L'Anglais à Paris - Ligaran - E-Book

L'Anglais à Paris E-Book

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Extrait : "En Angleterre, les grandes maisons où l'on aime le luxe de la table ont toutes un cuisinier français. Des émoluments de douze et quinze mille francs attestent le talent de ces artistes culinaires. Cela prouve aussi le bon goût des Anglais, qui date de loin, en cette importante matière."À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran : Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Préface

J’ai réuni dans ce livre les six cents mots et locutions que nous avons pris à la langue anglaise et qui se trouvaient épars et comme errants dans notre langue. Dans tous les sujets de conversation et d’étude, politique, finances, marine, commerce, industrie, chemins de fer, journaux, romans, modes, salons, table et jeux divers, ces mots, qui se rencontraient comme par hasard et d’une façon interlope, prennent aujourd’hui leur droit de cité. En s’en servant, on en saura désormais, et d’une manière exacte, la signification, l’étymologie, la prononciation.

Par la variété des mots qu’il contient, ce livre est utile à toutes les classes de lecteurs.

En lui donnant l’utilité d’un dictionnaire, il fallait lui en éviter la roideur et la sécheresse. C’est ce que j’ai tenté. Avec quel succès ? le lecteur en jugera. À plusieurs chapitres j’ai essayé de donner la forme, le mouvement, la couleur d’un récit. Dans d’autres, les mots sont encadrés dans une anecdote, un fait historique peu connu, une institution curieuse, un trait de mœurs singulier, une critique de la société anglaise et quelquefois de la société française. De là une diversité de tableaux d’un intérêt égal peut-être à celui du fond même de l’ouvrage.

Mon sujet appartenant à la patrie de l’humour, j’y ai introduit des anecdotes humoristiques qui pourront paraître quelque peu étranges au lecteur français qui n’a point visité la société britannique. Telles sont les anecdotes de l’Alderman, du Ranter, du Chemist et quelques autres, qui ne sont que des tableaux de mœurs légèrement teintés d’humour.

Je n’aurais point osé entreprendre un tel livre, si un long-séjour en ; Angleterre et des études spéciales ne m’eussent appris la langue, l’histoire et les usages de ce pays, presque en toutes choses différents des nôtres.

CHAPITRE PREMIERDe la table

En Angleterre, les grandes maisons où l’on aime le luxe de la table ont toutes un cuisinier français. Des émoluments de douze et quinze mille francs attestent le talent de ces artistes culinaires. Cela prouve aussi le bon goût des Anglais, qui date de loin, en cette importante matière. Le roi Jacques Ier avait pour le service de sa bouche sixty French cocks, soixante cuisiniers français.

Moins riches et plus sages, c’est le comfort (et non confort), c’est-à-dire le solide de la cuisine anglaise ; que depuis quelques années nous adoptons en France. Comfort économique, favorable à la santé, et dont le bœuf et le mouton sont les bases succulentes et fortifiantes.

Les tavernes anglaises et dining-rooms « restaurants, » de la rue de Rivoli, du quartier de la Madeleine et des Champs-Élysées, voient chaque jour s’accroître la foule de leurs customers « pratiques » qui, pour un prix modéré, donnent satisfaction au plus robuste appétit. Après y être allés par curiosité, les Parisiens y retournent par économie.

Les Anglais y vont pour retrouver les breakfasts « déjeuners, » les dinners « dîners » et les suppers « soupers » de la patrie absente. C’est du patriotisme britannique et du meilleur.

Voulez-vous connaître le rang et la fortune de ces insulaires à face rubiconde et que la nature a doués d’un perpétuel appétit ? Examinez de quoi se compose le menu de leur dîner ; c’est là une des mille distinctions de classe chez ce peuple essentiellement aristocratique. On peut appliquer ce proverbe à un Anglais quelconque : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. »

Le lord ou le riche gentleman demande the bill of fare, « la carte des mets, » que lui apporte the waiter, « le garçon, » ou the waitress, « la fille. » Après avoir parcouru d’un coup d’œil cette carte britannique, qui n’est jamais bien longue, l’important personnage, noble ou millionnaire, noble man ou wealthy man, se fait servir :

A turtle soup, une soupe à la tortue, ce qui est le nec plus ultra de la cuisine anglaise ;

A cod-fish, une tranche de morue fraîche ;

A rump-steak, une tranche de filet de bœuf grillée. La tranche de bœuf rôtie, sirloin, devrait avoir sa place dans l’Annuaire de la noblesse anglaise, dont elle est un membre distingué et excellent. Sir est le titre des baronnets anglais, et ce titre a été dûment octroyé à ce morceau du bœuf qu’on appelle la longe, loin, par un roi d’Angleterre, Charles Ier. Ce monarque, qui finit si tristement sa joyeuse vie, dînait un jour chez un des seigneurs de sa cour, qui tint à honneur de le traiter royalement. Parmi les plats délicieux qui couvraient la table, le roi distingua surtout une longe de bœuf rôtie, et la trouva si excellente, qu’il résolut de lui donner sur-le-champ un témoignage éclatant de sa royale satisfaction. Il tira son épée, en frappa le morceau de bœuf, lui donna l’accolade, en disant à haute voix : « Je te fais chevalier, sir loin ; » nom et dignité qui, jusqu’à ce jour, se sont fidèlement et sans tache conservés dans la famille du… bœuf rôti.

A roasted chicken, un poulet rôti ;

Veal cutlets, des côtelettes de veau ;

Mutton chops, des côtelettes de mouton.

Les légumes ordinaires sont :

The Brussels sprouts, le choux de Bruxelles ;

Smashed turnips, une purée de navets ;

Greens, des choux verts bouillis ;

Son dessert se composera de :

Plumpudding, gâteau compliqué où dominent la graisse de bœuf, la mie de pain et le raisin de Corinthe ;

Jam-tart, une tarte aux confitures, ou bien d’un rhubarb-pie, une tarte à la rhubarbe ;

Cracknels, petits biscuits sucrés ;

Queen’s cakes, des gâteaux à la reine.

La meilleure de ces friandises est sans contredit le plumpudding, dont voici l’histoire et l’origine :

Philippe II d’Espagne, dans un voyage qu’il fit en Angleterre, y mena son pâtissier en chef, nommé Balthasar Sanchez, qui, le premier, révéla aux Anglais l’art de la pâtisserie. Ses produits délicieux, et jusqu’alors inconnus, furent tellement goûtés que Balthasar fit une fortune colossale, surtout par la vente du plumpudding. Le peuple assiégeait sa boutique, et les grands lui adressaient des commandes de toutes les parties du royaume.

L’artiste espagnol obtint de Philippe la permission de rester dans un pays où son art était si bien goûté. Il se fit protestant, et mourut en 1602, au village de Tottenham, à quatre milles de Londres.

Dans ce village subsiste encore un hospice pour les vieillards infirmes, fondé par le bon pâtissier espagnol, inventeur du plumpudding.

Le plumpudding est tellement un mets national, qu’à Noël, Christmas, qui est la plus grande fête religieuse des Anglais, les plus pauvres gens mettent en gage leurs effets et se privent de toute autre chose pour manger ce gâteau fameux. Pendant la guerre de Grimée, les dames anglaises envoyèrent du plumpudding aux soldats, à l’époque de Noël, pour qu’au milieu de tant de privations, ils n’eussent pas du moins à souffrir de celle-là, qui eût été la plus vivement sentie.

Une autre coutume des fêtes de Noël, c’est de suspendre au plafond du parlour, petit salon de famille, une branche de gui, mistletœ, avec ses feuilles et ses fruits ; toute femme ou jeune fille qui passe sous cette branche doit se laisser embrasser par l’homme qui se trouve en ce moment le plus près d’elle. Les belles Anglaises évitent-elles avec le plus grand soin le voisinage du rameau fatal ? Les opinions ne sont pas unanimes sur cette grave question.

À la Saint-Michel, un autre plat traditionnel orne les tables du peuple et de la petite bourgeoisie. C’est l’oie rôtie, roasted goose, farcie avec des oignons et de la sauge, assaisonnement aromatique qui n’est pas désagréable. Il y a trois cents ans, la reine Élisabeth dinait d’une oie ainsi préparée, quand on lui annonça la nouvelle d’une grande victoire. Il n’en fallut pas davantage à ce loyal peuple pour adopter une coutume patriotique et nourrissante qui dure encore. Les lords de naissance et de finance ont substitué depuis longtemps à l’oie, vulgaire volatile, la dinde, turkey, oiseau étranger et orgueilleux comme le paon auquel il croit ressembler parce qu’il fait la roue.

Ce trait, comme cent autres de l’histoire d’Angleterre, démontre que la royauté est loin de trouver dans le cœur de la noblesse le même attachement que dans le cœur du peuple. C’est que la royauté est pour ce dernier une protection, et pour l’autre, une rivale.

Ce bon dîner anglais se terminera par une friandise toute française : a cup of coffee, une tasse de café ; and a glass of brandy et un verre d’eau-de-vie.

Quant aux vins et aux bières de son pays (dont la nomenclature sera donnée ailleurs), le riche Anglais leur préfère, pendant qu’il est en France, le claret, bordeaux, le burgundy, bourgogne, et le Champagne, qu’il prononce tchammpéne.

Cette préférence fait honneur à son goût.

Si le pain, bread, et l’eau, water, ne figurent point dans le dîner dont nous venons de donner la carte, ce n’est pas qu’ils en soient absolument exclus ; mais ils y tiennent si peu de place, que ce n’est pas la peine d’en parler.

Le petit bourgeois, the independent gentleman, et le petit marchand, small tradesman, demandent :

A beefsteak (et non bifteck), qui est beaucoup moins succulent que le rumpsteak, ce dernier étant pris dans le filet, l’autre dans une partie quelconque du bœuf.

A piece of boiled veal and ham, un morceau de veau bouilli et du jambon.

Deux onces de pain et three or four large potatoes, trois ou quatre grosses pommes de terre. Elles sont steamed, cuites à la vapeur, ce qui leur donne un goût exquis et cette blancheur farineuse et diamantée que n’ont jamais les pommes de terre cuites à l’eau.

Pour dessert il demande :

An apple-tart, une tarte aux pommes, ou a rice-pudding, un pudding au riz ; a piece of Chester cheese, un morceau de fromage de Chester.

Le tout est arrosé d’un grand verre de grog au rhum, qui ne ressemble que par la couleur à notre délicieux punch français.

L’ouvrier, workman, le cocher, coachman, le laquais, groom, dînent avec : A piece of boiled beef, or boiled mutton, un morceau de bœuf ou de mouton-bouilli ;

Cinq ou six grosses pommes de terre ;

Ou des pois, beans ;

A piece of Gloucester cheese, un morceau de fromage de Gloucester.

A bread and butter pudding, un pudding au pain et au beurre.

Le meilleur digestif qui soit pour lui au monde c’est un verre de gin, eau de geniève, verre aussi grand que sa bourse lui permet de le prendre.

Pour assaisonner ce dîner frugal et peu dispendieux, l’humble mangeur le saupoudre d’une énorme quantité de poivre, pepper, de sel, salt, et mange la moutarde, mustard, à cuillerées.

Les couteaux, knives, les fourchettes, forks, les cuillers, spoons, les salières, salt-box, les poivrières, pepper-box, les moutardiers, mustard-pot, sont d’argent, argentés ou d’étain, selon le rang et l’importance du mangeur.

Même observation pour la finesse et la blancheur des nappes ; table-cloth, et des serviettes, towels.

Ami lecteur, qui vous servez de votre fourchette avec la main droite, remarquez que les Anglais qui mangent là, près de vous, tiennent leur fourchette de la main gauche quand ils mangent de la viande, meat, et de la main droite en mangeant du poisson, fish. C’est une règle de l’étiquette britannique : faute de l’avoir connue ou observée, bien des Français ont passé en Angleterre pour de petites gens et n’ont pas reçu une seconde invitation à dîner. Un autre crime de lèse-belles manières, un oubli impardonnable du bon ton, c’est de verser son thé, tea, ou son café dans la soucoupe, saucer, pour le refroidir et le boire. C’est dans la tasse, cup, qu’il faut humer ces deux liquides toniques et exhilarants ; un fashionable usage le commande impérieusement. Brûlez-vous, s’il le faut, mais ne brûlez pas la politesse anglaise en buvant dans la soucoupe.

Le dîner étant le repas le plus important, nous l’avons placé le premier, au lieu de suivre l’ordre ordinaire. Voici le déjeuner anglais, qui est fort simple :

Thé ou café, a slice of cold meat, « une tranche de viande froide, » bœuf ou mouton ; two boiled eggs, « deux œufs à la coque ; » some toasts, « quelques tranches de pain rôties, » with butter, « avec du beurre. »

Souvent on mange cette viande froide avec des conserves au vinaigre, pickles.

La collation, lunch, se fait entre onze heures et midi, et se compose de sandwiches, tranches minces de pain entre lesquelles sont des tranches de bœuf ou de jambon, souvent les deux ensemble ;

White celery, du céleri blanc, dont on ne mange que les tiges ; Stilton cheese, du fromage de Stilton, persillé comme notre roquefort, et qui, pour être excellent, selon le goût d’une foule d’Anglais et d’Anglaises, doit avoir une quantité raisonnable de maggots. Vous traduirai-je littéralement, lecteur, ce petit mot bizarre : maggots ?… Oui, car vous ne voulez rien ignorer de ce qui concerne nos amis et voisins d’outre-Manche. Eh bien, les maggots ce sont des… j’hésite encore, ce sont des vers. Oui, des petits vers jaunâtres fourmillent dans le fromage de Stilton ; et ils sont succulents (à ce qu’il paraît), car je vous jure que je n’en ai pas goûté ; mais j’ai vu mainte fois de beaux gentlemen, de nobles et charmantes ladies manger ces vers à la cuillerée avec le stilton qui leur donna naissance. Disons, pour être juste, que pour manger cette friandise, on ne se sert que de petites cuillers à café. La sensation que me faisait éprouver cette chatterie britannique, je la laisse à deviner.

La publicité donnée ici à ce fait aussi peu connu qu’authentique, est un service rendu à la patrie, et qui me vaudra, j’ose l’espérer, la reconnaissance de mes concitoyens. Je viens de mettre en leurs mains une arme puissante pour combattre et vaincre les Anglais sur un terrain brûlant. De toutes les humiliations que nous ont fait subir ces fiers et puissants insulaires, celle d’être appelés par eux mangeurs de grenouilles, frog eaters, n’était pas la moindre, à leurs yeux, car la grenouille est en abomination aux Anglais comme le porc aux musulmans. Quand donc ils vous lanceront désormais cette redoutable épithète : Frog eaters ! ripostez, ô mes compatriotes ! par celle de : Maggots eaters ! « mangeurs de vers, » et de votre côté restera la victoire ; j’en atteste le bon goût de toutes les nations.

La cuisine anglaise est peu variée ; le souper, supper, à peu de chose près ressemble au dîner. On y ajoute quelquefois a stew, un ragoût de mouton ;

Mince-pies, des pâtés d’émincé ;

A welsh rabbit (littéralement : un lapin du pays de Galles), et qui n’est autre chose que du fromage fondu et étendu comme du beurre sur le pain. Quoique insolite, c’est un manger agréable.

Aux enfants que l’on mène en promenade on achète des buns, sorte d’échaudés, et des sweet-meats, sucreries de divers genres qui, avec les gâteaux divers dont nous avons parlé, se débitent en abondance à Paris chez les pâtissiers anglais et même français, pastry-cooks.

CHAPITRE IIDe l’influence de la table sur les institutions anglaises

On ne se fait pas une idée, disait Goldsmith, du nombre incalculable de bœufs, de moutons, d’oies, de canards, de poulets et de dindons qui, à l’époque de nos élections générales, meurent pour le bien de la patrie. Le tour « humoristique » de cette phrase du charmant auteur du Vicaire de Wakefield ne doit pas faire douter du fait qu’elle constate.

De tout temps les Anglais ont été grands mangeurs. En 1575, la reine Élisabeth alla visiter à son château de Cowdry, à Gorhambury, comté de Herts, sir Nicolas Bacon, chancelier d’Angleterre, et père du célèbre philosophe François Bacon, qui fut aussi chancelier. La royale visite dura cinq jours, du samedi 18 mai au mercredi suivant, et ce qu’elle coûta à sir Nicolas peut être évalué, d’après le détail du menu dressé par lui-même. « Sa Majesté, dit-il, a daigné passer plusieurs jours dans ma maison, et la proportion, pour chaque déjeuner, était de trois bœufs et cent quarante oies. On mangea, en outre, pendant ces cinq journées, trois cerfs et quinze chevreuils ; plus une grande quantité de gibier, tels que hérons, butors, barges, pluviers, souchets, courlieux, au nombre de plusieurs centaines de têtes. La dépense en vins, bières, pâtisseries et autres objets de table, s’est élevée à 577 livres sterling 6 schellings, 7 pence et demi. » Cette somme représente aujourd’hui environ cent mille francs. Quatre ou cinq visites pareilles dans le cours d’une année eussent suffi pour ruiner le plus riche et le plus loyal sujet.

Ce fut en cette occasion qu’Élisabeth, qui savait être aimable quand elle le voulait, dit à sir Nicolas que sa maison était bien petite pour un homme tel que lui. À quoi le chancelier répondit : « Non, madame, c’est Votre Majesté qui m’a fait trop grand pour ma maison. » Se tournant ensuite vers François Bacon, le futur restaurateur des sciences, qui était alors un jeune garçon de douze à quinze ans, la reine lui demanda quel âge il avait : « Deux ans de moins que l’heureux règne de Votre Majesté, » répondit le courtisan précoce, qui devint garde des sceaux.

Aujourd’hui, comme il y a trois siècles, les repas homériques attestent à la fois la loyauté des Anglais pour leurs souverains et leur amour pour la liberté.

Pour se mettre en belle humeur et se donner les forces nécessaires dans une grande lutte civique, électeurs et candidats mangent avec un dévouement digne des Curtius et des Mucius Scœvola. Comme toute lutte, celle-ci implique deux partis antagonistes qui s’appellent ici, l’un whig, l’autre tory. (Nous dirons ailleurs l’origine et l’étymologie très peu connues de ces deux mots, ainsi que leur prononciation.) Mais elle ne met en péril ni la sécurité du trône, ni la stabilité des institutions, du moins en ce qu’elles ont de bon, parce que les adversaires sont dans les dispositions pacifiques des gens qui ont bien déjeuné avant de se rendre sur le champ de bataille. Ils n’ont qu’un pas à faire de la salle à manger aux hustings, lieu où s’assemble le collège électoral ; et le poll, élection, est suivi d’un lunch, collation copieuse, où chacun se rend à la hâte pour réconforter un estomac qu’ont creusé les cris et le tumulte des hustings. La bonne chère, ennemie des discordes politiques ou privées, joue, après comme avant le combat, son rôle conciliateur. Chez les vainqueurs elle tempère l’orgueil du succès, chez les vaincus, l’amertume de la défaite. Aussi les haines de partis ne couvent point sourdement dans les larges poitrines de ces heureux citoyens à figures épanouies et rubicondes. Poh ! poh ! « Bah ! bah ! » disent les torys défaits, en retournant chez eux ; nous prendrons dans sept ans notre revanche sur ces damnés whigs. Et s’ils font bien les affaires du pays, nous leur donnerons même un coup d’épaule en attendant. Mais avant tout, qu’ils veillent avec soin à la régularité et à l’abondance des approvisionnements de bouche !

Les élections générales sont pour le pays tout entier une époque de réjouissance publique. Dans les hôtels, sous les toits domestiques, les foyers flambent, les broches tournent, les rôtis succulents fument et se dorent, les pots d’étain, remplis de cette bière noire et écumante appelée porter, circulent de main en main autour des tables d’acajou polies comme des miroirs. Là, accoudés dans un enviable bien-être, les électeurs discutent en même temps les mérites des candidats rivaux et ceux du porter et du jambon fournis par les tavernes du voisinage qui, en se faisant une vive concurrence, ont peine à satisfaire aux demandes de leurs nombreuses pratiques. Loin d’être alors inquiet et paralysé comme à l’approche de quelque évènement subversif, le commerce, en ces jours de trémoussement national, prend une vigueur nouvelle, surtout le commerce des boissons et des comestibles. L’argent circule avec la joie chez les shopkeepers, boutiquiers, comme chez leurs pratiques, customers ; joie accrue par l’espérance que le futur parlement fera plus et mieux que le dernier pour que le bien-être de la nation et l’abondance des vivres s’obtiennent à meilleur marché.

De même que les questions d’intérêt public, tout projet privé, toute entreprise particulière, grande ou petite, est, chez les Anglais, précédée d’un bon repas. À cette coutume hospitalière est due en grande partie le succès de la chose proposée.

La fondation d’un hôpital, d’un orphelinat, d’un asile pour les malheureux qui meurent de faim, se discute au milieu d’un festin splendide. Voilà pourquoi elle est votée à l’unanimité par les souscripteurs qu’une bonne action et un plaisir solide ont réunis de corps et d’esprit dans une même bonne pensée et un même bon dîner. Le sourire du contentement s’épanouit sur tous les visages, au fond de tous les cœurs parlent en même temps la satisfaction du bien-être actuel et la compassion pour les infortunés qui manquent des bonnes choses dont on vient de jouir si plantureusement. C’est en ce moment que le riche est véritablement pour le pauvre le ministre débonnaire de la Providence. Les bourses s’ouvrent avec les âmes, l’or et les sentiments de charité en découlent à la fois libéralement ; la liste de souscription se trouve remplie, et dans quelque temps la mappemonde des misères humaines sera rétrécie d’un espace, hélas ! infinitésimal, mais c’est toujours cela de moins. Aux spectacles, aux bals, aux concerts de bienfaisance, le riche donne aussi son or ; mais, en de telles occasions, cet or est plus le don de la main que celui du cœur.

Le côté matériel de ces mœurs anglaises souvent frappe seul et scandalise les étrangers qui ne voient que les surfaces d’un peuple ; mais le côté moral n’échappe point à quiconque a vécu longtemps dans ce pays. Et l’on peut affirmer que la stabilité de ses institutions sociales et politiques, malgré de grands et nombreux abus, est due, dans une grande mesure, à ce que les Anglais appellent a merry conviviality, une joyeuse convivialité. Ce terme a un sens bien plus large que ceux de commensalité et de sociabilité. Il implique les idées de joyeux repas, de convives réunis par une communauté harmonieuse de projets, de sentiments, de gaieté franche, poursuivant un but utile ; l’unité dans la pluralité et l’accord dans la liberté, deux des plus belles et des plus rares choses de ce monde.

Voyez le parlement anglais, the English Parliament, les discussions y sont rarement brillantes, mais toujours solides. Il y a souvent antagonisme sur les moyens, presque jamais sur le but, s’il est utile et patriotique. Les fautes du gouvernement sont vigoureusement attaquées ; le gouvernement lui-même est respecté et stable comme un roc. Les débats y sont de bonne humeur, parce qu’ils suivent de près le dîner des lords et des commoners, membres de la Chambre des communes. Le travail de la digestion n’ôte-t-il rien, direz-vous, à la lucidité des esprits ? Non ; il laisse le jugement sobre et apte à l’appréciation des questions graves, tout en modérant peut-être les écarts de l’imagination qui se lancerait dans l’utopie, si les orateurs étaient à jeun.

Les séances commencent entre sept et huit heures du soir et se prolongent jusqu’à trois et quatre heures du matin. Aussi, à la fin de chaque séance, les représentants de la nation, si dévoués qu’ils soient à ses intérêts, ne sont point insensibles au plaisir d’aller dormir jusqu’à onze heures ou midi, heure à laquelle ils ne quittent leur lit que pour se mettre à table.

Un instant de réflexion sur la nature mixte de l’homme, matière et intelligence, fait admirer la sagesse profonde et pratique de nos voisins. Le temps choisi par eux, entre le dîner et le coucher, pour s’occuper des affaires publiques est excellemment propre à cette tâche patriotique. Sous l’influence de ces deux grands bien-être de la vie, le manger et le dormir, le parlement anglais a un caractère que ne présente la législature d’aucun autre pays. Discussion calme, sans être froide ; dignité patiente et courtoise dans le choc des opinions ; liberté complète à chacun de développer et de défendre la sienne, si contraire qu’elle soit à celle de tous ; dédain profond pour l’abstraction et l’utopie, ce qui laisse une aptitude admirable pour les choses pratiques, les améliorations possibles et opportunes. L’intelligence de ces hommes à figures reposées semble faite de deux éléments : le solide et l’utile. Le génie des révolutions, si éloquent qu’il fût, n’aurait nulle chance d’être écouté dans une telle réunion. Ceux qui la composent connaissent trop bien ce proverbe de leur pays : A bird in the hand is worth two in the bush, « un oiseau dans la main en vaut deux dans la haie. » Pas plus pour eux que pour le reste de l’humanité le présent n’est sans déboire, mais ils savent trop bien en goûter les réalités pour leur préférer les hasards incomfortable d’un avenir inconnu. « Je ne donnerais pas une demi-guinée, disait, il y a un siècle, le célèbre docteur Johnson, pour vivre sous une forme de gouvernement plutôt que sous une autre. » L’opinion du grand moraliste est encore et sera toujours celle des Anglais. Peu leur importe la forme, quand le fond est bon. Voilà pourquoi tous les bills, « projets de lois, » proposés dans cette grande assemblée, sont frappés au coin d’une utilité clairement démontrée et réalisable sans bouleversement. Par cette sage et habile tactique, les vrais patriotes, les sincères amis du peuple finissent toujours par triompher de l’égoïste résistance de l’aristocratie. Ces séances de nuit ont un autre avantage. Quand un orateur extravague, ce qui arrive quelquefois, même en Angleterre, ou qu’il parle trop longtemps, ce qui arrive souvent, l’assemblée, anticipant sur l’heure du départ, s’endort à l’unanimité, et ses ronflements seuls répondent au discoureur prolixe. Ce procédé, qui serait incivil si les séances se tenaient pendant le jour, paraît tout naturel aux heures tranquilles et somnifères de la nuit. Le Speaker, « président » (ainsi appelé par antiphrase, car il ne parle pas), après avoir résisté quelque temps à la somnolence générale, finit par s’endormir aussi sous son énorme perruque, et l’orateur diffus se tait ou parle aux banquettes.

Il serait à désirer que les séances législatives eussent lieu la nuit, après dîner, dans tous les pays où le régime parlementaire anglais n’a pu jusqu’ici s’établir solidement. Si, au moyen de cette mesure, qui est, comme le reste du système, toute britannique, ledit régime continuait à mal fonctionner, c’est que décidément il ne conviendrait qu’aux Anglais et qu’il faut à eux seuls en laisser la pratique.

Les observations précédentes, que plusieurs prendront pour une plaisanterie, je les déclare très sérieuses. Elles s’appliquent avec la même vérité aux meetings et aux clubs où les débats ont lieu entre gens qui sortent de table et sont sous l’influence pacifique de la digestion. Voilà pourquoi un meeting de quinze à vingt mille personnes se tient en plein air sans tumulte ni danger pour l’ordre public. S’il s’élève par hasard des clameurs séditieuses, s’il se donne des coups de poings inconstitutionnels, au milieu de bousculades qui ne sont ni civiles ni politiques, c’est le fait d’estomacs à jeun, et partant, irritables, ou d’estomacs imprudemment gonflés de café et de spiritueux et plus irritables encore. Même dans ce dernier cas, il suffit qu’un commissaire, escorté de trois policemen, « agents de police, » vienne lire le Riot act, « ordonnance sur les attroupements tumultueux, » pour que le meeting se disperse aussitôt et sans résistance.

En mêlant les solides plaisirs du bien-vivre, aux exercices de la vie publique, les Anglais ont fait acte de gens sensés et en même temps de loyaux sujets. Ils ont suivi l’exemple de leurs rois, de tout temps amateurs passionnés de la bonne chère. Ces souverains joyeux et bien nourris ont quelquefois donné des domaines pour un plat de choix. Le château d’Addington, comté de Surrey, avec ses magnifiques dépendances, champs, prés, bois et forêts, fut donné autrefois par Henri III à un seigneur de sa cour nommé Trecothick, qui lui avait fait manger un ragoût délicieux et de son invention. Depuis le milieu du treizième siècle jusqu’à Charles II, la famille de Trecothick posséda le fief d’Addington, sous la teneur ou condition expresse, mais sans autres charges ni redevances, de présenter aux rois d’Angleterre un bon et succulent plat le jour de leur couronnement. De sorte que ces puissants seigneurs eussent été dépossédés et réduits à l’indigence, si, à l’avènement de chaque nouveau souverain, ils eussent manqué de cuisiner avec une habileté supérieure. Quelle fortune eussent faite dans ces heureux temps des artistes tels que Carême, Soyer ou Chevet ! Le palais d’Addington appartient aujourd’hui aux archevêques de Canterbury, sans aucune clause culinaire.

La chronique du savant bénédictin William de Malmesbury nous apprend que Guillaume le Conquérant avait, lui aussi, récompensé les bons et loyaux services de son cuisinier Tzélin par une donation de terres riches et fertiles. Et Tzélin, dans sa reconnaissance, quoiqu’il ne dirigeât plus les cuisines du roi, lui envoyait chaque année, le jour de sa fête, un mets de sa composition et qu’on appelait deligrout.

Les raffinements de la table furent toujours une preuve de civilisation. Le sauvage mange son poisson cru ou son écureuil grillé ; l’homme civilisé mange l’esturgeon au bleu ou en papillotes et les perdrix à la chipolata. Ce n’était donc point un siècle barbare que celui où le talent d’un cuisinier était récompensé par une fortune en bonnes terres de labour.

L’importance qu’attachait le Conquérant au deligrout et aux autres mets de Tzélin prouve leur excellence et élucide en même temps un fait historique : c’est l’embonpoint de Guillaume, malgré les fatigues et les agitations d’une vie guerrière. On sait que cet embonpoint le fit plaisamment comparer par Philippe Ier, de France, à une femme prête à… augmenter d’une unité, peut-être de deux, la somme toujours incomplète du genre humain. Cette plaisanterie eut peut-être coûté cher à Philippe, sans la blessure mortelle que reçut à Mantes-sur-Seine le gros homme qui venait se venger d’un bon mot par une guerre.

Voici un autre bon mot qui n’eût pas davantage été du goût des robustes hommes d’armes, qui, sous la conduite du vaillant Bâtard, firent cette belle conquête de l’Angleterre. Pour cette besogne peu facile ils avaient besoin d’un régime à la fois excitant et substantiel. Regnard, ce moqueur riant de tout et de tous, fait dire à Démocrite, dans sa comédie de ce nom :

Qui ne rirait de voir qu’avec un soin extrême
L’homme ait mis son plaisir à se tuer lui-même !
À force de ragoûts et de mets succulents,
Il creuse son tombeau lui-même avec ses dents.

Cela pouvait être vrai pour les comtes et les marquis du XVIIIe siècle, qui passaient la nuit à souper et le jour à dormir. Ils dansaient, dira-t-on, la gavotte et le menuet. Beaux exercices, ma foi ! pour faire digérer des hommes qui sortaient d’un dîner à trois services, c’est-à-dire à quarante-cinq plats. Aussi quelle mine ! des mannequins couverts de velours, de satin et de dentelles ! pâles, chétifs, ou pléthoriques et goutteux, et portant sous la large basque de leur habit brodé une brette bonne pour tuer des rats. Ni goutte ni pléthore n’affligeaient les guerriers vêtus de fer qui à Hastings battirent Harold et ses Saxons.

Benè vivere et lætari, a dit un médecin célèbre au commencement de ce siècle : bien vivre et se réjouir. Aujourd’hui beaucoup de gens peu sensés se réjouissent à voir courir des chevaux sur l’herbe, au lieu d’y courir soi-même, ce qui serait beaucoup plus hygiénique ; ou à suivre d’un regard anxieux les mouvements d’hommes qui, au risque de se rompre le cou, sautillent et gambadent sur des cordes à cent pieds du sol comme des singes, auxquels ils s’efforcent de ressembler par des prodiges d’agilité stérile ; mais il faut le reconnaître, le plus grand nombre, en France, fait de son mieux pour bien vivre : ce qui se voit à la bonne mine des gens de toutes conditions et au nombre merveilleux d’établissements qui ont la bouche pour pratique. Dans toutes les rues de Paris, sur huit boutiques, il y en a cinq qui sont restaurants ou débits de comestibles.

L’expérience du parlement d’Angleterre ne fut-elle jamais consultée par les rois sur la préparation d’un rôti ou d’une sauce, comme le fut celle du sénat romain pour le turbot de Domitien ? Un navire anglais ne fut-il jamais équipe pour porter en toute hâte un Apicius couronné sur un lointain rivage où se trouvait quelque rare poisson digne seulement d’une bouche royale ? Les chroniqueurs n’en parlent pas, mais de tels faits gastronomiques sont présumables dans le pays natal du roastbeaf, de la soupe à la tortue et du plumpudding.

Un honnête industriel de Gloucester, M. Lazenby, s’est illustré et a acquis une belle fortune par l’invention de la sauce qui porte son nom. Cette sauce transcendante rehausse également la saveur d’un poisson ou d’un rôti ; elle est apéritive, digestive, tonique autant qu’agréable ; elle fortifie la voix et la rend plus sonore ; elle prolonge la vie en préservant de la pléthore les beaux mangeurs qui en font un constant usage ; enfin elle est brevetée avec garantie du gouvernement et porte sur les étiquettes de ses bouteilles noires et plates les armes des trois royaumes, le trèfle, la rose et le chardon : ce qui n’empêche pas le débit d’une foule de contrefaçons, aussi préjudiciables au goût du public qu’aux intérêts de M. Lazenby, ainsi que l’affirme souvent, dans les journaux de Londres, le savant inventeur : Read well the label before you buy, lisez attentivement l’étiquette avant d’acheter et surtout avant de dîner.

Les clubs, dont, en certains pays, le nom seul est un épouvantail, ne font en Angleterre tressaillir personne, pas même les vieilles femmes, douairières ou lavandières.

Ce sont des hôtels magnifiques à l’extérieur comme à l’intérieur, dont mille à quinze cents personnes sont à la fois hôtes et propriétaires. Pour le prix modique de deux francs cinquante centimes à trois francs, elles y font d’excellents dîners, et y trouvent en même temps réunis les avantages et les plaisirs d’un café, d’un salon de lecture, d’un salon de conversation et d’une bibliothèque. Chacun, selon ses goûts, va prendre place, après dîner, dans une de ces différentes parties du vaste établissement. Les discussions politiques ne sont donc point, comme on le croit, l’unique objet des clubs, en Angleterre. Elles y ont, sans doute, leur place au salon de conversation, comme tous les grands intérêts du pays ; mais comme au parlement, elles conservent le calme, la tolérance, l’esprit pratique, qui constituent la force et l’utilité de l’opinion publique chez un peuple. Assurément tout n’est pas pour le mieux dans la société anglaise. Les richesses et les privilèges énormes de la noblesse, la misère et l’ignorance de la grande majorité du peuple, les étroites limites où sont enfermés le droit électoral et l’exercice de ce droit ; l’absence de contrôle sérieux dans l’emploi des deniers publics, et bien d’autres abus appellent des réformes nombreuses et sévères. Comme tant d’autres, elles s’accompliront à leur jour, seront durables et porteront leurs fruits, parce qu’elles auront poussé dans le terrain de toute vraie réforme : discussions graves, ayant pour objet, non la parole, mais le fait ; emploi de moyens où la pratique laisse très peu de place aux théories impossibles, efforts non pour renverser, mais pour améliorer.

Ainsi, tout récemment, un membre du ministère, M. Milner Gibson, déclarait, dans un joyeux banquet que lui donnaient ses électeurs, que le moment était venu d’étendre le suffrage électoral à des classes de citoyens qui en sont actuellement exclues. Ce ministre admettait ainsi l’existence d’une opinion mûrie dans la conscience publique, et, comme telle, tombant d’elle-même dans le domaine des faits pour y prendre racine. Ce genre de progrès avec ordre, d’amélioration sans soubresaut, se retrouve même dans les deux grands Clubs essentiellement politiques qui existent en Angleterre, the Reform-Club « le Club de la Réforme » et le Carlton-Club « Club Conservateur. » Dans le premier, les abus sont battus en brèche par Cobden, Bright, Tompson et tous les vrais libéraux de l’école de Manchester. C’est au prix d’efforts et de sacrifices considérables de temps et d’argent, que ces hommes défendent en les étendant, les intérêts réels du peuple et les libertés publiques, sans les compromettre jamais par d’impraticables théories. Dans le second, lord Derby, lord Manners, les ducs de Richemond, de Rutland, défendent, avec la vaillance de l’égoïsme et la discipline de l’esprit de caste, la vieille citadelle dorée du privilège. Un signe certain que cette noble garnison ne tiendra pas longtemps dans la place, c’est qu’elle a été réduite à se donner pour leader, chef, un éloquent plébéien, transfuge du libéralisme, mais doué d’une énergique habileté que la vieille aristocratie ne trouvait plus dans ses rangs. Mais tout en combattant sous les ordres de M. Disraéli, l’aristocratie anglaise ne sauvera pas sa forteresse d’une destruction complète, qu’elle ne retarde qu’en livrant de temps à autre une tourelle à l’ennemi. Ce qui-est, après tout, la vraie politique, la politique de concessions, par laquelle les révolutions sont reléguées aux antipodes. Or, il doit arriver un temps, et il n’est pas loin, où assiégeants et assiégés seront en nombre pareil dans la citadelle. Ce qui sera la fin du privilège et le règne de l’égalité.

Dans le Club de la Réforme, Reform-Club, comme dans le Club Conservateur de Carlton, c’est toujours après themerry conviviality, « la gaie convivialité de la table, » que l’on ouvre les débats politiques. Chaque jour on y déblaye un bout de la route qui mène du mal au bien et du bien au mieux. Bien différents, il est permis de le croire, seraient le caractère et les résultats de ces discussions, si ces grands centres de réunions politiques, au lieu de bonne chère n’avaient à offrir aux orateurs que du café, du Champagne et des liqueurs, même les plus fines et les mieux choisies. Il s’y ferait alors plus de bons mots que de bons speeches, « discours, » et la gloriole des orateurs y ferait souvent oublier les affaires du pays.

Il y eut cependant un club qui emprunta son nom au plus tragique évènement de l’histoire d’Angleterre. Ce fut le Club de la Tête de Veau, Calf’s head Club ; triste allusion à la tête de Charles Ier. Il ne faut pas croire pourtant que ce club eût pour objet spécial la glorification d’une décapitation royale. Les Anglais sont excentriques et mangent à propos de tout. Il leur parut que c’était une joyeuse originalité de dîner en souvenir d’un fait lamentable, mais sans précédent et qui probablement serait sans imitation. Je suis sûr qu’après chaque banquet les clubistes disaient : Le roi a perdu la tête, vive le roi ! et qu’ils chantaient l’hymne, ou comme on dit dans leur pays, l’antienne nationale : God save the King, « Dieu sauve le roi, » puis s’en allaient dormir, purs de toute velléité de régicide.