L'Allemand - Jacques Rivière - E-Book

L'Allemand E-Book

Jacques Rivière

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Extrait : "Il me semble qu'on fait fausse route quand on veut apercevoir d'abord chez les Allemands des sentiments d'une violence et d'une cruauté anormales, un tempérament furieux. Je ne nie pas cette violence, cette cruauté, cette fureur, dont il y a tant d'exemples constatés. Mais je ne pense pas qu'elles soient en eux primitives. Je ne nie pas qu'ils soient des barbares. Mais il ne me paraît pas que ce soit tout à fait à la façon des Huns."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Avant-propos

Les pages qu’on va lire ont bien failli ne jamais voir le jour. Et je ne veux pas du tout insinuer que c’eût été un malheur considérable. Mais je ne crois pas sans intérêt de marquer ici les raisons qui ont été sur le point de m’empêcher de les publier. Elles sont d’un ordre très général et je ne suis peut-être pas le seul qu’elles soient venues déranger. Je m’étonnerais fort, si, dans mes hésitations, beaucoup de lecteurs ne reconnaissaient pas leurs propres doutes, les embarras où ils se sont eux-mêmes, parfois peut-être avec angoisse, débattus.

Appelé dès le troisième jour de la mobilisation, j’eus le malheur de faire partie d’une unité qui fut opposée à la ruée allemande à un moment et sur un point où elle était particulièrement irrésistible. Je fus fait prisonnier dans les derniers jours d’août 1914.

Je suis resté près de trois ans en Allemagne. Ce n’est qu’en juin 1917 que j’ai été interné en Suisse. Pendant ce long séjour forcé chez l’ennemi, j’ai eu le temps d’observer et de rassembler dans mon esprit les traits principaux de son caractère. À vrai dire, la plupart des idées qu’on trouvera plus loin exposées me sont venues au bout de quelques mois à peine de contact avec lui. Je les avais même fixées dès le début de ma deuxième année de captivité, tout au moins sous leur forme élémentaire. À ce moment, j’avais la ferme intention d’en faire part au public, dès que l’heure de la délivrance aurait sonné pour moi. Rien ne me semblait plus naturel. L’image que je m’étais faite des Allemands, pourquoi l’eussé-je gardée pour moi, enfermée dans un tiroir ? Tous les jours j’avais à subir leurs taquineries : il me semblait de bonne guerre de la brandir, en réponse, aux yeux du monde entier.

Mais lorsque j’eus passé en Suisse, les choses commencèrent à m’apparaître sous un jour différent. J’étais libre désormais, libre de faire tout ce que je voudrais. Je n’avais plus rien à craindre. J’échappais à la guerre. Comme tout le monde me le disait en guise de félicitations (ah ! si l’on avait pu voir quel torrent de remords cette simple phrase déchaînait dans mon cœur !) « la guerre était finie pour moi ». Oui, je ne le savais que trop bien, désormais j’étais à l’abri.

Avais-je dès lors le droit de donner libre cours à mes réflexions ? Pouvais-je en conscience émettre des idées dont ce ne serait pas moi qui aurais à supporter les conséquences ? Je ne pouvais me faire aucune illusion sur ce qu’il y avait d’excitant, d’encourageant pour la haine dans ce que j’avais à dire sur les Allemands. Était-ce à moi à le dire, qui n’avais plus qu’à assister en spectateur à la guerre ? Était-il bien de ma part d’attiser un foyer, où je ne risquais plus de me brûler ? Pouvais-je créer de l’inexpiable, sous le prétexte que je n’aurais pas à l’expier personnellement ?

Plus généralement, avais-je le droit de contribuer, pour si peu que ce fût, à l’augmentation de la haine et de la douleur dans le monde ? M’était-il permis d’alimenter de mes remarques ce monstrueux capital, déjà si difficile à liquider ?

J’avais vu beaucoup souffrir. Et la souffrance dont on a été le témoin ne produit pas infailliblement, dans toutes les âmes, le seul besoin de la venger. Je suis de ceux à qui elle inspire surtout l’ardent désir de n’y rien ajouter, de ne travailler en rien à sa propagation, d’en empêcher, au contraire, si possible, le rayonnement. Il m’est trop clair que l’homme est naturellement méchant, pour que je ne me propose pas en première ligne de ne l’être moi-même que le moins possible.

Si l’on veut avoir une idée des scrupules dont j’étais assailli, vers ce moment de ma délivrance, voici un échantillon des résolutions que je couchais alors sur le papier : « Tenir compte de toutes les conséquences de ce que je dis, notais-je. Me représenter toujours à l’avance le poids en efforts et en souffrances de chaque phrase qu’il me vient l’envie de prononcer. Traduire mentalement chacune des impulsions de mon esprit en termes de réalité. »

Si étrange qu’une telle préoccupation puisse paraître en pleine guerre, je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle est celle de la grande majorité des combattants. Ils trouvent que ce qu’ils sont obligés de faire, c’est bien assez. Ils ne souhaitent aucunement de voir les autres, ceux dont l’intervention ne peut servir à rien, se lancer à côté d’eux dans la bagarre. Ils ont un grand souci de ne pas laisser la guerre s’étendre au-delà des gestes par lesquels on la fait, de ne pas la laisser remonter dans le domaine de la parole. Ils sont avares d’héroïsme pour les autres, pour tous ceux qui ne peuvent l’exercer que verbalement. Décidément, ils les supplient de ne pas se mêler de la chose. C’est qu’ils ne s’empêchent pas de calculer ce que chaque mot de haine peut coûter en horreurs du genre de celles dont l’image ne les quitte pas. Invinciblement ils tendent le dos à chaque rodomontade qu’ils entendent, comme à tout bruit qui peut attirer les obus : « C’t’idiot-là qui va encore nous faire repérer ! » Et c’est pourquoi vous les voyez en général si réservés, si peu disposés aux injures, si gênés par celles dont vous voudriez les rendre complices.

C’est bien assez comme ça ! pensais-je. Non, décidément, je ne dirai pas ce que je crois avoir aperçu sur les Allemands. Je n’irai pas renflammer la haine naturelle que nous avons pour eux, et qui risquerait ensuite de nous aveugler, quand viendront les premières possibilités de résolution du conflit. Je redoutais en effet, comme le plus épouvantable qu’il pût être donné à un homme de commettre, le crime de laisser passer sans la voir la première minute où la guerre cesserait d’être inévitable. Peut-être en publiant mes réflexions, en leur permettant de développer leur venin, allais-je contribuer à rendre cette première minute moins perceptible, moins évidente. L’idée seule d’un tel risque me paralysait complètement.

 

Mais une autre considération m’arrêtait aussi. J’avais beau être intimement convaincu de la vérité de mes remarques sur le caractère allemand, il est impossible, me disais-je en même temps, de penser juste par le temps qui court. Tout n’est-il pas bouleversé ? Ne vois-je pas les esprits les plus fermes, ceux en qui j’eusse mis ma plus grande confiance, courbés, dans un sens ou dans l’autre, par la tempête ? N’y a-t-il pas une ambition plus que folle à vouloir se tenir debout sur le pont d’un navire où tout le monde chancelle ?

J’avais lu, pendant trois ans, les journaux allemands. J’avais causé avec des sentinelles. Et j’avais pu constater combien leur point de vue, si éloigné du mien, si exactement en toutes choses opposé au mien, était, lui aussi, naturel ; je veux dire combien ils s’y plaçaient naturellement, fatalement, avec quelle infaillibilité ils y étaient ramenés par chaque évènement qui pouvait survenir, par chaque expérience qu’ils pouvaient faire. En d’autres termes, la vision allemande m’était apparue, non pas bien entendu aussi juste, mais aussi nécessaire que la mienne ; une aussi inexorable pente m’avait semblé y conduire.

Et j’en venais à cette idée qu’en temps de guerre toute pensée est soumise à une sorte de gravitation. Les passions de chaque individu, plus profondément encore sa race, sa naissance forment un centre, forment un astre, autour duquel sa réflexion, retenue par une invisible influence, ne peut rien faire de mieux que de tourner. En réalité on ne pense plus : on se confirme, on se félicite, on se congratule soi-même, on admire sans cesse à quel point l’on a raison. On happe au passage tout ce qui peut vous encourager dans votre système ; et le reste, on ne le voit pas ; il glisse sous votre nez, sans qu’un soupçon vous effleure du désordre qu’il pourrait porter dans vos représentations. Il ne faut pas dire tout à fait qu’on devient aveugle ; la clairvoyance de bien des esprits au contraire s’affine et s’exaspère ; mais elle prend un cours circulaire et comme enchanté ; elle ne sait plus sortir de l’enceinte magique où une invisible puissance l’a enfermée.

La révolte même ne sert de rien. Je n’ignorais pas que, dans tous les pays en guerre, il s’était trouvé des gens pour refuser le point de vue national. Ils avaient voulu échapper au piège de leurs origines et de leur race. Je les voyais raidis, tendus, guindés, pleins d’un effort majestueux, mais vain. Car la corde à laquelle ils se cramponnaient pour marcher droit, comment ne remarquaient-ils pas qu’elle s’enroulait, elle aussi, en sens inverse, autour du plus solide cabestan ? Eux aussi, ils allaient en rond, eux aussi, ils subissaient une évidente gravitation. Toutes leurs démarches m’apparaissaient étroitement commandées par leur mauvaise humeur, par l’instinct de contradiction, par le besoin de montrer à tout le monde qu’ils n’étaient pas les esclaves de la nationalité que le hasard avait jugé bon de leur octroyer. Ce souci-là formait un centre de préoccupation antagoniste, mais parfaitement symétrique du premier. Il n’était pas moins obsesseur et ne réclamait pas leur réflexion avec moins d’exigence ; il ne la détournait pas moins des voies de la raison. Et que peut-on rêver, par exemple, de plus incohérent, de plus influencé par le sentiment, de plus purement pathétique, que les considérations par lesquelles un Romain Rolland a cru s’élever au-dessus de la mêlée ?

Au milieu de si forts remous, de si impérieux tourbillons, encore une fois pouvais-je espérer que ma pensée eût seule, par miracle, trouvé une assiette ferme et l’autonomie indispensable pour reconnaître la vérité ? Comment eussé-je été le seul à ne subir aucun des entraînements divers, auxquels je voyais tous ceux qui réfléchissaient, et même les plus appliqués à le faire proprement, céder à leur insu ? D’où me serait venu le privilège d’apercevoir mon ennemi le plus détesté d’un œil vraiment dépouillé ? Et si j’en suis incapable, me disais-je, ce que je crois être une exacte peinture de son caractère n’est donc, en fait, rien de plus qu’un réquisitoire. Ai-je bien le droit de publier, sous les dehors d’une étude scientifique, un pamphlet, une caricature ? Vais-je ajouter un chapitre à cette littérature féroce et précaire, que je ne puis lire moi-même sans dégoût ?

*
**

Tels étaient à peu près les scrupules qui, au moment même où je devenais libre de l’exécuter, me décourageaient de mon projet d’écrire sur les Allemands. Ils me tourmentèrent si fort qu’après avoir rédigé les pages qui forment le chapitre II de la première partie du présent volume, j’abandonnai mon travail et passai à d’autres occupations.

Mais, me demandera-t-on, pourquoi donc y êtes-vous revenu, et quelles considérations ont bien pu vaincre vos premières répugnances ?

Ce n’est aucune considération théorique, et mes répugnances subsistent entières. Voici simplement ce qui m’est arrivé :

J’ai essayé d’écrire autre chose ; j’avais mille idées en vue ; il me semblait n’avoir que la main à étendre pour les saisir. Mais elles se dérobaient ; ou, quand une fois je m’en étais emparé, je les trouvais si pauvres, si pâles ! Tout ce que je notais était faible, triste, entortillé. Ma pensée, comme un enfant malingre, ne se développait pas, restait nouée. J’avais beau la provoquer de ma plume : elle refusait de s’épanouir. Je me sentais un poids intolérable, non plus sur la conscience, mais sur l’esprit. Quelque chose l’oppressait et le paralysait, dont d’abord je voyais mal la forme et la nature.

Mais j’eus bientôt fait de comprendre ce que c’était. C’étaient mes « boches » qui « ne passaient pas ». Comme on dit, ils « me restaient sur l’estomac ». Tout ce que je savais, tout ce que j’avais découvert sur leur compte, du seul fait que j’avais résolu de le garder pour moi, agissait contre moi, menaçait de m’étouffer.

Je m’étais cru plus fort que je n’étais. Mes scrupules étaient fort beaux ; mais encore fallait-il que je fusse capable de leur obéir. Je m’étais faussement pris pour un humanitaire ; je m’étais trompé sur ma capacité de pardon ; j’avais une nature trop formée, trop définie pour qu’elle pût abdiquer, avec une soumission vraiment sincère et irrévocable, devant son contraire.

Au fond, j’avais mal connu la profondeur de mon antagonisme aux Allemands. J’étais avec eux dans une incompatibilité d’humeur si foncière, si exacte, – il y avait une correspondance à rebours si parfaite de leur caractère au mien, que je voyais quelle utopie ç’avait été de vouloir les surmonter, les oublier et les taire.

La question désormais était bien claire. Entre eux et moi, il me fallait choisir. En leur faisant grâce de ce que j’avais à dire sur leur compte, je me condamnais moi-même à mort. À tout le moins je perdais le libre usage de mon esprit ; il me fallait renoncer à toute joie et à toute aisance intellectuelles.

J’étais bien obligé de reconnaître que je n’étais pas mûr pour un tel sacrifice et que ma générosité ni mon amour du prochain n’allaient jusqu’à me le rendre possible.

 

Je suis donc revenu à mon manuscrit un moment délaissé et j’ai écrit le livre qu’on va lire, rien que pour « vomir » les Allemands.

Je ne me fais aucune illusion et je ne cherche pas à donner le change sur les motifs qui me le font publier : ils sont d’ordre égoïste, je le sais. Je ne suis pas de ceux qui confondent leurs sentiments et pensent faire œuvre de charité chrétienne en s’abandonnant à leur haine. Je vois très bien que la charité ne saurait ici m’ordonner autre chose que de me taire. Je ne la compromettrai pas dans l’entreprise violente où je me jette ; je ne lui ferai pas couvrir ma colère. Je lui désobéis en pleine conscience, et à contrecœur, sous l’empire d’une passion irrésistible, pour une fois seulement, si Dieu le permet.

Je cède ici, le sachant, à la fureur de mon esprit, à son intégrité. Je le laisse se défendre tout seul, par son unique volume, contre l’atteinte et contre l’attentat de son ennemi parfait, de son ennemi idéal. De son propre élan, il se précipite sur le génie allemand, tout droit, avec l’ardeur immédiate et aveugle des phagocytes s’emparant des microbes qui voudraient s’insinuer dans l’organisme.

Je me débarrasse, je me déblaye. Ceci n’est pas un jugement, une mise en accusation de l’Allemagne, du genre de celles que dressent quotidiennement nos journalistes et nos hommes d’État. On ne trouvera pas dans mon livre l’appareil solennel de la justice. Je n’y condamne rien ; j’y déteste seulement. Mon livre n’est rien de plus que la grande détestation que mon esprit fait de l’Allemagne.

Je ne m’en prends pas à ses crimes, mais à sa façon de penser et de sentir ; je la répudie bien exactement ; je dis : « Voilà tout ce que je ne suis pas, tout ce dont je ne veux pas. » Je me nettoie de l’Allemand, comme la France elle-même cherche, depuis plus de quatre ans, avec une si dramatique patience, à s’en nettoyer. Je ne me place pas à un point de vue transcendant ; je fais de l’hygiène, comme on dit ; je pense à moi, à ma propreté intérieure, et j’écarte ce qui la compromet. Je cherche simplement à retrouver l’aisance de mon souffle et le bon fonctionnement de mon cerveau.

 

Et pourtant je ne voudrais pas non plus, par trop d’insistance sur ce point, éveiller l’idée que je n’ai tenu compte, dans tout mon livre, que de ma commodité personnelle. À m’entendre répéter que je m’y suis uniquement proposé de me débarrasser des Allemands, on pourrait croire que je n’ai pas été trop scrupuleux sur les moyens d’y réussir ; je finirais par suggérer à mes lecteurs le soupçon que je n’ai pris conseil que de ma fureur et que mon essai n’est donc rien qu’une vaine diatribe.

Non. Malgré la force des sentiments qui m’animaient, malgré l’urgence de la fin que j’avais en vue, je me suis efforcé d’être aussi objectif que possible. Le moyen que j’ai choisi de détacher de moi les Allemands, c’est de les définir, – de les définir avec toute l’exactitude et toute la minutie dont j’étais capable. Je me suis appliqué à ne rien laisser passer dans mon analyse de purement injurieux, j’ai évité dans tous les cas la simple vitupération. J’ai toujours motivé par des exemples empruntés soit à mes souvenirs de captivité, soit à des textes incontestables, chaque trait que j’ai cru pouvoir tracer. J’ai contenu mon indignation le plus que j’ai pu. J’ai pensé qu’il y avait toujours avantage à en remplacer l’expression par quelque détail authentique ou par quelque réflexion dont la pertinence pût être directement sentie. Finalement, quand il s’est agi de fixer l’essence du génie allemand, pour être bien sûr de ne rien inventer, j’ai demandé tous mes matériaux à un Allemand et ce n’est que du texte même de son essai que j’ai voulu tirer les formules qui m’ont servi à la caractériser.

En un mot, j’ai voulu faire une œuvre posée, concrète, véridique. Bien que j’y sois étroitement mêlé et que j’apparaisse directement intéressé à son issue, je n’ai pas désespéré de lui donner une valeur indépendante de la passion qui me l’inspirait, ni même de forcer les esprits qu’elle est faite pour indisposer le plus violemment, à en reconnaître la vérité. Oui, je voudrais que l’Allemand lui-même ne puisse la contester, je voudrais le contraindre à avouer sa ressemblance avec cette image que je lui tends.

Sans doute, c’est encore là une utopie, mais qu’il vaut la peine de poursuivre. Car en la gardant sans cesse comme idéal devant les yeux, je commencerai peut-être, à tout le moins, à réduire et à dégonfler ces monstres intellectuels, ces caricatures géantes qui flottent entre les deux camps comme des baudruches et dans lesquels chaque peuple croit reconnaître son adversaire.

 

C’est même, en fin de compte, ce qui me rassure sur la responsabilité que j’encours en publiant ces pages. Elles finissent par m’apparaître plus utiles que dangereuses. Je me demande si elles ne peuvent pas avoir cet excellent effet de remplacer les notions entières, absolues et vides que nous nous sommes formées sur le compte des Allemands par des idées tout de même plus nuancées, plus relatives, reflétant mieux la complexité du modèle. Peut-être peuvent-elles nous aider à sortir de la féroce et grandiose ignorance où nous vivons, de notre ennemi. Peut-être, malgré ce qu’elles ont encore de trop ardent et d’un peu grossier, contribueront-elles à nous replacer dans cette attitude de pure et d’impartiale observation vis-à-vis de ce que nous n’aimons pas, où il va bien falloir que nous consentions à rentrer.

Et voici qu’après avoir craint de prendre rang parmi eux, je vais espérer de déplaire, par trop de modération, aux excitateurs de tous calibres qui mènent le chœur de la vocifération contre l’ennemi. J’avoue que ce serait une bien grande satisfaction pour moi, si l’exactitude de ma peinture allait les déconcerter ; et je ne tiendrais pas pour un petit honneur les injures qu’ils voudraient bien m’adresser ni le mépris qu’ils consentiraient à faire de moi.

*
**

On voit, en tout cas, que je suis loin d’être fixé sur le retentissement possible de mon livre. Mais c’est assez m’interroger à son sujet. Puisque aussi bien je suis maintenant décidé à le donner, il est parfaitement ridicule de me demander plus longtemps ce qui pourra bien se passer, quand je l’aurai fait. Et ce l’est d’autant plus, que le plus vraisemblable est qu’il ne se passera rien du tout.

 

Août 1918.

PREMIÈRE PARTIED’après nature
ILe manque de crête

Il me semble qu’on fait fausse route quand on veut apercevoir d’abord chez les Allemands des sentiments d’une violence et d’une cruauté anormales, un tempérament furieux. Je ne nie pas cette violence, cette cruauté, cette fureur, dont il y a tant d’exemples constatés. Mais je ne pense pas qu’elles soient en eux primitives. Je ne nie pas qu’ils soient des barbares. Mais il ne me paraît pas que ce soit tout à fait à la façon des Huns.

Ce qui me frappe bien plutôt au premier coup d’œil, c’est leur manque de tempérament et ce que Maurras appelait un jour très bien « la médiocrité du premier fonds allemand ». Cet ensemble de goûts, d’instincts, de préférences et d’aversions, qui fait la substance de chaque âme et donne au caractère sa tournure, est en eux d’une indigence prodigieuse. Prenez-les bien exactement au début d’eux-mêmes, avant que leur formidable volonté ait eu le temps d’intervenir : ils ne sont rien ; ils ne désirent, n’attendent, ne prétendent rien.

Qui dira jamais la profondeur de leur indifférence ? Et il faut entendre par là qu’ils sont à la fois extraordinairement indifférents et extraordinairement indifférenciés. Tous les prisonniers connaissent, pour s’en être souvent moqués, l’immanquable réponse des sentinelles à toute proposition qui, par chance, ne vient pas se heurter à quelque interdiction, que n’a, par hasard, prévue et d’avance repoussée aucun règlement : Das ist mir égal ! ripostent-elles infailliblement. Et il faut entendre le son plein et convaincu de la dernière syllabe : Das ist mir egââl ! Cela est prononcé avec une sincérité radicale, exhaustive ; on sent que c’est le tréfonds de l’âme qui s’y exprime et s’y épuise. Or, qu’est-ce que cela veut dire, sinon : « À ce que vous me suggérez, rien en moi n’incline et rien en moi ne s’oppose. Vraiment, je me sens aussi vide que possible en face de votre envie. Je pourrais chercher longtemps : je ne trouverais rien qui soit pour ou contre. Je suis tellement uni, tellement homogène, tellement équivalent en quelque point que vous me preniez ! Je ne connais tellement pas d’autres différences que celles qu’on m’a apprises ! »

Ne confondons pas. Ce n’est pas ici le fatalisme slave ou oriental ; il ne s’agit d’aucune résignation. L’Allemand ne replie pas ses désirs et ses rêves devant un évènement jugé insurmontable. La vérité est qu’il n’a d’abord ni désirs, ni rêves ; ni amour, ni haine ; ni plaisir, ni dégoût ; ni passion d’aucune sorte. Dirons-nous que c’est un endormi, que la vie en lui reste faible et basse ? Au contraire, à n’en mesurer que le branle, elle semble en lui exceptionnellement forte et tendue. Le courant qui le traverse dépasse de beaucoup l’intensité moyenne. Mais il ne traverse que le vide ; il ne trouve rien pour l’orienter ; la matière qu’il parcourt est complètement amorphe. Les rudiments même de la sensibilité sont absents de cette âme, et ses inclinations élémentaires, son premier clivage.

« Un Allemand ne tient pas devant un Français », me disait un jour un camarade de captivité, un petit bonhomme, dont je revois les minces yeux brillants, le regard décidé. Étant détaché au travail, tout seul dans un village, il y avait pris sur ses employeurs un ascendant extraordinaire et avait réussi à obtenir leur complicité pour une évasion. Seul, le repentir imprévu et prématuré d’une femme, qui avait été, toute en pleurs, se dénoncer, et lui avec, aux autorités, avait fait échouer son projet. C’est en se rappelant la facilité avec laquelle il avait convaincu tous ces gens de lui venir en aide contre leur patrie, qu’il énonçait ce principe, dont la justesse m’avait frappé. Un Allemand ne tient pas devant un Français. C’est-à-dire que si vous les prenez tous les deux à l’état naturel, au moment où ils ne reçoivent encore d’indications que de leurs respectifs tempéraments, l’Allemand ne peut pas affronter le Français ; il est sans armes devant lui ; il n’a rien qui corresponde à ces désirs droits et perçants, à cette vivacité passionnée, à cette avide intrépidité du cœur dont son partenaire est pourvu. Qu’opposerait-il à nos mille partis-pris, à nos décisions sentimentales, à cette façon que nous avons de voir tout de suite les choses sous le jour le plus déterminé ? Dès qu’il paraît à nos yeux, le tableau de la réalité a toutes ses nuances. Je ne dis pas que cette promptitude soit dans tous les cas un avantage. J’aimerais même à montrer qu’elle est peut-être à la source de toutes nos erreurs et de tous les malheurs qui s’ensuivent. (Nous sommes des esprits trop vite fixés.) Mais enfin elle témoigne d’une vigueur générale, d’un entrain et d’une « pleine terre » des sentiments, auxquels l’Allemand, avec son éthique spontanéité, ne saurait songer à résister, et qui, toutes les fois qu’il se trouve seul en tête à tête avec l’un de nous, le mettent en état de notoire infériorité.

Der deutsche Jüngling fromm und stark
Beschirmt die heilige Landmark.

C’est trop bien ça. Je le vois trop bien, « le jeune Allemand honnête et fort », appuyé sur son arme, prêt à tous les chocs, la poitrine solide, l’esprit seulement animé d’un éperdu dévouement. Je le vois trop bien pour pouvoir le souffrir. « Honnête et fort » : voilà tout ce qu’il a à nous montrer, voilà son entière richesse intérieure en deux mots exprimée. Qu’on n’aille pas dire qu’une chanson n’est pas une peinture psychologique. Non, tel quel, le portrait est complet ; il n’y manque aucun détail. Voilà le héros allemand, tel qu’il s’apparaît à lui-même, voilà toute la complexité et toute la nuance qu’il se découvre ; voilà à quoi, à ses propres yeux et en fait, il se ramène.

Plus que d’avoir ravagé, pillé, incendié et massacré, je lui en veux de se résumer si facilement, de se réduire à si peu de chose. Ce que je ne puis lui pardonner, c’est son néant intérieur. Il faut qu’il aille chercher des vertus pour faire croire qu’il est quelque chose ; il ne commence qu’à la morale. Pour s’apercevoir qu’il existe, il faut lui donner quelque chose à faire ; alors on peut admirer comme il le fait bien. C’est un de ces êtres qu’on ne remarque que lorsqu’on est obligé de les féliciter.

Les vieux du landsturm qui venaient au camp prendre livraison des corvées, après avoir recueilli, d’un visage tendu par le respect, les recommandations du sous-officier de service, se tournaient vers le groupe de prisonniers qu’ils allaient accompagner : Also, marsch ! s’écriaient-ils. C’est-à-dire : « Puisque c’est ça que nous devons faire, faisons-le ! » Rien ne les eût poussés à l’entreprendre spontanément, cette idée ne leur serait jamais venue. Mais c’était presque effrayant de penser à quel point ils n’y trouvaient pas non plus d’objection ! On sentait en eux une vacance presque infinie, et surtout, ce qui m’impatientait plus que tout le reste, cette bonne humeur des gens qui n’ont pas de désirs, qui sont contents de faire ce qu’on leur dit de faire, parce que sinon ils n’auraient pas su à quoi passer leur temps.

*
**

Comme c’est l’aspect, je crois, le moins soupçonné de son caractère, je voudrais illustrer par quelques anecdotes cette indifférence foncière de l’Allemand. Et d’abord qui chantera jamais en termes suffisamment héroïques sa patience ? Qui racontera tout ce qu’il est possible de lui « faire voir », avant qu’il ne comprenne qu’il faut se fâcher ?

Chaque jeudi, nous allions faire en ville des achats pour la société de secours mutuels de notre camp. Accompagnés d’une seule sentinelle que nous traînions derrière nous plutôt qu’elle ne nous conduisait, nous entrions librement dans tous les magasins et nous y étions toujours royalement accueillis. Nous récoltions même bien des sourires et bien des compliments qui ne se fussent jamais égarés à l’adresse de vulgaires soldats allemands. Car les Allemands se soutiennent sans doute très fortement les uns les autres, mais ils ne s’aiment guère entre eux ; il suffit de les avoir vus se parler pour en être convaincu. Le visage même qui nous regardait plein d’aménité, dès qu’il se tournait vers un compatriote, devenait dur, sombre et sec : quelques mots de réponse, juste ce qu’il fallait ; et si « l’autre » n’était pas content, il n’avait qu’à s’en aller. (Peut-être aussi, pour tout dire, cette différence d’égards tenait-elle en partie à la différence que le marchand supposait entre nos respectifs porte-monnaie.) – Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur cette curieuse anomalie psychologique que je veux insister en ce moment. Je pense surtout à l’endurance de certains feldgrauen qui attendaient pour se faire servir qu’on en eût fini avec nous ; j’en revois un, entre autres, que nous fîmes « poser » certainement pendant près d’une demi-heure, dans un magasin de quincaillerie. Sans même oser s’asseoir, il regardait, derrière nous, d’un air mélancolique, les scies et les serpes pendues au plafond, et poussait de loin en loin de timides soupirs. Parfois l’un de nous lui lançait par-dessus l’épaule un regard ironique et amusé ; mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Qu’étions-nous pourtant, que de vulgaires prisonniers, que des esclaves qu’il eût pu balayer d’un geste ? Mais je suis bien sûr qu’il ne pensait pas à ce détail ; et ce qui l’en rendait oublieux, ce n’était ni générosité, ni grand élan de fraternité humaine. Tout simplement il ne sentait rien ; il ne réalisait pas la situation par le sentiment ; elle ne lui donnait aucune secousse ; les fibres qui l’eussent fait tressaillir et se révolter manquaient dans son cœur.

En chemin de fer, entre Leipzig et Francfort, nous étions six prisonniers conduits par deux sentinelles ; nous nous étions confortablement installés dans un compartiment et d’abord, sans hésiter, et sans provoquer la moindre protestation de nos gardiens, deux des nôtres avaient pris les deux coins près de la fenêtre. Le train cependant était bondé : beaucoup de permissionnaires, quelques civils ; et de nos places, nous contemplions tous ces gens, qui s’amoncelaient dans le couloir, la plupart debout, quelques-uns lamentablement assis sur leurs paquets, tous écrasés les uns contre les autres, piétinés par chaque passant, jetés contre les parois par chaque cahot du train, mais ne pensant aucunement à nous déranger. Nous les entendions bougonner les uns contre les autres ; c’est tout ce qu’ils voyaient de mieux à faire. À la fin, le spectacle nous parut si ridicule que nous nous décidâmes à « inviter » un grand artilleur, qui se tenait debout en travers de la porte, à venir s’asseoir au milieu de nous : il accepta avec force remerciements.

Il est incroyable à quel point l’Allemand est lent à se représenter le véritable rapport où il est avec les gens qu’il rencontre : c’est parce qu’il n’en est averti par aucune commotion affective, par aucun sentiment immédiat. Et le Français profite d’une façon admirable, souvent même téméraire, de ce retard à l’allumage. Instruit du premier coup d’œil, avec une folle impertinence, il saisit son avantage et le pousse aussi loin que possible, pendant le temps que l’autre met à composer sa réaction. Arrive ensuite que pourra ! Il aura toujours bien ri en attendant.

On n’imagine certainement pas ce que les prisonniers réussissent à « faire avaler » à leurs gardiens. On n’a aucune idée du ton de certaines conversations entre eux. Que de fois ai-je entendu mes camarades dire à leur chef de chantier : « Vous aurez beau faire, vous êtes foutus ! Ce n’est plus qu’une question de jours, de mois ou d’années. Mais vous êtes foutus. Tout le monde sait ça en Europe. Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas encore. »