Jeanne.

Les langes dans lesquels elle était enveloppée étaient marqués de deux lettres, un J et un R.

Mme Durand les conserva précieusement.

Or, cela se passait en 1825, et c’est vingt-trois années plus tard que nous allons retrouver l’héroïne de notre modeste récit.

Chapitre Ier

Le village de Coursy est le premier qu’on rencontre en sortant de la forêt d’Orléans quand on vient de Fay-aux-Loges.

C’est un bourg d’une centaine de feux, habité par quelques laboureurs et un plus grand nombre de bûcherons, marchands de bois et autres gens de forêt.

Le premier dimanche d’octobre 1848, c’était la fête patronale du pays.

La secousse révolutionnaire ne s’était pas trop fait sentir dans le pays ; on n’avait massacré personne, les bourgeois étaient restés dans leurs maisons et, à part quelques pauvres cervelles qui avaient un moment rêvé le partage des terres et une nouvelle loi agraire, personne n’avait pensé qu’il y eût rien de changé.

Seulement l’argent était devenu rare et le travail plus rare encore.

Mais le peuple français a une sorte de philosophie qui lui permet de traverser les mauvais jours, et les braves gens de Coursy n’avaient pas jugé nécessaire de contremander leur saint et ils le fêtaient comme à l’ordinaire, les femmes dans leurs robes des dimanches, les hommes au cabaret, les jeunes garçons grimpant après un splendide mât de cocagne.

Il y avait un rassemblement de curieux devant l’église et la mairie, qui est en même temps la maison d’école.

Mais ce rassemblement, qui se composait d’une quarantaine de personnes, ne s’occupait ni de la fête, ni des évènements politiques, et paraissait entièrement absorbé par la contemplation d’une grande affiche jaune apposée sur un mur.

Le mot VENTE, écrit en grosses lettres, était placé en tête de ce placard, et au-dessous on y lisait encore : Par autorité de justice.

Ce placard faisait savoir dans la langue euphonique et magistrale de messieurs les huissiers que, le 3 novembre prochain, il serait procédé à la vente par adjudication et sur saisie immobilière, au plus offrant et dernier enchérisseur :

1° Du château de Bellombre, avec parc, communs et dépendances ;

2° De deux fermes situées sur le même territoire de ladite commune de Coursy.

Lesdits immeubles appartenant au sieur Pierre-Victor Durand, propriétaire, actuellement domicilié audit château de Bellombre.

Il y avait une véritable consternation peinte sur tous ces visages de paysans, et chacun commentait à sa manière ce triste évènement.

Un vieux bûcheron disait :

– On a beau être riche, quand on va du train où allait le pauvre M. de Bellombre, on finit toujours par faire la culbute.

– Il a plus mangé d’argent pour le pauvre monde que pour lui-même, répondit une brave femme qui se trouvait dans le groupe.

– C’est’y Dieu possible, reprit un troisième, qu’il y ait des gens si riches qui ne donneraient seulement pas une croûte de pain à un pauvre, quand des gens charitables se ruinent !

– Vous ne savez pas la chose, les gars, dit alors un homme silencieux jusque-là.

Cet homme était un vigneron aisé, quelque peu clerc à ses heures, qui avait étudié dans sa jeunesse pour être prêtre et qui passait pour être aussi malin qu’un notaire.

– Qu’est-ce que ça veut donc dire, père Migeon, que des gens qui étaient encore riches, il y a un an, se trouvent ruinés tout à coup ? dit alors la femme qui avait déjà pris la parole.

– C’était ce que j’allais vous expliquer, mes enfants, répondit le vieux vigneron.

– Parlez ! parlez ! firent plusieurs voix.

Le vigneron tira de sa poche une tabatière dite queue de rat, se barbouilla le nez et dit d’un ton sentencieux :

– M. Durand a un beau bien, mais il avait des dettes.

– Comment donc ça ?

– Voici dix-huit ans, en 1830, il avait mis dans le commerce d’un de ses amis, M. Popineau, marchand de charbon à Orléans, une somme de deux cent mille francs.

M. Popineau, qui était un homme habile au dire de tout le monde, était un imbécile par le fait : il se ruina et fit faillite, et M. Durand en fut pour ses deux cent mille francs, juste au moment où il avait acheté des terres.

M. Durand avait plus d’un million ; mais une brèche de deux cent mille francs, dame ! c’est dur à boucher. M. Durand emprunta.

Les premières années, il s’en allait passer l’hiver à Paris ; mais, un beau matin, il eut un enfant, une fille, Mlle Blanche, qui a tout à l’heure quinze ans et que nous appelons la petite demoiselle.

M. Durand s’est adonné, comme tous les Parisiens, à la passion de l’agriculture ; il a fait valoir, ce qui est bon pour nous et mauvais pour les bourgeois qui vont toujours à la grande et mangent tous les ans un peu de leur capital.

C’est un engrenage dans lequel on commence par mettre un doigt et où l’on finit par laisser passer tout le corps.

Il a fait des drainages, il a planté, il a desséché des étangs, et il a achevé de s’endetter.

Il doit au moins trois cent mille francs à l’heure qu’il est.

Vous me direz qu’il lui reste deux fois cette somme et peut-être même plus ; mais ça n’empêche pas qu’il est ruiné.

Depuis que nous sommes en république, tout le monde a peur pour son argent. Ceux qui en ont le cachent ; ceux à qui on en doit le réclament.

Il avait bien des amis, M. Durand, mais il n’en a pas trouvé un qui lui prêtât trois cent mille francs sur première hypothèque ; il ne trouverait pas mille écus au jour d’aujourd’hui ; son hypothèque est à jour, et il est dans les mains de trois marchands de biens, une manière de bande noire, quoi ! qui ont juré d’avoir Bellombre pour un morceau de pain.

Le père Migeon eût sans doute longtemps encore péroré sur ce ton-là, si l’attention générale n’eût été détournée par des cris et des rires.

Une bande d’enfants moqueurs poursuivait en la huant une pauvre créature, qui semblait vouloir se dérober le plus vite possible aux regards.

– Hi ! Jeanneton ! Hi ! la bossue ! criaient les uns.

– Hi ! Jeanneton la bancale, toi qui vas d’ici et de là, quelle nouvelle apportes-tu ?

Celle qu’ils accablaient ainsi de leurs moqueries était une jeune fille, petite, bossue, bancale, horriblement grêlée et qui aurait dû inspirer la compassion. Un homme sortit du rassemblement, alla droit à la jeune fille qui se sauvait tout émue, et, la prenant sous sa protection, cria aux polissons du village :

– Je vas vous corriger de la belle manière, vilains drôles, si vous faites encore des malices à la pauvre petite Jeanneton…

Chapitre II

Le pauvre être disgracié de la nature, que les enfants du village poursuivaient de leurs quolibets et qu’un paysan venait de prendre sous sa protection, n’était autre que l’enfant trouvé par les gendarmes vingt-trois ans auparavant, un soir de pluie, sur la route de Fay-aux-Loges à Pithiviers, en pleine forêt et auprès du carrefour de la Belle-Croix.

L’histoire de ce pauvre être pendant les vingt-trois années qui venaient de s’écouler était simple et touchante.

Mme Durand avait fait venir une nourrice et avait élevé la pauvre petite.

Elle avait alors une jolie figure, et tant qu’elle demeura enveloppée dans ses langes, on put croire qu’elle serait un jour une jolie fille bien leste et bien découplée.

Elle avait de beaux cheveux bruns qui poussèrent très vite, de grands yeux d’un bleu sombre, presque noir.

Quand elle eut trois ans et qu’elle commença à marcher, on s’aperçut qu’elle boitait.

Un peu plus tard, son épine dorsale offrit une légère déviation.

Non seulement la pauvre enfant était boiteuse, mais encore elle devenait bossue.

Ce fut un grand chagrin pour Mme Durand qui l’aimait beaucoup.

Puis il arriva ce qui advient quelquefois.

À trente-cinq ans sonnés, Mme Durand, qui n’avait jamais eu d’enfant, devint mère.

Les joies de la maternité reléguèrent Jeanne au second plan.

Jusque-là elle avait été l’enfant de la maison, et quelques personnes avaient même pensé qu’elle pourrait bien être un jour une riche héritière.

La naissance de la petite demoiselle fit passer Jeanne au rang des servantes.

À onze ans, elle était si petite, si chétive, qu’on lui en eût donné huit à peine.

À douze ans, une maladie terrible vint achever l’œuvre de disgrâce.

Jeanne eut la petite vérole.

Elle était boiteuse et bossue, elle fut grêlée, et ses yeux, violemment tournés par la maladie, devinrent louches.

Ce n’était plus qu’un petit monstre.

Enfin, pour comble de malheur, son intelligence, assez voilée jusque-là, parut s’arrêter, comme une horloge dont on a soudainement arrêté le balancier.

M. et Mme Durand avaient néanmoins de l’affection pour elle ; mais leur propre enfant grandissait, devenait jolie et charmante, et insensiblement Jeanne quitta le salon pour la cuisine.

Là, sa vie devint une sorte de martyre.

Les domestiques se moquaient d’elle et la tourmentaient.

Souvent, à l’insu des maîtres, elle était battue, pincée jusqu’au sang. Jeanne pleurait quelquefois, mais elle ne se plaignait jamais.

Jeanne ne s’appelait plus que Jeanneton.

Un cocher, récemment venu de Paris, lui donna le sobriquet de la chambarde.

Une femme de chambre l’appela Jeanneton l’écumoire.

Les paysans des environs la huaient quand elle passait.

Un jour, Mme Durand qui ignorait toutes ces persécutions en fut avertie.

Elle fit venir la pauvre petite et la questionna. L’enfant ne voulut rien dire et n’accusa aucun de ses bourreaux.

Alors Mme Durand lui dit :

– Je vais t’envoyer à Orléans, je te mettrai dans une pension, et quand tu seras une grande fille, je te donnerai une petite dot et je te marierai.

Alors Jeanne se mit à fondre en larmes ; elle se jeta à genoux, joignit les mains et supplia qu’on la gardât à Bellombre.

Jeanne avait au cœur un amour, une adoration : c’était la petite demoiselle.

Elle l’avait vue naître, elle la portait dans ses bras ; elle s’agenouillait devant elle et la contemplait.

Mme Durand se laissa fléchir.

Jeanneton était demeurée au château.

Puis les années étaient venues ; mais les persécutions dont la pauvre fille avait vu son enfance abreuvée n’avaient point cessé.

Les domestiques s’étaient renouvelés, mais les traditions de la cuisine et de l’office avaient survécu à leur départ.

On appelait toujours Jeanneton la chambarde ou l’écumoire, et on continuait à la malmener.

La pauvre enfant était d’une patience angélique.

Un sourire de la petite demoiselle ramenait le calme dans son cœur souvent gros et ulcéré.

Nous l’avons dit, à la suite de cette épouvantable maladie qui avait achevé de faire d’elle un monstre, son intelligence était demeurée comme stationnaire.

Elle comprenait avec lenteur et souvent elle ne comprenait pas.

Le jour où des hommes vêtus de noir étaient venus à Bellombre armés de paperasses, avaient fait un inventaire minutieux du mobilier et inscrit chaque objet sur un registre ad hoc, Jeanneton les avait regardés avec étonnement.

À la cuisine, elle avait entendu de cyniques propos…

Les valets, en présence du désastre du maître, ne se gênaient plus pour parler haut.

Jeanneton écoutait et ne comprenait pas.

Depuis le départ des hommes vêtus de noir, elle avait vu M. Durand triste et sombre, et Mme Durand qui pleurait.

Qu’est-ce que cela voulait donc dire ?

Jeanneton n’en savait pas plus long que la petite demoiselle, à qui on avait caché avec soin la ruine prochaine de sa famille.

Or, ce jour-là, Jeanneton était allée faire une commission au bourg.

La cuisinière lui avait dit :

– Va me chercher du lard chez le boucher.

Jeanneton était partie.

En chemin, elle avait fait rencontre d’un paysan qui lui avait dit :

– Quand est-ce donc la vente ?

– Quelle vente ? avait demandé Jeanneton.

– La vente du château.

La pauvre fille avait répondu :

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Elle est toujours innocente, avait murmuré le paysan en s’éloignant.

Innocente, dans sa pensée, voulait dire idiote.

Et Jeanneton avait continué son chemin vers le bourg.

Mais là, comme on l’a vu, les gamins s’étaient mis après elle et peut-être l’eussent-ils maltraitée sans l’intervention de cet homme qui s’approcha de la malheureuse servante et les fit reculer.

Chapitre III

Le père Migeon, ce bel esprit pratique du bourg de Coursy, avait eu raison.

Pour trois cent mille francs qu’il devait, on allait ruiner M. Durand qui possédait plus d’un million.

Le jour de l’adjudication arriva. Personne ne se présenta, si basse que fût la mise à prix.

Ce n’était pas cependant que les acquéreurs manquassent.

Il y avait longtemps que ce beau domaine de Bellombre que M. Durand avait augmenté, embelli, et dans lequel il avait enfoui ses économies de vingt années, était convoité.

Convoitées aussi étaient trois maisons alignées du même côté dans la rue Jeanne-d’Arc, à Orléans, et qui rapportaient douze ou quinze mille livres de rente.

Et une ferme en Beauce, et des prés dans le val de la Loire.

Il y a en Amérique un animal qu’on appelle le fourmilier, et qui passe des heures et des journées entières collé contre un tronc d’arbre, immobile, patient à guetter les insectes auxquels il emprunte son nom. Il est en province des hommes non moins patients, non moins tenaces à surveiller une proie souvent lointaine.

Depuis dix ans, on savait à Jargeau, à Châteauneuf, à Arthenay, à Orléans, que M. Durand était gêné, si riche qu’il pût être.

Souvent il n’arrivait pas à l’heure pour payer les intérêts de ses hypothèques.

Il est vrai qu’il attendait ses fermiers, qu’il faisait quelquefois remise d’un terme à ses locataires.

De pareils actes auraient dû plaider en sa faveur. Au contraire, on le regardait comme un imbécile.

Depuis six années, il s’était formé contre lui une véritable association qui n’attendait que l’occasion pour agir.

Son luxe insolent lui avait fait plus d’ennemis que d’amis ; toutes les bourgeoises des environs, qui se promenaient l’été avec de petites robes qui se lavent, avaient pris en haine l’élégance de Mme Durand, restée Parisienne à la campagne.

Ses chevaux anglais avaient humilié les percherons du voisinage attelés à l’antique cabriolet roulant cahin-caha avec un formidable bruit de ferraille ; sa meute bien gorgée, bien créancée, chassant le chevreuil d’une manière irréprochable, faisait honte aux deux bassets de pieds inégaux que MM. tels ou tels possédaient pour braconner le lapin sur leurs terres, voire même sur celles des autres.

L’association s’était accrue de tout le monde.

Les porteurs des obligations hypothécaires en firent partie.

1848 arriva, et pendant quelques mois on chanta par les rues de Paris, aussi bien qu’en province, une chanson intitulée la Mort de M. Crédit.

Alors la mine éclata.

Chacun voulut être payé, et tous en même temps.

Comme l’avait dit le père Migeon, on ne trouve pas trois mille sous quand la confiance publique est ébranlée.

Les-amis de M. Durand s’entendirent ; ils eurent même de petites réunions préparatoires dans le plus profond mystère.

On se fit des concessions réciproques, on discuta à l’amiable, chacun choisit par avance sa part des dépouilles, et il fut convenu qu’on ne se ferait pas concurrence.

M. Durand avait des parents assez proches.

Un cousin germain dit qu’il s’arrangerait volontiers des maisons de la rue Jeanne-d’Arc.

Un autre, quelque peu oncle de M. Durand à la mode bretonne, et qui ne lui avait jamais pardonné de ne pas brûler de la chandelle à la cuisine, s’engagea à ne pousser ni Bellombre, ni les fermes de Beauce, ni les maisons, si on le laissait paisiblement étendre sa griffe sur les prairies du Val qui touchaient précisément à une de ses propriétés. Un ami intime, un camarade de collège, le seul qui eût toujours fréquenté assidûment le châtelain de Bellombre, choisit la ferme d’Arthenay.

Enfin le fameux M. Jouval, de Saint-Florentin, déclara que Bellombre à 300 000 francs était payé.

Qui donc aurait osé faire concurrence à M. Jouval, ce tyranneau de province, dont quelque part déjà nous avons raconté l’histoire ?

Les choses ainsi arrangées, il fut convenu que les mises à prix étaient trop élevées.

Le jour venu, personne ne se présenta.

M. Durand, à qui on vint apprendre ce résultat, se jeta au cou de sa femme et lui dit :

– Nous sommes sauvés !

La pauvre femme, qui pleurait, le regarda d’un air hébété.

– Oui, poursuivit M. Durand, je savais bien que-malgré ses criailleries la province avait du bon.

Nous avons encore des amis, et personne ne veut profiter de notre malheur.

Le pauvre homme disait cela dans ce vaste salon de Bellombre où il avait donné tant de bals et de fêtes, et dans lequel depuis un mois il avait versé tant de larmes.

Il se mit à la fenêtre, il promena un regard joyeux dans les futaies, sur les fermes, sur les jeunes plantations…

Ainsi on regarde un ami qu’on croyait à jamais perdu et qui vous revient.

Pauvre homme !

Un cabriolet se montra dans la vieille avenue d’ormes, attelé d’un cheval gris et crotté jusqu’à l’échiné.

C’était le cabriolet de l’huissier qui avait instrumenté.

Cet huissier était un jeune homme. Il n’était pas encore blasé. Il avait essuyé une larme, du revers de sa manche quand Mme Durand, qui était encore belle, avait éclaté en sanglots.

Pourquoi cet homme revenait-il ?

Avait-il donc encore quelque chose à lui dire ?