Portrait de ma mère en fuite - Manuel Verlange - E-Book

Portrait de ma mère en fuite E-Book

Manuel Verlange

0,0

Beschreibung

Quand la mer se retire, elle abandonne dans le creux des vagues ces murmures qui vous poursuivent à jamais…
J’ai eu deux mères, une en basse saison et l’autre en haute saison. Je suis le fruit multiple d’une fuite silencieuse et d’un désir violent d’enfant. En quelque sorte, l’une m’a poussé du haut de l’arbre afin de pouvoir s’envoler, et l’autre s’est précipitée avant que je m’écrase au sol. Je suis tombé, mais par amour, sans me faire mal apparemment…
Ce livre raconte l’histoire d’un vol à voile entre un abandon et une étreinte.


À PROPOS DE L'AUTEUR


L'auteur a passé son enfance à Nantes, France. Très tôt, il marque une orientation vers la littérature. Celle-ci se renforcera avec les années. Férue de lettres et d'écriture, auteure de poésies, sa mère le confortera dans cette voie. Après ses études, il part enseigner la langue française à Tokyo, puis en Belgique. Il vit aujourd'hui près de Bruxelles, où il travaille à l'écriture de ses romans
Manuel Verlange est membre de la [SACD]http://sacd.be et de la SCAM http://scam.be. Son profil complet figure dans BELA http://bela.be, organe de la Société des Auteurs.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 305

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Manuel VERLANGE

Du même auteur :

— Secrets de Minuit. Poésie.

Éditions Saint-Germain-des-Prés. Épuisé.

—Pauvres de nous ! Roman.

Éditions Encre Rouge. Mai 2019.

Film en développement chez Happy Moon Productions.

— La Haine a de beaux jours devant elle. Roman.

Éditions Encre Rouge. Décembre 2019.

— Demain n'est pas certain. Roman.

Éditions Encre Rouge. Mai 2020.

Prix de l'Évasion : Salon du Livre de Llupia.

— L'Abandon du ciel.

Éditions Encre Rouge. Avril 2021.

— Portrait de ma mère en fuite.

Réédition de Vue sur mère, paru en 2017. Éditions Encre Rouge. Mars 2022.

À paraître :

— La Statue du Commandeur.

Éditions Encre Rouge. Mai 2022.

Préface.

L’idée est originale : raconter sa vie d’avant sa vie, c’est-à-dire avant sa naissance et avant sa conception même, comme une sorte de préquelle biographique. Car la vie de Manuel commence au moment où naît le désir d’enfant chez Suzy, sa mère qui n’est pas encore sa mère, tout en l’étant déjà.

Suzy est dévorée par le désir viscéral, presque obsessionnel, d’avoir un enfant. Elle est prête à tout pour « tomber enceinte », comme elle dit. Mais le projet se révèle plus compliqué que prévu. Soutenue par Théo, son ami de toujours, aidée par un gynécologue et un psychanalyste - dont l’auteur nous livre en filigrane des portraits très réussis- elle traverse avec une sorte d’héroïsme shakespearien des périodes de doutes, d’espoir, de joie et de dépression.

Dans le tourbillon de Suzy, Manuel Verlange suit cette quête obsédante avec tendresse et nous emporte avec sa plume alerte dans un récit dense et passionné, poignant mais souvent drôle. Comme il l’aime, Suzy ! Comme il l’aime cette femme qui va devenir sa mère ! Et comme nous l’aimons aussi ! Plus qu’une ode à la maternité, Manuel Verlange nous offre un magnifique chant d’amour et d’humanité qui nous fait sacrément du bien.

Jean-Paul von Shramm.

Décembre 2021.

Avant-propos pour cette réédition.

Lors de sa parution en mai 2017, ce texte s'intitulait Vue sur mère. Ila fait ses premiers pas à la rencontre des lecteurs, ce qui m'a valu des retours émouvants. Mon éditeur, André Israel, directeur et fondateur des Éditions Encre Rouge, a souhaité rééditer ce texte.

Si le titre a changé à sa demande, les pages n'ont pas été modifiées, elles ont simplement subi un amaigrissement souhaitable quand les années s'installent. La flamme du texte, son insolence et ses personnages socialement incorrects sont intacts. Ils font partie de cette recherche d'identité qui m'anime depuis que j'ai appris mon trou noir d'origine. Ces personnages m'ont fait, en quelque sorte. Je leur dois ce livre. Et tous les autres livres.

Je ressens une tendresse pour ces personnages évadés de la réalité. Il y a en eux une belle dose d'amour, de folie, et cet humour sans lequel la vie serait invivable. Ils se débattent à coeur ouvert, ils n'existent pas, ils existent terriblement.

Je tiens ici à remercier André Israel pour sa confiance et son engagement.

Manuel Verlange

Décembre 2021.

À Suzy Verlange, qui aurait pu ne jamais devenir ma mère, mais qui savait  remettre la fatalité à sa place. Ces quelques pages écrites pour rire, avec les larmes aux yeux.

*

Pour Romain Gary, avec mon inépuisable admiration.

*

Mes remerciements chaleureux à Francis Dannemark, pour son soutien, ses conseils lumineux et francs, et sa confiance.

Quand la mer se retire, elle abandonne dans le creux des vagues ces murmures qui vous poursuivent à jamais...

J’ai eu deux mères, une en basse saison et l’autre en haute saison. Je suis le fruit multiple d’une fuite silencieuse et d’un désir violent d’enfant. En quelque sorte, l’une m’a poussé du haut de l’arbre afin de pouvoir s’envoler, et l’autre s’est précipitée avant que je m’écrase au sol. Je suis tombé, mais par amour, sans me faire mal apparemment...

Danny s'est levé pour s'approcher de la fenêtre. Il a essuyé la vitre. Je lui avais tout raconté, il n'en restait qu'une mince pellicule de buée.

Il a murmuré de sa voix chaude, blessée :

⸺ ... Tu n'étais encore qu'un bébé, et un bébé ne peut pas rester seul dans une chambre vide, entre une lettre d'abandon et une infirmière désemparée...

Il a repris après un instant de silence :

⸺ Que s'est-il passé ?...

Dehors, les nuages se craquelaient pour tenter de dire quelque chose. Il était bientôt midi. Je parlais à Danny depuis l'aube, pour en arriver à une chambre vide avec une reconnaissance d'abandon...

Les choses ne se déroulent jamais comme elles devraient, le jeu du chat et de la souris, un exercice d'équilibriste... En principe, l'infirmière aurait dû remplir un formulaire pour me remettre aux objets perdus. Mais cela s'est passé autrement. Les enfants se passent toujours autrement...

Danny a servi du café, avant de s'asseoir, dos à la fenêtre.

⸺ Que s'est-il passé quand tu t'es retrouvé seul dans cette chambre ?...

Il m'a fallu du temps avant de répondre, même si la présence de Danny me rassurait. J'étais hanté par le bruit des pas de ma mère que je ne suis pas parvenu à retenir, ils ont fini par s'éloigner dans un couloir lointain... Je les entends toujours.

Dans les frémissements tièdes de ce début d'après-midi, j'ai commencé à raconter :

⸺ ... Au départ, je n'étais pas prévu, et ensuite ça a continué...

«Tomber enceinte, c’est ce qui peut arriver de plus beau à une femme».

Ma mère en haute saison se répétait cette phrase dès le matin, dans le premier clignement de la lumière, puis vers dix heures, à midi, l’après-midi pour le goûter, et au moment de s’endormir. Ensuite, elle se la passait en boucle toute la nuit.

⸺ Mon Dieu, faites-moi tomber enceinte ! Mon Dieu, faites-moi tomber enceinte ! Mon Dieu, faites-moi tomber enceinte !

À force d’empiler ces supplications en strates, Suzy Verlange édifiait un monument qui montait jusqu’au ciel. Là-haut, c’est le terminal des prières, le seul endroit où elles ont une chance d'être entendues.

De nouveau, ma mère en haute saison a eu ce regard implorant. Elle priait l’au-delà de ne pas la prendre de haut.

⸺ Exaucez-moi, mon Dieu, faites-moi un bébé le plus rapidement possible, et je vous remercierai tous les jours de ma vie, promis !

Le gynécologue s’est assis derrière son bureau. Il a poussé ce soupir de défaite qu’inflige la vie lorsqu’elle refuse d’ajouter un numéro...

⸺ ... Ah non, ne me dites pas  que  je  ne suis pas enceinte !

Furieuse, ma mère s’est rhabillée à la vitesse de l'éclair. Son regard était dévasté de désespoir, de révolte.

⸺ J’ai deux semaines de retard ! J’ai mal au ventre tous les jours ! Je souffre de nausées abominables ! J'ai tout le temps envie de dormir ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

Bouclant la ceinture de son blue-jean, elle s’est penchée au-dessus du bureau, menaçante :

⸺ J’exige un bébé  ou je  vais consulter quelqu’un d’autre !

Le médecin a  ôté ses lunettes, dans un soupir de lassitude :

⸺ Allez consulter qui vous voulez, je vous répète que vous n’êtes pas enceinte !

Il a posé sur ma mère en haute saison un regard de compassion et d'agacement. Après plus de trente ans de femmes enceintes, il avait appris à les reconnaître.

⸺ Je suis désolé, c'est la vérité.

⸺ Vous êtes un raté de la gynécologie !

La voix de ma mère en haute saison a claqué, puis c’est la porte qui a claqué. Elle a dévalé les escaliers. Elle savait très bien quand elle était enceinte et quand elle n'était pas enceinte, et là elle était enceinte !

Pourtant, elle avait rencontré un homme comme il faut pour lui faire ce bébé. Grand, athlétique, équipé d'un matériel de reproduction performant, sans parler de sa ferveur. Elle l’avait épuisé. Six jours durant. Un acharnement de chercheuse d'or.

⸺ On est bien le 14, aujourd'hui ?

L'athlète avait acquiescé dans un regard d'étonnement...

L’heureux élu était entrepreneur de travaux publics. Ça avait tout de suite rassuré ma mère, un homme qui construisait des immeubles devait savoir comment fabriquer des bébés.

Théo, son ami d'enfance, avait confirmé son choix.

⸺ Je suis sûr que cette fois ça va marcher, Suzy !

Il l’avait serrée dans ses bras, dans un regard bourré à craquer d’espérance.

Résultat du bon choix : un mois et quatre jours plus tard, ce salaud de gynéco lui refusait sa grossesse.

*

La rue représente une insoutenable source de provocations. A peine sortie du cabinet du gyné, ma mère a croisé cinq landaus, deux femmes scandaleuses de grossesse, et comme si ça ne suffisait pas, elle a subi une crèche municipale ainsi qu'un magasin d’articles pour bébés. Elle a serré les poings. Au bord du vide, son cœur tombait en copeaux.

⸺ La nature est vraiment une énorme salope !

Le monde entier était enceinte alors que ma mère en haute saison était un terrain vague dans lequel rien ne poussait. Pourtant, elle se serait contentée de peu. Un seul bébé. Même un tout petit. Souvent, elle s’allongeait, les mains posées sur son ventre, les yeux brouillés de larmes.

⸺ Je souffre de désertification, un vrai Sahel...

À bout de souffle, elle s'est affalée dans la cage d'escalier de son immeuble, désespérée au milieu des sacs de courses.

*

Le lendemain, Floralie Purgeot a tenu à lui remonter le moral :

⸺ Ce que tu peux être défaitiste ! Un peu de patience, ça t'arrivera à toi aussi, la nature est bien faite !

Floralie se trouvait au salon de coiffure pour un balayage, en compagnie de ma mère en haute saison. La nature, dans le cas privé de Floralie Purgeot, c’était son mari Willy. Elle a repris, dans un soupir d'épuisement :

⸺ Elle est même tellement bien faite que je suis à nouveau enceinte !

Elle a levé les yeux au ciel.

⸺ La cata. Ça sera mon sixième. Cette fois, on va devoir déménager et changer la bagnole.

Ma mère en haute saison a jeté sur Floralie un regard de haine. Exclue par cette nature si bien faite qui s'acharnait à la considérer comme un terrain vague, elle a murmuré qu'elle refusait de continuer le ventre vide.

⸺ ... Vous m'avez parlé ? Je suis à vous, Madame Verlange.

Irène, la coiffeuse, s'est approchée dans un sourire joyeux, brosse à la main.

Ma mère en haute saison a soupiré. Floralie 6 — elle 0 ! Le score de l’injustice en matière de répartition des enfants était révoltant ! Avec deux ou trois gosses seulement, Floralie Purgeot aurait déjà profité d'une vraie source de joie quotidienne. Ma mère en haute saison aurait été heureuse avec un seul.

Le miroir lui renvoyait le visage d’une femme aux traits creusés, d’une pâleur maladive, avec deux yeux éteints. Quand la vie s'entête à vous refuser l'enfantement légitime, ça se termine en traits creusés, en pâleur maladive et en yeux éteints.

Floralie Purgeot était une femme abjecte, toujours prête à enfoncer la tête de ma mère dans l'eau pour lui rendre service. Elle se goinfrait alors que ma mère manquait du minimum. Avec une mauvaise foi de chamelle, elle a expliqué qu'à son corps défendant, elle jouissait d’un taux de fécondité particulièrement élevé. 6 sur l’échelle nationale qui stagne à 1,79. Ma mère en haute saison a eu ce sourire d'une pâleur douloureuse. La Purgeot a repris, les clientes du salon n'écoutaient qu'elle, quand vous êtes à 6, vous avez toutes les oreilles à vos pieds :

⸺ Mon mari navigue sur un porte-containers. Six escales en six ans !

Elle a ajouté en  véritable cible de la fertilité :

⸺ Un marin d'élite, il ne rate jamais son coup.

Tout le salon a éclaté de rire. Ma mère s'est résignée à rire elle aussi, en miettes.Dans l'euphorie générale qui sévissait, elle a fermé les yeux, se voyant en mouette stérile emportée dans un tourbillon de succès maternel.

 Brusquement, elle a lâché :

⸺ Tu serais d’accord de me céder ton sixième ?

Un silence a gelé le salon...

L'instant suivant, ma mère enchaînait :

⸺ Je blague. Mais c'est vrai que tu vas te ruiner la santé, à une cadence pareille...

Elle ne lâchait pas Floralie du regard, on ne sait jamais.

L’hyper-mère a réagi dans un énorme éclat de rire :

⸺ ... T'es impayable, toi alors !

Elle a levé les yeux au ciel.

⸺ Bébé à céder, je ne l’avais encore jamais entendue,      celle-là !

L'assistance s’est esclaffée.

Une permanente plus tard, ma mère en haute saison a quitté le salon. Un estuaire de larmes lui coulait à l’intérieur. Elle s’est arrêtée face à la Renault Scénic rutilante de Floralie Purgeot. Elle a saisi les clefs de son appartement, dans le but d'immortaliser l’instant. Elle a gravé S A L O P E sur la peinture métallisée.

*

Abîmée dans ses pensées, elle a erré plus d’une heure. Finalement, elle s’est arrêtée face au fronton d’une mairie. Trois mots étaient gravés en lettres dorées : Liberté. Égalité. Maternité.

Elle lisait à haute voix.

⸺ Veuillez accepter mes excuses, chère madame, permettez-moi de rectifier : il n’est pas écrit Maternité, mais Fraternité.

Le passant, un homme à l'âge auguste, d'une élégance d'avenue Montaigne, observait ma mère, pensant avoir affaire à une malvoyante ou à une touriste américaine.

Il a repris avec emphase :

⸺ Fraternité. Un mot merveilleux d'espoir. Un sommet de l’humanité !

Il dressait l'index, les yeux brillant de fierté nationale.

⸺ De quoi je me mêle ? La fraternité, je m’en tape, c’est de maternité dont j’ai besoin !

Chez ma mère en haute saison, le désir d’enfant était venu avec le désir tout court. Elle était née pour être mère, une vocation. Comme Mozart, Pasteur, Marie Curie, Cézanne ou Napoléon Bonaparte. Quand une femme veut devenir mère à ce point-là et que la nature s'acharne à faire barrage, ça s'appelle un crime contre l'humanité.

Pourtant, elle avait respecté les étapes. Elle avait commencé par prendre des hommes, c’est ce qu’il y a de plus naturel pour faire un bébé. Il existe d’autres méthodes, mais l’homme c’est le bas de l’échelle. Elle n’avait sélectionné que des bons reproducteurs, la volonté de me lancer sous les meilleurs auspices. Motivée, elle avait couché avec un jardinier, un mécanicien, un pédiatre, un alpiniste et un éleveur du Limousin. Sans parler du dernier, le type des travaux publics. Malheureusement, elle n’avait pas rencontré le bon marin, comme Floralie Purgeot, et j’étais tombé à l’eau.

Anéantie, elle a poussé la porte d'une brasserie. Besoin de boire quelque chose de fort. Elle s'est assise à une table, au fond de la salle. Un immense miroir courait le long de la cloison, un truc à voir toute sa vie défiler. Ça lui a déclenché une bouffée d'angoisse. Elle s'est placé le dos à la glace. Une larme coulait sur sa joue.

Trois gorgées de cognac plus tard, un jeune homme timide s’est avancé vers elle, proposant des porte-clés pour les orphelins de la guerre en Syrie. Ma mère en haute saison a levé les yeux, son verre à la main, le dévisageant d’une manière troublante...

⸺ Je m'appelle Clémentin.

Il bredouillait avec une tête à se balancer du toit d’un immeuble.

⸺ C'est pour S.O.S. Orphelins de la guerre en Syrie.

Il a ajouté :

⸺ Vous aimez les enfants ?

Le garçon souriait, gauche, bourré d'altermondialisme.

Brusquement, ma mère a eu une révélation. Une sorte de lueur au bout du tunnel. Impossible de laisser passer un garçon doué d’un tel attachement pour les enfants dans le malheur. À son tour, elle a souri. Quand on a le cœur en ténèbres, avec désespoir et amour maternel en vrille, il n’y a que S.O.S. Orphelins de la guerre en Syrie.

⸺  Clémentin, il y a un hôtel de l'autre côté de la rue, suivez-moi, on va faire un bébé.

Il y a eu un silence. Clémentin dévisageait ma mère, cramoisi comme un champ de coquelicots.

Ça n’a pas marché avec ce garçon. Pour la Syrie, on avait droit à un bel élan, avec mobilisation des forces vives, mais dès qu'il s'agissait de ma mère, il n'y avait plus personne. Le jeune homme s’est enfui de la brasserie comme s'il y avait le feu. C’est toujours la même chose avec les causes humanitaires, dès qu’il faut passer à l’acte, les belles âmes foutent le camp.

Ma mère a de nouveau plongé dans un puits de noirceur. L'absence de germination confine au désespoir. Elle a commandé un second cognac. Le serveur a déposé le verre, observant cette femme avant de retourner derrière son bar. Il demeurait silencieux. Ma mère a soupiré. Ce vide glacé dans son ventre n'était rien d'autre qu'une lame qui la déchirait...

Vue de l’extérieur, elle semblait comme vous et moi. Seulement en dedans, elle broyait des ténèbres. Un vice de la gynécologie. Elle a vidé son verre d’un trait. La seconde suivante, le serveur déposait deux autres cognacs sur la table, avant de s'asseoir face à elle. Ma mère a battu des paupières :

⸺ ... C’est quoi, ce cognac, je n’ai pas commandé de cognac, pourquoi vous me servez un cognac ?

Ce n’est pas parce qu’elle était seule et dans le désarroi qu’il fallait sombrer dans le MeToo ! Elle avait un teint de plâtre. À son tour, elle a fixé ce jeune homme, c'est à ce moment que c'est arrivé.

Le serveur avait la beauté de l’inattendu... Il a déclaré dans un beau sourire :

⸺ Je suis d'accord pour vous faire un bébé.

Il l'observait.

⸺ Je ne voulais pas surprendre votre conversation, mais on n'entend que vous.

Sa voix était douce, un beau sourire illuminait son visage.

Troublée, ma mère a demandé :

⸺ Comment vous appelez-vous ?

⸺ Pierrot.

*

Un mois et quatre jours plus tard, ma mère en haute saison et Pierrot sont entrés dans le cabinet du gynécologue David Rozensweig. Elle était éclatante. Elle ne lâchait pas la main de Pierrot. Ils se sont assis, avec de l'espoir pour plusieurs générations.

Ma mère a énuméré la liste des symptômes qui la comblaient :

⸺ J'ai deux semaines de retard. J'ai des nausées et des migraines carabinées !

Elle était radieuse.

⸺ En plus, je suis tout le temps épuisée !

Sur son visage, on lisait que j’étais enfin possible.

⸺ Docteur, c'est pour quand ?

Dans ces moments de félicité, ma mère en haute saison affichait ce sourire qui montait directement de l'âme. Assis à côté d’elle, Pierrot respirait le bonheur et la confiance dans notre avenir. Il était amoureux de ma mère, et il était déjà amoureux de moi, la règle de la transitivité.

Le gynéco a invité ma mère à passer dans la salle d’examen. Elle s’est levée, enthousiaste. De la main, il a indiqué le fauteuil. Il portait une très belle blouse blanche, comme pour un mariage.

⸺ Ce sera un examen de routine. Je sais très bien quand je suis enceinte et quand je ne suis pas enceinte.

Elle a ajouté dans un bel élan de vie future :

⸺ Et là, je suis enceinte !

Quelques minutes plus tard, le docteur Rozensweig se rasseyait, confirmant l'heureuse nouvelle, avec les honneurs médicaux dus aux parents :

⸺ Chère Madame, Cher Monsieur, mon cabinet et moi-même sommes heureux de vous confirmer que vous attendez un enfant.

Il observait cette femme comblée et son compagnon, souriant dans une belle communion. Il a ajouté, une véritable profession de foi dans l’avenir de la maternité :

⸺  Tomber enceinte, c’est ce qui peut arriver de plus beau à une femme !

Trois semaines et quatre jours après l’annonce faite à ma mère, elle a été prise de violentes douleurs abdominales. Elle a d’abord pensé que c’était la choucroute du dîner, puis elle s’est rabattue sur la gymnastique prénatale. Elle voulait que je sois musclé, d’où la gymnastique prénatale. Enfin, elle a mis ces douleurs sur le compte du jardinage, étant restée des heures courbée sur les géraniums de la terrasse. Finalement, je n’ai pas tenu. Fausse couche que ça s’appelle. Le gynéco a aussitôt rassuré ma mère, déclarant que ça arrive souvent, ça n’empêche pas un autre enfant dans le futur.

⸺ Ne vous faites pas de soucis, vous aurez un bébé plus tard, vous êtes très répandue comme situation gynécologique.

Il la fixait avec un regard scientifiquement encourageant.

⸺ Parfois, la maternité exige de la persévérance, mais vous n'avez aucune raison de vous angoisser.

*

⸺ Calme-toi, Suzy, je ne comprends pas un mot de ce que tu dis...

Théo le faisait exprès. Tout le monde le faisait exprès. Personne ne voulait comprendre ce que disait ma mère. Elle a fermé les yeux, avant de reprendre, dévastée :

⸺ J'ai fait une fausse couche. Le gynéco m’a prescrit du Temesta pour que je la prenne à la légère.

Ses yeux se sont noyés de larmes.

⸺ Il paraît que le fœtus était mal accroché, il paraît que ça arrive. Le docteur a déclaré que je devais garder espoir.

Elle secouait la tête, les lèvres blanches.

⸺ ...Pourquoi il n’est pas resté, Théo ?... J'étais prête.... J'avais tout préparé pour lui...

Ma mère en haute saison a passé un doigt sur sa joue humide. Elle a repris, frappée d'incompréhension et de révolte :

⸺ Le gyné a promis que ce serait pour la prochaine fois. Il a ajouté que j’avais tout ce qu’il fallait pour tomber enceinte. Aucune raison de me faire du mauvais sang...

Puis elle a murmuré dans ce sourire triste qui a bouleversé Théo :

⸺ ... Au moment de quitter le cabinet, il a précisé que sa propre femme avait fait deux fausses couches avant de lui donner une magnifique petite fille...

⸺ Ah ! Tu vois ?

Théo a poursuivi d'une voix pressante :

⸺ Le docteur Rozensweig est un professionnel. Il a raison. Les fausses couches sont très fréquentes, ça n'empêche pas d'avoir un bébé dans l'avenir.

⸺ Arrête, tu me fais de l’amitié, là...

Il s'est approché d'elle :

⸺ ... Suzy...

Mâchoires crispées, elle a repris :

⸺ Je ne veux plus avoir affaire à un gynéco. Je prendrai quelqu’un d’autre. En Afrique, ils n'en ont pas, et les femmes font des kyrielles d'enfants.

Elle se tenait allongée sur le canapé, tête abandonnée au creux d'un coussin, fixant le plafond avec un regard en noyade.

Théo était assis dans un fauteuil. De fines lunettes reposaient sur son nez. Il gardait les jambes croisées, la main posée sur son menton.

⸺ C'est pas l'Afrique, ici, on a pas les moyens.

Ma mère l’a interrompu :

⸺ J'attends cet enfant depuis si longtemps... Tout ce que j'ai réussi, c'est une série d'échecs couronnés d'une fausse couche. Pourquoi est-ce que je ne parviens pas à avoir un  bébé  comme  des millions d’autres femmes ?...

Elle était pâle. Elle a repris, la détresse aux yeux :

⸺ J’ai rêvé de lui des nuits entières. J’en ai rêvé des jours et des jours. Je demande la lune ? Un bébé. Un petit bébé. Qu’est-ce qu’il y a de compliqué à recevoir un petit bébé ?

⸺ Tu l'auras cet enfant, Suzy. Je le sais. Il est écrit.

⸺ En attendant, Floralie Purgeot est enceinte de son sixième, c'est dégueulasse !

Elle s'est redressée brusquement.

⸺ Depuis quand les bébés sont réservés aux femmes de marins ?

Ma mère avait la rage.

Théo s'est levé. Il l'a entourée de ses bras, enfonçant sa joue dans ses cheveux en désordre. Il l'a bercée. Il y a des fois où c’est tout ce qui reste, bercer quelqu’un qu’on aime. Théo avait toujours été là pour ma mère. Cette fois encore, il a séché ses larmes, s’efforçant de la consoler avec des mots qui faisaient ce qu'ils pouvaient.

⸺ Ne pleure pas. Je suis là. La prochaine fois, tu le garderas.

Pour quelle raison les enfants la fuyaient alors qu’il y avait tant d’amour à l'arrivée ? Pour quelle raison est-ce qu'ils rebroussaient chemin ? Qu’est-ce que ma mère leur avait fait ? Qu’est-ce qu’elle avait fait au bon Dieu ? Elle suppliait une réponse, seulement personne ne répondait, personne ne répond jamais...

Du temps s'est écoulé. Elle a bredouillé :

⸺ ... Ces bébés comme des étoiles filantes...

Une larme a roulé sur sa joue.

Théo caressait son front.

⸺ ... C'est parfois compliqué, une sorte de parcours de la combattante. Tu ne dois pas perdre courage.

Ils sont restés blottis. Finalement, ma mère a balbutié :

⸺  Jure-moi que j'aurai mon bébé, Théo !

Une voix d'une fragilité de porcelaine qui provenait du plus profond d’elle-même. Sans attendre de réponse, elle a étreint son ami de toutes ses forces.

⸺ Jure-le !

Elle fouillait son regard de ses yeux d'une tristesse à briser le cœur.

⸺ Je le jure.

Ma mère en haute saison a enfoncé la tête contre la poitrine de Théo. Il était son grand frère. Le seul qu’elle pouvait appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Le seul dans les bras de qui elle pouvait se réfugier. Ils avaient vécu ensemble tout ce que vivent des amis comme les deux doigts de la main. Depuis l’enfance, Théo et elle passaient leur temps à se jurer des trucs, ils feraient la route 66 à moto, le tour du monde en voilier, ils vivraient dans une maison sur pilotis dans les Everglades, ils adopteraient un bébé panda, ils se marieraient quand ils seraient grands...

Ma mère en haute saison est restée silencieuse.

*

Son ami Pierrot n'a pas tenu le choc. Il a quitté ma mère un mois plus tard. Vivre avec elle était au-dessus de ses moyens.

Le soir de son départ, ma mère en haute saison s'est précipitée chez Théo. Elle s'est agrippée à lui, le corps secoué de sanglots, un flot de larmes brouillant ses yeux.

Malgré son insistance, Théo n'avait pas réussi à empêcher le départ de Pierrot. Ça lui avait ouvert une plaie béante au cœur. L’impuissance ressemble à une petite mort. Ma mère avait toujours pris Théo pour le bras droit du bon Dieu, alors qu'il était taxidermiste au musée d’Histoire naturelle, il empaillait les bêtes mortes, le bras droit d'une personnalité de premier plan comme Dieu, c'était une autre paire de manches.

Pierrot s’était enfui au clair de la lune, le cœur brisé, l’âme en confettis. C'était peine perdue de se battre contre une fausse couche, il n'était pas à la hauteur.

⸺ Pierrot, Suzy t'aime. Elle a besoin de toi !

Théo avait tout tenté afin d'empêcher la suffocation d’une histoire d’amour.

⸺ Elle n’a besoin que d’un enfant.

Pierrot avait bouclé sa valise, ça s’imposait douloureusement.

⸺ ... Tu ne veux pas réfléchir encore un peu ?...

⸺ Laisse tomber, Suzy est au-dessus de mes forces.

Il s’était enfui dans un réflexe de lâcheté ordinaire, juste pas assez d’amour sur lui.

Voilà ce qui était arrivé. Tout était de ma faute. J'étais de cause à effet. Pierrot avait quitté ma mère sans faire de bruit, abandonnant un mot sur la table de la cuisine :

Je t’aime, mais je n’en peux plus. Je n’existe plus. Je n’arrive pas à te faire un enfant. Sans cet enfant, tu erres avec un trou béant dans le ventre. Et si jamais j’y parvenais, j’aurais l’impression d’être mis en terre sous des mètres cubes d’amour maternel. Aucun homme ne peut survivre à ça. Comment veux-tu que je trouve ma place dans une cathédrale pareille ?Ne m’en veux pas, Suzy. Je pars. De tout mon cœur, je te souhaite d’être heureuse et d'avoir ton bébé.

Chez Théo, ma mère a longtemps pleuré en buvant de la vodka. Le visage appuyé contre la fenêtre, elle répétait que Pierrot n’avait qu’à foutre le camp, basta, dix de retrouvés... Mâchoires serrées. Gorge étranglée. Même pas capable de lui faire un gosse, bon débarras ! Elle se rabattrait sur un autre en état de marche.

Elle a envoyé un coup de pied dans une table basse. De nouveau, elle a fermé les yeux. Elle haïssait Pierrot. Elle aurait dû le plaquer plus tôt, pourquoi était-elle tombée amoureuse de ce boulet stérile ?

Elle a essuyé ses larmes. Elle détestait ses larmes. Elle ne voulait plus d’elles ainsi que des charrues lui labourant le cœur...

Soudain, elle s'est jetée dans les bras de Théo. Il a fermé les yeux. Ma mère a sangloté dans une confusion de haine et de douleur. Pierrot s’était enfui. A peine quelques mots sur la table de la cuisine... Un lâche.

⸺ Les mecs sont des salauds et des lâches, dès qu’il s'agit de prendre des responsabilités !

Théo la serrait contre lui, bouleversé. Elle a continué à ne rien dire, en larmes.

*

Une semaine après le départ de son ami Pierrot, ma mère en haute saison a franchi les portes de l’hôpital Central. À l’accueil, elle a déclaré qu'elle voulait des renseignements sur la procréation, c'était urgent.

⸺ Insémination artificielle  avec  donneur ? Sans donneur ? Fécondation in vitro ? Procréation médicalement assistée ? Don d'ovocytes, frais, congelés ?

L'employée attendait, surchargée de boulot, elle avait autre chose à faire qu'un bébé. Ma mère en haute saison demeurait silencieuse.

⸺ Vous êtes mariée ? Vous avez un conjoint sous la main ?

Ma mère a hoché la tête, gorge serrée. L'employée de l'hôpital a repris :

⸺ Je ne vous cache pas que les voies naturelles, c'est encore ce qui se fait de mieux. Vous avez essayé un samedi soir après un dîner aux chandelles ?

Finalement, ma mère en haute saison a dû remplir un questionnaire en vue d'obtenir un rendez-vous pour une consultation dans six ou huit mois, procédure d'urgence pour femmes désespérées, et ça lui a donné l'espoir d'être mère dans un avenir lointain.

Elle a quitté l'hôpital. Pâle. Le Service Public l'abandonnait à cette absence d'enfant qui la consumait. Il y avait non-assistance. La science prendrait soin d'elle dans le futur, mais ma mère ne me voulait pas dans le futur, entre nous chaque jour comptait.

Le lundi suivant, Théo arrachait pour elle un rendez-vous chez le docteur Khaled Mimoun. C'était un ami d'enfance. Ma mère avait d'abord voulu que Théo l'accompagne, mais il avait une famille de loutres de Sumatra à congeler, et il n'avait pas pu se libérer.

⸺ Je t'appelle dès la fin de la consultation.

Ma mère lui avait serré le bras, comme pour se donner du courage.

Elle a couru pour arriver en avance. Le docteur Mimoun l'a reçue dans un immense cabinet aux étagères noyées de livres et de revues médicales. Entre deux fenêtres s'alignait une impressionnante série d'échographies sous cadres, ça a tout de suite rassuré ma mère.

⸺ Qu'est-ce que ce sera pour vous ?

Le docteur Mimoun a levé les yeux. Il portait un costume trois-pièces de coupe princière anglaise.

Ma mère en haute saison a lâché d'une voix précipitée :

⸺  C'est pour avoir un bébé dans les plus brefs délais.

Elle fixait le médecin comme si c'était la dernière personne avant la fin du monde.

Il y a eu un silence...

⸺ Ne restez pas debout, asseyez-vous, c'est préférable dans votre cas.

Mimoun indiquait une chaise de l'autre côté de son bureau. Il ne quittait pas cette étrange patiente du regard. Sur le visage de ma mère se lisait cette attente dans laquelle palpitait une vie.

Le docteur Mimoun a commencé par ouvrir un dossier médical au nom de Suzy Verlange.

⸺ Avez-vous fait tous les examens  nécessaires ? Y a-t-il eu détection d'une forme d'infertilité ?

⸺ Mon dernier gynécologue a procédé à tous les tests recensés par la médecine, il m'a assurée que tout était parfait. Telle que vous me voyez, docteur, je suis dans une forme maternelle éblouissante.

Elle lui a adressé un regard brisé.

⸺ C'est le père qui déconne, alors ?

⸺ Quel père ?

Il y a eu un nouveau silence. Le docteur Mimoun observait ma mère en haute saison. Au téléphone, Théo lui avait parlé d'elle avec une belle amitié, le médecin ne s'était pas méfié.

Ma mère s'est retenue de déclarer que les pères ne comptaient pas, elle refusait la déception, elle avait déjà donné. Elle ferait père et mère, pour moi elle se sentait capable de tout.

⸺ Prescrivez-moi une fécondation in vitro, c'est la meilleure solution, docteur.

Le praticien a marqué un temps de réflexion. Il s'est avancé au-dessus de son bureau, mains jointes.

⸺ Effectivement, la fécondation in vitro, c'est sans père, vous ne serez pas dérangée.

Ma mère ne le lâchait pas du regard.

⸺ Parfait.

Le médecin a précisé :

⸺ Seulement, je vous préviens tout de suite, c'est le parcours de la combattante. Et si réellement vous ne bénéficiez d'aucune infertilité, vous n'aurez pas accès à ces traitements.

Ma mère a blêmi. Un silence a envahi le cabinet. Le docteur Khaled Mimoun a proposé :

⸺ On va tout reprendre depuis le début. Vous allez devoir subir une batterie d'examens poussés. Ensuite, on avisera...

L'aube d'un espoir s'est levée sur les lèvres de ma mère. Le docteur Mimoun l'observait, soucieux. Cette patiente recelait une maternité impressionnante, il en avait rarement vu autant réunie dans une seule femme.

*

Elle a appelé Théo.

⸺ Pour la première fois depuis longtemps, je reprends confiance.

Elle a voulu poursuivre, mais a éclaté en larmes d'espérance dans les bras du téléphone. Théo s'est aussitôt exclamé :

⸺ Où es-tu ? Ne bouge pas. J’arrive. Une dernière loutre de Sumatra à congeler et je saute dans un taxi !

La vitrine d'un bistro courait sur l'angle du trottoir d'en face, à l'abri d'une haie de lauriers. Ma mère est entrée pour s'asseoir au fond, sur une banquette rouge. Oscillant d'une prudence douloureuse à une impatience enfantine, elle nous imaginait par avance...

Les tests scientifiques avaient fait d'énormes progrès, ces dernières semaines. Actuellement, la médecine était capable de trouver une grossesse dans une botte de foin. Ma mère croyait dans ce nouveau docteur providentiel. D'abord, c'était un ami de Théo. Ensuite il ne ressemblait pas à ces charlatans qui l'avaient cruellement déçue auparavant.

Ma mère  s'est exclamée dans une bouffée d'enthousiasme :

⸺ Le docteur Minoun expose les photos de ses plus belles œuvres dans des cadres suspendus au mur, le genre de galerie qui parle à un cœur de mère.

⸺ Ici, c'est une brasserie. Qu'est-ce que je vous sers ?

Un serveur la fixait du regard.

Elle brûlait d'espérance à l'intérieur de ce café aux murs lambrissés. Vissés aux cloisons, des chevaux de manège observaient les clients de leurs yeux peints. Des consommateurs se sont arrêtés sur le sourire de ma mère, c'était pas tous les jours. Il ne faut jamais passer à côté du bonheur chez les autres, il y a peut-être des raisons d'espérer qu'on ignore, comme disait Romain Gary. Une lumière éclairait son visage. Elle se sentait capable de franchir des montagnes et de soulever la Mer Rouge.

Une demi-heure plus tard, Théo débarquait. Elle l'attendait devant un verre de vin blanc. Il s’est assis dans un mouvement précipité :

⸺ Tu sais que Khaled est sorti premier de sa promotion médicale ? Alors, qu'est-ce qu'il a dit ?

Il fouillait les yeux de ma mère. Elle a enchaîné avec une motivation de nageuse olympique :

⸺  Je reprends espoir, ce médecin est capable de me faire un bébé !

Son visage s'est illuminé, deux fossettes se sont creusées sur ses joues :

⸺ Il a tout de suite proposé de refaire tous les examens, il s'est montré très optimiste, un pro.

Elle a regardé Théo, animée de flamme, touchante de tendresse.

⸺ Il m'a fait un bien fou, c'est rassurant d'être enfin comprise par la médecine.

Théo l'observait, troublé. Elle s'est exclamée :

⸺ Ce toubib m'insuffle une force de lionne, je suis prête à me battre !

Dans ses yeux se lisait un espoir tendu de crainte...

À son tour, Théo a commandé un verre de vin blanc. Il a souri.

⸺ Je suis persuadé que ça va marcher. Cet enfant et toi, ça va être une histoire formidable. Khaled est le meilleur !

Ma mère a puisé des forces supplémentaires dans ses yeux...

Quelques instants plus tard, elle s'est adossée à la banquette. Une grimace désabusée a filé sur ses lèvres :

⸺ ... Mimoun a parlé d'un père, figure-toi, il a dit que ce serait plus pratique en cas de fertilité.

Elle a soupiré.

⸺ ... J'aurais tellement aimé que ce soit Pierrot...

Ses yeux se sont embués au-dessus d'un sourire pataud. Théo a posé sa main sur la sienne.

⸺ Tu rencontreras un autre Pierrot, il y a une innombrable quantité de Pierrots qui ne rêvent que de te rencontrer.

⸺ ... Tu es un amour, Théo, je suis heureuse d'avoir un ami comme toi.

Ma mère en haute saison lui a offert son plus beau sourire, celui qui était désarmé et dans lequel tout était possible.

*

Le jour même, elle entrait en prépa de grossesse. Malgré l'espoir, elle redoutait l'issue des examens et elle a commencé à souffrir d'insomnies.

Le parcours de l'enfantement n'est pas un long fleuve tranquille. La nature s'acharne parfois sur des femmes innocentes, avec une mauvaise volonté impitoyable, et il faut passer l'existence le ventre vide. Toutes les femmes ne partent pas avec des chances de Floralie Purgeot.

Ma mère en haute saison se réveillait chaque nuit en sursaut. Bouche sèche. Nuque mouillée de sueur. Cœur battant. Dans ces déchirures où le sommeil volait en éclats, elle se voyait projetée dans le tunnel de la procréation médicalement assistée... Les hommes ne marchaient pas chez elle. La nature la désertifiait. Elle était prête à tout, elle était aussi atterrée à l'idée que notre histoire débute par un gobelet...

Elle demeurait longtemps assise dans son lit, au milieu des draps en désordre. Glacée. Brûlante. Les chiffres étaient sans appel : un couple sur sept consulte pour des problèmes d'infertilité, un sur dix a recours aux techniques de procréation assistée, et on répète que la nature est bien faite ?

Ma mère fuyait la chambre pour arpenter le living. Impossible de trouver le sommeil. Par-dessus le marché, elle n'était plus en couple, elle n'entrait même pas dans la catégorie des dossiers admissibles.

Elle ouvrait l'armoire de la salle de bains pour avaler un Temesta. L'idée de la fécondation in vitro revenait en boucle, la tétanisant. Elle avait entendu que ça pouvait prendre des années avant que ça prenne, et parfois ça ne prenait pas. Parfois aussi, ça multipliait les bébés comme des petits pains, et ma mère ne voulait que moi.

Les nuits étaient longues et fendues à la hache. Ma mère errait d'une pièce à l'autre, arpentait le couloir. Elle restait des heures interminables le front imprimé dans la baie vitrée du salon. Notre avenir la chavirait entre aspiration irrépressible et désespoir...