L'Abandon du ciel - Manuel Verlange - E-Book

L'Abandon du ciel E-Book

Manuel Verlange

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Beschreibung

Écrit d’octobre 2019 à février 2021, ce roman relate la rencontre entre Dieu et un avocat. Le Créateur de l’Univers a éprouvé le besoin de consulter pour des questions de diffamation et de droit à l’image.

À PROPOS DE L'AUTEUR

L’Abandon du ciel est le cinquième roman de Manuel Verlange, après Demain n’est pas certain (paru en mai 2020), La Haine a de beaux jours devant elle (en décembre 2019) et Pauvres de nous ! (paru en mai 2019). Ces quatre livres ont été publiés aux Éditions Encre Rouge. Un premier texte Vue sur mère, est paru en 2017. Son sixième roman La Statue du commandeur paraîtra fin 2021. Manuel Verlange a adapté pour le cinéma, avec Hervé Hiolle et Lewin, son roman Pauvres de nous !. Le film est en développement chez Happy Moon Productions.

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Manuel Verlange

L'Abandon du ciel

Du même Auteur :

Aux Éditions Encre Rouge.

Pauvres de nous ! Mai 2019.

La Haine a de beaux jours devant elle. Décembre 2019.

Demain n'est pas certain. Mai 2020.

Chez d'autres éditeurs.

Secrets de Minuit. Recueil de poèmes. (Épuisé).

Vue sur mère. Septembre 2017.

"La vie est une histoire racontée par un idiot,

pleine de bruit et de fureur, et ne signifiant rien."

William Shakespeare.

Macbeth.

"Il faudrait essayer d'être heureux,

ne serait-ce que pour donner l'exemple."

Jacques Prévert.

"All you need is love."

The Beatles.

Ce matin-là, Maître Jérôme Vialard se battait contre la machine à café, ignorant que Dieu l'appellerait au téléphone quelques minutes plus tard.

Une capsule s'était coincée avec une perversion inouïe, à l'aube d'une journée chargée, ça ne pardonnait pas. Jérôme a débranché la machine, l'a rebranchée, a introduit son doigt dans le boîtier, sans résultat. Il a soupiré, se grattant le crâne, se demandant ce qu'il avait fait pour mériter un tel acharnement contre son café du matin. Dans deux heures, le client pour lequel il devait plaider serait condamné, voilà le résultat.

 Jérôme Vialard était inscrit au barreau de Bruxelles depuis plus de quinze ans. Il avait rêvé de grandes affaires qui auraient électrisé le pays, hissé sa photo à la une de la presse, le bras vengeur de la justice jaillissant de sa toge, cerné par une forêt de journalistes. Au lieu de cela, il défendait des dossiers anorexiques. Ses clients étaient des vieux dépouillés dans des maisons de retraite, des divorces à budget réduit, et un vendeur de charcuteries et salaisons avariées. Raison pour laquelle Jérôme Vialard avait acheté une machine à café bon marché.

La porte du bureau s'est ouverte sur Clem, essoufflée, les bras chargés de courses. Elle a soupiré sous le poids de la fatalité :

⸺ Ces escaliers sont épuisants, on devrait déménager.

L'avocat a hoché la tête. En plus de la machine à café, son cabinet se trouvait au sixième sans ascenseur, les grandes affaires se traitent au rez-de-chaussée avec jardin, c'est connu.

Le premier appel de Dieu a eu lieu à dix heures. Jérôme Vialard se trouvait en consultation avec un couple qui développait un divorce. La femme a déclaré, pointant l'index sur son mari :

⸺ Je veux tout à ses torts, je suis victime d'une rupture avec effraction.

Son mari s'était introduit dans sa tablette, pour découvrir qu'elle avait une relation de type sexuel avec un collègue. Elle exigeait le divorce avec la maison et la garde des enfants.

⸺ On a pas d'enfant.

Ignorant son mari, l'épouse a déclaré qu'elle avait absolument besoin d'une pension alimentaire. À ce moment, le téléphone a sonné. Jérôme Vialard a décroché. Clem a annoncé un certain Dieu en ligne, qui insistait pour lui parler.

⸺ Je suis en plein divorce, prends ses coordonnées, je rappellerai.

Les journées de l'avocat Jérôme Vialard se déroulaient selon un rythme immuable qui embaumait l'amidon. Arrivée à huit heures à son cabinet. Examen des dossiers en buvant quatre à cinq tasses de café fort. Les consultations débutaient à neuf heures trente, jusqu'à midi trente. Ensuite, il avalait un sandwich club au café en bas, accompagné d'un verre de Côtes du Rhône. Il prenait quelques notes à même le comptoir. L'après-midi, il se rendait au palais pour plaider, puis passait au greffe avant de regagner son cabinet. Il faisait une halte au café, commandait une part de tarte aux pommes avec une boule de glace vanille, et un cappuccino. Six étages à gravir, cela nécessite des calories. Les consultations reprenaient de dix-sept à dix-neuf heures trente.

Il y avait dans cet emploi du temps huilé l'apaisement des sentiers battus. À défaut d'un destin de cimes et de vertiges, Jérôme Vialard vivait en terrain connu, en route vers une retraite paisible, avec vue sur une mort dans son sommeil, l'idéal.

⸺ Tu es d'un ennuyeux, c'est sinistre.

Son chat le fixait, gardant ses ronronnements pour lui, mais n'en pensant pas moins. Le félin avait choisi de se taire, les croquettes ont un prix.

Le mardi et le jeudi, Jérôme se rendait chez Clem pour faire l'amour après un onglet à l'échalote, elle réussissait à merveille l'onglet à l'échalote. Ils auraient voulu se voir plus souvent, seulement Clem avait yoga le lundi et Jérôme suivait des cours de krav maga le mercredi, car on ne sait jamais. Le week-end, son assistante s'investissait à titre bénévole dans un refuge pour animaux.

Le deuxième appel du Tout-Puissant a eu lieu à dix-huit heures cinq. Clem était partie en raison des horaires des trains, elle habitait Braine l'Alleud, dans la périphérie de Bruxelles. Avec deux canaris qui s'inquiétaient quand elle était en retard, elle ne pouvait pas se permettre. Dans le bureau de Jérôme, un client frissonnait d'anxiété, à la veille de son procès. Il avait braqué une bijouterie pour la Saint-Valentin, et avait perdu son portefeuille sur place, avant de s'enfuir. L'avocat était sûr d'obtenir une peine avec sursis, la distraction à ce point-là, c'est émouvant.

La sonnerie du téléphone insistait. Jérôme a fini par décrocher, après avoir soupiré.

⸺ Qu'est-ce que c'est ?

⸺ Dieu.

⸺ Dieu comment, on se connaît ?

⸺ J'ai besoin de vos services.

⸺ Les consultations ont lieu du lundi au vendredi, de neuf-heures trente à midi trente, et de dix-sept heures à dix-neuf heures trente, prenez rendez-vous avec ma secrétaire.

Il a raccroché.

Son client l'observait, pâle.

⸺ ... Pour la prison, vous êtes certain, je veux dire, je ne vais pas me retrouver en prison ?

⸺ Vous n'avez aucun antécédent, il n'y a pas eu d'acte de violence, et puis vous êtes tellement... distrait. Ces éléments jouent en votre faveur. En plus, vous avez restitué l'argent volé.

Le client a bredouillé :

⸺ Les flics étaient chez moi avant que je rentre.

⸺ La justice est sensible aux preuves de bonne volonté.

Le regard du client était chaviré, un petit animal pétri de peur. Il a balbutié :

⸺ Je suis très croyant, Maître. Je me confesse tous les jours, depuis ma faute. Je souffre de remords épouvantables, alors je prie énormément.

⸺ Excellent ! N'oubliez pas de répéter cela à l'audience, et surtout ne changez pas de tête.

Le lendemain à onze heures, un homme de petite taille, vêtu en condition sociale défavorisée, s'est présenté au cabinet. Il avait cet air timide, égaré, de ceux qui ne sont de nulle part et que tout étonne. Clem lui a souri, demandant le motif de sa visite. L'homme a répondu qu'il souhaitait un rendez-vous avec Maître Vialard.

⸺ Je consulte l'agenda. En attendant, je vous invite à remplir cette fiche pour les nouveaux clients.

L'homme a eu ce regard interrogateur, prenant le formulaire tendu par Clem.

⸺ Un problème ?...

L'homme a haussé les épaules, sans répondre. Troublée, Clem a tenté de se concentrer sur l'agenda.

⸺ Jérôme, j'ai reçu un nouveau client. Je te préviens, c'est un type bizarre, et quand je dis bizarre, je veux dire bizarre grave.

Elle tendait le formulaire. L'avocat l'a ignoré, continuant d'annoter un dossier.

⸺ Comment s'appelle-t-il ?

⸺ Dieu.

⸺ Dieu tout court, il n'a pas de prénom ?

⸺ Il ne l'a pas inscrit. Il déclare habiter à l'hôtel Amigo.

Clem s'est interrompue. Jérôme a haussé les sourcils.

⸺ Et alors ?

⸺ ... C'est notre premier client qui loge à l'Amigo, c'est quand même l'hôtel le plus prestigieux de Bruxelles.

Clem a marqué un instant de silence, avant de parcourir, ajustant ses lunettes :

⸺ Pas d'indication d'âge. Aucune profession. Au chapitre état-civil, il a écrit célibataire. Il déclare parler dix-huit langues, dont l'araméen et le sumérien. Et quand il ne séjourne pas à l'hôtel Amigo, il serait domicilié dans une île du golfe du Morbihan...

Elle a levé les yeux au ciel, sa main décrivant un arc de cercle.

⸺ ... Bonjour le mytho !

Jérôme a soupiré, continuant de consigner ses notes.

⸺ Tu ne lui as pas donné de rendez-vous, au moins ?

⸺ D'après toi ?

Les nuits de Jérôme Vialard étaient longues sans Clem. Il buvait beaucoup de café, et n'avait qu'un chat. Les phares des voitures glissaient, furtifs, derrière la ligne des stores, zébrant la chambre avant de s'enfuir. La rumeur de Bruxelles battait. Jérôme lisait tard. Des classiques. Hugo, Tolstoï, Zola, Balzac, le code civil. Il finissait par sombrer, un naufrage ordinaire à l'approche des heures pâles.

Cette nuit-là, il a coulé vers quatre heures, dans une obscurité sans mémoire.

Le lendemain, Jérôme Vialard est arrivé à son cabinet à huit heures, comme d'habitude, pour se battre avec la machine à café. Une capsule s'était coincée avec une perversion inouïe, et à l'aube d'une journée chargée, ça ne pardonnait pas. L'avocat a débranché la machine, l'a rebranchée, a introduit son doigt dans le boîtier, sans résultat. Il a soupiré, se grattant le crâne, se demandant ce qu'il avait fait pour mériter un tel acharnement contre son café du matin. Dans quelques heures, le client pour lequel il devait plaider serait condamné, voilà le résultat.

Derrière le comptoir de la réception de l'hôtel Amigo, Amal Al Kuwari n'a pas pris un air hautain lorsque Dieu a demandé s'il avait des messages, l'expérience.

⸺ Désolé, Sir.

Sans un mot, Dieu s'est dirigé vers les ascenseurs. Amal le suivait des yeux. Avec la faune d'altitude défilant dans ce palace, le réceptionniste était plus habitué aux défilés de Cartier et de Chopard qu'aux chiffonniers d'Emmaüs. Il a échangé un regard entendu avec sa collègue hollandaise.

Seul dans sa suite, Dieu s'est effondré dans un fauteuil, épuisé, faisant tourner entre ses doigts la carte de visite de l'avocat Vialard.

Derrière la baie vitrée, Bruxelles courait dans un bondissement de toits et de lumières. Le triple vitrage étouffait la rumeur de la capitale de l'Europe. Dieu a ressenti cette impression de cris étranglés dans une lumière de fête foraine, des cris fauchés dans leur course, d'une inutilité douloureuse, un effroi sans réponse.

Ces derniers temps, il avait mal à l'humanité, une souffrance qu'il avait ignorée durant des millénaires. Elle était revenue dans une inquiétude, un étonnement troublé. Dieu avait dû se rendre à l'évidence, l'humanité était une pathologie sans espoir de rémission.

Il s'est levé dans une succession de gestes lents, d'une lourdeur soucieuse. Dans la salle de bains, la lumière était crue. Dieu a reçu son visage en pleine figure, décidément il ne s'habituait pas. Le temps l'avait flétri avec une violence inouïe. Des rides profondes labouraient son front, ses joues étaient creusées, la fragilité de son cou avait quelque chose de troublant. Il se découvrait âgé, d'une impuissance qui l'a glacé.

La Fondation possédait des bureaux à Schuman, au cœur du quartier européen. Elle occupait les six derniers étages d'une tour aux vitres fumées, qui caressait douillettement le ventre du ciel.

Quand Dieu s'est présenté à l'accueil, l'hôtesse lui a souri, demandant le nom de la personne avec laquelle il avait rendez-vous. Il n'a pas répondu, examinant le hall creusé dans le marbre, décoré de plantes tropicales, d'une pièce d'eau incongrue et d'une passerelle en bois d'inspiration japonaise, menant à une succession de bureaux vitrés. Des stèles s'élevaient derrière le comptoir de l'accueil, exposant les symboles des trois principaux membres de la Fondation : une croix, une étoile de David, et un croissant avec une étoile.

Des toiles aux formats impressionnants s'alignaient dans le hall. Une peinture du Vatican avec le Pape en premier plan, bras étendus au-dessus d'une foule vibrante. Une deuxième toile montrait La Mecque, un bras de mer de croyants enroulé autour de la Kaaba. Sur la troisième, on reconnaissait le Mur des Lamentations. Des fidèles priaient, tenant des livres dans leurs mains, et glissant des messages adressés à Dieu dans les fentes des pierres laminées par le temps et le désespoir.

La réceptionniste a repris, dans un éclat de dents blanches :

⸺ Rappelez-moi avec qui vous avez rendez-vous ?

La jeune femme s'impatientait aimablement, les directives de la Fondation insistaient sur l'enthousiasme des collaborateurs. Dieu observait les représentations des trois religions, dont la Fondation gérait les intérêts. Il était pâle, souffrant d'un sentiment douloureux.

Troublée face à l'immobilité mutique de cet étrange visiteur, l'hôtesse a répété sa question, embourbée dans son sourire. Elle avait l'habitude des hommes et des femmes de pouvoir, habillés avec élégance, et qui répondaient aux questions.

⸺ Monsieur, puis-je vous aider ?...

Dieu s'est retourné, une expression dure dans le regard :

⸺ Le patron !

⸺ ... Le patron... ? Vous... souhaitez rencontrer le président de la Fondation, c'est ce que vous cherchez à me dire ?

⸺ Non, le patron, c'est moi. Allez me chercher celui qui fait office de responsable, Luc Schwartz, le petit gros qui occupe l'immense bureau du trente-huitième étage !

Un silence a succédé. Puis l'hôtesse a demandé, dans un sourire à bout de souffle :

⸺ ... Et vous avez rendez-vous ?

Jérôme Vialard écoutait avec distraction les explications de son client. Ses pensées revenaient sans cesse à ce visiteur éconduit.

⸺ ... Maître, ce que je vous dis vous intéresse ? Je vous rappelle que je suis accusé d'avoir détourné un million huit cent mille euros des caisses d'une association humanitaire !

⸺ Vous avez bien fait.

... S'appeler Dieu, un accablement du sort, ça ne devait pas être facile de sortir tous les jours avec ce patronyme sur le dos.

Ce matin, Jérôme s'était levé très tôt, mû par une curiosité à la fois confuse et impérieuse. Il avait allumé son ordinateur et tapé le patronyme Dieu sur Google. L'avocat avait été terrassé face au nombre d'individus n'ayant pas hésité à s'appeler Dieu. 169.432 êtres humains portaient le fardeau de ce patronyme, selon Internet, une inconscience d'une rare multiplication.

Jérôme a fini par lever les yeux vers son client :

⸺ ... Excusez-moi, vous disiez ?

L'auteur du détournement de fonds humanitaires avait quitté le bureau. La chaise qu'il occupait était vide, la porte ouverte. Sur le seuil, Clem observait l'avocat, regard furieux par-dessus ses lunettes.

Le président de la Fondation, Luc Schwartz, sentait les gouttes de sueur rouler sur ses tempes. Il a tenté un sourire, une seconde nature.

⸺ Vous avez une mine resplendissante, on ne vous donnerait jamais votre âge.

Le président a rougi, crispé. D'un ton précipité, il a proposé un café. Schwartz était rompu aux négociations, aux entretiens à haut niveau, aux réunions au sommet, mais ce jour-là, son visiteur était le sommet. Dieu en personne dans son bureau.

Il a bredouillé :

⸺ ... On ne vous attendait pas...

⸺ C'est bien ça le problème.

Après sept jours d'un travail herculéen, Dieu avait remis les clefs du chantier à l'humanité, et annoncé qu'il prenait sa retraite, au revoir, continuez sans moi.

Il avait eu l'idée de plusieurs religions, l'homme appréciant la variété. Dieu avait chargé Saint Michel de créer une fondation, afin d'encadrer son œuvre, l'archange avait étudié le droit avant de terrasser le dragon.

Le Tout-Puissant s'était installé dans une île du Morbihan, à l'abri des regards. À plusieurs reprises, Saint Michel l'avait alerté sur les agissements de Dieu-le-Père, d'Allah et de Jéhovah. Balayant ces avertissements d'un revers divin de la main, Dieu avait rétorqué que le rôle de la Fondation était de les surveiller, elle n'avait qu'à faire son travail. Il avait ajouté qu'après la semaine de bagnard qu'il s'était tapée, il souffrait de pénibilité.

⸺ Je rappelle que j'ai créé l'univers, et l'être humain par-dessus le marché, alors repousser l'âge de la retraite, faut pas pousser !

Dieu s'était retourné, empoignant sa canne à pêche, avant de lâcher, cinglant :

⸺ Prends soin de l'humanité et fous-moi la paix !

Les dieux s'étaient choisis des noms, afin de poursuivre l'œuvre du Tout-Puissant : Allah, Jéhovah et Dieu.

⸺ ... Dieu ?

⸺ Dieu.

⸺ ... Ah mais ça ne va pas, ça ne va pas du tout !

Saint Michel avait envoyé une note au président de la Fondation : il marquait son accord pour les deux premiers noms, mais s'opposait à ce que le Chrétien se fasse appeler Dieu, c'était déjà pris. Il avait dû se battre pour que la Fondation obtienne un changement de patronyme.

⸺ Il y a risque grave de confusion, on court à l'amalgame !

Saint Michel avait déclaré que le chef de la chrétienté souffrait d'un complexe de divinité supérieure, exigeant la première marche du podium sinon rien.

La guerre des noms avait duré une longueur d'évangiles, pour finir par un armistice : Dieu se résignait à prendre le nom de "Dieu-le-Père".

Avant de signer, Saint Michel avait examiné le document jusque dans les petites lignes. Il était reparti dans le Morbihan informer Dieu qui lui avait répondu, pressé :

⸺ Faisons comme ça, je te laisse, j'ai prévu une sortie en mer.

La Fondation assurait au concept de Dieu un succès renouvelé depuis plusieurs milliers d'années. Le nom du Tout-Puissant était prononcé des millions de fois chaque jour, il ne quittait jamais la Une des médias. Des bâtiments à sa dévotion s'élevaient sur toute la surface de la planète. Certains appartenaient au patrimoine culturel des plus grands pays. Un jour par semaine était réservé à son culte. Des millions d'employés, de collaborateurs extérieurs, et une armée de bénévoles se dévouaient à servir le concept. Dieu était plus connu qu'aucune personnalité avant lui, il avait signé les plus grosses ventes jamais enregistrées en librairie, un phénomène mondial de l'édition.

Quelle entreprise internationale pouvait se targuer d'un tel succès ? Aucun empire ne lui arrivait à la cheville. Les plus grandes sociétés battaient des ailes dans des bourdonnements d'insectes. Avec sa Fondation implantée dans cent quatre-vingt-dix-sept pays, Dieu marquait la différence entre le soleil et des éternuements de météorite.

Après un long séjour à Jérusalem, Dieu avait élu domicile sur une île du Morbihan. Il vivait enveloppé dans une solitude étanche, entouré d'une mer tenant à l'écart les importuns. Il avait choisi une villa enfouie sous les pins maritimes, surplombant une plage enfoncée dans les rochers à coup d'érosion, sans connexion internet ni fibre optique, et aucune parabole.

Les premiers temps, la rumeur avait couru qu'une célébrité s'était installée dans cette villa. Les îliens du voisinage avaient bâti des hypothèses de rock star, de grand écrivain, de sportif ou de producteur de cinéma, mais personne n'avait songé à Dieu, les voisins ne pensent pas à des hauteurs pareilles.

Durant les derniers millénaires, Dieu avait dormi, épuisé par la construction du monde qui ne s'était pas fait en un jour. Chaque matin, il s'installait pour pêcher, fixant l'océan en chassant ces questions qui s'entêtaient à revenir, ainsi que des vagues. Il partait en mer, sentir la force du vent qu'il avait créé, le visage battu d'embruns, mais peut-être étaient-ce des larmes silencieuses qui fuyaient ?

Dieu s'imprégnait de la beauté grandiose de l'Atlantique et de ses îles. Parfois, il pêchait une dorade, il l'accommodait avec une carotte, du citron et du fenouil.

A d'autres moments, il s'étendait durant d'interminables heures sur la terrasse, admirant le soleil dont il était fier, une de ses plus belles réussites. Lorsque le risque de narcissisme le troublait, il fermait les yeux, personne n'est parfait.

Le vent ainsi que l'infini du ciel agissaient à la manière d'une touffeur endormante. L'humanité ne représentait qu'un chapitre, un grain de sable dans l'infini, même si elle pensait être seule au monde et d'une importance capitale. Dieu n'avait pas que l'homme à s'occuper. Pourtant, cette étrange créature prenait une place particulière dans son œuvre, un enfant difficile, capricieux, exigeant tout, à la fois bouleversant, irrésistible et désespérant.

Il s'interrogeait sur cette variété brillante et consternante.

Sa retraite divine aurait pu être longue, une éternité bien méritée, dans la torpeur, jusqu'à ce que cet hélicoptère atterrisse sur son île. Un grand type en était descendu, portant des lunettes de soleil, enveloppé d'un manteau noir qui lui tombait jusqu'aux mollets. Dans le vrombissement des pales, Dieu avait compris que son repos venait de prendre fin. Cette visite, il avait toujours su qu'elle arriverait, il la redoutait, s'efforçait de l'oublier. Aujourd'hui, elle tombait mal, il avait préparé une marinade pour une daurade royale, avec du muscadet sur lie, des oignons, du basilic et un bouquet garni.

⸺ Prenez mon bureau, il n'est pas très grand mais on va se serrer.

Luc Schwartz s'est effacé pour laisser entrer Dieu. Il souriait, la racine des cheveux perlant de sueur et les tempes luisantes. Le bureau devait mesurer dans les cent-cinquante mètres carrés, mais à la guerre comme à la guerre. Dans un tourbillon d'aluminium et de verre, il donnait sur Bruxelles, sans rien pour freiner le regard. Canapés moelleux, tapis profonds, étagères de verre exposant des objets d'art d'un raffinement exquis. Des toiles de maîtres. Plusieurs bibliothèques aux reliures anciennes prétentieuses. Au centre du bureau, une réplique très réussie de la fontaine de Trevi.

Dieu s'est avancé, mains derrière le dos, dans un mélange de stupeur et d'indignation dissimulées sous une froideur apparente. Le train de vie de la Fondation n'était pas une surprise, seulement il ne s'en était pas occupé jusqu'à présent, à la manière d'une pièce de la maison recélant des richesses obscènes, et dont il ne franchissait plus le seuil, par oubli ou désintéressement.

Dans le silence embarrassé de Schwartz, Dieu observait Bruxelles dérouler son tumulte jusqu'à l'Atomium, la tour Proximus et la basilique de Koekelberg. Il demeurait chevillé dans des interrogations dévastées.

Après s'être raclé la gorge, Luc Schwartz s'est enfoncé dans une démangeaison de gêne, une grimace accrochée à ses lèvres, pâle reflet d'un sourire à deux doigts de se jeter dans le vide.

Le président de la Fondation était vêtu d'un costume trois-pièces de coupe anglaise, à l'intérieur duquel il trempait comme dans une étuve. Dieu venait de débarquer et personne ne l'avait averti ! A chaque minute, la Fondation était informée ce qui se passait dans le monde, et pas un seul de ses services n'avait été capable de l'informer que le patron déboulait ? Cela ne se faisait pas de se pointer comme cela, sans prévenir, même en cas de grand patron ! Luc Schwartz a fermé les yeux, s'essuyant le front dans une rage sourde. Des têtes allaient tomber.

Trempé sous un sourire à verse, il a déclaré :

⸺ ... Je suis infiniment heureux de votre retour, Seigneur, vous auriez dû prévenir, j'aurais préparé votre venue.

⸺ C'était prévu pour l'Apocalypse, en principe. J'ai pris de l'avance.

De nouveau, le silence a pesé. Le président de la Fondation s'accrochait au garde-fou pour éviter une chute vertigineuse Il s'apprêtait à proposer des boissons, lorsque Dieu l'a interrompu :

⸺ Sortez-moi les livres des mille dernières années, et apportez-moi le dossier complet de cet avocat.

Il tendait la carte de visite de Jérôme Vialard.

Chaque dimanche, Jérôme allait déjeuner chez sa mère. Marie Vialard logeait dans un appartement de deux pièces, non loin de l'avenue Louise, à Ixelles. Elle touchait une petite retraite, mais n'avait que peu de besoins. Elle avait toujours vécu seule, élevé son fils sans l'aide de personne, détestant l'idée de devoir quelque chose à quelqu'un.

⸺ Clem n'est pas venue avec toi ?

⸺ C'est le week-end, elle travaille au refuge.

⸺ ... Évidemment, si les teckels passent avant toi...

⸺ Maman !

Marie a soupiré, essorant la salade. Jérôme mettait la table.

⸺ Pas ces assiettes, prends celles en porcelaine avec les fleurs, c'est dimanche.

Le dimanche, il y avait moins de circulation dans la rue, Marie dormait plus tard, mettait de la musique classique. Elle ajustait la nappe blanche en dentelle, et cuisinait. Plusieurs fois dans la matinée, elle consultait l'horloge kitch, celle avec les angelots, qui trônait sur le buffet. Son fils arrivait à midi trente, invariablement. Elle suivait la courbe de l'heure en épluchant les oignons dans un flot de larmes.

Dans la salle à manger, il n'y avait que des photos de Jérôme, à tous les âges. Aucune photo d'aucun mari, et presque pas de photos de Marie. Le buffet était vitré, exposant des assiettes en porcelaine, et des tasses à café. Il y avait une table ronde près de la fenêtre, quatre chaises, avec un bouquet de fleurs séchées.

Marie Vialard se souvenait de chaque rentrée scolaire, lorsque Jérôme déposait devant elle la fiche de renseignements à compléter, dans un silence lourd de questions. Toujours cette même question : nom du père.

⸺ Mets le mien.

Jérôme soupirait, puis s'appliquait à inscrire le nom, Vialard, Marie, cela n'apaisait pas les interrogations, mais le formulaire scolaire était rempli.

Chaque dimanche, Marie cuisinait un poulet grillé au four, avec des pommes de terre rissolées et des oignons. Elle ajoutait des gousses d'ail dans le plat, qui confisaient à la cuisson. Elle débouchait une bouteille de Côtes-du-Rhône, le vin préféré de Jérôme, et disposait sa serviette près de son assiette, dans un anneau gravé à son prénom. A chaque fois, elle demandait comment s'était passée sa semaine, s'il avait de nouveaux clients, et quand est-ce qu'il épouserait Clem.

⸺ Maman !

⸺ C'est quand même mieux quand c'est officiel.

⸺ Depuis quand la famille te préoccupe ?

Marie se refermait dans le silence. Elle vivait avec un chat, un matou tigré, au titre d'être humain quotidien. Elle avait besoin de cette boule de poils ronronnante, qui bâillait en la regardant de ses yeux verts, toujours au seuil de l'endormissement.

Dans les hautes sphères de la religion, le retour de Dieu a fait l'effet d'une bombe. Son nom demeurait plus présent que jamais, mais tout le monde avait oublié qui il était vraiment. A force de symboles inscrits dans une présence quotidienne, l'image de Dieu s'était couverte d'une sorte de brume.

Au téléphone, Allah s'est énervé :

⸺ C'est quoi cette histoire, Schwartz ? Le vieux ne s'occupe que de lui depuis une éternité, pourquoi serait-il revenu ?

Allah a levé les yeux au ciel, avant de couper la communication sans attendre de réponse. Ce jour-là, il jouait au golf à Dubaï, et s'est efforcé de se concentrer sur un coup long particulièrement délicat. Un soleil indéboulonnable restait vissé dans un ciel sans nuages.

Derrière Allah dont les traits s'étaient figés, Mahomet a passé une main anxieuse sur son visage. Appuyé à la voiturette électrique, il observait le gazon irréprochable qui se déroulait jusqu'à la ligne ocre du désert. Un silence pesant régnait. Clignant des yeux dans la lumière vive, dents serrées, Allah évaluait la distance qui le séparait du trou, ainsi que la force à appliquer à la projection.

Mahomet a frissonné dans la chaleur vibrante. Allah passait son temps à jouer au golf, à nager dans sa piscine de Riyad, ou étendu paresseusement sur son yacht, au large de l'Indonésie. En bon numéro deux, il dirigeait la maison, protégeant le Guide Suprême du stress de la charge écrasante de l'islam.

Il a soupiré. Une sueur froide coulait le long de ses tempes. Il a fermé les yeux.

Allah s'est déhanché, projetant la balle avec une force inouïe. Elle est montée vers le ciel pour disparaître la seconde suivante dans l'étang artificiel.

⸺ Merde !

Il a jeté son club, furieux, avant de se retourner vers Mahomet. Le Prophète a baissé les yeux.

⸺ File voir Schwartz, je veux savoir ce qui se trame derrière le retour du vieux !

Sombre, il s'est installé au volant de la voiturette. D'une voix grave, presque menaçante, il a ajouté :

⸺ ... Il va fourrer le nez dans nos affaires, ce n'est jamais bon. Maho, l'islam, ça va ? Tu ne me caches rien ?

Allah observait son assistant d'un regard froid, tendu. Cela a duré un pan d'éternité. Mahomet se sentait à l'intérieur d'un étau. Allah a écrasé l'accélérateur, la voiturette a dévalé la pelouse irréprochable, abandonnant le Prophète seul, désemparé, au milieu du golf.

L'islam était devenu une religion tentaculaire, aux branches innombrables. Ces deux cents dernières années, il avait connu une croissance fulgurante. Aucune autre religion n'affichait de tels résultats à l'international. L'Étoile et le Croissant avaient longtemps végété. Mahomet avait compris l'importance des techniques de marketing et de communication. Il avait étudié dans les meilleures écoles d'Europe et des États-Unis. Durant de longues années, il avait analysé le marché, décortiquant le fonctionnement de la concurrence, voyageant sans relâche entre La Mecque, Rome et Jérusalem, et se réfugiant dans un temple bouddhiste au Tibet, car il n'y avait que chez le Dalaï-lama qu'il parvenait à prendre du recul.

⸺ Travaille ton détachement, Maho, sinon tu ne vas pas tenir.

Le Dalaï-lama s'était assis auprès de lui, déposant une théière fumante sur une table basse. Il s'inquiétait de ce rythme effréné qui avalait Mahomet dans une aspiration de trou noir. Derrière eux s'élevait un Himalaya de cimes et de neiges éternelles, un panorama céleste à la hauteur.

⸺ Prends du champ. Retrouve-toi. Redoute la course à la réussite. Tu fonces droit sur l'accident cardio-vasculaire, Maho ! Est-ce qu'au moins Allah se rend compte de ce que tu fais ?

Il y avait eu un silence.

⸺ Il joue au golf,

Le Dalaï-lama avait soupiré. La contemplation des montagnes l'apaisait, une telle quantité de neige immaculée rendait l'espoir possible, l'inaccessible, il n'y a que ça de vrai. De nouveau, le silence avait succédé, pétrissant chaque seconde.

⸺ Pourquoi tu te défonces à ce point-là ?

⸺ ... Le risque de disparition du religieux, ça m'angoisse. Chaque jour, on perd du terrain face à Facebook, Twitter et Instagram. Apple parle à notre jeunesse, avec Samsung et Nike, comment veux-tu rivaliser ? Je suis obligé de frapper fort, sinon Allah passera à la trappe.

Il avait marqué un instant de silence, avant de reprendre, sombre :

⸺ Les Mayas ont disparu pour moins que ça. Les Incas aussi. Sans parler de l'Égypte des pharaons. Pourtant, ils tenaient un bon début de religion, avec le soleil, des pyramides, et des divinités en or massif.

Une lueur effrayée blessait le regard de Mahomet.

⸺ ... Les statues de l'île de Pâques m'angoissent, on ne sait pas ce qu'elles regardent...

Après une poignée de silence, il avait ajouté :

⸺ Je me réveille la nuit avec des visions de mosquées prises d'assaut par des touristes en shorts, nombrils tatoués à l'air, multipliant les selfies, l'horreur !

⸺ Calme-toi...

⸺ Oh toi, évidemment, c'est zen à tous les étages ! Est-ce que tu te rends compte du risque de disparition ? Allah contre le dernier iPhone, la lutte est inégale. Toi, tu lévites en attendant que ça passe, trois grains de riz, dix minutes de méditation par jour avec les doigts de pied en éventail, et c'est la sérénité assurée. Je vais te   dire : cool à ce point-là, ça frise le blasphème !

⸺ Reprends une tasse de thé, ça t'évitera de dire des imbécillités.

⸺ La vie est belle, tes bouddhistes n'ont qu'à se raser le crâne, enfiler leurs robes rouges et jaune, et jouer du gong. Nous, on a des mosquées à remplir, c'est une autre paire de babouches !

Le Dalaï-lama n'avait pas pris ombrage des propos de Mahomet, la colère créé la colère, et la colère est source de toute douleur. Il cherchait à apaiser le Prophète survolté. L'islam était en plein boum. Maho ne savait plus où donner du Coran, avec menace de burnout.

Le Prophète avait passé le reste de l'après-midi à déchiffrer la ligne fracturée des sommets enneigés, dans un silence hanté d'interrogations. Face à cette immensité glaciale qui s'attaquait au ciel, Mahomet s'interrogeait sur l'avenir de son islam.

Mahomet fréquentait Davos et les sommets des chefs d'États. Sans cadre politique, l'islam se serait essoufflé en manifestations folkloriques. Le Prophète l'avait compris, fondant la République Islamique d'Iran, libérant les croyants du joug hindouiste en créant le Pakistan, et soutenant l'Arabie saoudite qui éclairait le monde musulman avec des lampes à pétrole. Une entreprise titanesque, même avec des moyens de Prophète.

L'Indonésie faisait partie des pays éclairés par Allah, ainsi que le Bangladesh et une liste d'autres nations élues. Cette expansion croissait en flèche suite aux efforts acharnés de Mahomet.

Le Prophète avait développé des réseaux, une activité de lobby, les circuits nécessaires pour hisser l'islam à la tête d'États puissants. Il assurait la pérennité d'Allah, sa vie, son œuvre. Mahomet ne reculait devant aucun déplacement, aucune réunion, aucun colloque ou célébration, se dépensant sans compter, l'islam était à ce prix.

Le matin, il avalait des antidépresseurs avec du thé brûlant. Ses journées se succédaient à un rythme infernal. La lumière du Croissant illuminait le monde dès le petit déjeuner, la religion appartient à ceux qui se lèvent tôt.

La santé du Prophète avait des limites. Les retraites himalayennes chez le Dalaï-lama ne suffisaient plus, le whisky n'en parlons pas, Mahomet avait des principes religieux, sa foi n'était pas compatible avec l'alcool. Il lui arrivait de s'effondrer de sommeil dans un avion ou sur le tapis d'une mosquée. Il s'enfouissait des heures dans un abrutissement de désert.

D'une religion de seconde zone, recluse dans des pays sous-développés, Mahomet avait érigé l'islam en croyance internationale de premier plan. Il avait réveillé ses valeurs ancestrales, pour les inscrire dans le monde moderne. Aujourd'hui, la foi d'Allah touchait de plus en plus de croyants, inspirant la force de la vérité et la fierté.

Fin stratège, le Prophète avait semé ce développement dans deux terreaux alternatifs de la foi, celui du désespoir et celui de l'espoir. Le désespoir resserrait les liens des fidèles avec Allah, et l'espoir les maintenait dans la croyance du paradis pour plus tard, lieu de plaisir infini avec soixante-douze vierges.

La recette avait fait ses preuves. Avec une promesse pareille, Mahomet allait faire exploser le nombre de croyants.

⸺ Un autre café ?

⸺ Oui, merci.

Jérôme a souri à Tadeusz, le patron du bistrot, avant de se replonger dans l'étude d'un dossier, une affaire de violence conjugale. Lorsqu'il s'agit de défendre l'indéfendable.

⸺ Vous croyez dans la prière, Tadeusz ?

Le patron du bistrot a levé les yeux au ciel, une coutume polonaise. Sans répondre, il a continué d'essuyer les verres. Jérôme Vialard a ouvert un autre dossier : un jeune leucémique arrêté pour trafic de drogue dans le hall d'entrée de l'hôpital de la Salpêtrière. Dans l'affaire suivante, une fillette de sept ans avait été écrasée par un chauffard. L'avocat a soupiré sous un poids de vie quotidienne.

⸺ Je peux m'asseoir ?

Vialard a levé les yeux. Un homme de petite taille le fixait d'un regard pénétrant. Sans attendre de réponse, il a tiré la chaise pour s'asseoir. Il ne semblait pas avoir d'âge et était habillé sans signe extérieur.

⸺ Si c'est pour une consultation, le cabinet est au-dessus, voyez avec ma secrétaire.

Agacé, Jérôme Vialard a rangé ses dossiers dans sa serviette.

⸺ Restez assis.

⸺ ... Pardon ?

⸺ Je m'appelle Dieu, et j'ai besoin de savoir si je peux compter sur vous ?

Le Pape s'est retourné avec ce sentiment que la vue splendide depuis la terrasse de Castel Gandolfo ne serait plus jamais la même.

Le camerlingue a repris, tendu :

⸺ Les derniers chiffres viennent de tomber, votre Sainteté.

Il s'est raclé la gorge avant de poursuivre :

⸺ Baisse du nombre des fidèles. Baisse des vocations. Baisse du nombre des sacrements. Baisse des recettes. Baisse d'audience. C'est l'hémorragie.

Le camerlingue a rajusté ses lunettes, rougissant.

⸺ Tu n'aurais pas une augmentation de quelque chose, camerlingue, même une toute petite ?

⸺ Le nombre des apostasies est en hausse, et aussi celle des actions en justice pour pédophilie.

Le camerlingue s'est tu, écarlate. Le Pape le dévisageait. Son collaborateur avait décidé de lui ruiner la santé, déjà qu'il souffrait d'un ulcère à l'estomac. La vue magnifique depuis la terrasse n'était plus qu'un souvenir. Le Pape se sentait victime d'une solitude de destruction massive, un chemin de croix.

⸺ ... Parfois, j'ai besoin des secours de la religion.

Il a soupiré. Le catholicisme n'était plus ce qu'il avait été, le Pape se demandait à quel moment cela avait dérapé. Longtemps, la croix avait éclairé le monde, apportant la civilisation et les valeurs chrétiennes jusque dans les désert les plus reculés. Le Pape s'était dépensé sans compter pour convertir les peuples barbares, leur apprenant l'humanité et le progrès, depuis les premières croisades jusqu'à nos jours.

⸺ Les Africains nous lâchent aussi ?

Le camerlingue a hoché la tête.

⸺ Après tout ce que l'Église a fait pour eux, quelle ingratitude ! On n'a pas lésiné sur les missionnaires pour les sortir de leurs huttes en paille, il n'y a pas longtemps, ils dansaient encore pour faire tomber la pluie, et voilà comment ils nous remercient ?

Le Pape arpentait la salle richement décorée dans le cadre des vœux de pauvreté. Il était à la fois sombre et bouillait d'une colère vaticane, une chapelle Sixtine de nuages noirs. L'Église avait senti la chute s'accélérer dès la révolution française, et plus tard en octobre 17 et dans la Chine du Grand Timonier, mais qui aurait pu prévoir un tel gouffre ?

Il s'est immobilisé, une douleur au ventre, elle ne le quittait plus depuis des mois.

⸺ Et les pauvres, on peut compter sur eux, quand même ?

Le camerlingue a expliqué que de plus en plus de pauvres sombraient dans la laïcité, l'Église avait tout essayé, mais la désertion gagnait du terrain. Après tant d'Abbé Pierre, de Petites Sœurs des Pauvres, de Mère Teresa et de Secours Catholique, il y avait de quoi être aigri.

Le Souverain pontife s'est appuyé à une colonne de marbre, en mode Mon Dieu pourquoi nous as-tu abandonnés ? Il se sentait impuissant dans sa soutane d'un blanc immaculé. Il a murmuré, dévasté :

⸺ À ce stade, je ne vois pas ce qui pourrait encore nous tomber sur la mitre.

Le camerlingue a avalé sa salive, cramoisi. Le Pape s'est tourné vers lui, yeux plissés. Après un instant de silence, le camerlingue a   bégayé :

⸺ ... Luc Schwartz a téléphoné, j'allais vous en parler, votre Sainteté...

Le grand type avec des lunettes de soleil, enveloppé dans un long manteau noir, s'était approché de Dieu dans la poussière soulevée par l'hélico.

Un bouquet de pins maritimes entourait la villa. Plus loin s'étendait une lande d'herbe rase, et puis c'était la mer avec quelques îles égrenées. L'hélicoptère avait repris son envol après une rotation, couchant les genêts, agitant les branches des pins, il s'était élevé dans les gifles des pales. Le soleil jouait dans une succession d'ombres. Sur la terrasse de la villa, Dieu s'était immobilisé au-dessus de la marinade, son moulin à poivre à la main.

⸺ Qu'est-ce que tu viens foutre ici, Saint Michel, une passion subite pour la Bretagne ?

Dieu le fixait d'un regard de reproches. Ce sentiment s'imposait, la vue apaisante depuis la terrasse de sa villa ne serait plus jamais la même.

⸺ La dernière fois que tu es venu me voir, c'était à cause de ce génocide de Juifs, la...

⸺ La Shoah. Et tu n'as rien fait.

⸺ C'est faux. J'en ai recyclé plein aux États-Unis, et j'ai créé l'État d'Israël. Pour ce que ça m'a rapporté...

Dieu avait soupiré, lâchant le bouquet garni dans la marinade. Il aimait la dorade avec du gros sel de Guérande, du citron et du muscadet. Il ajoutait du cognac et un doigt de pastis, une touche personnelle.

Il contemplait le plat, abattu, victime d'un vice de forme qui remontait aux origines...

⸺ C'est quoi, cette fois-ci ? J'espère que tu ne viens pas m'emmerder pour un autre génocide arménien, un massacre en Bosnie, ou une guerre du Golfe ? Je te rappelle que j'ai créé l'homme libre, il n'a qu'à continuer à être libre et à me foutre la paix.

L'archange s'était immobilisé. L'air était saturé d'iode, et le ciel d'un bleu de doute. Sans attendre de réponse, Dieu s'était mis à trancher de l'ail avec des gestes saccadés. La dernière fois que l'archange était venu le voir, il habitait en montagne, à quelques flocons du Mont Blanc. À cette époque, il croyait encore dans les hauteurs, il avait dû déménager.

Certaines visites brisent définitivement l'éternité.

L'idée de l'homme était venue à Dieu par une après-midi où il s'ennuyait, et il avait passé une éternité à le regretter.

Au commencement, il n'avait pas pensé à mal, un créateur se doit de créer, une question de fonction, c'est le vocabulaire qui exige cela. Il avait agi dans un élan de poésie. Le décor avait besoin d'animation, le spectacle vivant, il n'y a que ça de vrai. Dieu avait inventé le vent dans les branches, en 3D, la pluie qui crépitait, ensuite il avait créé les océans avec les vagues qu'il avait trouvées formidables, un concept d'avenir. Puis était née la neige. Le besoin de quelque chose de frais, d'immaculé. La neige permettait de repeindre la terre en hiver, un vrai renouveau. Au-dessus de l'ensemble, il avait accroché le soleil, pensant que l'homme aurait besoin de lumière, et puis cela créait cette sensation de chaud-froid que Dieu appréciait en cuisine.

C'est là que l'homme était arrivé, par accident, comme toutes les grandes inventions. Se retournant, Dieu avait découvert son ombre qui s'agitait en tentant de l'imiter, il l'avait trouvée émouvante.

L'avocat Jérôme Vialard s'est assis, laissant la porte de son cabinet ouverte. De retour d'heure de table, Clem a vanté le poulet sauce aigre-douce du chinois Wang :

⸺ Le meilleur rapport qualité/prix de Bruxelles. Tu devrais essayer.

Entrant dans le bureau, elle s'est immobilisée. Dieu était assis face à Jérôme. L'avocat a fait les présentations. Clem a répondu, cinglante :

⸺ ... Comme ça, vous avez arraché un rendez-vous ?

Elle fusillait Jérôme du regard.

⸺ Si je sers à quelque chose, n'hésite pas à me le dire, c'est agréable de se sentir utile.

Elle s'est retournée sans ajouter un mot. Jérôme Vialard s'est excusé auprès de Dieu, avant de rejoindre Clem dans son bureau.

⸺ On a Dieu comme client dans ce cabinet, quand même !

⸺ J'aurais préféré Georges Clooney, mais mon avis ne compte pas !

Elle a conclu, tranchante :

⸺ J'ai du travail.

Mahomet est sorti sur la terrasse de sa villa. Assoiffé de tranquillité, il habitait une oasis pelotonnée au pied d'une vague de dunes. Le désert ocre et brûlant soupirait derrière des palmiers bercés d'un vent qui asséchait la gorge. Ici, Mahomet croisait encore des chameaux, et ébouriffait les cheveux des enfants qui jouaient sur le sable fauve. Pour le moment, l'oasis n'entrait pas dans le champ de mire des promoteurs qataris, de Dubaï ou d'Oman. La nature conservait sa place à l'écart du saccage des troupeaux de Lamborghini.

Il a achevé sa cigarette pour en allumer aussitôt une autre. Mahomet fumait trois paquets par jour, le stress de la fonction. Il était dévasté, sentant Allah l'abandonner.

De nouveau, il l'a appelé sur son portable.

⸺ On doit se parler, c'est important.

⸺ Plus tard. J'ai une soirée du Rotary islamique, puis je saute dans un jet pour Jakarta. Je prends livraison de mon nouveau yacht. Rappelle-moi quand je serai en mer.

Avant de raccrocher, Allah a déclaré :

⸺ Tu as ma confiance, Maho, continue.

La communication a été coupée. Mahomet a soupiré. Allah lui abandonnait l'islam sur le dos, sous des prétextes de Rotary et de yacht. Le Guide Suprême lui accordait sa bénédiction, et après lui le déluge. Tandis que son dieu pratiquait le ski nautique en compagnie de relations milliardaires, la religion musulmane connaissait une expansion au-delà de toute espérance. Mahomet se sentait aussi seul qu'un chameau, avec une religion à tenir dans un marché hautement concurrentiel.

Il a ouvert un nouveau paquet de cigarettes. Le Prophète avait étudié en profondeur d'autres entreprises tutoyant les sommets, afin d'apprendre comment elles géraient leurs filiales. L'islam se constituait d'une myriade de mouvances, chiites, sunnites originaux ou à tendance salafiste ou wahhabiste. Il affichait une présence sur tous les continents. Des imans interprétaient le Coran selon les besoins, une sorte d'Allah à la carte. Mahomet n'avait pas ménagé ses efforts pour la pénétration de la religion musulmane sur le marché. Le nombre de fidèles avait explosé, particulièrement en Europe occidentale où l'islam n'était pas une religion du terroir. Mahomet devait gérer cette croissance en faisant des concessions, le développement musulman était à ce prix.

Un vent tiède s'est levé, transportant de la poussière. L'eau bleue de la piscine clapotait. Les branches des palmiers s'agitaient. Mahomet s'est dit qu'il y avait une sorte de perfection dans ce mouvement, quelque chose d'inaccessible.

Allah se voilait la face,tenant à se réjouir des résultats vertigineux de son empire. Le croissant dévorait des étendues de ciel. La religion musulmane totalisait 1,8 milliard de membres dans le monde, soit environ 24% de part de marché.

Mahomet souffrait de cette charge sur ses épaules. Depuis des années, l'accablement ne le quittait plus. Il devait vivre avec ce poids, on ne hisse pas une religion au sommet sans casser des œufs. Il s'est rallumé une cigarette, gobant un Valdoxan.

Le Prophète s'était renseigné chez Google, Facebook et Amazon. Il avait examiné à la loupe la stratégie de Coca-Cola, une entreprise virtuose en pénétration de masse.