L'Ame française et la guerre - Ligaran - E-Book

L'Ame française et la guerre E-Book

Ligaran

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Extrait : "La guerre de siège ou de positions, qui a commencé cm lendemain de la bataille des Flandres, a pour caractère essentiel la fixité des fronts. De la mer du Nord aux Vosges, la ligne est continue : aucun des deux adversaires ne prête son flanc à une attaque de l'autre; point de manœuvre possible ; seule l'attaque frontale est réalisable."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Septième phase

LA GUERRE DE SIÈGE (Suite) (Du 2 janvier au 31 mars 1915.)

La guerre de siège ou de positions, qui a commencé au lendemain de la bataille des Flandres, a pour caractère essentiel la fixité des fronts. De la mer du Nord aux Vosges, la ligne est continue : aucun des deux adversaires ne prêle son flanc à une attaque de l’autre ; point de manœuvre possible ; seule l’attaque frontale est réalisable. Des millions d’hommes sont ainsi immobilisés.

Mais cette fixité relative, interrompue d’ailleurs à divers moments, est loin d’être l’inactivité : la guerre de positions ne réclame pas lemême genre d’efforts que la guerre de mouvements. Elle en réclame cependant de considérables, de continus et de très rudes. Non seulement les canons de tous calibres ne cessent de jeter tout le long de la ligne des tonnes d’explosifs, mais la vie des tranchées réclame des travaux constants, multiples, intenses, accomplis souvent sous le feu de l’ennemi. Lutte souterraine à coups de grenades, lutte de sape et de mine, sous la menace des pétards, des éclats d’obus, des lance-bombes et des gaz asphyxiants, lutte incessante qui exige de tous une action permanente, une vigilance toujours tendue, un moral à toute épreuve.

Même en dehors des périodes d’attaque, la guerre de positions avec ses exigences matérielles, avec l’obligation de remuer la terre, d’entretenir les parapets et les fils de fer est une rude besogne. La moindre attaque réclame encore plus de méthode, d’ingéniosité et de préparation. Il faut d’abord reconnaître les positions de l’adversaire par tous les moyens possibles ; il faut ensuite préparer le terrain d’attaque, doubler les boyaux de communication, pousser en avant des têtes de sape, de manière à mener les troupes à distance d’assaut. À l’artillerie revient la charge de détruire les fils de fer, de mettre les mitrailleuses hors d’action d’ouvrirdes brèches dans la position ennemie. L’assaut lui-même, enfin, doit être violent, soudain…

Ces attaques sont trop longues à monter ; elles exigent trop de disponibilités et une dépense de munitions trop considérable pour qu’elles puissent être souvent renouvelées.

En dépit de ces difficultés, les troupes françaises ont gardé l’initiative des opérations, et durant l’année 1915, par des offensives répétées, elles ont infligé aux troupes allemandes de grands échecs. Dans le premier trimestre (janvier-mars) a eu lieu la première de ces offensives : la bataille de Champagne de février.

Le commandement avait à cette époque constitué des réserves en hommes et en munitions. Il jugeait une action offensive d’autant plus utile que les Allemands avaient entrepris un effort considérable en Prusse Orientale, et que notre initiative devait les empêcher de transporter des forces sur leur front russe.

L’attaque eut lieu le 16 février entre la ferme de Beauséjour et les bois à l’est de Perthes. Sur un front de plus de trois kilomètres, la ligne principale allemande tomba. Nos troupes eurent à subir plus de vingt-six contre-attaques allemandes. Au cours d’une véritable bataille qui dura jusqu’au 19, elles purent maintenir et consolider tout ce qu’elles avaient gagné. Dansles jours qui suivirent, elles s’emparèrent des fortins de Beauséjour, et progressivement elles occupèrent toute la première ligne allemande étendue sur un front d’environ huit kilomètres.

Plus grand encore que le résultat matériel était le résultat moral. Nos soldats avaient pris conscience de leur supériorité. Ils avaient fait deux mille prisonniers et conquis un matériel nombreux de mitrailleuses et de canons-révolvers ; ils avaient infligé à l’ennemi des pertes que celui-ci avouait supérieures aux pertes subies pendant la bataille de Mazurie ; ils l’avaient obligé à cesser les attaques sur les autres parties de notre front ; enfin, durant toute la bataille, ils avaient empêché de faire aucun prélèvement pour envoyer de nouvelles troupes en Russie. L’offensive avait produit les principaux résultats qu’on en pouvait désormais attendre : elle fut arrêtée au commencement de mars.

Il ne devait rien y avoir de grande envergure avant la bataille d’Artois, le 9 mai. Mais des actions de détail, entreprises en Woèvre dès les derniers jours de mars et au cours du mois d’avril allaient interdire à l’ennemi de prendre l’initiative des opérations.

IUne journée avec les enfants

2 janvier 1915.

Premier janvier, jour des étrennes, grande journée grave sous la pluie. On s’arrête de monter la côte pour regarder derrière soi. On songe avec affection, indéfiniment, à ceux qui sont restés en chemin. Et puis, la pensée s’en va s’installer dans les tranchées auprès des vaillants qui souffrent et ne veulent même pas en convenir entre eux. « Ils grognaient et le suivaient toujours », dit la célèbre légende. Leurs petits-fils n’ont pas une plainte. Mais, de tout notre cœur, nous sentons et savons leur magnanime courage.

Paris, une fois encore, a été beau de recueillement, de piété profonde. Dans ce jour de fête, pas une de nos pensées n’a perdu le contact avec nos défenseurs. Guère plus d’étrennes que de réveillon. J’entrai dans un magasin ami et comme je questionnais le marchand : « Oh ! me dit-il, nous ouvrons ! C’est plutôt pour animer le quartier. » Il fallait voir de quel air cela était dit, par un homme attristé de ne pas avoir de clients, mais qui comprenait bien qu’on n’a guère l’esprit aux fleurs ni aux marrons glacés.

Nous disons tous : « Il faut reprendre la vie. » Et puis nous pensons à des morts. Les enfants eux-mêmes se font des scrupules. Aujourd’hui, je me suis donné une récréation ; j’ai pris le dossier des lettres que les petits garçons et les petites filles, tout comme leurs parents, m’écrivent. Ils m’ont beaucoup pressé, en décembre, de déconseiller les cadeaux du jour de l’an. Je n’en prends pas à mon aise, aussi délibérément qu’eux, avec les intérêts du commerce parisien, durement éprouvé, et j’ai ajourné au 2 janvier de vous faire entendre un avis qui, aujourd’hui, sera sans effet, mais qui nous fait connaître des petits êtres excellents de bonne volonté.

Voulez-vous une gentille distraction ? Écoutez ce que nous dit le jeune Coco, un anonyme :

          Monsieur,

Vous ne savez pas ce qu’il faut que tous les petits enfants de France fassent : il faut qu’ils disent bien fort qu’ils ne veulent pas d’étrennes, et que tout l’argent des bonbons et des joujoux qu’on leur donne au Premier de l’An, ils l’abandonnent pour les soldats.

Puisque nous sommes trop petits pour nous battre, nous pourrons au moins faire, comme nos grands frères, quelque chose pour la France, en donnant nos étrennes. Je vous écris cela, monsieur, car peut-être des enfants ne le feraient pas, parce qu’ils ne penseraient pas. Mettez-le dans votre journal, vous qui savez bien écrire.

Je ne vous dis pas mon nom. Je suis un petit Français, dont le papa se bat depuis quatre mois, et qui, avec ses sept frères et sœurs, a donné toute sa tirelire aux soldats.

Coco.

De tels sentiments n’ont plus qu’à mûrir ; la plante ouvre ses tendres boutons et promet déjà le jeune saint-cyrien. Derrière nos Marie-Louise arrivés sur le front, où leur belle allure tout de suite leur a conquis l’estime de leurs aînés, une magnifique enfance s’impatiente de n’avoir pas l’âge de les accompagner. Charmants enfants ! Permettez-moi de vous donner encore une de leurs lettres, toujours de petits inconnus :

          Monsieur Barrès,

Je connais bien votre nom, il est tous les jours dans l’Écho de Paris de ma maman. Je sais que vous aimez, beaucoup (moi aussi) nos grands soldats de France ; vous ferez ce que vous voudrez de ma petite pièce pour leur faire plaisir. Je ne reçois pas beaucoup de sous cette année ; c’est la guerre, alors on ne peut pas gâter les enfants, parce que la grand-mère et la marraine pensent aux soldats d’abord ; elles n’ont pas réfléchi que les petits garçons veulent aussi gâter les soldats. Vive la France !

Un futur petit soldat, fils d’officier (qui a huit ans) vous fait le salut militaire.

André.

Merci, mon camarade. Avec votre pièce, les soldats ont eu des cigarettes. Tout cela est très bien. Mais je referme mon dossier. Petits garçons, retournez avec vos mamans qui vous mettent noblement dans l’âme le germe des vertus françaises.

On m’excusera d’avoir passé avec complaisance une partie de cette journée au milieu des enfants. Elle leur est d’habitude consacrée. Et puis, n’est-ce pas pour le salut de leur héritage que tous nos efforts, à cette heure, sont tendus ? Si nous voulons briser le militarisme prussien et l’unité allemande, si nous voulons libérer les divers génies germaniques qui jadis ont produit de si beaux fruits, avant qu’ils se fussent soumis à la discipline unitaire prussienne, c’est pour ne pas tomber dans l’esclavage, nous-mêmes, et c’est pour que ces enfants dont nous venons d’entendre la voix puissent jouir d’une paix solide indéfiniment.

Tout à l’heure, en copiant ces lettres naïves, toutes pleines de la gentillesse française, je me suis rappelé d’autres pages, analogues de ton et vieilles de quarante-quatre ans. Je suis allé chercher dans mes papiers, j’ai retrouvé le journal d’un enfant lorrain rédigé pendant la guerre de 1870. C’est un de mes amis d’enfance qui l’écrivait alors, en guise de devoir, chaque jour, sous la dictée de sa grand-mère, dans une vieille maison au bord de la Moselle. Peut-être qu’un jour de fête, où l’on est disposé à entendre un récit, je vous demanderai la permission de le mettre sous vos yeux, ce cahier enfantin, étrangement évocateur. Il est bon que nous portions notre regard derrière nous, sur ces jalons de l’existence des familles.

En 1870, quand j’avais huit ans et que je voyais défiler les Prussiens, les vieux étaient encore assez nombreux autour de nous, qui avaient vu l’occupation de 1815 à 1818. L’autre jour, quand j’ai rapporté de Lunéville l’affiche que venaient d’y mettre les Allemands, je l’ai classée avec une autre affiche contenant la proclamation de Blücher aux Lorrains, en 1815. Et plus loin encore, j’entends autour de mon enfance les récits sur les Suédois. Les massacres et les incendies de ces « reîtres » venus d’Allemagne ont laissé d’ineffaçables traces dans l’imagination lorraine et sur notre civilisation qui ne s’en est jamais complètement relevée. Voici la vingt-neuvième fois que les populations d’outre-Rhin envahissent la France, brûlent nos maisons, assassinent traîtreusement et torturent nos parents sans défense. Je n’ai jamais pu rencontrer le regard d’un enfant de France sans me dire : « Tâchons de lui épargner ces horreurs en affaiblissant de notre mieux le sang de l’Allemagne », et maintenant je me réjouis en voyant qu’il n’est pas un enfant de France qui ne soit pour toute sa vie averti, comme nous autres, Lorrains, nous l’avons été dès notre bas âge. L’ignoble pacifisme qui nous livrait pieds et poings liés, comme pourceaux en sac, n’empoisonnera jamais les fils généreux des héros de 1914. Préférant la paix à la guerre, mais les armes toujours prêtes, ils surveilleront toujours le peuple brutal qui professe que nous sommes l’ennemi héréditaire.

Ah ! belle jeunesse nationale, comme nous vous avons appelée !… « Attends que l’hiver s’en aille et tu vas voir une feuille percer ces nœuds si durs pour elle, et tu demanderas comment un bourgeon frêle peut, si tendre et si vert, jaillir de ce bois noir. »

 

P.-S. – Paul Adam me télégraphie en me demandant que je salue Bruno Garibaldi, le jeune héros de l’Italie tombé en Argonne pour la France. Mon vieux camarade devance ma pensée, mon hommage. Celui qui vient de mourir au champ d’honneur, face à l’ennemi commun, en portant le drapeau de son père et le drapeau de la France à l’assaut d’une tranchée allemande, nous inscrirons son nom à la première page du livre de nos jeunes gloires. Que son frère, qui continue la lutte, avec sa vaillante légion, au milieu de nos soldats, reçoive nos félicitations reconnaissantes pour l’honneur encore ajouté à son illustre nom.

IIUn patriote alsacien l’Abbé Wetterlé

4 janvier 1915.

L’abbé Wetterlé me fait l’honneur de me demander une préface pour ses Propos de Guerre.

C’est un petit livre dont il est très utile que chacun entende les conseils. Toutes ses pages nous répètent qu’il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à la dislocation de l’Empire allemand :

Il est nécessaire d’en finir d’un seul coup avec la puissance germanique. Si on épargne l’Empire allemand, si on lui accorde une paix honorable après sa défaite, tout sera, dans dix ans, à recommencer… (p 155).

Maintenant que le colosse aux pieds d’argile commence à vaciller et que sa chute s’annonce prochaine, les pacifistes, les pionniers du germanisme commencent à s’agiter : « N’humilions pas l’Allemagne vaincue ! », disent-ils, avec des larmes dans la voix… Et il y a, hélas ! même en France, des gens qui se laissent, par fausse sensiblerie, par un humanitarisme bébête, entraîner à prêter l’oreille sans protestation à ces conseils décevants… (p 184).

… Si l’Europe veut jouir d’un siècle de paix et de prospérité, il est indispensable que l’Allemagne disparaisse. Je dis bien l’Empire, et non pas les États allemands. Pourvu que ceux-ci ne puissent pas se ressouder, l’Allemagne ne sera plus redoutable (p 203).

Les conseils valent ce que valent les conseilleurs. Celui-ci nous parle de ce qu’il connaît mieux que personne. Il a écrit sur le Reichstag des pages que je regrette de ne pas retrouver dans ce recueil, et qui sont un document de premier ordre sur l’état d’esprit politique des diverses nationalités allemandes. Quand il nous dit que l’Empire allemand aura toujours pour mission l’écrasement de la France, et que, d’autre part, les Allemands se feront tout petits aussitôt que l’appareil militaire ne les encadrera plus, je l’écoute. J’écouterai toujours les gens d’expérience plutôt que les gens à système. Wetterlé, s’il nous parle des rapports franco-allemands et de la question d’Alsace-Lorraine nous apporte l’expérience de sa vie.

Voilà un homme qui a passé son enfance dans cette ville de Colmar où se conservent avec une énergique piété les traditions du passé. Arrivé à l’âge mûr, et quand il lui fallut choisir entre l’ancienne patrie et la nouvelle, comme tant d’autres Alsaciens, il connut une véritable crise morale. Reviendrait-il vers nous ? Resterait-il là-bas ?

D’abord, il ne put écouter que son cœur. Il émigra ; il devint nôtre. Et puis il réfléchit : il reprit le chemin de l’Alsace et de la bataille, et sitôt rentré à Colmar fonda un journal bihebdomadaire qui, avec les années, devint un grand quotidien. Le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine, dont j’étais un des abonnés, et que je ne me lassais pas de lire, je devrais dire d’étudier, a mené le bon combat avec une vaillance inépuisable, faite de fermeté et de belle humeur. Ce n’était pas l’Alsace pleurarde des romances, c’était la jeune Alsace, heureuse de se sentir une qualité d’âme bien supérieure à la balourdise teutonne. Cependant le journaliste était élu député, et portait devant le Reichstag les revendications alsaciennes.

Polémiste et orateur, l’abbé Wetterlé, qui manie les deux langues avec une égale vigueur, est un combattant redoutable. Mais il avait affaire à des adversaires dont personne en France, à cette heure, ne conteste plus la brutalité. Il a eu l’honneur de souffrir pour la vérité et pour sa nation.

Les épisodes de la vie de notre illustre ami sont présents à toutes les mémoires. J’en rappellerai un seul, qui est propre à éclairer le joyeux et courageux esprit de l’Alsace.

Chaque année, les députés alsaciens-lorrains déposent au Parlement de Strasbourg une motion où ils demandent que l’enseignement de la langue française soit obligatoire dans toutes les écoles primaires. En janvier 1909, la motion fut votée comme les autres années, et comme les autres années, elle devait rester sans effet. Mais un pédant, le professeur Gneisse, directeur du lycée de Colmar et pangermaniste forcené, écrivit à cette occasion, dans une feuille allemande de Strasbourg, une série d’articles violents contre la francisation de l’Alsace. L’abbé Wetterlé lui répondit allègrement et publia une caricature du professeur teuton due au crayon de notre cher Hansi. Herr Gneisse y paraissait au naturel, et fagoté comme ils sont. Il se plaignit d’être si laid. Hansi fut condamné à quelque 700 ou 800 marks d’amende. Pour s’acquitter, le bon garçon mit en vente une caricature nouvelle : Touristes allemands à Paris. Le produit de cette vente ayant dépassé la somme requise, il versa le reliquat, 300 et quelques francs, dans les mains du Comité pour le monument de Wissembourg. Et c’est ainsi que, sans le vouloir, le professeur Gneisse a concouru pour sa part à cette glorification de nos morts et du courage français.

Quant à l’abbé Wetterlé, on ne pouvait instruire son procès tant qu’il siégeait au Reichstag. Mais il ne perdit rien pour avoir attendu. La session terminée, il comparut à son tour, et les jurés le condamnèrent à deux mois de prison.

Pendant tout ce procès, notre ami se défendit avec la verve et l’à-propos le plus heureux. Croyant l’embarrasser et le confondre, le professeur Gneisse lui fit poser cette question par le président du tribunal ! « Avez-vous des sentiments français ? » L’abbé Wetterlé répondit simplement : « Je considère comme une offense que vous doutiez de mes sentiments nationaux. » Mot spirituel et profond, sage et fier, où l’on retrouve l’accent de certaines répliques de Jeanne d’Arc à ses juges. Jusque sous le filet du chasseur, l’esprit ouvre ses ailes captives et veut s’élancer vers le ciel.

Pour bien entendre le rôle de Wetterlé et comprendre son activité, il faut toujours avoir présentes sous les yeux les conditions de sa bataille. Il est le chef de prisonniers pleins de courage et de belle humeur qui conduisent, ma foi, du mieux qu’ils peuvent, leur résistance. On dénaturerait sa figure en l’isolant. Il faut le voir au bureau de son journal, que guettent l’amende, la prison et la suppression ; dans les rues de Colmar, où il croise et coudoie ses ennemis ; à Ribauvillé et dans les charmants villages de sa circonscription, au milieu des vignerons qu’il doit défendre et ne pas trop compromettre. Il faut le voir enfin au milieu de ses amis, un tas de nationalistes, des croyants et des mécréants, avec qui il coordonne ses efforts, des gens qui, sans aucun intérêt, par simple noblesse de nature, ne peuvent pas prendre leur parti d’être Allemands.

Écoutez cette phrase, à la fois sage et noble, que l’abbé Wetterlé me disait l’autre jour :

– Si vous mentionnez les efforts que j’ai faits pour maintenir le souvenir de la France en Alsace-Lorraine, n’oubliez pas, n’est-ce pas, de faire la part très belle à Preiss, à Blumenthal, à l’abbé Collin, à Laugel, à Bourson, à Spinner, à Jean. J’ai horreur d’être séparé de tous mes compagnons d’armes. Et puis, pensez surtout à ce brave peuple qui nous a tous maintenus dans le sentier du devoir.

Ah ! certes, on voudrait rendre hommage à tous ces nobles gens, à d’autres encore que Wetterlé a pu me citer et dont j’oublie les noms, et puis à ceux qui furent utiles et vaillants et qui, pour diverses raisons, interdisent toujours qu’on les mette à l’ordre du jour.

Dans les provinces reconquises, nous dresserons quelque jour une pierre où l’on inscrira les chefs de la résistance, comme on a inscrit les généraux de la grande armée sur l’Arc de Triomphe de l’Étoile ! Ils furent à la peine, c’est utile qu’ils soient à l’honneur. Nous n’aurons jamais trop d’hommes exemplaires.

Que de fois j’ai souffert à la Chambre, quand on disait on laissait entendre que les Alsaciens et les Lorrains s’accommodaient du régime allemand. J’aurais voulu dénombrer ces nobles gens, énumérer leurs titres glorieux, commenter leur fidélité, découvrir les blessures qu’ils recevaient pour la France. Il fallait bien me taire, sous peine de donner à l’Allemagne ravie des armes décisives contre nos amis. Mais l’histoire leur rendra une haute justice, et après avoir proclamé la sagesse de leur attitude, elle magnifiera leurs qualités individuelles.

Ce n’est pas l’intérêt qui dictait la conduite de ces chefs de la résistance. Les intérêts matériels des annexés étaient garantis par la législation allemande comme ils l’eussent été en France. Et même les ouvriers, les patrons, les prêtres, les propriétaires ruraux, pour peu qu’ils l’eussent désiré, auraient su trouver dans les institutions allemandes des avantages qui n’existent pas en France. Mais il ne suffisait pas aux dignes Alsaciens et Lorrains de jouir de ce bien-être. Ils voulaient se développer pleinement. Ce qui souffrait en eux, sous les entraves allemandes, c’était l’esprit. Ils ont lutté pour défendre leur valeur spirituelle et ce je ne sais quoi qui s’était amassé dans leurs âmes, durant les années françaises. Ils avaient un bagage de sentiments, une formation morale, une France intérieure, et ils ne pouvaient pas supporter que tout cet invisible fût immolé.

En vain, l’Allemagne les faisait-elle bénéficier d’une prodigieuse organisation matérielle, nos frères se sentaient opprimés, parce que la France qui était en eux ne pouvait pas s’épanouir. Ils attendaient avec un ardent désir que nos soldats vinssent mettre la force au service de l’âme, oui, désentraver leur âme.

Nous ne regardons pas assez la vie qui nous entoure, nous regardons les livres et l’histoire déjà rédigée. Et puis, si notre regard est obligé de rencontrer des hommes vivants, il s’arrête sur leurs visages, ne s’en va guère dans leur vie profonde, héroïque. Avons-nous médité sur ces hommes désintéressés et capables d’enthousiasme, vivifiés à distance par la France éternelle ? Avons-nous vu qu’au bout de notre sol, sur notre extrême horizon, il y avait ces fils bien-aimés de notre patrie, qui héréditairement aspiraient à être Français, qui priaient perpétuellement pour la France, si prier c’est nous tourner d’un élan de tout l’être vers le lieu où nous voudrions respirer ? Attendrons-nous qu’ils soient morts, les chefs alsaciens et lorrains, pour distinguer qu’ils constituent une élite, des hommes capables de saisir les choses élevées, de s’animer pour elles et de s’élever au-dessus de leur condition présente ? Ils portaient en eux un magnifique foyer de sentiments héréditaires, et s’enflammaient quand le nom de la France, comme une étincelle, tombait dans leurs âmes.

Tous ces hommes avaient la plus belle vision de notre pays. Si belle que, l’avouerai-je, je n’aimais pas qu’ils vinssent à Paris. Homme de peu de foi, je craignais qu’ils ne nous regardent de trop près. Je me disais qu’ils connaissaient mieux la France quand ils la connaissaient d’après ce qu’ils éprouvaient en eux et en s’abandonnant au sentiment indéfinissable qui attache l’enfant à la mère. Je redoutais qu’ils ne vissent nos sectaires, nos querelleurs, nos fanfarons de déraison. Mais c’étaient des fils fidèles.

Demain, la France va avoir autant que jamais besoin des services de ces enfants reconquis. Elle va demander à ces chefs qu’ils ménagent le délicat raccord de la vie alsacienne et lorraine à la vie française. Il y faudra beaucoup de tact. On en manque rarement chez nous, et le cœur conseillera ceux mêmes qui ont le cerveau un peu racorni par les passions dissolvantes de la politique. Déjà, le Généralissime a prononcé des paroles qui sont d’un grand tacticien moral, auxquelles il faudra toujours revenir. Il a dit, vous vous le rappelez : « La France apporte, avec les libertés qu’elle a toujours représentées, le respect de vos libertés à vous, des libertés Alsaciennes, de vos traditions, de vos convictions, de vos mœurs. »

Rien de plus clair et de plus sage. La France apporte aux Alsaciens et aux Lorrains les libertés politiques et administratives que l’Allemagne leur refusait ou marchandait (ce sont les libertés françaises) ; de plus, elle accepte leurs coutumes et leur reconnaît le droit d’y rester fidèles. Vous voyez assez de quoi il s’agit. Nous touchons aux questions religieuses et scolaires.

C’est un vaste horizon qu’il suffit, à cette heure, d’indiquer d’un mot, mais où Wetterlé et ses amis trouveront une tâche immense. Il leur appartient de régler les intérêts de leurs concitoyens, de venir les défendre dans nos assemblées politiques françaises, où ils rétabliront en toutes choses l’équilibre qui penchait un peu trop du côté de nos chers et brillants frères du Midi.

Magnifique destinée, celle de ce patriote qui, après avoir défendu son peuple à Berlin, aux temps de l’exil, est appelé à le rattacher aux destinées françaises.

IIINos amis du Japon

5 janvier 1915.

Pourquoi ne pas nous parler du Japon ? m’écrivent des lecteurs.

Ah ! si j’étais lu par des Japonais, chaque matin, sur tous les tons je leur dirais avec quel plaisir nous tous, Anglais, Russes et Français, nous leur ferions une place à nos côtés. Oui, c’est un accueil glorieux que trouveraient en Europe nos chevaleresques alliés d’Asie. Je voudrais, tous les jours, par des pages variées, leur prouver que nous les connaissons déjà, que nous savons leur antique civilisation raffinée, que nous admirons leur art subtil et sûr, que nous aimons leur morale héroïque, leur culte de l’honneur et des ancêtres. Et chaque article, je le terminerais en disant, sous mille formes : « Soyons amis et alliés, et tout de suite. »

Mais quelle action puis-je avoir sur la raison gouvernementale japonaise et sur l’opinion publique, là-bas ?

Je ne serai lu qu’en France et aux alentours.

La campagne de Pichon, d’emblée, a victorieusement persuadé tous les Français. Seriez-vous contents, camarades, si les Japonais venaient en Europe poursuivre la guerre qu’ils ont si brillamment menée contre l’Allemagne en Asie, et s’ils se joignaient aux Russes, aux Anglais, aux Belges, aux Serbes, à nous-mêmes ? Eh ! la réponse n’est pas douteuse. Si certains que nous soyons du résultat heureux de cette guerre, nous pesons le poids de la formidable guerrière, de cette Germanie qui s’essouffle, mais qui dure ; aussi, pour abréger la lutte, tous les alliés seraient-ils heureux de céder au noble peuple japonais une part dans l’honneur de la victoire.

Voilà l’état des choses. Et j’écris cet article pour mettre la question au point devant nos lecteurs. Anglais, Russes et Français s’accordent à désirer la coopération de l’armée japonaise en Europe. Ils la désirent et ils la demandent. Reste à convaincre le Japon.

Quand vous débattez une affaire, qu’elle soit de l’ordre matériel ou de l’ordre moral le plus haut, il est sage que vous sortiez de votre esprit et de votre point de vue, pour vous placer au point où se trouve votre interlocuteur. Quel intérêt peuvent avoir les Japonais à transporter leur armée en Europe ? Quels intérêts japonais satisferaient-ils en devenant les glorieux frères d’armes de la Russie, de l’Angleterre et de la France ? C’est tout le problème.

La question n’est pas de savoir si les alliés seraient heureux de voir quatre cent mille Japonais débarquer en Europe, mais de connaître par où cette intervention peut satisfaire les Japonais.

C’est le travail des diplomates. Je ne doute pas que leur raison ne soit absolument d’accord avec l’instinct populaire. Tous nous tenons l’écrasement de l’Empire allemand pour une nécessité de vie ou de mort à laquelle nous subordonnons tout le reste. Les destinées de la France sont sur les roules de Berlin ; pas ailleurs. Là aussi, le salut de l’Angleterre et le bien de la Russie. Les diplomaties alliées ont en conséquence carte blanche du sentiment populaire pour les accords et la récompense.

Quant à nous, publicistes, ce qui nous reste à faire, c’est d’élever la voix si haut qu’elle passe les mers et qu’elle rappelle à cette nation japonaise, justement orgueilleuse de son rôle, que nous n’avons pas attendu aujourd’hui pour désirer lier avec elle une alliance agissante. Voilà des années qu’elle inspire à notre élite française un pressentiment d’amitié. Sa vitalité et sa noblesse, le talent de ses artistes et le courage de ses soldats faisaient déjà, il y a vingt-cinq ans, un des thèmes habituels de la conversation des artistes groupés (ce n’est là qu’une précision de détail) dans le grenier des Goncourt, ou dans l’atelier du peintre J.-F. Raffaëlli. La plupart d’entre nous sont allés en pèlerinage parmi les fleurs et les temples de Miyajima et de Matsoushima. Brieux, qui se promenait là-bas en 1913, en est revenu, bien avant la guerre, avec un serrement de cœur, me dit-il, et comme s’il quittait une patrie. Il résume ses opinions et impressions en écrivant : « Tout Japonais est plus civilisé que n’importe quel Européen d’une classe correspondante. »

Celle guerre donne une tragique occasion de se grouper à tous ceux qui sont faits pour s’entendre. Eh bien ! il semble aux Français qu’il reste un vide dans le cercle de l’amitié, si les Japonais n’y prennent pas place, et si les grands civilisés de l’Asie ne viennent pas défendre fraternellement l’antique civilisation de l’Europe.

Voilà ce que nous voudrions qu’on entendit au Japon, pour qu’on y appréciât ce qui se mêle de sympathie à l’intérêt qui dicte notre sollicitation. Et voilà aussi ce qu’il faut que l’on sache plus près de nous.

Les rares journaux allemands qui nous arrivent ne manquent pas de dire à leurs lecteurs : « Voyez ces Français, ils sont à bout. Persistez, encore un effort ; ils ne comptent plus que sur les autres, ils appellent anxieusement le Japon à leur secours… » Ne laissons pas dénaturer notre sentiment. Il est bien clair et net. Une partie de l’humanité s’est révoltée contre la mégalomanie allemande. Le noble Japon est parmi les nations qui, dès la première heure, ont dit : « Halte-là ! » au pangermanisme. Nous l’invitons à poursuivre sa victoire en Europe au milieu de nous tous. Et nous serions heureux qu’ainsi la dure guerre fût abrégée. Mais nous sommes de taille à parachever, tels que nous sommes, l’écrasement de l’ennemi déjà réduit à la défensive. Nous y mettrons simplement un peu plus du nôtre et un peu plus de temps. Nul des soldats ou des civils, en France, en Russie, en Angleterre, ne boude à la besogne. Et nos cœurs confiants s’associent au refrain dont retentissent à cette heure les rues de Londres. Vous le connaissez ?

Chaque jour, dans les rues anglaises, lorsque passent les troupes on leur crie : « Are you downhearted ? » (Êtes-vous fatigués, découragés ?) Et tout le bataillon éclate de rire en criant : « No ! no ! no ! »

IVIniquités

6 janvier 1915.

La Commission d’appel suprême que M. Malvy a eu le bon esprit de nommer pour essayer de remédier aux imperfections et scandales que l’on voit, çà et là, dans la distribution des allocations aux familles des mobilisés, ne s’est pas encore réunie. Elle trouvera en nous un zélé collaborateur du dehors. Nous lui ferons tenir nos dossiers, et nous ne doutons pas qu’elle ne casse bon nombre des décisions arbitraires que nous avons à lui signaler.

La pensée que les femmes et les enfants de ceux qui se battent pour nous peuvent souffrir de la faim est odieuse à chacun. Nul ne lira avec indifférence les lettres des soldats qui me disent : « Pour risquer chaque jour ma vie sans tristesse, il faut que j’aie le cœur tranquille sur le sort des miens ». Les commissaires que l’on vient de nommer ne s’entêteront pas dans l’injustice partisane.

Au reste, des milliers de lettres que j’ai reçues il résulte, à mon avis (et cette constatation est heureuse), que les querelles politiques, sauf en des pays assez rares, où je vous mènerai tout à l’heure, ne jouent qu’un rôle secondaire dans les injustices commises. Elles viennent plutôt de la routine, de la nonchalance et d’une sécheresse de cœur tout administrative. On laisse d’innombrables femmes sans rien leur répondre, sans les renseigner sur leurs droits, sans les guider pour obtenir une solution rapide et favorable. Et certains agents ne prennent pas la peine de leur dire : « Votre requête a été insuffisamment justifiée ou mal adressée. » Veulent-ils, nos Pachas, ainsi enfoncés dans un superbe silence, décourager ces malheureuses, pour qu’elles abandonnent leur demande ? C’est possible. Plus sûrement, ils continuent à être MM. les fonctionnaires du temps de paix, impassibles derrière leur grillage. Même en temps de guerre, l’argument d’un grand nombre de ces messieurs demeure : « Fichez-moi la paix ! » C’est leur devise, c’est le cri qui s’élève, avec mille variantes éblouissantes, de mes dossiers, et que je voudrais écrire dessus comme la formule qui résume le mieux leur esprit.

Mes dossiers d’allocations sont un riche écrin de synonymes au vocable : « F… la paix ». Je veux, une fois encore, les ouvrir et faire miroiter sous vos yeux quelques-unes de mes plus belles pièces. Nous servirons la justice et nous apprendrons la psychologie. Vous verrez qu’aussi bien que la brillante frivolité de don Juan la grossière indifférence d’un tyran de village est à fond de dureté et peut devenir méchanceté.

Voici un fermier pillé par les Allemands ; sa femme et son enfant sans pain. Pas de réponse à sa demande d’allocation.

Je suis mobilisé depuis le 3 août. Au plein de la bataille de la Marne, les Allemands ont occupé mon exploitation et ont pillé tout ce j’avais en emportant mon matériel de culture, mes chevaux, mes vaches, et sans laisser aucun bon de réquisition. Une partie de mes récoltes n’a pu être rentrée et est perdue dans les champs. Ma femme et son jeune enfant n’ont pas quitté la maison. Ils s’y trouvent sans aucune ressource et ont adressé aussitôt au maire de la commune une demande à l’effet de percevoir l’allocation. Mais les difficultés politiques que j’ai eues avec le maire de ma commune l’ont conduit à refuser la signature. Cette demande a été renouvelée et n’a abouti à aucun résultat… (Lettre de M. A. Barbier Lemoine, à Chezy-sur-Marne, Aisne, actuellement mobilisé au front.

Voici une femme qui attend depuis trois mois une réponse :

Je prends la liberté de vous écrire pour vous dire que mon mari, Louis Flassayer, est actuellement devant l’ennemi. C’est un père de famille de six enfants, dont l’aîné a douze ans. On nous avait accordé l’allocation des familles nombreuses en février 1914 et, après les élections législatives, mai 1914, le Conseil municipal nous la supprima. J’ai fait appel à la commission centrale (sous-préfet), il y a trois mois, et aucune décision n’intervient jamais. J’ai enfin renouvelé ma demande devant la Commission cantonale. J’ignore quel sort elle aura. Qu’on me rende mon mari, et je ne réclamerai pas l’allocation de soutien de famille.

(Mme Louise Flassayer, le Monteil, commune d’Intres, par Saint-Marlin-de-Val, Ardèche.)

Elle attend depuis trois mois. Qu’elle ne se plaigne pas trop ! Elle va connaître une autre malheureuse qu’on laisse en suspens depuis quatre mois.

Depuis quatre mois, je fais ma demande à la mairie de Saint-Péray, pour me faire admettre à toucher l’allocation. Je n’ai jamais rien pu obtenir. J’ai quatre enfants, deux complètement à ma charge, un de dix ans et un de quinze encore malade. Je n’ai aucune ressource de personne. Je ne paie que quatre francs d’impôts et mes parents, qui sont morts, étaient à l’assistance des vieillards. J’exploite une petite ferme à moitié, qui s’élèverait à 200 francs de louage si elle était à ferme. En sus, j’ai deux infirmités, très bien reconnues par le docteur Prouvat, qui m’empêchent de travailler. C’est une grande injustice que l’on me fait, car je ne sais que faire pour vivre. (Lettre de Mme Victorine Victor, au Grand-Pré, Saint-Péray, Ardèche.)

Je veux croire qu’il n’existe aucune mauvaise volonté. On traite ces affaires d’ordre administratif avec la lambinerie du temps de paix. Mais on s’en plaint avec raison, s’il s’agit d’un chemin vicinal ou d’un lavoir. Or, ici, c’est le pain des familles de nos soldats ! Ces fonctionnaires qui continuent à toucher intégralement leur traitement, alors que tous sont privés en totalité ou en partie de leurs salaires ou revenus, songent-ils que seuls ils ne souffrent pas matériellement de la guerre ?

L’apathie n’explique pas tout. Voici un document que je vous recommande et qui nous fournit un beau cas de la mégalomanie des mairies. Ces cas d’orgueil despotique ne sont pas rares.

Mme Maria Margary, née Dugourlay, domiciliée à l’Isle Saint-Cast (Côtes-du-Nord) fait une demande d’allocation pour elle et sa petite-fille de 10 ans, étant restée sans aucunes ressources, par suite du départ de son mari, mobilisé. Le maire appuie favorablement sa demande. Au mois d’août, la Commission de Matignon refuse l’allocation. M. Michel Bréal réclame en sa faveur, auprès du sous-préfet de Dinan. Mme Margary reçoit, quelques jours après, un avis disant qu’on lui accorde une allocation, à partir de septembre, pour elle, non pour l’enfant. M. Michel Bréal réclame pour l’enfant, à la mairie de Dinan. Comme suite à cette réclamation, on avertit Mme Margary qu’on lui supprime complètement pour elle-même l’allocation qu’on venait de lui accorder.

Le maire de Saint-Cast avait déclaré au sujet de Mme Margary : enfant néant, bien qu’elle eut une petite fille de dix ans. Il s’en est expliqué :

« Ce n’est pas là, dit-il, une mesure prise contre la seule Mme Margary, je l’ai prise pour toutes les femmes avant un enfant ; et pour celles qui en ont deux ou trois, je mets : un enfant. Les femmes doivent être déjà bien heureuses de toucher pour elles, elles n’ont pas encore à réclamer pour leurs enfants. On a supprimé l’allocation de Mme Margary, parce qu’elle a réclamé pour son enfant. Elle n’avait qu’à se tenir tranquille. C’est bien fait. »

La brutalité peut aller plus loin. M. le Ministre peut s’en assurer en contrôlant les exploits de M. le juge de paix de Saint-Martin-de-Valamas (Ardèche). Trois femmes de mobilisés me les exposent, et mon respecté collègue, M. de Gailhard-Bancel, me les certifie :

Monsieur Barrés, l’article que vous avez eu l’obligeance de publier dans l’Écho de Paris du 2 courant, en faveur des pauvres femmes que le sectarisme a écartées de l’allocation aux femmes des mobilisés, nous invite à vous donner le compte rendu de l’entrevue que nous venons d’avoir avec M. le juge de paix, il y a quelques minutes. Nous avons fait appel de la décision de la Commission cantonale il y a plus d’un mois et nous ne recevons rien. Et quand nous réclamons auprès de M. le juge, nous sommes reçues de la façon suivante. Les termes sont rigoureusement exacts. « Je suis très content de vous avoir rayées : s’il le fallait, je vous rayerais encore. » À la réflexion d’une d’entre nous, qui affirmait ne pas pouvoir manger tout de même les mottes de terre de sa ferme, M. le juge de paix a répondu : « Mangez de la m… si vous voulez. Et puis après tout, vous m’embêtez, j’en ai assez de vos réclamations. Du reste, je vais faire chercher le brigadier, qui vous mettra dehors. Je vous ferai même dresser procès-verbal. »

Et pendant ce temps, monsieur Barres, nos maris se battent et on ne leur demande pas quelles sont leurs opinions. (Lettre des femmes Anaïs Debard, Émile Fraysse, Jeanne Raoul Chevalier, à Saint-Martin-de-Valamas (Ardèche.)

Ce magistrat mériterait qu’on le mît lui-même au régime qu’il préconise. Les petits enfants des mobilisés l’iraient voir déjeuner et dîner.

Mais je ne veux pas finir sur cette note exceptionnelle. La philosophie moyenne de la situation, je la trouverai plutôt dans la réponse que fit à une solliciteuse un maire de Paris. Il s’agit de la femme d’un fonctionnaire colonial, que la guerre a surpris au moment où il achevait, à Paris, une période de congé sans traitement pour passer des examens. Il part à l’armée, laissant sa femme sans ressources, mais rassuré parce que le moment arrivait où ses appointements allaient lui être rendus. « Non, disent les bureaux à la pauvre dame, la guerre laisse toutes choses en suspens. Attendez la paix. » Dans l’angoisse, elle s’adresse à la mairie, et réclame ses droits de femme de mobilisé. Son mari me raconte la scène :

Croyez-vous, me dit-il, que l’on puisse se battre avec toute l’audace que l’on voudrait quand on est inquiet sur le sort d’un enfant et d’une femme portant dans son sein un nouvel être, ce qui, pourtant, ne l’a pas protégée de la grossièreté d’un fonctionnaire bien au chaud dans son cabinet ?

Ma femme est allée au cabinet du maire.

« Si vous étiez venue au premier jour, lui a-t-il répondu, on vous aurait donné, parce que les sept mille femmes qui attendaient devant la porte nous ont fait peur. » Elle s’est retirée en pleurant. Ainsi j’ai voulu agir correctement et attendre la complète extinction de mes pauvres économies avant de faire une démarche pénible. Devrais-je donc me repentir de ne pas avoir envoyé ma femme dans ce groupe de sept mille femmes « qui ont fait peur » à ces messieurs ?

Le mot restera. Comme une goutte d’eau reflète tout le ciel, il nous fait voir le cœur d’un fonctionnaire politique qui entend gronder sous ses fenêtres un commencement d’émotion révolutionnaire. Ce cri a une valeur historique et psychologique ; il nous livre l’âme insolente et tremblotante d’un puissant de ce monde.

En étudiant de tels dossiers, on en revient toujours au mot du vieux Renan, que j’ai déjà cité, au dialogue du philosophe près de mourir avec son peintre Bonnat, qui cherchait à l’animer pour avoir un modèle moins tassé, moins morne. « Quoi de nouveau, mon cher maître ? » lui disait-il, et il l’interrogeait vainement sur vingt points. Mais l’autre, à la fin, déclara sans plus : « Rien de nouveau, les gros mangent toujours les petits. » Puis il retomba dans son lourd silence. Ces ultima verba du philosophe me reviennent à l’esprit chaque fois que j’ouvre mon dossier des allocations. Je vois des gros de village qui happent des moucherons, et disparaissent sans plus laisser de trace que poisson dans l’eau. Il faut courir après, Messieurs de la Commission.

Sur votre tapis vert, trente mille requêtes vont s’amasser. Aussi braves qu’Hercule, vous assumez la tâche de nettoyer les écuries d’Augias. Tâchez au moins de n’y pas ajouter ! Mais j’ai confiance ; vous êtes de braves gens, vous ne monterez pas sur ce fumier d’iniquités pour y déposer des exemples d’impuissance administrative et de partialité sectaire.

 

P.-S. – Une contrariété vivement éprouvée par plusieurs de mes correspondants, c’est que les arrêtés et circulaires sont à peu près incompréhensibles. On y trouve quelque chose d’équivalent à l’argot des joueurs de manille qui se retrouvent tous les soirs dans un café et qui, au bout de quelque temps, parlent un langage à eux, absolument fermé aux non initiés. Je signale cet inconvénient aux ministres et à leurs rédacteurs. On leur recommande de songer qu’ils parlent pour le public.

La loi, d’ailleurs, a des lacunes auxquelles il faudrait aviser :

« J’ai une garderie d’enfants presque tous orphelins de mère et dont le père est mobilisé, m’écrit une personne de Saint-Mandé. N’ayant pas les papiers nécessaires, je ne puis toucher aucun secours. Mes petits pensionnaires, garçons et filles de huit à dix ans, arrivent à la fin de mes ressources. Ne pourriez-vous me faire un article pour que les personnes qui ont des vêtements ou des chaussures veuillent bien nous les donner ? »

Je ne déchiffre pas sûrement le nom de la signataire qui est une veuve Laletant, 57, avenue Daumesnil, à Saint-Mandé, où les personnes bien disposées pourraient s’informer.

VUne courte session

7 janvier 1915.

Les Chambres vont rentrer, mardi. C’est dangereux, mais c’est constitutionnel. On n’a pas su comment éviter cette session. Elle est de droit ; elle peut durer cinq mois, et le pouvoir exécutif n’a aucun moyen de s’interposer pour clore ces débats.

De tous les côtés on est gêné par cet inconnu. Je causais l’autre jour avec des collègues ; ils désirent siéger ; pourtant ils s’accordaient avec moi sur quelques points. Ils redoutent les interpellations, les votes de surprise, les intrigues de couloir, les querelles de parti et les crises ministérielles.

Les députés annoncent officieusement l’intention de se démunir, en fait, d’une partie de leurs pouvoirs et de s’adapter aux circonstances. Les deux grandes « séances de draperie », celle du 4 août et la petite reprise dernière, se sont développées avec la plus parfaite convenance. Cela donne bon espoir. Mais des divisions partisanes peuvent surgir dans les couloirs, et des émotions patriotiques nous venir du dehors. Il y a quelques années, une dépêche mal rédigée concernant l’évacuation de Lang-Son amenait la chute et presque la mise en accusation du Ministère Jules Ferry. Les troubles, les irritations, les fièvres, les tumultes, toujours possibles dans les assemblées nombreuses, augmentent les chances de désordre et d’instabilité dans notre action gouvernementale.

Pourtant nous siégerons. Le Temps de mardi soir en donnait les raisons terre à terre. Les représentants du peuple sont désireux de remonter le courant de l’opinion, qui leur paraît peu équitable à leur égard. Ils se sont patriotiquement effacés pendant quatre mois ; on les en félicite, on déclare, avec eux, que les affaires publiques, en temps de guerre, vont d’autant mieux qu’elles se règlent en silence ; ce compliment les pique, et maintenant ils voudraient montrer qu’ils sont capables de parler sans faire de tort à la défense nationale. Le Temps ajoute que le Gouvernement se prêtera volontiers à ce désir de rentrée en scène.

Tout se passe là comme on devait le prévoir. On ne pouvait pas supposer que des hommes énergiques et doués d’une grande activité de parole poseraient indéfiniment un bœuf sur leur langue. Il eût fallu dès la première heure occuper dignement nos parlementaires. On y avait pensé. On avait fait mettre en état l’Eldorado et l’Alhambra à Bordeaux. On avait préparé des tournées de conférence en province qu’on eût pu développer jusque chez les neutres. On a élargi le Ministère, pour y loger plus de députés, et on a créé un Gouvernement supplémentaire à Paris, durant l’hégire bordelaise. Récemment on a recouru à l’exportation. Mais tout cela c’est un verre d’eau offert aux sables du désert, qui en veulent un autre, ô tribune ! De réelles valeurs demeurent sans emploi. On ne se tire de rien avec des expédients. En réalité, on souffre, dans cette affaire comme dans tant d’autres, d’un manque de préparation à la guerre.

Nous devons tous regretter que des mesures n’aient pas été arrêtées à l’avance et que, dès le temps de paix, on n’ait pas pourvu à l’organisation des pouvoirs publics en temps de guerre. « Le Gouvernement, dit le Temps, a la volonté bien arrêtée d’associer largement le Parlement à l’œuvre de salut et de victoire. » C’est très naturel. Mais comment s’y prendre ? Notre collègue et ami Gauthier de Clagny, que dans tous les partis, je crois, on a vu avec regret renoncer volontairement à la vie publique, avait déposé en 1904 un projet de résolution dont M. de Monzie me faisait, ces jours derniers, un commentaire intéressant et favorable. Gauthier de Clagny raisonnait exactement comme raisonne le Temps, car il disait :

L’état de guerre mettra fin à nos débats politiques ; toutes les pensées, tous les actes auront pour objet la résistance à l’ennemi. Cependant, il nous paraît inadmissible d’accorder à un Ministère, voire même au président de la République, un pouvoir dictatorial… Il est naturel et légitime que la représentation nationale joue un rôle, et un grand rôle, dans l’œuvre du salut public…

Ceci dit, il cherchait une modification constitutionnelle qui nous garantît cette tranquillité que les députés vont tâcher de nous donner, simplement en faisant un effort sur eux-mêmes.

Le Parlement, disait-il, ne pouvant agir directement, puisqu’une partie de ses membres sera à l’armée, constituera une délégation, un Comité législatif de Défense nationale, composé de trente délégués élus par la Chambre et de vingt élus par le Sénat.

Ses séances seront secrètes, mais il en sera tenu procès-verbal.

Les ministres auront leurs entrées dans ce Comité, mais aucune interpellation ne pourra leur être adressée, et aucune motion relative à leurs actes ne pourra être discutée.

Il y avait là, je crois, des garanties de tranquillité publique. Mais ce n’est pas l’heure de se lancer dans une révision des lois constitutionnelles. Je mets cette idée de Gauthier sur le tapis, à titre de document, et parce qu’elle satisfait des esprits comme Monzie. Elle avait l’avantage de régler les choses loyalement, en abordant de front des difficultés dont nous allons nous tirer par des expédients.

– Des expédients ! Et pourquoi donc ? me dit un collègue scandalisé. Le Parlement va user sagement de ses droits, et je regrette simplement que, par une fausse manœuvre, depuis cinq mois, il se soit effacé.

– Eh bien ! mon cher collègue, je vous le demande, comment allez-vous régler la délicate question des députés soldats ? Deux cents membres du Parlement sont sous les drapeaux. Peuvent-ils, veulent-ils, durant cinq mois, quitter leurs places d’honneur pour regagner leurs pupitres d’honorables ? Ou bien croyons-nous pouvoir siéger sans eux ?

Tous les députés soldats ont quitté leur poste de combattants pour la session de décembre. Ils ont bien fait. J’ai été le premier à le leur demander. Il ne pouvait pas être question qu’ils agissent autrement. D’ailleurs, je ne me permets pas de décider comment ils devraient agir si la session se prolongeait. Ils sont juges excellents de leur devoir, et chacun se ralliera sans discussion ni arrière-pensée à ce que ces nobles collègues décideront de faire. Je me borne à indiquer qu’il y a là, pour nous, de graves difficultés, soit que le Parlement décide de siéger sans ces collègues, qui forment une élite, soit que ceux-ci se divisent dans la conception de leur devoir.

Verra-t-on un député déclarer que son honneur et son devoir sont, avant tout, à l’armée, et un autre répliquer qu’avant tout il se tient pour un représentant du peuple au Palais-Bourbon ? Si tous décident de retourner dans les tranchées, et si nous délibérons sans eux qui forment plus d’un tiers de la Chambre, ne risquons-nous pas que nos débats manquent d’autorité aux yeux de la nation ?

On m’a dit que l’on distribuerait les séances et les discussions d’une telle manière que les députés soldats, munis de permissions par les soins du Gouvernement, feraient la navette entre le front et Paris. Ce n’est ni pratique, ni franc.

Je continue à croire que le mieux eût été que le Parlement, parce qu’il n’avait pas prévu et organisé son activité de guerre, persistât dans sa première attitude et, en dehors de quelques manifestations solennelles où il peut donner une voix à la nation, imitât jusqu’au bout son silence premier. Aujourd’hui, en fait d’ordres du jour, on n’attend que ceux de l’armée. Mais enfin, si nous devons céder aux intérêts que nous donne à entendre le Temps, et s’il est sage, comme le croit le Gouvernement, d’accepter une reprise de l’activité politique oratoire, qu’elle soit courte.

Quelques séances à mi-voix, bien réglées à l’avance, bien surveillées dans l’exécution, et avec un peu de chance, étant donnée la bonne volonté patriotique de chacun, on s’en tirera.

VILes affinités franco-espagnoles

8 janvier 1915.

C’est avec plaisir que les amis de l’Espagne ont vu l’un de ses plus illustres écrivains, M. Miguel de Unamuno, prendre la position la plus ferme pour le génie de la France contre le germanisme. Les déclarations de l’ancien recteur de l’Université de Salamanque, telles que vient de les publier le Temps, nous sont d’autant plus précieuses qu’en Espagne, à cette heure, on est généralement peu juste à notre égard.

Je mène une campagne énergique, écrit l’illustre Miguel de Unamuno, mais je dois être franc : en Espagne, nous autres, les défenseurs des alliés, anglophiles et francophiles, nous ne sommes pas la majorité.

Et pourquoi donc ? D’où vient, cette hostilité ou méfiance des Espagnols à notre endroit ? Unamuno en donne plusieurs raisons. Voici la plus générale :

On croit et l’on dit couramment ici que la France et l’Angleterre nous dédaignent.

C’est une légende menteuse à détruire et l’on devrait y arriver aisément, car nous avons tout de même en Espagne de vrais garants, qui nous connaissent bien. Tenez, j’ai sur ma table une belle lettre du célèbre peintre Ignacio Zuloaga qui m’écrit de là-bas :

Cher ami, permettez-moi de vous appeler ainsi, car je suis si heureux, si fier d’être ami des Français. Je cherche des occasions pour le prouver. J’en ai eu une tout récemment, celle de peindre un tableau pour la Croix-Rouge, qui a été mis en loterie. Mais cela n’est rien. Voyez-vous, pour moi, une autre occasion de témoigner de mon attachement à votre glorieux pays ?…