L'Amour sous les verrous - Henri d' Alméras - E-Book

L'Amour sous les verrous E-Book

Henri d' Alméras

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Extrait : "Il existait, au XVIIIe siècle, en ce temps privilégié, à cet âge d'or, une alliance très heureuse et moins extraordinaire et invraisemblable qu'elle ne le paraît, au premier abord, entre les femmes et les gens d'esprit, une alliance qui n'était pas, reconnaissons-le, exclusif ni rédhibitoire."

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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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IFemmes du XVIIIe siècle de Louis XV à Robespierre

Il existait, au XVIIIe siècle, en ce temps privilégié, à cet âge d’or, une alliance très heureuse et moins extraordinaire et invraisemblable qu’elle ne le paraît, au premier abord, entre les femmes et les gens d’esprit, une alliance qui n’était pas, reconnaissons-le, exclusive ni rédhibitoire. Un sot pouvait, dans certaines circonstances, à certains moments, le jour ou la nuit, leur plaire, mais gardons-nous de généraliser. Qu’elles aient eu, d’instinct, invariablement, une préférence marquée pour les sots, ne le croyons pas. C’est un bruit que les sots faisaient courir.

À moins d’exhiber – sans pouvoir invoquer aucune excuse – une de ces laideurs exagérées que les hommes ont la faiblesse de trouver prohibitives, les femmes de ce siècle de Voltaire et de Rousseau, l’un et l’autre fort amateurs du beau sexe, n’avaient pour plaire qu’à paraître. Elles plaisaient, et par conséquent elles régnaient.

Elles ne possédaient, avouons-le, et n’étalaient aucun diplôme. Elles n’en éprouvaient ni le besoin, ni le goût. De ce qu’on enseigne aujourd’hui elles ne savaient à peu près rien. Elles préféraient séduire que régenter. Elles ne cherchaient ni à s’instruire, ni à instruire. On n’en cite qu’une qui eut cette manie, et elle ne lui porta pas bonheur, Mme de Genlis.

Les femmes s’adaptent très bien, quand leur intérêt, leurs passions, leurs fantaisies, les préoccupations mondaines et les exigences de l’opinion publique les y poussent. Elles n’hésitaient pas alors, pas plus que de nos jours, à avoir et à exprimer des opinions politiques, littéraires, sociales, mais ces opinions leur venaient d’ailleurs. Quand un homme ne les dictait pas, il les inspirait.

En réalité, en dehors de ce qui n’était que bavardage conventionnel, papotage de salon, la femme du XVIIIe siècle, qui a eu en cela un assez grand nombre d’imitatrices, ne goûtait guère et n’appréciait pleinement que ce qui parlait à ses sens et à son cœur, qu’elle confondait volontiers.

La futilité étant à la mode, même chez les hommes, et lui procurant de sérieux avantages et de précieuses ressources, elle s’y abandonnait sans résistance et tout naturellement.

Elle était – dans les milieux aristocratiques et à l’âge favorable – très femme enfant, délicieusement et très habilement futile. Frivole dans les choses sérieuses, sérieuse dans les choses frivoles, s’intéressant beaucoup plus à la couleur d’un ruban qu’à la chute d’un ministre, elle n’attachait véritablement d’importance qu’à l’amour, et il faut reconnaître, et nous le constaterons presque à chaque page dans la suite de ce récit, que si ces femmes d’âme capricieuse et légère, au moins en apparence, eurent de l’amour toutes les faiblesses, elles surent en avoir aussi toutes les forces.

Le moment n’était pas encore venu. On songeait au plaisir plus qu’au devoir. La prison et la mort tragique, héroïque, qui eût pu les prévoir ? On s’abandonnait avec une sécurité absolue à la douceur de l’heure et à la joie de vivre.

Or, cette joie de vivre, pour les jeunes femmes, c’était la joie de plaire.

Et, à ce propos, une question se pose qui ne manque pas d’intérêt, si peu grave qu’elle paraisse.

Les jolies femmes du temps de Louis XV et de Louis XVI l’étaient-elles autant que celles d’aujourd’hui, en admettant, bien entendu, que ce soit possible ? Je crois bien qu’elles l’étaient moins, mais que, par leur toilette, leurs manières, elles semblaient l’être davantage.

Beaucoup d’entre elles – et, pour être plus précis, une sur quatre – portaient sur leur visage des marques de petite vérole, mais des artifices assez variés et assez nombreux dissimulaient cette imperfection.

Ces artifices de tout genre, la femme les connaît ou les devine dès sa plus tendre enfance. Elle en prévoit la nécessité ou l’utilité, elle en a l’instinct et le goût. Ils font partie de son arsenal.

Celles dont nous parlons ici, les contemporaines de Mlle de Lespinasse et, plus tard, de la princesse de Lamballe, usaient largement, comme on peut le voir par leurs portraits, de la poudre qui adoucissait les traits, de noir pour les yeux, de rouge pour les lèvres.

Elles arrivaient ainsi à présenter l’aspect et à avoir l’éclat de ces poupées de luxe richement vêtues et coloriées par des ouvriers habiles. On demandait à un Anglais de passage à Paris ce qu’il pensait d’une femme citée pour sa beauté : « Je ne m’y connais pas en peinture », répondit-il. Un Hollandais, qui voyageait en France en 1733, avait déjà attaqué cette mode dans une épigramme plus justifiée qu’aimable :

Par le soin que Lise prend
Et du plâtre et des pommades
Les visites qu’elle rend
Sont autant de mascarades.
Au logis et dans la rue
Nous la voyons chaque jour
Et jamais ne l’avons vue.

Complètement dépourvus de goût, puisqu’ils n’étaient pas Français, ce Hollandais et cet Anglais ignoraient sans doute ce que l’art peut ajouter à la nature et le supplément de beauté que procurait à un visage quelques couches de peinture et ces « mouches », si bien placées, et pourvues de noms si engageants : la passionnée, au coin de l’œil ; la galante, au milieu de la joue ; la gaillarde, sur le nez ; la discrète, au-dessous de la lèvre inférieure, etc., etc. Elles servaient à la fois de stimulant et d’enseigne.

Coquetterie charmante, et flatteusement révélatrice, parce qu’elle prouvait et affichait en quelque sorte le vif désir qu’avaient les femmes d’être remarquées et appréciées par les hommes.

La toilette, dans ses raffinements que nous jugeons de loin bizarres et excessifs, avec ses falbalas et ses emblèmes, et son langage spécial, était un hymne à l’Amour. Arbitre de la mode, le petit dieu Éros devenait costumier.

Et voici comment, en 1786, pour un bal de l’Opéra, il habilla Mlle Duthé.

L’aimable courtisane, qui tenait à ne pas passer inaperçue, car s’exhiber et le plus possible était pour elle une obligation professionnelle, avait arboré ce jour-là une robe soupirs étouffés, ornée de regrets superflus ; sur le devant, un point de candeur parfaite, garnie de plaintes indiscrètes ; çà et là, des rubans en attention marquée. Les souliers cheveux de la reine étaient brodés de diamants en coups perfides et d’émeraudes en venez-y-voir. Les cheveux frisés en sentiments soutenus étaient surmontés d’un bonnet de conquête assurée garni de plumes volages et de rubans d’œil abattu. Ajoutez, pour Compléter cette toilette de bal, un collet de couleur de gueux nouvellement arrivés ; sur les épaules, une médicis montée en bienséance, et enfin un manchon d’agitation sentimentale.

Saint Paul assure que Dieu punira en les rendant chauves (et il s’y connaissait, étant chauve lui-même) les femmes qui portent de faux cheveux. Il n’avait pas prévu les coiffures emblématiques du XVIIIe siècle qui couvrit d’une luxuriante toison, d’ailleurs empruntée, tous les crânes féminins qui n’avaient pas renoncé à attirer les regards.

La Mode exigeait qu’on dégarnît deux ou trois têtes pour en meubler une seule, pour y élever des monuments, y dessiner des paysages, y planter des arbres fruitiers. « Je vous ai déjà marqué à la date du 4 novembre 1775, écrivait un nouvelliste, que nos femmes ornaient leurs coiffures de toutes sortes de plantes, et qu’en étudiant un peu les bonnets qui se sont faits depuis un an, on pourrait devenir botaniste passable. »

Ce fut dans la vie parisienne et dans le monde féminin un évènement, qu’on peut à juste titre qualifier de mémorable, lorsque la jeune duchesse de Lauzun se présenta chez Mme du Deffand avec cette merveilleuse et incomparable coiffure qui demanderait pour la bien décrire la plume d’un Delille ou le pinceau d’un Lancret. Abritée par une pyramide de cheveux, une petite mare était formée par une glace. Sur le bord, quelques canards sauvages, avec un chasseur à l’affût. Sur la hauteur, un moulin avec sa meunière et un abbé, qui n’était probablement pas là pour l’entendre en confession, et, un peu plus bas, à distance respectueuse, le meunier sur son âne. Ô jour triomphal, jour d’ivresse et de gloire, que celui où une femme sensible, désireuse de ne pas passer inaperçue, pouvait se montrer et briller dans un salon avec un décor d’opéra-comique sur la tête !

Pour donner un libre passage à ces monuments ambulants, il avait fallu bien souvent hausser les portes des salons. Curieuse influence, et un peu imprévue, de la coquetterie sur l’architecture ! Elle avait failli en avoir une également sur la carrosserie. Dans les voitures, les femmes étaient obligées de s’agenouiller, ou d’avoir constamment le buste à la portière. Au-dessus des jardins de cheveux, les panaches, comme des palmiers, s’élevaient à une grande hauteur et donnaient parfois aux femmes qui les portaient fièrement l’aspect de chevaux de corbillard. Le public, naturellement, s’en moquait, et contre les plumes des dames plus d’une plume de rimeur ou de gazetier s’aiguisa, mais en vain. On finit par s’y habituer et même par admettre que rien n’était plus indiqué et plus naturel.

Oui, sur la tête de nos dames,
Laissons les panaches flotter.
Ils sont analogues aux femmes :
Elles font bien de les porter.
La femme se peint elle-même
Dans ce frivole ajustement.
Sa plume vole, elle est l’emblème
De ce sexe trop inconstant.
Des femmes l’on sait les coutumes :
Vous font-elles quelque serment,
Fiez-vous-y comme à leurs plumes,
Autant en emporte le vent.
La femme, aussi, de haut parage,
Met des plumes chez les Incas :
Mais chez eux la femme est sauvage
Et les nôtres ne le sont pas.

Vraie ou supposée, l’inconstance de la femme, qui correspond assez bien à l’inconstance de l’homme, était au XVIIIe siècle un thème invariable, mais on le constatait, on l’affirmait sans étalage d’indignation comme une chose très normale, et qui ne devait surprendre que les ignorants et les sots.

Un poète qui eut son heure de célébrité – et que nous retrouverons dans une des prisons révolutionnaires – Vigée, le frère de Mme Vigée-Lebrun, dédiait, vers 1780, ce quatrain « à une dame qui tenait un chien sur ses genoux » :

Grâce à toi, volage beauté,
Malgré leur peu de ressemblance,
Nous voyons la fidélité
Sur les genoux de l’inconstance.

Il ne faudrait pas prendre trop au sérieux ces épigrammes : elles n’étaient bien souvent que les consolations ou les représailles de la vanité déçue. Elles laissaient les choses et les gens dans la situation et avec les sentiments qui leur convenaient. Ce siècle ne s’adonnera à l’excessif et au tragique que dans ses derniers jours. En attendant le drame, on se consolait, on se résignait, on se supportait, et, pour n’avoir à souffrir de rien, on avait pris le parti de s’amuser de tout.

La méchanceté n’y perdait rien et elle avait ses amateurs et ses virtuoses. Dans tout le pays, mais à Paris plus spécialement, sévissait alors une monomanie, une sorte de tic intellectuel et moral, assez bien représenté par des écrivains comme Chamfort, Rivarol et Champlanetz, par des mondains comme Lauzun, Boufflers, Tilly : le persiflage, l’ironie moqueuse, agressive, l’habitude et le besoin de trouver son prochain ridicule et de le lui dire sans trop le fâcher. Presque toujours ce travers et cet abus de l’esprit, et quelquefois même d’une apparence d’esprit, s’accompagnait d’une excessive vanité et d’un vif désir, pour ne pas paraître pédant, d’afficher et d’exagérer des propos et des façons, assez déplaisantes, de galantins et de petits maîtres.

Un demi-sauvage, un Huron de génie, en fut très frappé lorsqu’il vint à Paris, en 1787. C’était un jeune homme, presque un adolescent, rudement élevé dans une famille et dans une province où on ne riait guère. Il arrivait de Bretagne et il avait dix-neuf ans. Il s’appelait François-René de Chateaubriand.

« Nous entrâmes à Paris, écrivit-il plus tard, dans ses MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE, je trouvais à tous les visages un air goguenard… À cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs… Les magistrats rougissaient de porter la robe, et tournaient en moquerie la gravité de leurs frères. Les présidentes, cessant d’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures… »

Ces persifleurs et ces plaisantins affectaient de ne rien prendre au sérieux, ni les autres ni eux-mêmes, et de se moquer de tout. Leurs railleries n’épargnaient personne, mais, quand elles s’attaquaient aux femmes, la pointe en était mouchetée. On prenait la précaution de ne signaler, parmi leurs défauts, que ceux dont elles tirent un bon profit et qu’elles seraient très fâchées de ne pas avoir.

Si jamais autant qu’au XVIIIe siècle on n’a dit du mal des femmes, elles ne furent jamais ni plus aimées, ni plus aimables.

Elles n’avaient pas plus besoin de s’émanciper que de se réformer, et le seul droit qu’elles revendiquaient c’était celui de plaire qui leur procurait par surcroît tous les autres. Leur manière de penser et de vivre avaient pour excuse ou pour explication leur visage : on ne leur demandait que d’être belles.

Leur plus grande qualité, et elles la devaient à l’époque et au pays où une faveur de la Providence leur avait permis de vivre, c’était, nous l’avons déjà remarqué, le culte fervent de l’esprit, et l’esprit le leur rendait bien. Il était à leur égard, en dépit des apparences, d’une inépuisable galanterie comme d’une inaltérable indulgence. Les savants eux-mêmes – y compris les pires des savants, les mathématiciens – ne se croyaient pas dispensés d’être aimables, mais ils l’étaient scientifiquement, et l’un d’eux, Lalande, appelait l’une de ses amies « le sinus des grâces et la tangente de tous les cœurs ».

Dans ces salons du XVIIIe siècle, où elles donnaient le ton, et où les sots ne s’attardaient guère, parce qu’ils s’y ennuyaient, parce qu’ils y ennuyaient, on causait pour le plaisir de causer et on pratiquait cet art difficile qui passa toujours pour le plus rare de tous, l’art d’écouter. Jamais la conversation ne fut plus en faveur qu’en ce temps-là, « la conversation, chose si superflue et si nécessaire, où les uns ne disent pas toujours ce qu’ils savent et les autres ne savent pas toujours ce qu’ils disent. » Le silence même y était intéressant.

Le sujet préféré, et préféré par tous, c’était naturellement l’Amour, non pas celui qu’on inventera plus tard, tragique, déclamatoire, armé d’un poignard et d’une tirade, et qui semble avoir mis un crêpe à son carquois, mais cet Amour léger, capricieux, souriant, que tous les poètes du temps ont chanté, que la plupart des femmes du temps ont connu, que Boucher et Fragonard déguisèrent en galant jeune premier d’opéra-comique et que Girodet représentera, moins vêtu, avec des ailes de papillon.

L’Amour, qui paraît alors à la femme son unique raison d’être et de vivre (et je ne crois pas qu’à cet égard elle ait beaucoup changé !), tout, autour d’elle, le rappelle à son esprit et à son cœur : le roman de Marivaux ou de Crébillon fils qu’elle lit, le clavecin sur lequel elle chante d’une voix attendrie et pâmée des romances de Grétry, de Philidor ou de Martini, les tableaux de Boucher ou de Fragonard qui égayent son boudoir, et jusqu’à l’éventail sur lequel elle a fait peindre un berger élégant et de bonne compagnie qui soupire sur sa flûte quelque serment trompeur, auprès de sa bergère attentive et émue.

Si vif et si impérieux que fût leur goût pour la sensation, ces femmes, gracieuses émules d’un Lauzun ou d’un Tilly, ces femmes passionnées mais discrètes, jugèrent préférable de l’appeler le sentiment, je dirais volontiers « pour sauver la face », s’il ne s’agissait pas en réalité d’autre chose. Elles affectaient de prendre l’accessoire pour le principal et les hors-d’œuvre pour le plat de résistance, mais personne ne s’y trompait et elles auraient été bien ennuyées qu’on s’y trompât.

Il suffit de lire des journaux et des brochures du temps pour constater à quel point les problèmes de sentiment, si faciles à résoudre quand on ne va pas chercher midi à quatorze heures, étaient à la mode.

Ainsi le Mercure de France du 29 janvier 1785 proposait à ses abonnés, et surtout à ses abonnées, sous la forme d’une bucolique, cette doucereuse énigme :

« La bergère Lyse, placée entre deux soupirants rivaux, Hilas et Coridon, prend un bouquet qu’elle avait sur son sein et le met au chapeau de Coridon. Ensuite elle prend un bouquet qu’Hilas avait à son chapeau pour le placer sur son propre sein. On demande lequel des deux soupirants est en droit de se croire le plus favorisé. »

La question est délicate. Une des lectrices du Mercure s’en tira habilement en répondant qu’à son avis la bergère Lyse préférait ses deux bergers, ou voulait en avoir l’air, pour n’en décourager aucun. Célimène n’eût pas répondu autrement.

Si l’amour était l’objet d’un culte général (avec quelques hérétiques mais pas d’incrédules), le mariage, en revanche, qui est à l’amour ce que l’éteignoir est à la flamme, semblait quelque peu discrédité. On le trouvait purement conventionnel, monotone et insipide par essence et par définition, odieux et intolérable pour qui ne savait pas se soustraire à ses lois et à ses règles. On ne laissait échapper aucune occasion de le déclarer, en prose ou en vers, ridicule.

Les touristes pouvaient lire, quelques années avant la Révolution, sur un des murs d’une auberge de Chamonix, ce quatrain, resté anonyme parce que trop de gens sans doute auraient pu le signer :

J’étais épris. Pour refroidir ma flamme
Je visitai les glaciers hauts et bas.
Je fus époux. Sans chercher les frimas,
Je les trouvai près de ma femme.

Le mariage, dans les classes supérieures, était devenu l’association de deux fortunes et le calcul de deux vanités, et lorsqu’il s’y ajoutait, par hasard, autre chose, un peu d’amour, de tendresse et de sentiment, tout le monde s’en montrait surpris et presque scandalisé.

La douce intimité de la famille et les joies paisibles du foyer conjugal, on les remplaçait – on le croyait du moins – par les plaisirs, les plaisirs agités, de la vie mondaine. Ce siècle, charmant et sceptique, semblait avoir trop d’esprit pour avoir assez de cœur.

La vie de salon, qui s’adaptait si bien à ses goûts, à ses qualités, à ses vices, le domine et le remplit tout entier. Verve étincelante, amabilité exquise, nul, s’il fait partie de cette élite qu’on appelle la bonne compagnie, ne saurait, qu’il écoute ou qu’il parle, qu’il soit protagoniste ou simple figurant, ni s’en passer, ni s’en priver. Et le désir de tous, dans les réunions choisies, est le même : ne jamais ennuyer, ne montrer de son âme, de sa vie, que ce qui peut amuser et plaire.

Plaire ! si, pour caractériser le XVIIIe siècle, il fallait trouver un mot, ce serait celui-là. Jusqu’au moment où lui succéda un autre mot, apporté et imposé par la Révolution : Haïr !

Déjà, une vingtaine d’années avant l’ouverture des États Généraux, qui, sous un roi trop faible et trop débonnaire, allait déchaîner les passions populaires, une transformation curieuse commençait à se produire chez les femmes de la haute société.

Sous l’influence de Rousseau, la sensibilité était à la mode et on l’étalait avec une exagération qui en montrait clairement le côté factice.

Les toilettes, naturellement, s’en ressentaient.

Dans ces coiffures appelées « poufs au sentiment », qui leur servaient de commodes portatives, les femmes plaçaient pieusement les portraits ou miniatures des êtres qui leur étaient le plus chers : leur père, leur mère, leur amant, leur serin, leur épagneul, et quelquefois leur mari.

Elles étalaient des robes à la Jean-Jacques, « analogues aux principes de cet auteur », c’est-à-dire, je le suppose, très relâchées.

Parce qu’elles avaient lu l’Émile, elles se mirent, bien ou mal portantes, à allaiter leurs enfants en bas âge, qui trop souvent en moururent.

La maternité intégrale ne leur suffisait pas. La plupart d’entre elles, tant qu’elles étaient jeunes, se croyaient obligées, pour se conformer à l’usage, d’avoir des amies de cœur à qui elles disaient d’une voix languissante « des choses sensibles ». Elles se penchaient, à la moindre émotion, comme des lys brisés. Elles s’évanouissaient au moindre prétexte. Dans les dîners de bienfaisance, où l’on conviait des pauvres choisis et présentables, elles exhibaient, dès le premier plat, leurs bons sentiments, et, au théâtre, si l’on représentait une comédie larmoyante de Mercier, de Diderot ou de Sedaine, avant même que le rideau se levât, elles sortaient leur mouchoir.

C’était l’époque, préparée par les Diderot, les d’Alembert, surtout par l’auteur de l’Émile et du Contrat social, où on découvrait enfin le peuple. Ce bon peuple, comment avait-on pu, si longtemps, l’ignorer, le méconnaître ! On n’avait vu, on n’avait voulu voir que son ignorance, sa misère, cette grossièreté de mœurs et de manières dont il n’était pas responsable. Et voilà que, tout d’un coup, ses vertus, ses sublimes vertus, apparaissaient ! Seul, grâce à la vie simple, et si près de la nature, qu’il menait, il avait échappé à la corruption, à cette corruption qui naît inévitablement de l’instruction et de la richesse.

Le livre et le théâtre ouvrirent la voie, dirigèrent les esprits et les cœurs. On commença, la mode et le snobisme aidant, à s’intéresser, avec Mercier, Rétif de la Bretonne, aux humbles existences et aux petits métiers, à Margot la Ravaudeuse, à Fanchon, à Manon, à Babet, à l’écaillère du coin et à la marchande de fleurs, au fort à la Halle et au marinier, à la hotte du commissionnaire, à l’échoppe du savetier, à la brouette du vinaigrier, et même au tonneau du « vidangeur sensible ».

Qu’ils étaient admirables, quand on les regardait de près et attentivement, ces braves gens, avec leur amour du travail, leur sobriété, leur mépris pour tous les genres de boisson, sauf l’eau des fontaines, la répugnance qu’ils avaient à se saouler, la délicatesse de leurs propos et de leurs façons, leur peu de goût pour les récriminations et les querelles, et surtout leur absence complète de rancune de classe et d’envie prolétarienne !

Quelle société, non pas seulement humaine mais quasi fraternelle, on allait fonder avec des éléments aussi choisis, aussi incomparables !

On put s’en rendre compte, de 1792 à 1794, quand ce bon peuple, justifiant la confiance illimitée qu’on avait eue en lui, déploya toutes ses vertus. Il ne manqua à ce spectacle sublime que la tête de l’homme qui écrivit le Contrat social, démocratiquement encadrée entre les deux montants de la guillotine.

D’ailleurs, derrière ce fragile échafaudage de sentimentalité et d’humanitarisme, qu’allait bientôt renverser et submerger un fleuve de sang, habitudes intimes et familières, maison et usages ne changeaient guère. Le décor et l’ameublement d’un salon ou d’un boudoir restaient les mêmes.

Les fauteuils arrondis étaient recouverts d’une soie bleu clair à semis de fleurs. Des potiches encombraient la console en bois doré. Une « boëtte » en émail de Saxe y était posée, simulant une enveloppe de lettre, sur laquelle on pouvait lire :

« À Monsieur, Monsieur l’Éveillé, aussi sensible que volage, à Dresde », et au-dessous :

« Votre belle vous croit volage et c’est de quoy elle enrage. »

Sur la cheminée de marbre rose, entre deux flambeaux d’argent, délicatement contournés, de petits Amours caressaient, faute de mieux, des colombes, et la pendule qu’ils animaient de leur regard mutin et de leurs jeux à demi innocents, ne semblait placée là que pour sonner l’heure du berger.

Un paravent de couleur claire, avec des poissons fantastiques, des cigognes et des dragons, formait, dans la pièce trop vaste et trop froide, un coin de tiédeur et d’intimité : il abritait le fauteuil inamovible où la vieille marquise, son bichon à ses pieds, sommeillait sur sa broderie.

Pastels à demi fanés dans leur cadre d’un or terni, des grandes dames d’autrefois souriaient avec grâce en respirant une rose emblématique, la rose de la jeunesse et la rose de l’amour, et c’était le même sourire, peint et artificiel, qu’on voyait, à poste fixe, sur les lèvres teintes de rouge de toutes ces jolies femmes qui remplissaient le salon de leur caquetage d’oiseaux de volière.

Simplement vêtues, pour suivre la mode du jour, la mode de 1785 ou de 1786, elles portaient des robes à l’anglaise, de tulle ou de linon, égayées de quelques fleurs. Elles étaient coiffées « à l’enfant » d’un chignon plat terminé par une boucle et, au coin de l’œil, pour souligner la blancheur de leur teint, elles posaient une mouche de satin ou de velours.

Quand on était las de causer, de papoter ou de médire, quand les anecdotes scandaleuses ou graveleuses chômaient, quand les petits vers légers paraissaient trop lourds ou trop longs, l’ariette avait son tour. Devant une des fenêtres, se dressait, piano modeste à la voix hésitante et frêle, l’épinette sur laquelle un Watteau de province, dont nul ne redira le nom, avait peint un berger, sa bergère, et quelques moutons enrubannés, dans une guirlande de bleuets et de coquelicots.

Et, un peu à l’écart, émue et rougissante, à demi-cachée derrière l’éventail dont les coups d’aile semblaient scander les battements de son cœur, une jeune femme, échappée d’un tableau de Boucher ou de Greuze, écoutait, avec un plaisir coupable mais extrême, les aimables fadeurs ou les tendres aveux d’un petit maître penché sur son fauteuil. C’est un roman, un roman d’amour, dont ils écrivent, à eux deux, la préface. Arrivera-t-il au dernier chapitre ? Les heures sombres approchent. La Révolution va troubler toutes les idylles. Elles ne pourront désormais s’achever ou naître que dans l’ombre des cachots ou sous le couperet de la guillotine.

 

Les calculs les moins avouables de l’égoïsme et ses illusions les plus hasardeuses, le Bonheur, un bonheur trop prolongé, les rassure et les encourage. Nous nous refusons à croire qu’il puisse être immérité et qu’il puisse être fragile. Nous nous abandonnons sans résistance et sans crainte à cette molle quiétude où risquent de s’engourdir nos qualités affectives.

La vie de la femme pendant la période d’enchantement que nous avons essayé d’évoquer avait été trop facile, trop entourée d’adulation et de bien-être, trop préservée des coups du sort.

Pour arracher cette petite reine sans sceptre et sans couronne à son adoration d’elle-même, à l’opinion exagérée qu’elle se faisait de son pouvoir, de son empire, de son droit absolu à être heureuse, il fallait la dure et salutaire épreuve de la souffrance, et d’une souffrance qui les atteignît toutes à la fois. Pour nourrir son âme d’idées plus élevées, de sentiments plus forts, il lui manquait le pain amer de la douleur.

La Révolution va le lui fournir, et largement.

Dès que l’aube rouge empourpra le ciel, dès que la Terreur, fille de la Haine, choisit ses premières victimes, et que le sang, le meilleur sang de France, le sang des pauvres comme celui des riches, commença à ruisseler dans les rues, dans les prisons, sur l’échafaud, il se produisit chez la femme, qu’on avait connue si faible, si désarmée contre le malheur, et si incapable de réagir, une curieuse transformation, aussi magnifique qu’imprévue.

Mère, fille, épouse, amante, elle se plaça résolument, vaillamment, dans la lutte qui s’engageait, à son poste de combat ou de défense, avec des armes insoupçonnées.

Tout ce qu’elle avait au fond du cœur, tout ce qu’elle était susceptible d’avoir, tendresse, dévouement, invincible passion, héroïsme latent, tout ce qu’elle n’avait pu ou su utiliser dans des temps trop heureux, surgit et apparut subitement. Et elle ne se mit, trempée par la douleur, à aimer véritablement, et de toute son âme, que lorsqu’elle apprit à souffrir.

Cette exaltation morale de la femme, dans ce tragique et brusque effondrement de toute une société, s’effectua de la manière la plus logique et la plus normale. Elle suivit la pente rigoureusement tracée par la nature. Elle resta soumise à des instincts qu’elle pouvait épurer mais qu’elle ne pouvait pas et ne voulait pas détruire. Toute âme a un sexe et le garde.

Les grands mots qui entraînent l’homme, et que, d’ailleurs, il exploite pour ses intérêts privés bien plus qu’il ne les honore, Devoir, Humanité, Patrie, Liberté, etc., n’ont pas pour la femme la même signification et la même valeur. Elle est moins mystique, religion à part (et encore, parce que le Christ s’est fait homme), et moins mythomane. Elle a ses grands mots à elle : Amour, Mariage, Maternité, Famille, qui ont aussi, en définitive, leur importance et qui s’adaptent mieux à son rôle social, à sa mentalité.

Nous la verrons, nous l’admirerons, pendant la Terreur, au pied de l’échafaud, dans un cachot, dans un salon, royaliste comme Mme de Custine, républicaine comme Mme Roland ou Lucile Desmoulins, toutes dotées de cette mentalité spéciale dont rien ne saurait, et c’est très heureux, modifier les éléments essentiels.

Moins « cérébrale » que l’homme, moins attachée aux généralités, aux principes, aux formules (même quand elle se mêlera à la politique), elle se montrera, en toute occasion, plus rapprochée de la vie quotidienne, de la vie intime et familiale. Comme elle continue (car cela aussi ne peut pas changer) à penser avec le cœur, avec les sens, et que son intelligence est faite de sa sensibilité, nous constaterons, sans nous en étonner, que, dans bien des cas, elle ne séparera pas l’idée de dévouement de celle d’affection, d’affection pour un père ou une mère, pour un mari, des enfants, pour un amant, pour un ami.

En face de l’homme, irritable et malfaisant bipède, batailleur, destructeur, toujours exaspéré et armé en guerre contre des compatriotes, des voisins, et qui charge ses canons avec des déclarations pacifistes et des tirades philanthropiques, elle représentera la Pitié, le rapprochement des peuples, la conservation de l’espèce, et ce qui, au milieu des massacres et des égorgements, reste le plus sûr moyen de salut et le suprême réconfort, l’Amour.

Sans doute, et il importe de le dire dès maintenant, toutes les femmes, pendant cette triste période, ne deviendront pas des héroïnes.

Il y aura les Enragées, aboyeuses de tribune, lécheuses de guillotine, les affamées de haine. Il y aura les Détraquées, brutalement sexuelles, les affamées d’amour qui le prendront, sans le choisir, partout où elles le trouveront.

Mais bien plus nombreuses seront celles qui n’offrirent pas le répugnant spectacle de furies, escortant les charrettes de condamnés, ou de femelles uniquement préoccupées de la recherche du mâle.

Celles-là, les meilleures, les vraies femmes, le danger des êtres qu’elles aimaient, et qu’elles aimaient d’autant plus qu’elles étaient menacés de les perdre, leur donna un courage invincible. Il leur donna une âme prête à toutes les luttes, à tous les sacrifices, capable de tous les dévouements.

Cette transformation, les historiens de la Révolution, à quelque parti qu’ils appartiennent, l’ont constatée, avec les distinctions, les réserves et les classements qui s’imposent.

On doit, en principe, se défier du lyrisme et de l’effervescence de Michelet quand il parle des femmes, et de sa thèse habituelle qu’elles n’aiment (d’amour) que par bonté d’âme, mais dans ce qu’il dit des femmes de la Révolution il y a une assez large part d’observation juste :

« Les femmes ne furent jamais si fortes. Elles se multipliaient, remuaient tout. L’atrocité de la loi rendait quasi légitimes les faiblesses de la grâce. Elles disaient hardiment : "Si je ne suis bonne aujourd’hui, il sera trop tard demain. " Le matin, on rencontrait de jolis jeunes imberbes, menant le cabriolet à bride abattue ; c’étaient des femmes humaines qui sollicitaient, couraient les puissants du jour. De là, aux prisons, la charité les menait loin. Consolatrices du dehors, des prisonniers du dedans, aucune ne disputait. Être enceinte, pour ces dernières, c’était une chance de vivre.

Leur récréation favorite était une répétition générale du drame suprême, l’essai de la dernière toilette et les grâces de la guillotine. Ces lugubres parodies comportaient d’audacieuses exhibitions de la beauté ; on voulait faire regretter ce que la mort allait atteindre… »

On voulait surtout, au moment de se plonger dans l’anéantissement final, disputer à la mort quelques heures de joie.

Mais ce n’est là qu’un des côtés et un des aspects du sujet que nous aurons à traiter. Les sens auront leur part, et la plus grande part, mais chez ces femmes exaltées par la grandeur tragique des évènements, par un redressement d’énergie et d’orgueil aristocratique devant la foule déchaînée et les ignobles bourreaux, et aussi par une sorte de contagion d’héroïsme, dans une atmosphère de danger, de menace, de drame, il y eut d’infinies variétés d’affection, de passion, de dévouement, de courage, portées à l’extrême et sublimées. Le médiocre et le banal n’étaient plus possibles.

 

Mieux que tous les aperçus et tous les raisonnements, une simple biographie, en quelques pages, celle de Mme de Condorcet, nous aidera à comprendre comment l’âme féminine, même quand elle ne présentait rien d’exceptionnel ni de très supérieur, fut, à une époque de crise, sous la poussée des circonstances extraordinaires, modifiée, amplifiée.

Au XVIIIe siècle, les couvents de béguines pullulaient et ils comptaient comme élèves plus ou moins zélées et ferventes la plupart des jeunes filles de la noblesse et de la bourgeoisie. Il y eut aussi, dans les dernières années du règne de Louis XV, lorsque la foi commençait à s’attiédir, deux couvents qu’on a qualifiés de philosophiques, celui de Voltaire et celui de Rousseau. Les raisonneuses et les sentimentales qui se piquaient d’en faire partie et d’en observer la règle, très facile et très commode, étaient des libres penseuses et même des libres viveuses, qui se prenaient volontiers pour des émancipées, et qui au culte de Dieu préféraient généralement celui de l’homme.

Dans les classes supérieures, cultivées, les libres penseuses, dont quelques-unes, il faut le reconnaître, eurent une vie privée irréprochable, n’étaient pas rares. Une Manon Phlipon, qui deviendra Mme Roland, et qui appartenait à la petite bourgeoisie, se montrait aussi dépourvue de sentiments religieux qu’une Sophie de Grouchy, qui deviendra la marquise de Condorcet.

Jusqu’à vingt ans, Sophie de Grouchy avait reçu l’éducation qu’on donnait alors aux jeunes filles de la bonne société, et dans laquelle le catéchisme alternait avec la musique et la danse. Elle se forma elle-même par la lecture et la réflexion. Sacrifiée à des intérêts et à des combinaisons de famille, elle était difficile à marier. Pour ne pas l’exposer à déchoir en épousant quelque parvenu mal décrassé, on la casa dans un chapitre de dames suffisamment munies de parchemins. Il avait été entendu et réglé d’avance qu’au moment voulu, après un stage nécessaire, avec ou sans vocation, elle y prononcerait ses vœux. On désirait, puisqu’elle était privée de dot, la consacrer à Dieu et en faire une chanoinesse. On en fit une révoltée. Le peu de religion qui lui restait disparut tout d’un coup.

C’était à peu près l’époque où, en 1776, à vingt-deux ans, la fille du graveur de la rue Dauphine, cette Manon Phlipon, dont je parlais tout à l’heure, écrivait à ses amies de pension, les demoiselles Cannet :

« Pour avoir la foi, il ne faut ni connaître les prêtres ni les entendre ; ce Jean-Jacques qu’ils ont tant décrié me ramènerait plutôt au Christianisme que tout le clergé de l’Univers : heureusement, j’ai mes principes faits… » À vingt-deux ans !

Vingt-deux ans, c’est l’âge où Sophie de Grouchy, en 1787, libérée de son couvent de chanoinesses, trouva un mari.

Ce mari, né en 1743, quadragénaire vieilli par l’étude, n’avait rien d’un jouvenceau, mais il était d’une très authentique noblesse dauphinoise, marquis de Condorcet, académicien déjà célèbre, et riche. Il arrachait sa jeune femme à un célibat qui risquait de se prolonger et qui lui semblait peu désirable. Il lui promettait par ses relations littéraires et scientifiques, par d’illustres et précieuses amitiés, des satisfactions de vanité auxquelles la prédisposaient son instruction, son intelligence. Elle était alors plus ambitieuse que passionnée. Elle prendra plus tard sa revanche.

On sait le rôle que joua Condorcet, comme député, comme journaliste, pendant les premières années de la Révolution, avec quel enthousiasme il l’avait accueillie, avec quelle ardeur, parfois excessive et inconsidérée, il la servit. Rallié au parti girondin, il en partagea les illusions, les déceptions, l’impopularité et le tragique destin.

Cité à la barre de la Convention, comme Brissotin, le 8 juillet 1793, à la suite d’une dénonciation de l’ex-capucin Chabot, proscrit peu de temps après, obligé de se cacher, à une époque, à un moment où « personne, suivant ses propres paroles, n’était sûr de vivre encore six mois », il dut chercher et ses amis cherchèrent pour lui, un asile.

Sur la recommandation de deux médecins, Pinel et Boyer, très liés avec son beau-frère Cabanis, il le trouva, cet asile, « chez une femme généreuse qu’il n’avait jamais connue et qui n’a jamais voulu révéler son nom à l’estime publique. » Ceci était écrit vers 1836. Mais le nom mystérieux, on le connut plus tard. La femme en question s’appelait Mme Vernet. Elle habitait rue Servandoni.

Condorcet, pendant dix mois, vécut caché dans la maison de Mme Vernet, se dérobant aux regards fureteurs, aux curiosités malveillantes, toujours inquiet, toujours menacé.

Un Jacobin qui prenait ses repas dans cette maison l’avait rencontré, reconnu, mais moins sectaire et moins haineux que la plupart de ses confrères, il n’en laissa rien paraître.

Le danger ne s’en trouva pas notablement diminué. Un jour, Condorcet lut dans une feuille révolutionnaire, qui lui tomba sous la main, qu’un décret de la Convention, récemment voté, condamnait à mort toute personne coupable d’avoir donné asile à un proscrit. Il apprit aussi qu’on se disposait à faire chez Mme Vernet, dénoncée par quelque voisin, une de ces visites domiciliaires qui étaient alors si fréquentes.

– Il faut que je vous quitte, dit-il aussitôt à la vaillante femme, je suis hors la loi.

– Si vous êtes hors la loi, répondit-elle, vous n’êtes pas hors de l’humanité…, et elle l’engagea vivement à ne pas partir.

Malgré les généreux efforts qu’elle fit pour le retenir, il s’éloigna, le 25 mars, pour ne pas la compromettre et ce départ brusqué, cette fuite d’un homme traqué de plus en plus et qui se sentait perdu, donna l’impression d’une marche à la mort.

« Il passa les barrières de Paris sans passeport, vêtu d’une simple veste, et ayant un bonnet sur la tête. Son intention était de se cacher pendant quelques jours chez un ancien ami (l’académicien Suard), résidant aux environs de Sceaux, mais lorsqu’il parvint chez lui, cet ami était à Paris, et le fugitif fut forcé de se cacher plusieurs nuits dans des carrières.

Pressé par la faim, il osa entrer dans un petit cabaret de Clamart ; son avidité à manger, sa longue barbe, son air inquiet, furent remarqués par un membre du comité révolutionnaire qui le fit arrêter.

Conduit au comité, il déclara s’appeler Simon, ancien domestique ; mais, ayant été fouillé, un Horace qu’il portait, avec des notes marginales et un crayon, devint la cause de sa perte :

– Tu nous dis que tu étais domestique, s’écria le paysan qui l’interrogeait, je croirais plutôt que tu étais un des ci-devant qui en avaient des domestiques !

Cet homme le fit conduire à Bourg-la-Reine, qui était alors Bourg-Régénéré ; mais comme on l’y menait à pied, il tomba en défaillance à Châtillon, et on fut obligé de le faire monter sur un cheval de vigneron.

Arrivé à Bourg, il fut renfermé dans un cachot, et oublié pendant vingt-quatre heures ; celui qui vint, le lendemain, lui apporter un peu de pain et d’eau, le trouva sans aucun mouvement et glacé.

Il paraît que, perdant toute espérance, Condorcet périt, ou par un poison actif qu’il avait toujours sur lui, ou d’inanition et de défaillance, étant épuisé de besoin et de fatigue. »

Ainsi mourut, le 6 avril 1794, à cinquante et un ans, cet homme qui, dans ses livres, dans ses articles, dans ses discours, avait célébré les vertus populaires et lancé la célèbre formule : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières, et c’étaient des paysans, des habitants des chaumières, qui l’avaient arrêté et qui l’obligèrent à s’empoisonner.

Pendant cette douloureuse période, quelle fut l’attitude de Mme de Condorcet ?

Elle avait épousé son mari par vanité, par raison, sans l’aimer. Elle ne l’aima jamais autrement que comme un guide, un conseiller, un ami. Elle en aimait, d’amour, un autre, et on prétend qu’au moment même du mariage, elle tint à le lui avouer. Ce sont là des aveux dangereux pour qui les fait, pénibles pour qui les reçoit. Mieux vaut maintenir l’associé conjugal dans une salutaire ignorance et une imperturbable quiétude.

Condorcet se piquait d’être un philosophe. Cette liquidation sentimentale ne parut ni l’affliger ni le surprendre.

La confidence terminée (si vraiment elle eut lieu, car tout ceci reste, comme on le pense, bien enveloppé de mystère) il aurait été convenu entre les deux époux que le mari laisserait le temps achever son œuvre d’apaisement et d’oubli, et que l’amour conjugal, en attendant que la blessure faite par l’autre fût cicatrisée, se résignerait au platonisme, pour lequel, d’ordinaire, les femmes n’ont aucun goût très marqué. Dans ce cas particulier, sans doute d’un commun accord, il ne dura guère, ou se permit quelques intermittences et échappatoires, car une fille, à qui on donna le prénom d’Elisa, en naquit.

Un des confrères de Condorcet à l’Académie des Sciences le définissait « un volcan couvert de neige. » Ce volcan dut avoir ses éruptions.

On ne peut douter qu’à défaut d’une de ces chaudes tendresses que bien des ménages de ce temps-là, sans parler du nôtre, ne connurent jamais, Mme de Condorcet n’ait eu pour son mari un affectueux respect et une profonde estime qui allait jusqu’à l’admiration. Ce fut par la supériorité de l’intelligence qu’il la conquit, et cela arrive assez fréquemment. Il eut sur elle une influence très forte et très prolongée. Elle adopta ses théories morales, ses opinions politiques, et, toute sa vie, elle les conserva. Elle subit son empreinte et n’essaya même pas d’y échapper.

Enfin, quand il fut proscrit, elle se dévoua à lui comme si elle l’eût aimé de l’amour le plus passionné. Elle aussi, comme les autres, elle sut élever son âme à la hauteur des circonstances.

La jeune femme se trouvait, à ce moment pathétique, dans une situation très difficile, mais son zèle à remplir les devoirs qu’elle s’imposait n’en fut pas affaibli ni découragé.

On avait mis les scellés sur leur hôtel et leur maison des champs, à Auteuil comme à Paris. Du jour au lendemain, elle devenait pauvre. Elle s’y résigna, comme s’y résignèrent presque toujours tant de femmes dont la Révolution fit brusquement, brutalement, des veuves et des indigentes. C’est un côté de cette histoire, un côté très curieux, très émouvant, qu’on n’a pas assez étudié, qu’on ne connaît pas assez.

Laissée presque sans ressources, privée de la plupart de ses amis, guillotinés, emprisonnés, cachés dans Paris, réfugiés en province ou condamnés à l’exil, Mme de Condorcet suspecte, espionnée, était encore poursuivie, dans sa détresse et sa déchéance, par des jalousies et des haines implacables, et simplement parce qu’elle se raidissait contre le malheur, parce qu’elle restait, malgré tout, une grande dame, une aristocrate. Elle semblait s’être habituée, sans plaintes inutiles, sans effort apparent, à cette existence, pleine d’angoisses et de dangers, de la femme d’un proscrit, d’un hors la loi.

Deux fois par semaine, habillée en ouvrière, d’Auteuil, où elle continuait à habiter, elle allait voir, chez Mme Vernet, son mari. Elle lui parlait de leur fille. Elle essayait de le réconforter. Comme, loin de ses livres il était, pendant ses longues journées si vides, dévoré par l’ennui autant que par l’inquiétude, elle l’engageait à réagir, à écrire, à reprendre, le plus possible, ses habitudes studieuses.

Sur ses conseils, il entreprit l’ouvrage qui passa plus tard pour son chef-d’œuvre, l’ESQUISSE DES PROGRÈS DE L’ESPRIT HUMAIN, un livre où on le retrouvera tout entier avec ses illusions philanthropiques, démocratiques, et cet incurable optimisme, si cruellement démenti par les évènements. Il se mit aussi à composer, pour se reposer de ses travaux plus sérieux et qu’il jugeait plus importants, un poème au titre bizarre : LE POLONAIS EXILÉ EN SIBÉRIE, et ce Polonais c’était lui-même, et la Sibérie c’était, dans la maison de Mme Vernet, la chambre où il vivait comme dans une prison, et dont le chauffage, sans doute, laissait à désirer.

Dans ce poème, dédié à sa femme, il défendait, par anticipation, sa mémoire, et il flétrissait les adversaires de la Gironde, les proscripteurs, les tyranneaux à bonnet rouge :

« Ils m’ont dit : choisis d’être oppresseur ou victime,
J’embrassai le malheur et leur laissai le crime. »

Fatigué d’espérer, il disparut tout à coup et plongea dans la nuit. Mme de Condorcet cessa brusquement d’avoir de ses nouvelles. Puis, sur le dur chemin qu’il avait suivi, de la rue Servandoni à Clamart, de Clamart à Bourg-Régénéré, retrouvant ses traces et revivant son agonie, elle apprit qu’il était mort et comment il était mort.

 

Conjugal ou libre, l’Amour ne chôme jamais, et c’est bien heureux. Sans lui, sans sa bienfaisante et providentielle intervention, les hommes, aux époques de crise violente, dans la fureur des guerres civiles, se transformeraient en bêtes fauves ou tomberaient, vaincus, dans un tel désespoir qu’il finirait par les conduire au suicide. L’Amour adoucit, il apaise, il console.

Il a rendu la Révolution moins meurtrière. Ce sont les femmes qui en eurent le plus l’horreur, dès qu’elle commença à se montrer oppressive, et qui, par leur influence, en ont abrégé la durée.

Innombrables, pendant cette période qui va de 1789 à 1795, furent, en province comme à Paris, les exemples féminins de tendresse, de passion, d’énergie plus que virile, de courage et de dévouement.

Quelques-uns de ces exemples, l’histoire les a retenus et immortalisés. Elle en a négligé d’autres qui ne furent pas moins émouvants mais sur lesquels les détails nous manquent. Je voudrais, au hasard de mes recherches et de mes lectures, en rappeler, brièvement, quelques-uns dont les héroïnes, parfois, ne laissèrent pas même un nom. Un des moins oubliés, et un des plus touchants, c’est celui d’Agathe Jolivet.

Au coin de l’ancienne rue des Teigneux, nom auquel elle dut renoncer sans hésitation pour s’appeler rue de la Chaise, et de la rue de Sèvres, ancienne rue de la Maladrerie, s’élevait, en 1789 – sur l’emplacement actuel du Bon Marché et du square Boucicaut – l’Hospice des Petites Maisons, ainsi désigné, depuis 1557, parce qu’il était divisé en petits bâtiments séparés où on logeait cinq cents indigents des deux sexes.

Aussi peuplé qu’un village, cet Hospice avait plusieurs aumôniers. L’un d’eux était l’abbé Louis-Charles de Faverolles, qui s’empressa, en 1790, de prêter le serment civique et, peu après, renonça à la prêtrise. En 1792, il fut nommé commissaire des guerres.

Avant la Révolution, ce Faverolles avait eu une maîtresse et il continua à l’avoir depuis. Elle s’appelait Agathe Jolivet et elle était née en 1756. Elle était d’origine modeste mais, comme on va le voir, d’âme bien trempée. Très éprise de son amant, elle lui resta très fidèle dans la bonne et la mauvaise fortune. Ce fut elle sans doute qui dut l’engager à jeter la robe aux orties.

Faverolles était inspecteur des fourrages dans l’armée des Pyrénées, lorsqu’il fut dénoncé pour anticivisme par un de ses chefs. Tout le monde dénonçait alors, les chefs autant que les subordonnés.

Arrêté, il fut conduit à Paris avec sa maîtresse, qui ne l’avait pas abandonné. On trouva dans le logement de celle-ci, au n° 4 du quai de l’École (aujourd’hui quai du Louvre), des lettres compromettantes, trop peu républicaines. Un des juges du Tribunal révolutionnaire fit subir aux deux suspects, les 15, 16 et 29 décembre 1793, un rigoureux interrogatoire. Condamnés à mort, ils furent exécutés le 12 nivôse an II, qui était le 1er janvier 1794.

Comme étrennes, on pouvait évidemment trouver mieux ; mais Agathe Jolivet était une de ces vaillantes petites Françaises que le malheur redresse au lieu de les courber. Fière de mourir avec celui qu’elle aimait, elle ne voulut pas se montrer indigne de lui, et elle ne voulut pas non plus donner à l’ignoble foule, que ce genre de spectacles attirait, la satisfaction de la voir faiblir.

Sur la charrette, sur l’échafaud, elle étonna les spectateurs par son courage, alors que le courage était si commun qu’on ne le remarquait même plus.

Son historien, Paul Gaulot, cite à ce propos un document très significatif.

Parmi les feuilles immondes qui pullulaient à cette époque, il y en avait une particulièrement immonde qui s’intitulait : Le Glaive vengeur de la République française, ou Galerie révolutionnaire contenant les noms, les qualités, l’âge, les crimes et les dernières paroles de tous les grands conspirateurs et traîtres à la patrie dont la tête est tombée sous le glaive national.

Le rédacteur de cette feuille était un certain Dulac, qui s’était donné comme spécialité d’assister aux exécutions et d’en retracer, pour édifier et distraire ses lecteurs, tous les détails.

Et voici en quels termes il décrit celle d’Agathe Jolivet et de Faverolles :

« On n’est pas plus scélérat, avec un air de meilleure foi, que la femme Jolivet. Sur la charrette, elle causa avec son amant Faverolles qui se battait les flancs pour rire, et cela avec une contenance si étonnante que l’on eût cru qu’elle allait dîner avec lui à Saint-Cloud… En descendant de la charrette, ils s’embrassèrent. »

On peut très bien admettre, car tout est possible et tout arrive, que certaines femmes, qui croyaient avoir à se plaindre de leurs époux, si elles s’en trouvèrent débarrassées et délivrées provisoirement par l’incarcération, ou définitivement par la guillotine, ne maudirent pas trop les juges ou le bourreau. Il y a des nécessités de situation comme des grâces d’État.

Lorsque, par exemple, un abominable Billaud-Varennes fut, après le 9 thermidor, condamné à la déportation et qu’il partit, le 1er avril 1795, pour Sinnamari, en Guyane, sa femme dut le voir s’éloigner sans en éprouver de regret et elle n’eut aucun désir de le suivre. Elle préféra demander le divorce et se remarier. Lui-même, dans son exil, à Haïti, où il s’était enfui de la Guyane en 1816, finira par épouser une jeune négresse, Virginie, dont il sera le Paul un peu détérioré, et qui le soignera jusqu’à sa mort, en 1819, avec un de ces dévouements aveugles, stupides, morbides, que rien ne justifie, que rien n’excuse, et qui se suffisent à eux-mêmes.

Billaud-Varennes (né en 1760), ancien oratorien, professeur dans sa congrégation, puis désensoutané, mais, par certains côtés, resté prêtre, n’était pas (quoiqu’il eût manifesté quelque goût pour le théâtre) un de ces cabots tragiques de la Révolution qui eurent leurs heures de répit, de détente et même de gaieté, de gaieté à la Danton.

C’était un dur sectaire à la Torquemada, un fanatique impitoyable, un républiquomane, qui adorait sa divinité coiffée d’un bonnet phrygien et armée d’une pique, comme les prêtres phéniciens adoraient leur dieu Moloch. C’était un homme tout d’une pièce qui ne riait jamais, qui ne parlait que par sentences et apophtegmes, terriblement sérieux, terriblement sévère et terriblement ennuyeux. Une espèce de pion sinistre.

Sa femme, avec ce cuistre jacobinisé, avec cet effrayant fantoche, devait toujours sentir planer sur elle la menace d’un coup de férule ou d’une tirade. Les gens de cette sorte sont les moins aptes qui existent à séduire et à s’attacher une âme féminine. Ceux-là, leur femme ne les suivent ni sur l’échafaud, ni dans leur prison, ni en exil.

D’ailleurs, même à cette époque, un personnage tel que Billaud-Varennes fut une exception. Son exemple ne prouve rien, sinon qu’il y a, et personne ne le conteste, des hommes qui découragent les meilleures volontés féminines. Il doit même y en avoir beaucoup.

Remarquons en outre que ce député, un des chefs de la Montagne, presque toujours – sincèrement, sans calcul d’ambition – du côté des plus forts, et qui ne connut pas, comme Danton ou Camille Desmoulins, la pitié et ses périls, appartint à un groupe politique qui jusqu’au dernier moment, jusqu’à la réaction thermidorienne, échappa à ces épreuves, dont souffrirent, dont moururent les royalistes, les modérés ou les repentis