La haine a de beaux jours devant elle ! - Manuel Verlange - E-Book

La haine a de beaux jours devant elle ! E-Book

Manuel Verlange

0,0

Beschreibung

Des destins et des vies qui se croisent et s'éloignent, au fil du temps et des événements de la vie.

« … Sophie passait les repas à compter les points. Alain n’aspirait qu’à soulager la misère du monde. Gérard regardait la situation avec pragmatisme. Le pays traversait les plus grandes difficultés, il n’y avait plus de place économique pour des réfugiés, les Français devaient penser à eux-mêmes, une question de préférence de la misère nationale. »
« – Il y a des montagnards près du refuge, tu les vois ?
Il n’y avait que la pelouse miteuse bordant le parking du supermarché, mais Marcel Lechat a acquiescé, son père avait besoin de refuge. »

Écrit de septembre 2018 à août 2019, ce roman déroule le fil d’existences qui se télescopent, à la recherche d’elles-mêmes. Le dénouement éclaboussera ces rêves qui les regardent de haut.

Ce roman nous présente la vie de plusieurs familles en France, traversant les épreuves de la vie et se réjouissant face aux bonnes nouvelles. Des personnages attachants qui vous feront explorer des nouvelles facettes de la vie.

EXTRAIT

Lechat a quitté le bureau, bégayant une formule de politesse. Il aurait aimé décocher une réplique cinglante, mais il passait sa vie à ne pas répondre.
Il vivait au milieu de ses semblables dans une succession de silences, une couverture pour passer inaperçu. Marcel se réfugiait au milieu de ses articulations mutiques. Il s'était marié avec Christiane afin d'éviter les questions, et dans son élan il avait fait deux enfants, un garçon et une fille, afin de mettre les apparences de son côté.
De nouveau, il a regardé sa montre. Il a vérifié autour de lui, mais pas de Rodolphe à l'horizon. Il avait plus de chances d'assister à une tempête de neige qu'à l'arrivée du fossoyeur. Il a essuyé sa nuque en sueur avant d'empoigner une pelle. Une fine pluie s'est mise à tomber. Il a essuyé les gouttes qui dégoulinaient sur son front.
Marcel avait creusé à une profondeur d’un mètre cinquante lorsque Rodolphe est arrivé essoufflé parmi les tombes égayées de fleurs dont les morts profitaient dans un renouvellement éternel.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Manuel Verlange a passé son enfance à Nantes, France. Après ses études, il est parti enseigner la langue française à Tokyo puis en Belgique. Il vit actuellement près de Bruxelles, où il travaille à l’écriture de ses romans.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 198

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cet ouvrage a été composé par les Éditions Encre Rouge

®

Manuel Verlange

Roman publié aux Éditions Encre Rouge :

Pauvres de nous ! Paru en mai 2019.

*

Chez d'autres éditeurs :

Vue sur mère. Paru en septembre 2018.

Secrets de Minuit.

"... Je m'éloignai. J'avais hâte de ne plus être là,

à la merci de cet accent,

de cette médiocrité qui finissait par devenir grandiose,

 et par engluer le monde entier dans sa petitesse. "

Rodolphe est arrivé essoufflé parmi les tombes égayées de fleurs dont les morts profitaient dans un renouvellement éternel. Longtemps les chrysanthèmes avaient été tendance, mais cette année les lys affichaient une belle percée.

⸺  Tu es en retard. Tu es toujours en retard. Comment tu réussis ça ?

Maximilien le fixait. Il s'est essuyé le front. Maximilien suait en permanence, c'était l'époque. Il avait commencé dans la vie par s'appeler Maximilien Katz, puis s'était transformé en Max pour finir en Marcel Lechat, toujours l'époque. Les employés de la mairie savaient qu'il était juif, mais ils l'aimaient bien et lui pardonnaient.

⸺  ... Ma bagnole, elle a refusé de démarrer.

Rodolphe a soupiré.

⸺  J'ai dû attraper un bus, ensuite mon badge ne passait pas à l'entrée du cimetière.

Pour accéder au cimetière municipal, il fallait présenter un badge. Des grilles électriques avaient été mises en place par la mairie, les profanations se multipliant ces dernières années.

⸺  Je te rappelle qu'on a un enterrement à 10:00. Il est 9:30. Creuse.

Marcel a indiqué la pelle à Rodolphe qui perdait le peu de temps qui restait à s'exaspérer :

⸺  C'est la batterie. Pourtant je l'ai changée il y a huit ans, ils vendent des batteries pourries, je parie que c’est fabriqué en Chine.

⸺  La pelle. Le macchabée ne va pas s'enterrer tout seul.

Rodolphe n'a pas répliqué. Marcel ne le croyait pas, personne ne le croyait jamais. Il a creusé le sol réfractaire, comme si la terre durcissait à l'idée d'avaler des morts supplémentaires. Le cimetière était un ventre bourré à craquer. Un jour, il vomirait des cadavres qui gicleraient dans tout le quartier. Un projet d'extension avait été voté, mais son application piétinait à cause d'un camp de roms.

⸺  Magne-toi, les pompes funèbres vont débarquer.

Marcel s'est retourné, levant les yeux au ciel. Rodolphe l'exaspérait avec ses pelletées déjà fatiguées avant de commencer.

***

Enfant, Rodolphe ne s'était pas rêvé fossoyeur. Sa passion c'était le violon. Il avait fait le conservatoire avant de rater les examens. Des profs aigris et méprisants l'avaient exclu, cependant lui croyait en son destin de violoniste et s'acharnait à faire de la musique.

Les profs du conservatoire lui inspiraient de la pitié. Des ratés, sinon ils ne seraient pas tombés dans l'enseignement. Ils s'étaient imaginés chefs d'orchestre, compositeurs adulés, concertistes virtuoses emportés sous les ovations de salles debout. Pour se retrouver donnant des cours dans des locaux sentant les rêves froids.

Rodolphe avait déménagé trois fois en raison de l'admiration des voisins. A plusieurs reprises, la police avait déboulé à une heure du matin, pour tapage nocturne. Finalement, il avait emménagé dans un pavillon à l'écart de la ville, près des pistes de l'aéroport.

Mais la musique reconnaîtrait les siens et bientôt Rodolphe entrerait dans la lumière.

***

⸺  Maximarcel Lekatz ?

⸺  Lechat. Marcel.

⸺  ... Lechat. Excusez-moi.

Le chef du service Culture et Espaces verts de la mairie a eu ce geste embarrassé. Il était nouveau, il avait lu le dossier de Marcel rapidement.

Il lui a tendu le planning de la semaine. Les morts étaient en plein boum, il fallait s'organiser. Les corps s'empilaient à la morgue mais comme répétait Raphaël Pic, le responsable des cadavres :

⸺  C'est rare que la viande froide s'impatiente.

Marcel a examiné le document avant de demander :

⸺  Vous avez des nouvelles pour l'assistant qu'on m'a promis ? Votre prédécesseur m'a dit que c'était en cours.

⸺  C'est en cours.

Le chef de service a jeté un regard épuisé sur la pile de dossiers.

Le fossoyeur a quitté le bureau en silence. La mairie faisait son possible, mais c'était difficile d'engager du personnel de nos jours. Les bons candidats manquaient, pourtant la municipalité offrait un CDI et des primes. Le taux de chômage augmentait mais les travailleurs se raréfiaient.

La mairie allait dans le bon sens, pratiquant la préférence nationale. Seulement, engager des employés français depuis plusieurs générations, des chrétiens, c'était le parcours du combattant. Le service du personnel s'arrachait les cheveux. Tenir ses promesses électorales et respecter les engagements compliquait la vie de l'équipe en place, mais le courage politique a un prix.

Marcel s'est appuyé à la vitre de la morgue.

⸺  Entre-temps, les fosses ne se creusent pas, le retard s'accumule.

Raphaël Pic a répondu dans un soupir de fatalité :

⸺  Les clients meurent de plus en plus vieux, c’est le progrès. Ils prennent leur temps et après tout doit être réglé en deux clics. La culture Internet. Les morts ne supportent plus d'attendre.

Il a secoué la tête.

⸺  Ne t'inquiète pas, je les garde au frigo. La mairie finira par te trouver quelqu'un. J'ai entendu qu'ils allaient proposer cinq jours de congés supplémentaires et une double prime à Noël.

⸺  Si déjà j'avais Rodolphe à plein temps...

***

Rodolphe connaissait Djamel de loin. Depuis que ce voisin avait acheté une Renault Megane Intens 140CV, Rodolphe le regardait autrement. Sa bagnole à lui totalisait plus de 190.000kms, et consommait plus de diesel et d'huile qu'un food truck. Il aurait aimé acheter la Renault, mais il n'avait pas les moyens.

Ce n'était pas grave, le violon restait sa priorité, mais une voiture neuve l'aurait aidé à arriver à l'heure au cimetière. Rodolphe ne demandait pas grand-chose, vivant en mode économie. Année après année, il voyait son pouvoir d'achat sur la pente savonnée par le gouvernement. Son salaire stagnait. Les prix s'envolaient. Il votait à chaque élection, seulement rien ne changeait. S'il avait pu, il aurait fait gilet jaune sur les Champs Élysées, mais il avait violon le samedi.

La vérité était que Rodolphe devait remplacer son sèche-linge et sa cuisinière, le couple d’électro-ménager avait fêté leur trentième anniversaire. Il aurait aimé changer aussi la télé, et partir en vacances dans un pays all inclusive. Des années qu'il n'était pas parti. Le travail. Tous les jours. Un boulot pénible. Qui n'a pas été fossoyeur ne peut pas se rendre compte à quel point c'est un travail de forçat.

Fatigué, Rodolphe a repris sa pelle. La fosse n'allait pas se creuser toute seule. Il y avait un enterrement à 10:00, un second à 11:00 et un troisième à 13:30. Les gens mouraient tous en même temps alors qu'ils auraient pu faire un effort pour répartir le boulot.

Quelques gouttes de pluie sont tombées. Une lueur d'espoir a scintillé dans la grisaille de Rodolphe. Une bonne pluie et il avait le droit de se réfugier dans le local technique, c'était le règlement. Il était équipé d’une machine à café et un frigo avec des bières. Il attendrait que la pluie cesse. La terre serait plus grasse, les pelletées plus molles.

Seulement la pluie a renoncé à lui venir en aide, il ne pouvait compter sur personne. Une poignée de gouttes timides n'a rien changé à la terre brunâtre, quelques corolles vite disparues.

Rodolphe a continué de creuser, tentant de se raccrocher à quelque chose de positif. Il avait un concert ce soir avec son groupe de musiciens, dans une chapelle de Chatou. Ensuite, ils mangeraient une pizza et boiraient du chianti. Après, il irait chez Vanina et ils feraient l'amour.

***

Marcel Lechat était marié et avait deux enfants pour rentrer dans les statistiques. Il avait essayé d'en avoir 1,96, mais cela n'avait pas marché, personne n'est parfait.

Il habitait un immeuble discret derrière le cimetière. Trois chambres, une cuisine, une salle de bains, une terrasse donnant sur un rideau d'arbres qui masquait la rue, une transparence de film plastique. Marcel avait la visibilité en horreur. Dans la salle à manger s'alignaient des meubles que l'on trouvait partout et des photos de la tour Eiffel, de la cathédrale de Strasbourg et des alignements de Carnac, aucun risque d'identification.

Il jouait au foot tous les dimanches. Il se fondait dans l’équipe des joueurs, rassuré par cette fraternité enveloppante. Dès qu'il avait le ballon, il le repassait sans perdre une seconde.

Sa femme, Christiane, travaillait au service de la voirie. Elle s'occupait des factures, des camionnettes et de la peinture blanche pour les passages piétons. Elle était invisible derrière des piles de dossiers, un trait de caractère que Marcel appréciait.

Il était employé à la mairie depuis trente-deux ans. Il avait connu quatre maires qui ne l'avaient pas remarqué, il priait pour que cela continue. Son travail était toujours bien fait malgré le manque de personnel, les fosses étaient creusées et les morts reposaient en paix.

La seule manifestation que Marcel Lechat ne maîtrisait pas, c'était cette sudation âcre qu'il sentait poisser et qu'il haïssait avec un sentiment de honte.

Marcel avait une explication pour la plupart des situations en transpiration, se désespérant d'y croire lui-même. La chaleur. Un plat trop épicé. Le match de foot. En hiver, ça devenait plus compliqué. Il devait prétexter le chauffage trop fort ou une fièvre soudaine. Marcel ne sortait jamais sans un déodorant en poche, ni un flacon d'eau de toilette. Il était le fossoyeur le plus parfumé de la commune.

Un après-midi, deux femmes nettoyaient une tombe. Lui se trouvait deux sépultures plus loin, cimentant une croix. L'une des femmes avait chuchoté :

⸺  Antoine a toujours été soigné, je sens encore son eau de toilette alors qu'il est décédé depuis cinq ans !

Chaque dimanche, Marcel et sa femme allaient déjeuner chez ses beaux-parents. Ils habitaient une villa modeste en banlieue. Marcel faisait un crochet pour éviter la rue de la synagogue. Il prétextait la chaussée en travaux. Christiane se taisait, fixant la route devant elle.

Le rosbif du dimanche était invariablement accompagné de pommes de terre rissolées, de haricots verts et d'une salade trop vinaigrée. La viande était toujours trop cuite. Marcel se sentait en confiance grâce à cette tradition de mastication hebdomadaire à douze heures quarante-cinq pétantes.

***

Rodolphe a défait son col, il avait joué une série de morceaux qui allaient avec un nœud papillon. Ce soir, il avait commis un nombre raisonnablement élevé de fausses notes, mais le public avait applaudi et ses collègues n'avaient fait aucune remarque. Les fausses notes de Rodolphe finissaient par s'intégrer aux partitions.

⸺  Tu viens manger une pizza à la Dolce Vita ?

⸺  Bonne idée !

Rodolphe a ôté son costume pour se glisser dans un jean.

Le quintet a pris place à une table sous une fresque écrasante de Pompéi. Jean-François, le contrebassiste, a commandé une bouteille de chianti. Plus tard, il en commanderait une deuxième puis une troisième. La musique donnait soif. Rodolphe a choisi une escalope milanaise avec des frites.

Le patron, Domenico, est venu boire un verre à leur table, il a offert la grappa. Il affectionnait ces musiciens fidèles à son restaurant. Une bande qui aimait rire et chanter, comme lui.

Une fois Domenico reparti en cuisine, Jean-François a murmuré :

⸺  Sympa, ce gars-là. Il est italien mais il est chez nous depuis longtemps, et puis c'est un travailleur et il est catholique.

Il a fini son verre de chianti.

⸺  Ouais, mais il fait bosser un noir au noir à la plonge, et le pizzaïolo provient un peu du Bangladesh.

Sébastien a échangé un regard avec Jean-François.

⸺  Les charges, comment tu veux qu'il s'en sorte ?

Après le dîner, Rodolphe s'est rendu chez Vanina. Elle l'attendait en écoutant Pascal Obispo. Il avait bu. Ils ont fait l'amour sur le canapé, puis Rodolphe est rentré chez lui, la tête dans une brume oublieuse.

***

Le lendemain matin, Djamel a brûlé d'une éruption de colère en sortant de chez lui.

⸺  Aziza !!!

Sa compagne a jailli de la maison, blême. Djamel était figé devant le flanc droit de sa Renault Megane Intens 140CV, tagué depuis le phare avant, explosé, jusqu'au feu arrière, également explosé. A la bombe noire, il était écrit : La France aux Français !

Il a envoyé un furieux coup de pied dans le pneu.

⸺  Ça s'est passé pendant la nuit, la bagnole n'avait rien  hier ! Si j'attrape l'enfoiré qui a fait ça !

Djamel serrait les poings, le visage d'une pâleur menaçante...

*

Il a dû se dépêcher pour arriver à l'heure à cet entretien d'embauche. Deux ans qu'il se trouvait au chômage. Chaque jour, il épluchait les offres, et se rendait à Pôle emploi deux fois par semaine. Il n'avait jamais manqué une réunion avec son conseiller.

Il était titulaire d'un BEP de gestion. Pendant six ans, il avait travaillé dans une compagnie d'assurances qui avait opéré une restructuration pour des motifs bénéficiaires. Depuis, la compagnie affichait des résultats insolents, Djamel était heureux d'avoir contribué à cette réussite.

Ce matin, il avait rendez-vous avec Francisco Franklin, DRH du groupe InsTrade. Quand la lettre était arrivée, Djamel avait décacheté l'enveloppe d'un geste nerveux, une seconde nature en cas de réponse. Il l'avait froissée avant de la jeter dans la poubelle. Sa corbeille Simpson ressemblait à une gueule affamée, se gavant de chaque espoir d'emploi. "Merci de votre sollicitation mais nos effectifs sont au complet... - Nous retenons votre candidature et vous recontacterons dès qu'un poste se libèrera... - Nous sommes sensibles à votre confiance, mais cette place vient d'être pourvue..."

Les déceptions avaient fini par former une couche de fatalité quotidienne qui durcissait avec le temps. L'existence de Djamel déclinait vers un avenir en cul-de-sac. Soudain, mû par un réflexe qui lui a imposé une volonté improbable, il est allé repêcher la lettre dans la corbeille à papiers. Il a dû la lire à deux reprises : "Nous avons retenu votre candidature et vous proposons de nous rencontrer le plus rapidement possible..."

Les heureuses nouvelles existent, Djamel venait d’en rencontrer une. Les expériences passées l'avaient giflé à maintes reprises, les chômeurs devaient tendre la joue gauche par respect pour leur statut. Ces derniers mois, il ne prévenait même plus Aziza lorsqu'il se rendait à un entretien d'embauche, prétextant une réunion à Pôle Emploi, pas de risque qu'elle soit déçue. Aziza corrigeait des mémoires et des thèses d'étudiants. Elle travaillait à la maison. Elle faisait également des traductions et donnait des cours particuliers de français à une poignée d'élèves.

Djamel a emprunté le périphérique en direction de Puteaux. InsTrade était installé dans un immeuble du centre. Il essayait de ne pas y penser, quand le stress le prenait à la gorge il perdait ses mots.

Il a soupiré. La circulation était à l'arrêt, comme chaque jour. Djamel a fermé les yeux, pensant au flanc ruiné de la Mégane, aux feux explosés… Il a serré les mâchoires et les poings, une boule dans l'estomac, l'avantage c'était qu'il avait oublié son entretien d'embauche.

***

Francisco Franklin travaillait treize heures par jour, il était superstitieux. Licencié en droit et diplômé en sciences économiques de HEC Paris, il était entré chez InsTrade trente ans plus tôt, déterminé à faire carrière.

Il habitait une villa à Bougival avec sa femme, Anne-Catherine. Une grande maison lumineuse incrustée dans un écrin de verdure. Ils n'avaient pas d'enfants, le temps manquait, faire carrière prenait toute son énergie et sa femme avait également décidé de réussir. Elle était directrice d'une agence bancaire rue Lecourbe. L'agence affichait les meilleurs résultats du XVème arrondissement. Francisco et sa femme se voyaient le soir tard et faisaient l'amour en général le mardi, après l'aquagym pour elle et le tennis pour lui.

Ce matin, dès son arrivée, Sophie, son assistante, a déboulé dans son bureau avec une tasse de café.

⸺  Franck, ton café.

Elle souriait, offrant une série de dents blanches au-dessus de la moyenne. Elle l'appelait Franck, ça faisait plus corporate.

⸺  Tu as un candidat à 10h30 pour le département contentieux.

⸺  Qui ?

Elle a ouvert le dossier sur son bureau puis a eu cette moue de fatalité.

⸺  ... Djamel Daoudi.

⸺  Et il sort d'où, celui-là ?

⸺  Maroc. Il est né à Clermont-Ferrand. BEP de gestion. Pas de condamnation.

Sophie a refermé le dossier. Franck l'a regardée, avalant une gorgée de café. Son assistante a repris :

⸺  Tu dois le recevoir, on a un quota à tenir.

⸺  Comme dans les séries américaines...

Il a souri, faisant signe à Sophie de lui passer le dossier.

***

Les lendemains de Vanina, Rodolphe éprouvait une sensation de creux à l'estomac. Il aimait l'oubli dans ses bras jusqu'au petit matin, mais ensuite il devait quitter l'appartement. Vanina avait un fils qui ne supportait qu'elle au réveil. Avant Rodolphe, elle avait eu un autre amant que son fils avait trouvé nu dans le couloir. Le gosse avait refusé d'ouvrir la bouche pendant trois semaines.

Vanina était catégorique, Rodolphe devait être parti à six heures du matin sans laisser de traces. Ils ne vivraient pas de petits-déjeuners ensemble, elle était veuve d'un père qui hantait l'appartement.

Rodolphe s'est attablé dans un café, sous les fenêtres de l'immeuble de Vanina. De sa place, il voyait les stores fermés. Le jour se levait dans une clarté blanchâtre. Il a commandé deux cafés crème et quatre croissants, pour lui et Vanina. Il a englouti le tout dans un sourire désabusé.

De retour chez lui, il a sorti son violon pour ses exercices quotidiens. Il ressentait toujours ce creux à l'estomac malgré La Marche de la poupéede chiffon de Debussy, qu'il massacrait avec des efforts touchants.

Lorsqu'il a consulté sa montre, Rodolphe a compris qu'il allait arriver en retard au cimetière.

***

Quand Francisco est entré dans la salle de conférence, Djamel se tenait assis, les doigts noués. Le DRH s'est avancé avec ce sourire d'élevage dans les étables de la InsTrade.

⸺  Heureux de vous rencontrer. Excusez-moi pour ces quelques instants de retard.

Djamel a serré la main tendue, avec l'enthousiaste du chercheur d'emploi. Quarante-huit minutes qu'il poireautait dans cette salle prétentieuse...

⸺  On ne sait plus où donner de la tête en ce moment.

Nouveau sourire de Francisco qui s'est assis en propriétaire. Faire poireauter le candidat pour évaluer sa motivation, cela faisait partie du jeu.

⸺  InsTrade est en pleine croissance, comment pouvez-vous nous aider ?

***

Marcel Lechat restait debout devant le bureau du chef du service Culture et Espaces verts. Ce n'était plus possible avec Rodolphe, il n'avait rien contre lui mais chaque matin il débarquait en retard.

⸺  Parlez-lui, faites quelque chose, moi je ne sais plus comment m'y prendre.

Il a soupiré.

⸺  Ce n'est pas le travail qui manque, c'est les travailleurs...

Aujourd'hui, Marcel Lechat avait huit enterrements sur les bras. 9:30, 10:30, 11:30 puis 13:30, 14:00, 15:00, 16:00 et 17:00. Le cimetière fermait à six heures et il fallait tout ranger ensuite.

⸺  Écoutez Lekatz...

⸺  Lechat.

⸺  ... Écoutez-moi : des recrutements sont programmés, mais les candidats sont peu nombreux. Ensuite, leur dossier doit passer au conseil municipal pour remonter jusqu'à la communauté urbaine avant de revenir chez nous.

⸺  C'est un croque-mort que je vous demande, pas un astrophysicien.

⸺  Ce serait plus facile d'engager un astrophysicien.

Le chef de service s'est reculé dans son fauteuil.

⸺  ... On se démène, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?

Lechat a quitté le bureau, bégayant une formule de politesse. Il aurait aimé décocher une réplique cinglante, mais il passait sa vie à ne pas répondre.

Il vivait au milieu de ses semblables dans une succession de silences, une couverture pour passer inaperçu. Marcel se réfugiait au milieu de ses articulations mutiques. Il s'était marié avec Christiane afin d'éviter les questions, et dans son élan il avait fait deux enfants, un garçon et une fille, afin de mettre les apparences de son côté.

De nouveau, il a regardé sa montre. Il a vérifié autour de lui, mais pas de Rodolphe à l'horizon. Il avait plus de chances d'assister à une tempête de neige qu'à l'arrivée du fossoyeur. Il a essuyé sa nuque en sueur avant d'empoigner une pelle. Une fine pluie s'est mise à tomber. Il a essuyé les gouttes qui dégoulinaient sur son front.

Marcel avait creusé à une profondeur d’un mètre cinquante lorsque Rodolphe est arrivé essoufflé parmi les tombes égayées de fleurs dont les morts profitaient dans un renouvellement éternel.

***

Djamel a coupé le moteur de sa Mégane, hésitant entre l'espoir et le terrain vague longeant la voiture. Le DRH avait répété que sa candidature était intéressante. Il devait présenter son dossier en comité de direction, il le rappellerait.

Il ne le rappellerait pas. Ce type avait simplement le vice plus chaleureux que les autres.

Le vent s'est levé, courbant les herbes folles sur le terrain abandonné. Djamel en était convaincu, le DRH était déjà passé à autre chose. Que représentait-il sinon un candidat destiné à croupir dans une armoire métallique ? Le DRH écrirait. Ils finissaient tous par écrire. "Votre candidature a été examinée avec la plus grande attention, cependant elle n'a pas été retenue, croyez bien que nous en sommes désolés." 

Djamel raconterait à Aziza qu'il avait assisté à une séance d'information à Pôle Emploi. De nouvelles opportunités se présentaient. Elle hocherait la tête. Elle hochait toujours la tête. Elle caresserait tendrement le visage de Djamel et l'embrasserait.

Il ne supportait plus ces entretiens d'embauche qui l'écartaient comme on chasse une mouche. Il souffrait d'un handicap d'origine marocaine, il n'était jamais assez français. Pourtant ses parents avaient travaillé vingt-cinq ans chez Michelin, à Clermont-Ferrand, pour qu'il bénéficie de l'appellation contrôlée. Son père l'avait même inscrit dans l'équipe de foot junior. Sa mère s'était démenée pour qu'il intègre les Scouts, elle ne pouvait pas rêver mieux pour son fils, mais le Maroc avait toujours le dernier mot.

Djamel a abaissé son siège. Besoin de se dissoudre un moment dans le sommeil. La rumeur de la circulation bourdonnait ainsi qu'un essaim de guêpes. Les yeux fermés, il a joué comme quand il était enfant au carrefour de la rue du Ressort et de l'allée des Marronniers : si la première voiture qui débouchait était blanche, il serait engagé à la InsTrade.

Ensuite il a refusé d'ouvrir les yeux.

***

Après la purée et les chipolatas, Aziza a déclaré qu'elle était heureuse des opportunités qui se présentaient à Pôle emploi. Elle était persuadée que Djamel retrouverait vite du travail.

⸺  Je l'ai toujours su.

Elle l'a embrassé. Il y avait des étoiles dans les yeux d'Aziza. C'est la première chose qu'il avait vue le jour où il l'avait rencontrée. A l'oreille, elle a chuchoté qu'il lui avait promis un enfant avant l'été prochain...

*

Djamel s'est réveillé vers trois heures du matin. La maison était silencieuse, le quartier endormi. Aziza dormait, respirant doucement.

Il a pensé au DRH de ce matin, persuadé que ce type n'avait pas d'enfant. Qu'est-ce qu'il en aurait fait ? Il avait une compagnie d'assurances et jouait sûrement au golf, partait en week-end à Deauville ou à La Baule, passait les vacances dans le golfe de Saint-Tropez. Un enfant aurait taché le décor cossu.

Djamel a étouffé un rire dans son insomnie. La dernière fois qu'il avait emmené Aziza en vacances, c'était à Malo-les-Bains, plage de Dunkerque.

Il a enterré cette possibilité d'engagement à la InsTrade. Elle disparaissait six pieds sous terre. Le job irait à quelqu'un d'autre, les jobs allaient toujours à quelqu'un d'autre. Djamel se méfiait de l'espoir qui lui tournait le dos à chaque fois dans un rire cynique. Il s'est dit qu'il verrait bien, inch'Allah.

⸺ - Inch'Allah, ça va pas le faire !

Son conseiller à Pôle emploi avait un point de vue différent.

⸺  J'ai des directives à respecter, tu dois mettre le turbo pour dégoter un boulot, tu atteins la date de péremption ! Encore quelques entretiens d'embauche ratés et c'est les travaux forcés. C'est comme ça. Nouvelles règles. Le choix est aboli, tu devras accepter ce qu'on te propose.

Il a écarté les bras en signe de inch'Allah personnel :

⸺  C'est ça ou le robinet à indemnités est coupé.

Djamel l'observait.

⸺  Plongeur sous-marin pour creuser le fond, tu as ? Je fais ça parfaitement.

Il a quitté l'agence, le royaume du travail brillait trop haut par-dessus les murs.

Le chômage payait mal, le boulot payait mal, et par-dessus le marché il fallait faire des frais de transport et d'habillement. En tant que Français, se faire embaucher était déjà un parcours d'obstacles, mais pour un Français d'origine marocaine, c'était vingt mille lieues sous les mers. Ou il fallait accepter de faire agent de surface, vigile, McDo ou Amazon.