L’ab-surdité - Bernard Ludet - E-Book

L’ab-surdité E-Book

Bernard Ludet

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Beschreibung

Il est bien connu qu’il n’y a pas d’effets sans cause. Si les effets sont souvent faciles à identifier, les causes, elles, demeurent bien plus insaisissables, souvent enfouies dans l’inavouable. Ce recueil tente d’éclairer, sous forme d’anecdotes, ce qui, dans certains cercles de pouvoir, se trame à notre insu. Au nom d’une idéologie prétendant être « libératrice » et porteuse de progrès, ces forces cachées ne font en réalité que nous asservir, détruisant sans remords toutes les formes de vie. Une exploration puissante des manipulations invisibles qui façonnent nos vies, souvent au nom du bien.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Dès son jeune âge, Bernard Ludet a été immergé dans un univers où les mots et les images occupaient une place centrale. Après une déception face à l’art contemporain, il est revenu à l’écriture, choisissant un chemin plus complexe et incertain, guidé par le désir de s’approcher de la vérité, loin des conventions de la fiction romanesque.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Bernard Ludet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ab-surdité

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Bernard Ludet

ISBN : 979-10-422-7183-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 – 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 – 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 – 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Relation de mes vagabondages à travers « l’Absurdie »

 

Janvier – août 2017

 

Pourquoi ce recueil et pourquoi cet intitulé ? Pourquoi « Ab-surdité » ?

Parce que Théâtre de l’Absurde, ce qui se joue sur la scène de notre quotidien où, pareillement aux aveugles de la parabole, c’est l’un suivant l’autre que nous courrons à l’abîme.

 

Pourquoi ce retour en arrière ? Parce qu’il ne faut jamais perdre de vue que c’est dans le terreau du passé que les désordres du présent plongent leurs racines et donc que l’on ne peut tout simplement pas comprendre ce qui advient ni davantage prévoir ce qui va advenir si l’on tire un trait sur ce qui est advenu.

 

Pourquoi n’en revenir qu’à 6 ou 7 ans en amont ? Parce que, à remonter trop loin dans le temps, les mots qui, sur le moment, disent l’étonnement, l’exaspération, les colères, tôt ou tard, finissent par se taire ; ou aussi parce que, avec le recul, il peut apparaître que ce qui provoqua ces émotions, en réalité, ne méritait pas qu’on le retienne.

 

Pourquoi 2017 ? Parce que c’est chez nous, en même temps que la fin d’un quinquennat, celle des illusions et des espoirs que nous avions placés en ceux que nous pensions à même de les faire se réaliser ; et, de ce fait, signe l’acte de décès de la Gauche ; non, bien sûr, de l’authentique : celle fondée sur l’humanisme, mais l’autre, la politicienne, celle des jeux de rôle et de la soumission à l’argent. Cette pseudo-gauche qui, de tergiversations en compromissions, de reniements en trahisons, démasquée, embourbée dans ses mensonges et ses contradictions ayant définitivement perdu toute crédibilité, a fini par sombrer.

 

Enfin, pourquoi 2017 ? Parce que, cette année-là, c’est aussi, outre-Atlantique, celle de l’arrivée au pouvoir d’un imbécile, outrecuidant et vulgaire personnage dont l’élection sonne le glas (comme ailleurs) de la démocratie et marque l’indécente victoire du mensonge dans le combat qui l’oppose à la vérité.

 

Dans un cas comme dans l’autre, il sera donc ici question de mots, question de leur dérive, question du dévoiement de leur identité ; et, parallèlement, question de la banalisation de ce certain état de choses qui fait que le mensonge prenant les traits de la vérité, et celle-ci se voyant affublée de ceux des assertions mensongères, la confusion s’installe dans les esprits. Dès lors, la réflexion désorientée perd ses repères, de là toute capacité critique, et s’abandonne alors à une forme d’assoupissement. Ce que l’on oublie – comme l’a illustré Goya dans l’une de ses gravures de la série des Caprichos–El sueno de la razon produce monotrous c’est que le sommeil de la raison engendre des monstres.

 

 

 

 

 

 

Pourquoi un monde moderne, si de

pareils poisons s’inventent

 

Rimbaud, Une saison en enfer

 

 

 

Avril 2020, le 1er, mercredi

 

Ce matin, bruine… presque crachin breton… ; une incongruité ici… cette Provence : ce pays de soleil et de vent. L’horizon est bouché et l’humeur maussade, pareillement… le confinement sans doute… encore que pour nous ici… notre vie plutôt austère en retrait des agitations coutumières… la maison grande, protectrice, rassurante avec ses murs épais, et, dès que l’on en sort, la nature, à quelques pas à peine, avec ses chemins à travers les vergers, les vignes, les prairies de pacage, les bois de chênes verts et de pins, n’était qu’au fil du temps, la perte des repères fait que les jours finissent par tous se ressembler, plus théorique que réel, de ce confinement nous ne souffrons guère. Et puis, quand bien même… cette plage de temps, là devant nous… toutes ces petites choses à faire, tout ce qui à être toujours remis à plus tard – une meilleure occasion – silencieusement s’impatiente… d’une certaine manière une aubaine ! Alors là, dans mon bureau juste sous les toits, j’en profite pour les ranger ces livres feuilletés une fois en passant, mais jamais remis en place…

La fenêtre ouverte pour changer l’air… dehors, rien ! le silence… non ! pas tout à fait ; juste au-dessus de ma tête, le roucoulement des pigeons, le bruit léger de leurs pattes sur les tuiles… parade amoureuse, sans doute… leur présence toute proche, si naturellement insoucieuse, indifférente à ce qui nous préoccupe… presque réconfortante cette présence insouciante… leur vie – la vie tout court – qui va son cours sans se soucier de la nôtre. Impression, pour moi, à ce moment précis et dans ce contexte, presque inconvenante de sérénité.

… Mais justement ce trop de calme, ce trop de silence, ce trop de vide et, en même temps, ce qui nous parvient d’ailleurs… d’un monde dont nous sommes coupés… cette litanie de chiffres, par la radio, la télé, l’Internet… ce trop de mots : Covid, coronavirus, masques, gel hydroalcoolique, confinement, déconfinement, gestes barrière… toujours les mêmes, depuis des jours… et puis ces bilans de plus en plus inquiétants, et ces annonces de décisions qui d’un instant à l’autre se télescopent, se contredisent… et ces tourments, déjà, à propos de « l’après »… un après dont il faut bien malgré tout se préoccuper.

 

À revenir en arrière, dire ce qui un jour ou l’autre allait nous arriver, le pressentant comme je le faisais, je l’aurais pu. Depuis longtemps, je savais que le ver était dans le fruit et le pourrissement jusque dans son cœur. Écouter, regarder, sentir, ça suffisait pour laisser pressentir ce qui nous pendait au nez. Ces grondements, ces craquements, ces fissures de partout, de plus en plus larges, de plus en plus inquiétantes. Et puis aussi ces odeurs de cendre, qui montaient des forêts dévastées… qu’est-ce qu’il fallait de plus… ça ne suffisait pas ? Tout, absolument tout annonçait des écroulements.

 

Pour autant, les désastres, j’étais loin d’être le seul à les avoir pressentis, d’autres bien avant moi en ayant fait l’augure, ne s’en contentaient pas et le disaient ouvertement – René Dumont, Noam Chomsky, entre autres ; mais qu’en dépit de la pertinence de leur propos, on se refusait à entendre, nos oreilles obstinément fermées aux vérités les plus criantes, quand elles restent accueillantes, grandes ouvertes aux mensonges les plus éhontés : parce que trop perturbantes ces vérités, et qu’à soulever le bloc de silence que l’on fait peser sur elles, ce serait alors comme un nœud de vipères que l’on s’en viendrait à déranger.

 

Oui ! le dire, sans doute l’aurais-je pu. Mais en quels termes ? Et de toutes les façons, comment la chose allait-elle se traduire ? Ça, à ce moment-là, prétendre que je le savais c’eut été de ma part à tout le moins présomptueux. Était-ce sous la forme d’une explosion sociale généralisée, une fédération des colères : ce Grand Soir planétaire que, toujours fidèle à mes rêves de jeune révolté, jamais assagi, je persistais à appeler de mes vœux ; si celle-ci se justifiait pleinement au vu de l’indécent spectacle que les riches nous donnent à voir de leur embonpoint… la chose, hélas, du domaine des vieilles utopies, était peu probable : trop de divergences de vue, de conflits de personnes, de mesquines ambitions de pouvoir, lui faisant toujours autant obstacle.

… Ou bien celle d’une crise financière ! quelque nouveau vendredi noir, mais tellement, tellement plus sévère cette fois, nos irresponsables-responsables s’étant bien gardés de tirer les leçons des précédentes que maelström-monstre a tout balayé, vortex a tout impitoyablement aspiré, en un instant le système dans son entier serait anéanti. Château de sable qu’une simple vaguelette fait se dissoudre.

… Ou encore sous la forme d’une apocalypse climatique ? Celle-ci conjuguant tout ce que nous connaissons depuis des années, étalé dans la durée et dispersé en des lieux épars, mais soudainement concentré, cette fois dans un même espace de temps et de lieu, n’épargnant aucune région du monde : une montée fulgurante des océans submergeant les terres… des oscillations de température d’une ampleur inconnue entre des extrêmes… des incendies plus monstrueux encore que ceux qui depuis des années ravagent des millions d’hectares de forêts, les réduisant en cendres et leur faune en même temps ; sacrifiée dans ces gigantesques autodafés…

… Ou alors… ou alors, d’une épidémie ? D’une pandémie plutôt… majeure, à saigner, peut-être même à éradiquer l’espèce humaine du monde du vivant ? Quelque chose comme une nouvelle peste noire, ou pire peut-être encore ? Mais cette hypothèse-là, pour le coup, à prendre autrement qu’à la légère…

 

Il faut dire… cette folie de la mondialisation des échanges. Son incohérence… sa totale hystérisation… son vibrionnement. D’un point du globe à l’autre, du sud au nord, de l’est à l’ouest, chassé-croisé incessant de tout ce qui flotte, vole, roule. Sur l’eau, ballet de super-tankers, super porte-containers, super bateaux de croisière, ces monstrueuses cités navigantes, à milliers de passagers insouciants.

Et le ciel, de même, balafré de longues cicatrices blanches, sillonné qu’il est, sans jamais le moindre temps d’arrêt de vols venus de tous les horizons, pour toutes les destinations…

Et les routes, les autoroutes, le moindre axe routier… tous saturés, de jour comme de nuit. Milliers, dizaines de milliers de poids lourds de toutes les provenances, à les parcourir chaque jour d’un sens l’autre. Et tous, tout autant potentiels transmetteurs de virus, vecteurs de contamination.

Et la cité dans toute cette frénétique agitation ? Elle ? Guère mieux ! : géant super-market, immense souk, planétaire Grand Bazar où tout, absolument tout, se vend, s’achète, s’échange, passe de mains plus ou moins propres, en mains plus ou moins sales. Et ça, pour tout : millions de tonnes de marchandises à écouler pour être consommées, digérées puis rejetées…

Et pour finir, masses de déchets, à en faire s’élever des montagnes aux périphéries des villes, des mégalopoles – parfois même comme à Calcutta, jusque dans leur plein cœur – ou déversés en pleine nature, dans les rivières, les fleuves, les océans… partout… Et partout, le même pullulement des hommes, leur entassement dans les villes, à leurs abords, les bidonvilles, les favelas, où hommes et bêtes entremêlés sont agglutinés.

Alors… un jour, fatalement… un virus. Un virus arrivé clandestinement, dont on ne saura peut-être jamais ni d’où il est venu, ni quelle voie il aura empruntée pour parvenir jusqu’à nous. Peut-être… allez savoir… un de ces micro-organismes jusque-là ensommeillés, emprisonnés qu’ils étaient depuis des millénaires dans les terres glacées de la lointaine Sibérie et que le réchauffement du climat et la fonte de son permafrost auraient réveillés… En tous les cas, quelque chose de bien contaminant et de suffisamment pervers pour décourager d’hypothèses en conjectures, toutes les tentatives de l’éliminer.

Cela dit, encore une fois, je mentirais si j’osais prétendre avoir deviné à laquelle de ces formes nous allions avoir à faire. Mais de toutes les façons, pourquoi me serais-je mis en frais ? Pourquoi m’en serais-je allé – comme la vigie, depuis son nid de pie, annonçant quelque terre en vue… ou le muezzin, au sommet du minaret, lançant l’appel à la prière – moi, du haut de mon mètre soixante-treize, lancer des cris d’alarme dans toutes les directions. Invisible, inaudible, inexistant comme je le suis, autant crier, hurler dans le désert… donquichottesques moulinets.

 

Pour préciser les choses, c’était, depuis des années, de pleins cahiers auxquels je livrais ce que je retenais de l’actualité et ce qu’elle m’inspirait. Chaque jour, ou presque, par l’apport de quelques nouvelles touches, je peaufinais le tableau que je tentais de brosser de notre grand corps malade. Inquiet de la moindre poussée de fièvre, j’en dressais au quotidien le bilan de santé. Ainsi, je suivais consciencieusement l’évolution du mal qui le rongeait. Et c’était « selon : ce pouvait être de l’étonnement, de la sidération ; le plus souvent de l’indignation, et même aller jusqu’à la colère ; mais aussi se traduire par de l’abattement… un absolu désenchantement.

À entendre ce que l’on me donnait à entendre, il fallait que je la déverse ma bile et c’était de cette encre amère que j’en noircissais les pages. Mais ça, tout en désordre ; tant est si bien qu’à la longue j’étais à tel point désorienté que je ne savais plus que penser. Je me sentais perdu, et parce que, dans le même temps, ce à quoi nous étions confrontés, c’était à une dégradation de tout, lente, mais inexorable, refusant de laisser le désordre en prendre plus longtemps à son aise, le projet de faire un recueil cohérent de tout ce que j’avais noté depuis des années… ce projet en est venu peu à peu à s’imposer.

Mais comment en sortir de cet enlisement ? Les idées, certes, étaient là, et, après tout, il me suffisait d’aller piocher dans ce que j’avais fait en sorte de retenir, d’y faire le tri et d’organiser la chose de telle sorte que l’ensemble soit l’expression cohérente et la plus fidèle possible de mon ressenti. Et puis, c’est un fait l’envie d’écrire, elle aussi était là, du reste ancienne et plus pressante que jamais. Mais simultanément une question s’interposait, lancinante, perturbante : par où commencer ? Quels mots choisir ? Quelle phrase pour lancer la machine ?

 

Vers mes quinze ans, en seconde au Lycée de Charleville, la Charlestown de Rimbaud – Ah ! Rimbaud ! : j’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies… À peine plus âgé que moi, Arthur, lorsqu’avec la fulgurance d’un météore, il traversa l’espace de l’écriture, de lui j’avais déjà tout lu, sans vraiment comprendre, bien sûr, mais quelle importance lorsque ressentir suffit… Mon père, lui, professeur de Lettres Classiques et Modernes, dans ce même établissement, et à ce moment-là, en tant que tel l’un des enseignants de la classe dans laquelle j’étais, non « le fils du prof », mais un élève parmi d’autres, sans plus… ce professeur de père, soucieux de nous donner ce que l’on appelait alors – formulation aujourd’hui désuète –le goût des belles lettres, nous avait conseillé de lire « La Peste ». Publié sept ou huit ans à peine auparavant, ce livre avait fait son chemin et on le considérait déjà, sinon comme LE LIVRE, du moins un très grand livre… un livre, qu’en tout état de cause, dans les milieux cultivés, ou qui se prétendaient tels, on se devait d’avoir lu…

Ce livre ne m’a jamais quitté. D’entrée, lu, et par la suite, maintes fois relu, son côté métaphorique et d’une certaine manière prémonitoire, me bouleversa. Mais il le fit d’une façon assez paradoxale. Alors que mon intérêt aurait dû se porter sur le docteur Rieux (le personnage central du roman, celui vers qui tout converge), c’est à un autre, secondaire celui-là qu’il allait : celui de Grand, effacé, modeste employé attaché à des tâches subalternes. Chez celui-là, il y avait quelque chose qui vraiment me touchait : sa passion pour l’écriture, son ambition – celle d’un livre, d’un roman – et, secret jusqu’à en devenir obsessionnel, le souci de la phrase parfaite… une phrase polie comme un galet, à quoi on ne puisse ajouter ni retrancher quoi que ce soit… la première surtout. Mais celle-là, pas seulement parfaite, définitive, fermée sur elle-même, se suffisant à elle-même (quelque chose à la manière de Bashô… un de ses haïkus… trois vers et tout est dit)… non ! Ce qui le tarabustait c’était celle – la phrase – qui intrigue, et comme Camus le fait dire à Rieux : rendait curieux de connaître la suite… la première du roman de Grand : par une belle matinée de mai, une élégante amazone parcourait sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du bois de Boulogne… une phrase hélas, jamais satisfaisante à ses yeux, parce que disait-il : elle [ne] collait [pas] parfaitement à la réalité qu’il voulait rendre… [que] ce n’était là qu’une approximation… [qu’il] avait encore du pain sur la planche [et de ce fait] ne consentirait jamais à [la] livrer telle quelle à un imprimeur. Car malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois… etc. etc.

 

Ce qu’il éprouvait par là… la peine qu’il prenait pour l’amener à la perfection, qui lui était douloureuse des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction… parce que moi-même, à chacune de mes velléités d’écriture, je me heurtais à l’entêtement des mots, leur réticence à se laisser dompter… cette peine-là, moi aussi je la ressentais. Ce que j’éprouvais pour Grand, c’était de la compassion. Je comprenais Grand, je le comprenais et du fait de cette compréhension en forme d’identification, je peux dire qu’il y avait en moi quelque chose de ce personnage. Ses tergiversations, elles étaient miennes ; son perpétuel questionnement, ses doutes… leur substrat… tout cela n’était pas très différent de ce que, d’un certain point de vue, j’éprouvais moi-même, et qui, toujours, débouchait sur la même taraudante question : comment commencer… trouver les mots… mettre en forme cette première phrase… comment me lancer dans l’aventure, y entrer, et de là inciter celui qui, peut-être, la lirait, cette première phrase, à pousser au-delà…

 

Et puis… hasard ou pas ? Les choses parfois… cette façon bien à elles de nous surprendre au moment où l’on s’y attend le moins… un certain après-midi, il y a peu, le mistral déchaîné à ne mettre dehors ni un chien, ni son maître… en profitant pour ranger les rayons de la bibliothèque, d’un bouquin l’autre, j’ouvre l’un d’eux (pas ouvert depuis longtemps) et dont, du reste, j’avais oublié jusqu’à l’existence : un ouvrage consacré à Magritte. Magritte, une vieille connaissance… mes premiers émois de peintre. À le feuilleter ce bouquin, une image m’arrête… la reproduction de l’une de ses toiles : en partie haute, surdimensionné, un objet banal… une pipe… plus bas, sensiblement le milieu, un chevalet dressé sur un parquet avec un vague effet de perspective fuyante… sur le chevalet une peinture dans son cadre, représentant en plus petit le même objet, rigoureusement le même que celui qui figure, mais en grand au-dessus… la même pipe… puis, plus bas, en « rondes », comme la date du jour sur le tableau noir de mes jeunes années d’écolier, écrit : ceci n’est pas une pipe… Enfin, tout en bas à droite s-b-d (signé en bas à droite) Magritte, c’est tout… Sans chercher – un peu comme cette sentence prêtée à Picasso : je ne cherche pas, je trouve. J’avais trouvé. C’était ça le déclencheur… six petits mots de rien du tout, sept petites syllabes sans plus, pour introduire ce que je voulais dire de si divers et, par-là, peut-être de déroutant, exigeant, sinon de me justifier, du moins que je m’en explique : ceci n’est pas…

 

 

 

 

 

Ceci n’est pas une pipe.

 

René Magritte

 

 

 

Janvier 2017, le 2, lundi

 

Si, pour cette entrée en matière, j’emprunte à Magritte l’un des titres1 de l’une de ses toiles, la plus emblématique peut-être, ce n’est certes pas pour m’engager dans une nouvelle controverse – une de plus – portant sur les diverses interprétations déjà suscitées par cette formulation (entre autres la question des rapports entre : mot et représentation, ou ressemblance et similitude). Je le fais ici de façon purement formelle, mais aussi avec, en arrière-plan, un clin d’œil complice à un artiste dont j’aime beaucoup le travail, non pas tant du reste pour sa manière de faire, un peu trop appliquée à mon goût… ce côté peintre du dimanche soucieux de ne pas faire de tache sur le parquet de la pièce où il a dressé son chevalet – quand bien même en l’occurrence, ce soin n’est pas sans raison d’être – que pour la poésie teintée d’humour qui s’en dégage.

 

De fait, que la représentation d’un objet, aussi parfaite, soit-il, ne soit pas l’objet lui-même, cela tombe trop sous le sens pour valoir que l’on s’attarde sur ce sujet. Cette formulation est trop simple, son interprétation trop évidente ; donc de là, forcément à intriguer… énigmatique… trop à inciter au questionnement, un peu comme il en va de certaines de ces phrases inachevées, laissées en suspens, suivies de longs silences (ceux de Marguerite Duras par exemple, à l’occasion de certaines interviews)… des silences lourds de sens, chargés de non-dits, et qui vous laissent perplexe, dans l’attente d’une suite dont on se demande – troublante interrogation – si elle viendra ou pas ; et si elle vient, quelle elle sera. Sauf que, dans le cas présent, écartés tous les commentaires émanant de quelques beaux esprits – de Michel Foucault, entre autres, et de Magritte lui-même, ce farceur – de suite, eh bien ! il n’y a pas ! Rien de plus que ce qui est dit… Alors notre silence à nous, nos hochements de tête approbatifs, nos bras croisés, et nos airs de savants exégètes pour laisser entendre que : mais oui, bien sûr, Maître, il ne nous a pas échappé que… et notre moue admirative face à tant de profondeur, une telle hauteur de vue… cette jubilation… je n’ai pas de peine à l’imaginer, Magritte, le regard pétillant, caché derrière son tableau, l’œil collé à un minuscule trou dans la toile, à guetter nos réactions, et l’une de ses mains pressée sur sa bouche pour étouffer son fou rire.

 

Donc, ici, aucun sous-entendu… Ceci n’est pas une pipe cela, en fait simplement pour dire que : ceci n’est pas un roman, pas une œuvre romanesque ; c’est-à-dire pas une de ces œuvres qui se fixe pour objectif, par le biais de mots plus ou moins bien agencés, de raconter, avec plus ou moins de bonheur, des histoires. Des histoires où s’entremêlent des intrigues, qu’elles soient – peu importe – d’une sorte ou d’une autre. Mais avec aussi, hélas, presque banal de par son omniprésence, parce que certaines barrières levées, les tabous remisés et chez les auteurs, les femmes surtout – auteures, autrices, écrivaines- leur parole, sur ce sujet, libérée : du « cul ! » du cul, tout ce qu’il y a de cru. Et que cela, le lecteur en raffole.

Alors là, moi, dans cette affaire… cette course effrénée aux meilleures ventes… aux prix littéraires… moi, si pudique, si fragile, si réservé, si plein de doutes et de scrupules, et, en outre, tellement moins imaginatif créateur d’histoires extraordinaires à la Edgar Alan Poe… ou même que J.M.G. Le Clézio… pourquoi irais-je m’aventurer dans un monde dont je ne connais rien, mais dont je devine l’impitoyable cruauté… Et puis, quand bien même, puisqu’il y en a déjà tant d’écrits dont, pour beaucoup, vains écrits, il est peu probable que la Littérature aurait eu à souffrir de ce qu’ils ne l’aient pas été, pourquoi, à l’âge qui est le mien, devrais-je à mon tour, me livrer à ce genre d’exercice et me lancer ainsi, à l’aveuglette, dans une aventure que je pressens aussi hasardeuse que vaine ?

 

Cela également pour dire que ceci n’est pas un journal, bien que, souvent, ils en prennent la forme. Et pas davantage une autobiographie comme on l’entend d’ordinaire, même si c’est à la première personne que je m’exprime, sachant qu’à dire ce que j’avais à dire de la façon dont va le monde – et surtout dans les termes où je le fais – je ne pouvais, sans pour autant qu’il s’agisse d’un quelconque besoin de me justifier, ne pas faire allusion à mes états d’âme, ou quelques aspects de ma vie personnelle. Sinon, la belle affaire que d’aller rendre compte au jour le jour de mes allées et venues… des riens de mon quotidien et, comptable consciencieux, faire état des rentrées et dépenses de chacune de mes journées. À mon actif, rien qui le justifie : pas la moindre mise en péril de ma vie pour sauver de la noyade quelque désespérée qui souhaitait, telle la blonde Ophélie, mettre un terme à la sienne en se laissant dériver, partir au fil de l’onde et lentement disparaître, engloutie par les eaux…

D’extraction tout ce qu’il y a de modeste… sans particule, sans fortune (mes parents enseignants tous les deux, ce qui en dit assez long)… sans rien non plus qui soit le moindrement susceptible de susciter un quelconque intérêt des médias : pas les moindres démêlées juridico-familiales autour de différends successoraux. Et pas non plus de révélations scabreuses à propos de harcèlement sexuel, ou de pratiques incestueuses (ce beau linge sale que l’on préfère laver en public plutôt qu’en famille)… toutes ces affaires peu ragoûtantes et franchement nauséabondes, mais qui, pour le coup, font saliver les journalistes d’une certaine presse et attirent comme des mouches leurs lecteurs voyeuristes… J’ai beau fouiller encore… si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’Histoire de France… mais non rien…2 rien de rien ! Allo quoi !3…

 

Ceci pour dire qu’il ne s’agit pas davantage de l’un de ces ouvrages à prétention savante : travail de quelque éminent sociologue, économiste ou expert en matière de géopolitique ; et non plus celui d’un linguiste, étymologiste ou philologue… tous savants exégètes, analystes et décortiqueurs du langage ; mais tous tout autant de fieffés blablateurs. Mais dont l’écriture si obscurément étrange, truffée qu’elle est de mots à se prendre la tête, qu’à peine sa lecture entamée, sur l’instant déprimé renvoyé à sa pitoyable ignorance, on se voit contraint de renoncer à s’y engager plus avant.

Donc sans rapport aucun avec l’œuvre de l’un ou l’autre de ces importants personnages, lesquels arborent des curriculums universitaires aussi resplendissants de titres et de références prestigieuses qu’était chargé de décorations et de médailles, le poitrail d’un maréchal de l’Armée Rouge au temps de sa splendeur ; un peu tout comme si, d’entrée, par ce préambule : l’exposé exhaustif de leurs titres de gloire, leur contribution pléthorique au développement des idées, avant même qu’ils n’aient prononcé le moindre mot, nous étions invités à la prosternation. Mais de ces gens aussi dont on ne peut ne pas remarquer qu’assez bizarrement, une énième calamité, tout juste survenue, leurs écrits – tout pareils à une soudaine poussée de rosés-des-prés, après une pluie de fin d’été – se mettent à proliférer sur les présentoirs des librairies, afin de nous éclairer (louable intention de leur part) sur ce que nous venons précisément de vivre, mais un peu tout comme si, nous, bien que physiquement présents, nous étions absents, la tête ailleurs, plongés dans quelque méditation fuligineuse.

Alors, moi, avec mon caractère toujours virevoltant-rêvasseur, toujours à élucubrer, et le mien de curriculum… affligeant ! sans rien d’un tant soit peu valorisant à quoi me référer… aller me coltiner avec de pareilles pointures ?... Non !

…Cela pour dire également que : ceci est moins encore l’ouvrage d’un grand penseur : l’un de ces philosophes dûment estampillés dont on sait l’habileté à tordre les mots, en faire des phrases, et de là, des idées, des raisonnements, des concepts. Mais dont il arrive parfois que, certains d’entre eux, s’étant laissés gangrener par l’universelle corruption, tout le malsain qui émane alors de leur propos, fait que les plus influençables de ceux qui les écoutent ou les lisent, se laissent à leur tour entraîner, dans la mouvance des pires dérives sectaires.

Enfin, pour tout dire… que ceci n’est pas…– du moins, je fais en sorte de m’en garder –un long geignement ; celui d’un grincheux jamais remis de ses années clochards célestes, anges vagabonds et de son mai 68, inguérissable nostalgique de la plage sous les pavés de la rue Gay Lussac et des troupeaux de chèvres sur le plateau du Larzac.

 

Pourtant, en dépit de ces diverses dénégations, il y a assez clairement – mais par petites touches – un mélange un peu en vrac, de tous ces ingrédients, et qui relève d’un besoin physique, quasi viscéral de rejeter cette pelote d’indignations accumulées au fil du temps. Une aspiration à y voir un peu clair dans ce qu’à force je ne parvenais plus à comprendre… ou trop bien peut-être. Une aspiration en forme de questionnement, non sur la trahison des images, cette problématique chère à Magritte et à Michel Foucault, mais celle des mots – tout du moins de l’usage, ou du mésusage plutôt qui en est fait. Et au-delà le besoin, même s’il peut apparaître dérisoire, de dire ce que j’aurais tant aimé entendre dit par d’autres, ou trouver sous leurs plumes… ceux dont on est en droit d’attendre, et même d’exiger, puisque c’est leur rôle, qu’ils disent, enfin ce qu’il faut dire pour empêcher que les malheurs ne surviennent. Mais que l’on voit s’en aller ferrailler entre eux, dans la médiasphère, ce grand vide consensuel, loin, très haut, très au-dessus de nos pauvres têtes de futurs naufragés, futurs noyés, à se gargariser de leurs mots savants et infertiles, plutôt que d’oser dire avec d’autres, plus simples et crus, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sur ce qu’ils ne peuvent pas ne pas voir d’un monde qui se désagrège, et par là même permettre, peut-être d’éviter sa ruine.

On peut bien, devant cette désinvolture face à la désolation du monde, sentir monter du fond de soi des bouffées de colère, ou en être accablé de désespérance, en plein désarroi, désarçonné, renversé, le dos au sol comme une tortue, sa carapace retournée, incapable de se remettre sur ses pattes… nous, empêtrés dans la nôtre, cette cuirasse de certitudes qui ne nous protège plus… la conscience que l’on a de ce qui va advenir… de ce qui est en marche et dont, à prêter l’oreille, on perçoit le roulement, les grondements – tout ce qui le précède et l’annonce – cela ne suffit pas à y remédier. Seul le temps de la réflexion, la mise à distance et les exigences d’une formulation claire, le travail de la langue, le choix des mots : ce lent et long travail de polissage, pareil à celui appliqué à une pierre, dont rien, à l’état brut, ne peut laisser deviner ce qu’elle peut receler de profondeur et de nuances… cela seul peut contribuer, sinon à en arrêter le mouvement, du moins en atténuer les effets par la compréhension de son pourquoi ; par la même, apaiser les souffrances… apaiser nos démons4.

 

… Ah ! les mots… Au commencement était le verbe et le verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu, et, sans Lui, n’a été fait rien de ce qui existe…Bien sûr, on n’est pas obligé d’avoir lu l’Évangile de Jean ; il n’empêche, tout le monde connaît l’antienne : Au début était le verbe… le Verbe – Dieu… Dieu et le Verbe… les deux confondus à ne faire qu’une seule et même entité ; sauf que l’on sait ce qu’il en est advenu, et ce que certains en ont fait de cette sentence. … Derrière le Verbe-Dieu, sacré ! les carnassiers-charognards aux dents longues et acérées… mâchoires puissantes à tout broyer, sans pitié ! Les Grands-Prêtres, à mitres, crosses, goupillons et sermons… Les Maîtres de Forges, et tous les autres – ceux qui, depuis, leur ont succédé – tous tout autant détenteurs d’un pouvoir dont ils se gardent jalousement les clés… Ceux-là et leurs appétits vulgaires… jamais satisfaits. Et pour ça, les satisfaire ces appétits, ce à quoi ils doivent à toute force s’appliquer au risque de perdre leurs privilèges. C’est à faire en sorte d’empêcher que, chez ceux sur lesquels ils font peser le poids de la soumission, jamais ne puisse s’éveiller la moindre velléité de sa remise en question, et moins encore, toute forme d’aspiration à s’en libérer.

 

Autrefois c’était à coup de sermons, de prières ressassées, de prosternations, de génuflexions, de culpabilisation, de pardonnez-moi mon Père parce que j’ai péché… et aussi, souvent d’incitation à s’entre-déchirer, faire s’entre-tuer des gens qui ne se connaissaient pas, et n’auraient jamais dû se rencontrer autrement que face à face, baïonnette au canon. Mais aujourd’hui, parce qu’avec le temps et son inévitable usure, cela en est venu à ne plus jouer son rôle ; alors, l’air de rien, les mots, ils les ont changés, ou ceux qu’ils ont conservés, ils en ont changé le sens, le contenu, et par la même occasion tous les gestes du rituel pour qu’au final rien ne change d’une organisation de la société qui leur assure la pérennisation de leur bien-être.

 

Aujourd’hui, parce que Dieu, le Dieu de Jean, le Dieu des Évangiles, celui du commencement de tout… ce Dieu-là n’est plus (ce n’est pas moi, c’est Nietzsche qui l’a dit : Dieu est mort. Ce Dieu créateur du ciel et de la terre et de tout ce qui existe… les mêmes, toujours les mêmes, l’ont remplacé par un autre. Ils l’ont remplacé, ce Dieu et le Verbe qui les faisait se confondre, mais à la longue ne leur garantissait plus de se maintenir au-dessus des foules, par un autre Dieu. Donc un autre mot. À sa place, ils ont mis argent et à sa suite économie, croissance et quantité d’autres du même acabit.

 

De même que l’on peut détourner le cours d’une rivière et en faire se perdre les eaux dans le sable, on peut en faire de même avec les mots… les faire s’égarer dans les terres stériles de l’inculture, de l’ignorance, de l’indifférence. Et si l’on fait cela, si on laisse faire, et que les mots malmenés, leur sens ne concorde plus avec ce à quoi ils sont censés correspondre… ce par quoi se matérialiser… si ce détournement devient la norme au point de ne plus se remarquer et encore moins choquer… ou si, au prétexte d’aller dans le sens du « progrès »… de « faire moderne »… on change leur sens pour leur en donner un différend… ou que ces mots eux-mêmes on en émousse le tranchant à force de les rabâcher en les utilisant à tort et à travers… ou que de façon plus sournoise on en provoque le vieillissement, et pour finir, la disparition, en les faisant se confronter à d’autres, nouveaux, du temps présent, « en marche » vers un avenir de progrès, forcément enchanteur, mais toujours tout autant inatteignable… des mots sans passé, vides de tout contenu éthique parce que simplement pratiques, pragmatiques ; des mots conformes, surtout, à ce que l’on attend d’eux, puisque ceux de la pensée dominante et d’un monde qui n’est plus que celui des affaires, avec tous ces barbarismes, ces anglicismes, ces acronymes… toutes ces nouvelles formulations, toutes ces désignations pédantesquement technocratiques ; en fait un nouveau vocabulaire, instrument d’une forme nouvelle de l’éternelle manipulation… alors si on en arrive à ce point de désinvolture et de mépris en feignant d’oublier que ce sont ces mots qui nous constituent, fondent et justifient nos vies – ou jusqu’alors le faisaient… si donc l’on n’hésite plus à détruire- ou mieux « déconstruire » aurais-je ce que d’autres ont mis des siècles à « construire »… peut-être qu’alors, cela signifie-t-il – si l’on veut chercher un sens à cette dérive – que nous sommes entrés dans le champ de tous les « impossibles »… de tout ce dont personne, jamais, n’aurait imaginé que cela soit un jour possible.

 

 

 

 

 

 

Mes racines sont au fond des bois,

parmi les mousses, autour des sources

 

Emile Gallé

en frontispice de ses ateliers de Nancy

 

 

 

Janvier 2017, le 10, mardi

 

Le doute n’est pas une maladie ordinaire. À dire vrai, à s’en référer aux définitions des dictionnaires, ce n’en est pas une, en ce sens que cela ne se traduit par aucun de ces désordres physiologiques plus ou moins sévères qui caractérisent les affections reconnues et dûment répertoriées. Dans son cas, ni fièvre, ni toux sèche, ni toux grasse… pas d’éruptions cutanées, ni de maux de tête, encore que…. pas non plus de nausées, ni de vomissements ou de diarrhées… et pas davantage de douleurs aiguës ou diffuses. Rien de semblable, et pourtant, ceux ou celles qui en sont affectés, leur existence, il ne se prive pas de la leur gâcher.

Pour moi, c’est bien simple, aussi minutieusement que je m’attache à fouiller dans mes souvenirs, il me semble n’avoir jamais pu me résoudre à prendre quelque décision que ce soit sans en passer par d’interminables séances de valse-hésitation.

En fait, depuis toujours, je doute. Je doute de tout, de tous, et surtout de moi-même. Ça me ronge de l’intérieur, mais aussi ça me colle à la peau, pareillement à un pullulement de sangsues sur le corps, un peu comme lorsque, tout jeune, je pataugeais (mais en imagination seulement) dans les marécages de la forêt guyanaise.

Ce doute, il ne vient pas de nulle part. Il faut remonter loin sans doute… très en amont, jusqu’à la prime enfance… et peut-être même avant que d’être né, encore dans le ventre de la mère. Il faut dire que janvier de l’an 40, en plein hiver, juste aux portes des années noires, on ne peut pas dire que c’était le meilleur moment pour faire son entrée dans le monde. Est-ce que cela valait vraiment le coup d’en sortir de ce ventre maternel et de la rassurante tiédeur du bain amniotique ? Avouons qu’il y avait là de quoi s’interroger. Cependant, plus plausible et davantage susceptible d’en expliquer les raisons, et qui, surtout, trop tôt et beaucoup trop vite, me fit voir les choses comme il aurait mieux valu que je ne les voie pas, me revient ce souvenir : à quel moment précis se place -t-il ? Çà je ne pourrais le dire avec exactitude, sinon que c’était peu après la Libération et dans le Nord, dans la petite cité ouvrière où mon père avait été muté. Un jour où nous nous promenions en ville, lui et moi, et alors que nous arrivions à hauteur des bureaux de l’antenne locale de La Voix du Nord, mon père s’est brusquement arrêté, la scène, je la revois fort bien : à sa devanture, en vitrine, il y avait des photos… des photos qui, moi – 5 ans à peine – me laissèrent interdit. Elles montraient, ces photos, des choses dont mon regard de tout jeune enfant ne parvenait à saisir de quoi il s’agissait. C’étaient des amoncellements de choses… des choses incompréhensibles… incompréhensibles jusqu’au moment où, à regarder attentivement, je vis, je compris : ces amoncellements, ces entassements, c’était ceux de corps humains… des corps squelettiques bras et jambes entremêlés, comme figés dans un mouvement qui semblait s’être soudainement arrêté… les cuisses ouvertes parfois, avec, entre elles, quelque chose d’obscène. Et, à cet instant, même si je n’avais pas les mots pour nommer… dire ce que je ressentais… je compris que ces corps étaient ceux d’hommes, de femmes, pareils à mon père, à ma mère, à tous ces gens qui, autour de nous allaient et venaient, faisaient leurs courses, se promenaient. Et aussi – cela, je le devinais, car s’il y avait une explication, il ne pouvait y en avoir d’autres – que c’étaient d’autres hommes, comme eux, qui en avaient fait ce que j’avais là sous les yeux. J’ai senti mon père me tirer par le bras ; nous nous sommes éloignés. Mais partir c’était trop tard, c’était ne pas nous arrêter que nous aurions dû !

 

C’est une explication, mais il y en a d’autres, celle-ci, par exemple : j’ai longtemps été ce que l’on appelle un premier de la classe ; je ne le dis pas, histoire de me faire mousser, non ! bien au contraire, ayant toujours considéré ne pas y avoir grand mérite. Simplement, comme j’en avais naturellement les capacités, la chose n’exigeait pas de moi d’efforts particuliers ; et du reste, aux yeux de mon père c’était bien, mais normal, sans plus. C’est le contraire très clairement qui n’eut pas été admissible.

 

Disons que pour quelqu’un qui parcourait les Entretiens d’Épictète, ou le De la Nature d’Héraclite d’Éphèse, avec la même apparente désinvolture que lorsqu’il lisait un article de notre quotidien régional, mes relatifs succès scolaires ne devaient pas avoir de quoi le faire s’extasier. Je pouvais bien attirer sur moi le regard admiratif de beaucoup de parents au moment de la distribution des prix, en fin d’année scolaire, celui de mon géniteur et juge, en même temps qu’il replaçait les choses à leur juste niveau, provoquait en moi un vague soupçon d’inquiétude.

De là à penser en effet que je n’en faisais pas assez, que je pouvais, que je devrais, que je devais faire mieux, et donc commencer à douter, il n’y avait qu’un pas. Peut-être aurais-je dû effectivement le franchir ce pas, mais déjà, ce n’était pas si simple. Pour que cela fût possible, encore eut-il fallu, non pas tant en avoir la volonté, qu’être poussé par l’ambition, cette pulsion baroque, en forme d’ascèse qui impose de sacrifier le présent au futur, les plaisirs aux devoirs (les deux choses étant par nature difficiles à concilier) ; et cela au nom d’un projet : devenir… que sais-je ? Grand chirurgien, Grand banquier, Président-Directeur-Général d’une multinationale… voire, pourquoi pas, Président de la République. En tous cas, quelqu’un d’important donc, mais dont bien prétentieux serait celui qui peut assurer avec certitude qu’il se concrétisera jamais.

J’étais tout à fait indifférent à ce genre de préoccupation ; non par paresse, ou peur non avouable de cette violence malsaine que l’ambition à travers la confrontation aux autres provoque inévitablement ; mais parce que, plus simplement, le spectacle de ce que les jeunes ambitieux me donnaient à voir de leurs manœuvres mesquines, de leurs dérisoires manigances… leurs crocs-en-jambe, le venin mielleux de leur parole, leur gentillesse sournoise… tout cela me soulevait le cœur et me paraissait juste bon pour ces esprits formatés de naissance, les déjà bien dans le moule, les petits lèche-culs : tous ceux qui n’agissent, gonflés de narcissisme et imbus d’eux-mêmes, qu’en fonction de l’admiration qu’ils se portent et de celle qu’ils suscitent chez les autres. Et puis, surtout, avant même qu’on ne me l’ait passé au cou, je sentais l’étranglement du collier et le poids de la chaîne.

J’avais beau n’avoir que très peu vécu, dès ce moment, si le doute était déjà là, bien installé dans ma tête avec ses atermoiements à n’en plus finir, il en partageait néanmoins l’espace avec des convictions. Le doute ne les interdit pas, il n’y a pas contradiction. Bien au contraire, c’est lui qui contribue à en forger de solides, sinon, ce que l’on appelle une conviction, n’est que vulgaire entêtement d’un esprit borné, sans imagination.

Remplissant ma tâche sans qu’il m’en coûtât, et même avec une aisance certaine, si l’école, à proprement parler, ne me rebutait pas au point de l’exécrer, il n’en reste que je m’y ennuyais ferme. L’insipidité de ce qu’habituellement on me proposait me contrariait, et me contraignait, fuyant la lumière glauque de la salle de classe, sa poussière de craie et les odeurs aigres de transpiration (et d’urine parfois) de certains de mes voisins, à me réfugier au plus vite, au plus loin À la poursuite du Kaïpan pour Sept ans d’aventures au Tibet ; ou pagayant sur le fleuve Parana, aux confins du Brésil, au milieu des vols de perroquets bariolés et des cris des singes hurleurs, tandis que, pétrifié, je devinais soudain, glissant juste sous ma pirogue, ondulant à la frôler au risque de la faire chavirer, le corps d’une longueur qui n’en finissait pas, du Grand Anaconda.

 

Ces tentatives d’évasion, fatalement, étaient vouées à l’échec. La soudaine apostrophe de cette autre espèce de singe hurleur, perché là-haut sur son estrade, ou un violent coup de règle asséné sur son bureau, me ramenait sans ménagement à ma pitoyable condition de petit collégien rêvasseur. Le plus souvent, c’était par un devoir supplémentaire : la traduction d’une douzaine de vers d’une ode d’Horace, l’ode à Leuconoe, par exemple ou pire, un improbable problème d’algèbre ; à moins que ce ne fût, c’était fonction de la durée de mon absence et d’un facteur que je ne maîtrisais pas : l’humeur de mon interpellateur, son degré d’exaspération face à une indifférence un peu trop clairement affichée, quelques heures de retenue le jeudi matin, par quoi se clôturaient mes incursions in terram incognitam.

 

Ceci étant, je me soumettais à la sanction sans en éprouver le sentiment d’une particulière injustice. C’était dans l’ordre d’un certain état des choses, auquel, même si je n’y adhérais pas de gaîté de cœur, je consentais néanmoins à me soumettre. Je savais que tout à un prix ; en l’occurrence m’évader, même si ce n’était que pour quelques instants, cette évasion en avait un.

Élève, je me devais d’écouter le Maître ; n’observant pas cette règle, je commettais une faute. Dans mon esprit tout jeune, tout frais, tout meuble, la relation « faute-pénitence » était prégnante. Le travail d’intoxication des porteurs de soutanes auxquels je n’avais pu encore me soustraire y était pour beaucoup. Bien que déjà rebelle tout au fond de moi, cette rébellion – en germe seulement – ne pouvait suffire à remettre en question ce sacro-saint principe judéo-chrétien. C’était beaucoup trop tôt. J’assumais.

 

En revanche, ce que je n’assumais pas, ou mal, ce que je n’acceptais pas, c’était d’avoir à me lever à une heure que je considérais inhumaine ; de me voir contraint à m’extirper de mon lit, de devoir abandonner sa tiédeur pour sortir, l’estomac barbouillé, dans le froid d’une nuit hostile, acharnée à ne pas quitter les lieux et m’en aller, traînant des pieds, rejoindre un lieu si éloigné de l’idée que je me faisais de la vraie vie.

Cette violence abusivement intrusive, c’était là, me semblait-il, une chose qui m’apparaissait absolument contre-nature ; le signe aussi – la sensation en était en même temps confuse et précise- d’un mépris de la Société envers chacun de ceux qui la composent… cette masse terrifiante à laquelle je me voyais incorporé d’office sans que l’on m’ait posé la question de savoir si cela me convenait ou non.

 

D’entrée, je le sentais bien, j’étais face à une espèce de monstre broyeur d’individus dont il allait falloir me méfier, et avec lequel la jouer fine, pour la raison que, dans le même temps où je prenais conscience de cette réalité, il m’apparut de façon assez nette que ma vie serait une drôle de vie, pas drôle du tout à vivre si, à peine entamée, elle devait se résumer à m’encombrer la cervelle de choses aussi insipides et rebutantes que la liste exhaustive des pharaons de la énième dynastie ou celle des nombres premiers ; car, quand bien même leur ingestion ne me posait pas réellement problème, à tout ce savoir savamment raboté de façon à ce qu’aucune écharde ne vienne le perturber… à ces routes balisées de l’apprentissage laborieux, je préférais, de très loin, le vagabondage sur des chemins improbables, mais que d’instinct, je savais déboucher sur des contrées aux paysages inattendus. Sur ce point précis, je ne doutais pas, il y avait mieux à faire, beaucoup mieux : constituer, par exemple, une boîte d’entomologiste ou un herbier, collecter tous les menus trésors que la nature à ce moment recelait encore ; procéder à la dissection d’une grenouille ou d’une taupe (le ciel me pardonnera-t-il jamais les horreurs que je commettais alors pour satisfaire ma curiosité naissante) ; ou même – rien à ce moment ne me paraissait hors de portée – me lancer dans un projet de construction d’une embarcation, utopique bien sûr, mais combien révélateur de l’impérieux besoin d’un aller-simple mais libre.

 

Mais dans le même temps, parallèlement, si dans le cadre de mon environnement familial, mots et images – excluant les chiffres – se partageaient la part essentielle de mes préoccupations, toutefois c’est le regard attentionné que Georges Canguilhem (éminent philosophe), professeur de mon père en classe de rhétorique, puis son mentor jusqu’à Normal-sup et l’agrégation… c’est ce regard-là qu’il porta sur mes premières œuvres picturales qui, très tôt, me faisant privilégier le pinceau à la plume, et déterminant le tracé de mon chemin de vie, me fit, plus tard m’engager dans une voie dont je voulais croire – même si je n’ai jamais ressenti la moindre aspiration à ce que l’on appelle la réussite sociale – qu’à l’instar des maîtres du passé, il ferait peut-être de moi, même si ce devait être qu’en tout petits caractères, quelqu’un dont on retiendrait le nom.

 

 

 

 

 

 

Le 12, jeudi

 

Ô le naïf que j’étais ! mais il est vrai à bonne école. Moins soucieux de faire carrière, plus indifférent aux titres, aux rubans et aux médailles, que ne l’était mon père, un tel détachement, cela ne court pas les rues, et, moins encore ne se rencontre chez la plupart de ceux qui, pour avoir fréquenté les Grandes Écoles, en conservent d’inguérissables séquelles.

De lui, pétri de culture qu’il était, mais en même temps, tout de simplicité (quoi de plus riche et de noble quand elle s’exprime sous la forme non résignée, non contrainte, mais immanente, tout droit venue du cœur et de la raison, telle qu’était la sienne), je crois avoir retenu ce que je pense être le meilleur : non pas le mépris de l’ambition proprement dite (encore que, lorsqu’elle ne s’exerce qu’au détriment d’autrui, en écrasant l’autre sans en éprouver le moindre scrupule) réduite alors à la seule expression d’un égocentrisme exacerbé, elle ne mérite pas davantage, mais l’indifférence à son égard. Et surtout, l’indépendance d’esprit : refus de la tyrannie des conventions et des modes.

Aussi, tout pareillement, allais-je mon train, du pas circonspect, mais résolu – tout d’impatience contenue – de celui qui cherche la bonne voie. Et pour moi, cette voie, c’était celle dont j’espérais, non qu’elle me mènerait au plus haut, mais plus modestement au beau –tout du moins à ce qu’alors, en ces temps déjà lointains des quarante, cinquante ans en arrière – on pouvait encore, sans en rougir, placer sous ce vocable.

Longtemps, de loin passé le temps de l’adolescence, entré dans le vif de l’existence, je continuais à croire, en dépit d’un fond persistant de scepticisme, que le talent, le travail, la remise en question permanente de ce que l’on fait, avec le souci de toujours faire mieux, d’aller toujours plus loin – et surtout la sincérité – cela devait m’amener tôt ou tard, et tout naturellement, à me faire sortir de l’ombre. J’ignorais qu’il n’en est rien ; qu’il faut pour cela des qualités très particulières que, hélas je ne possédais pas… de celles qui font croire aux naïfs et aux imbéciles que, pour certains, leur mérite est tel, qu’il leur suffit de se présenter devant une porte, celle du succès, pour la voir s’ouvrir spontanément, sans avoir même à recourir au moindre sésame. Mais de ces qualités, auxquelles – quand bien même j’en aurais été pourvu – le rigorisme de principes érigés très tôt en règle de vie indérogeables (même si, par ailleurs l’affichage d’une certaine désinvolture les dissimulait souvent au regard) ce rigorisme me l’aurait, de toutes les façons, interdit… Ou – pour dire les choses sous une autre forme – qu’ayant choisi de conduire ma vie sur une voie… une voie qui me paraissait la seule susceptible de lui donner un sens, je n’aurais pu me résoudre bien qu’elle me contraignait à cheminer dans l’ombre de l’anonymat, à bifurquer et l’abandonner au profit d’une autre, qui celle-là, en revanche, m’aurait amené, peut-être, en pleine lumière. Mais à quel prix !

En revanche, ce que je ne savais pas, ce que j’ignorais – c’est peu à peu seulement que les choses se sont précisées – c’est à quel point la répétition des échecs, ou pire, celle des fins de non-recevoir posées a priori, pas même déguisées, pouvaient à la longue devenir une source d’in-quiétude, d’in-tranquilité, et en vous renvoyant sans cesse et sans ménagement une image négative de vous-même vous conduire peu à peu à l’aigreur quand ce n’est pas au renoncement.

Quand il y en a qui naissent bardés de certitudes, avec, d’origine, ce cuir épais de certains pachydermes qui les rend quasiment invulnérables, insensibles aux pires agressions, il y a toujours eu chez moi, et il y a encore chez celui que je suis devenu – que je l’accepte ou non : un vieux bonhomme – quelque chose de l’écorché, un permanent tiraillement entre des sentiments contraires ; mais surtout une fragilité exaspérante, une susceptibilité maladive, une sensibilité épidermique qui me font réagir à la moindre contrariété, au moindre effleurement, à tel point que j’en ressens parfois – c’est selon les jours, ou même simplement d’un moment à l’autre de la journée – une vraie douleur.

 

D’être ainsi tourmenté, on pourrait croire que cela aurait dû me conduire à me désintéresser d’à peu près tout ce qui fait l’objet de nos préoccupations ordinaires et me faire tomber, peu à peu, dans un état de déréliction. Mais à entendre ce que j’entends et voir ce que je vois, je peux bien me dire qu’au point où nous en sommes, nous ne pouvons tomber plus bas, il me reste, malgré tout, assez de curiosité et d’envie de savoir pour me faire, encore, m’intéresser – quitte à m’en indigner – à ce dont est faite l’actualité. Que ce soit, le futile, le pitoyable ou l’indécent… la désorganisation de tout et son lot de menaces, ou davantage en rapport avec mes préoccupations : l’état du petit monde de la création artistique ; ce monde, dont je fus proche, mais qui, depuis s’est vu tomber peu à peu entre les mains de marchands, de phraseurs et d’experts – experts surtout en manipulations spéculatives – et leur clientèle haut de gamme de GRANDS amateurs, GRANDS collectionneurs et leurs millions jetés à poignées au feu des enchères. Et ça, cette indécente gabegie, pour quoi ? Des Marylin(s) warholiennes, répliquées à l’infini, comme autant de produits d’une consommation prétendument culturelle, de pitoyables Jeff-Kloonneries, des infantiles gribouillages colériques de Basquiat ou, non moins affligeantes, des débilités de ce pauvre Keith Haring.

 

Mais il m’arrive aussi – il doit y avoir derrière ça, cet imbroglio, comme un besoin de fuite, ou peut-être… de décompression, de me laisser aller à des rêveries un peu bizarres, poussé alors que je me sens par l’envie de sortir de moi-même, d’aller voir – malgré ce que j’en pense ou en présume – ce qui se passe dans la tête des autres quand on essaye de se mettre ne serait-ce qu’un moment dans leur peau… tenter de ressentir ce qu’ils ressentent, chercher à comprendre pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent, agissent comme ils agissent.

Le vrai est que je finis par étouffer dans mon carcan d’interrogations. Délacer ce corset qui m’étouffe, voilà ce à quoi j’aspire… Soulever le couvercle qui pèse sur moi aussi lourdement qu’une dalle de granit… Non ! Mieux… plus que cela : m’extraire carrément de la boîte, sortir de moi-même et aller vivre une autre vie sans préjuger de ce qui en sortira, et, pourquoi pas, plusieurs ; non pas durant tout le temps que dure une vraie vie, mais celui tout au moins nécessaire pour s’en faire une idée. Et là, enfin délesté du poids de mes idées convenues et si souvent élitaires et méprisantes – parfois carrément élitistes et méprisantes – laisser libre cours à des pulsions refoulées… m’autoriser à être autre… différent… indifférent…

 

Ainsi, je me verrais assez bien, par exemple, dans la peau d’un Biker. Je roulerais en Harley Davidson ou le même genre de machine… à tout le moins un de ces engins qu’il est difficile de ne pas remarquer, tant souci du détail et de la perfection : de la pétarade de leur moteur à la clinquance de l’ensemble, et jusqu’au moindre écrou soigneusement briqué, étincelant au soleil, ou à la lumière des réverbères et des néons, la nuit, sur les parkings des discothèques… tout, absolument tout semble avoir été, pensé, conçu pour attirer l’attention, et faire que l’on ne puisse passer inaperçu.

Je serais une sorte de Black Angel. Je porterais un gilet de cuir noir à franges, avec un aigle clouté sur le dos (un peu comme dans la chanson d’Edith Piaf) d’où sortiraient mes bras nus, musculeux de Body Builder, gris de tatouages. Mes jeans seraient savamment sales, tâchés d’huile de vidange et de graisse. Je serais assis sur une large selle de skaï rouge, les jambes tendues, bien écartées, les pieds au ras du bitume, chaussés de santiags imitation croco et les bras levés très haut au-dessus de ma tête, pour atteindre les poignées du guidon. Et peut-être, irais-je même, tel Erik le Rouge, jusqu’à porter un casque à cornes !

 

Lorsque nous nous arrêterions, mes potes et moi, pour laisser nos montures fourbues reprendre haleine et nous désaltérer, elles et nous, ce serait dans d’improbables motels. Là, vidant canette sur canette, de Kroneken ou d’Heinebourg, nous draguerions, à coup de vannes salaces, en matière de préambule, avant de passer à l’acte (car nous avons su garder le sens des bonnes manières), des contrefaçons de Mae-west ou de