L’aphasie et les maladies du langage - Charles Richet - E-Book

L’aphasie et les maladies du langage E-Book

Charles Richet

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Beschreibung

La faculté du langage a de tout temps excité l’intérêt des philosophes : Aristote, Locke, Leibniz, Condillac, en ont fait le sujet de leurs méditations. Par l’analyse psychologique, ces grands esprits sont arrivés à des théories ingénieuses et profondes qui ont élucidé beaucoup de points obscurs. Cependant on a pu, après eux, émettre d’autres théories qui paraissent plus conformes à la vérité. C’est qu’en effet l’étude du langage a été singulièrement facilitée par la connaissance d’une maladie étrange, l’aphasie, qui, privant subitement un individu de la faculté de parler, nous permet d’observer l’intelligence d’un homme qui ne peut plus prononcer un seul mot, et nous offre en quelque sorte une expérience toute faite. Ainsi la psychologie peut trouver dans l’examen des phénomènes naturels un avantage considérable...

Quoique l’aphasie ne soit pas une maladie fréquente, il est facile d’observer des sujets qui en sont atteints. On les garde en effet fort longtemps dans les hôpitaux, et, comme presque toujours ils ont un côté du corps paralysé, on les fait passer ensuite à Bicêtre ou à la Salpêtrière, et là ils sont soumis de nouveau à des investigations minutieuses. C’est ainsi que nous possédons un certain nombre d’observations : elles sont toutes intéressantes, car on peut presque dire qu’aucune d’elles ne se ressemble, et qu’il y a toujours part au nouveau et à l’imprévu. Nous nous contenterons d’en donner quelques exemples; ils nous montreront une variété inattendue dans les différentes manifestations du langage, et en même temps une analogie frappante entre tous les faits.

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L’aphasie et les maladies du langage.

L’aphasie et les maladies du langage

Première partie

L’aphasie et la faculté du langage articulé{1}.

La faculté du langage a de tout temps excité l’intérêt des philosophes : Aristote, Locke, Leibniz, Condillac, en ont fait le sujet de leurs méditations. Par l’analyse psychologique, ces grands esprits sont arrivés à des théories ingénieuses et profondes qui ont élucidé beaucoup de points obscurs. Cependant on a pu, après eux, émettre d’autres théories qui paraissent plus conformes à la vérité. C’est qu’en effet l’étude du langage a été singulièrement facilitée par la connaissance d’une maladie étrange, l’aphasie, qui, privant subitement un individu de la faculté de parler, nous permet d’observer l’intelligence d’un homme qui ne peut plus prononcer un seul mot, et nous offre en quelque sorte une expérience toute faite. Ainsi la psychologie peut trouver dans l’examen des phénomènes naturels un avantage considérable. D’ailleurs une des tendances de la philosophie moderne est de prendre pour point d’appui les faits de la science positive. Nous chercherons à montrer dans cette étude comment la physiologie pathologique peut éclairer la question délicate et ardue des rapports qui existent entre le langage et la pensée d’une part, et de l’autre entre le langage et le cerveau, organe de l’intelligence.

I.

Les premiers auteurs qui ont considéré la privation de la faculté du langage comme une maladie véritable furent les deux Frank, Sauvage et Cullen. Sauvage proposa de l’appeler alalie, mais ce terme resta inusité : c’est le mot aphasie qui a été consacré par l’usage; il est d’ailleurs formé correctement, et indique avec exactitude ce qu’il faut dire. Avec tous les auteurs modernes, nous nous servirons donc constamment du mot aphasie ; mais, comme on a confondu sous cette dénomination plusieurs affections de nature différente, il importe avant tout de préciser ce qu’est l’aphasie et quel sens relativement restreint il convient de lui donner.

Il y a dans la langue, les lèvres, le pharynx et le larynx des muscles nombreux qui servent à la parole et à l’émission des sons. Ce groupe d’organes, indispensables pour le langage, est quelquefois atteint par une maladie fort singulière qui détruit le tissu musculaire et le remplace par de la graisse. C’est une sorte de paralysie progressive produite par la mort des muscles. Les malades atteints de cette affection ne peuvent ni remuer les lèvres ou la langue, ni chanter, ni siffler, ni parler : bientôt ils ne peuvent plus boire ni manger, et ils finissent par mourir de faim. Quelquefois la paralysie, au lieu de rester limitée à ce groupe de muscles, gagne successivement les différents muscles du corps et tout mouvement devient impossible. Trousseau raconte dans ses Leçons cliniques l’histoire d’une dame atteinte de cette paralysie de la langue et des lèvres. D’abord elle ne pouvait pas parler et suppléait par des gestes et une mimique expressive à l’absence de la parole, puis, la paralysie envahissant graduellement tous ses membres, il ne lui resta plus qu’un doigt pour communiquer avec ses semblables, et c’est ainsi qu’elle indiquait sa volonté. Pourtant cette dame n’était pas aphasique : elle aurait parlé sans doute, si ses muscles avaient pu se mouvoir. Les organes extérieurs du langage étaient lésés, mais la faculté même du langage était intacte. S’il m’était permis d’employer une image vulgaire, je la comparerais à un pianiste qui jouerait sur un piano muet : il n’a pas oublié son art, et, quoiqu’il ne puisse faire entendre une note, il est toujours musicien. En un mot, chez les paralytiques la faculté de parler subsiste encore, tandis que chez les aphasiques elle est abolie.

Il ne faut pas ranger non plus parmi les aphasiques les aliénés qui restent quelquefois des mois et même des années sans prononcer une parole. L’obstination prodigieuse de ces malheureux leur fait mener à bien l’épreuve que Pythagore imposait à ses disciples; ils ne parlent pas, mais ils pourraient parler, s’ils le voulaient, et, pour continuer la comparaison précédente, on n’a pas le droit de dire d’un musicien qu’il ne sait pas la musique parce qu’il refuse d’exercer son talent, même si son entêtement devait durer plusieurs années. Nous exclurons aussi les sourds-muets; ceux-là en effet sont muets parce qu’ils sont sourds ; le langage d’un individu n’est que l’imitation du langage d’autrui, et comme les sourds n’ont rien entendu, ils n’ont rien à imiter. Ils se taisent, car aucun bruit n’a frappé leur oreille; ils n’entendent même pas le son de leur propre voix, et ils doivent avoir une certaine peine à comprendre ce qu’est la voix humaine, et comment les hommes peuvent se faire part de leurs impressions sans le secours des signes.

Qu’est-ce donc que l’aphasie? C’est l’abolition de la faculté du langage articulé. Telle est la définition que M. Bouillaud a proposée dès 1825 et qu’il a soutenue avec éclat quarante ans plus tard à l’Académie de médecine. N’oublions pas d’ailleurs que c’est aux médecins français, et surtout à M. Bouillaud, puis à M. Broca et à Trousseau, que sont dues la plupart de nos connaissances sur cette maladie.

Parmi les auteurs qui ont écrit sur l’aphasie, un des plus recommandables est le professeur Lordat, de Montpellier. Ce qui donne aux travaux de Lordat un intérêt tout particulier, c’est qu’il fut lui-même atteint d’aphasie. Il raconte dans un de ses ouvrages comment il fut frappé. Il était alors convalescent d’une angine, — mais nous préférons le laisser parler lui-même. « Le quinzième jour de la maladie locale, dit-il, n’éprouvant qu’une légère fièvre, accompagnée d’une pesanteur de tête très médiocre, je m’aperçus qu’en voulant parler je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin. Je voulais me persuader que cet embarras avait été une distraction passagère, et qu’avec un peu d’attention la parole serait toujours la même. J’étais dans ces réflexions lorsqu’on m’annonça qu’un personnage qui était venu dans ma maison pour avoir de mes nouvelles s’était dispensé de me voir de peur de m’incommoder. J’ouvris la bouche pour répondre à cette politesse. La pensée était toute prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me retourne avec consternation et je me dis en moi-même : il est donc vrai que je ne puis plus parler.

« La difficulté s’accrut rapidement, et dans l’espace de vingt-quatre heures je me trouvai privé de la valeur de presque tous les mots. S’il m’en restait quelques-uns, ils me devenaient presque inutiles, parce que je ne me souvenais plus des manières dont il fallait les coordonner pour qu’ils exprimassent une pensée.

« Je n’étais plus en état de percevoir les idées d’autrui, parce que toute l’amnésie qui m’empêchait de parler me rendait incapable de comprendre assez promptement les sons que j’entendais pour que j’en pusse saisir la signification. Je me sentais toujours le même intérieurement. L’isolement mental dont je parle, la tristesse, l’embarras, l’air stupide qui en provenait, faisaient croire qu’il existait en moi un affaiblissement des facultés intellectuelles. Il n’en était rien. Quand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais facilement de mes occupations de la vie et de mes études chéries. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de ma pensée. Je me félicitais de pouvoir arranger dans ma tête les propositions principales d’une leçon et de ne pas trouver plus de difficulté dans les changements qu’il me plaisait d’introduire dans l’ordre des idées. Je ne me croyais donc pas malade; mais, dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de crier : «Bonjour, comment vous portez-vous? » En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la doxologie : « gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, etc. », je sentais que j’en connaissais toutes les idées, quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. — J’appris donc que, du logos complet, je ne possédais pleinement que la partie interne et que j’en avais perdu la partie externe.

« Je ne pouvais me consoler par la lecture. En perdant le souvenir de la signification des mots entendus, j’avais perdu celui de leurs signes visibles. La syntaxe avait disparu avec les mots, l’alphabet seul m’était resté; mais la jonction des lettres pour la formation des mots était une étude à faire. Lorsque je voulais jeter un coup d’œil sur le livre que je lisais quand ma maladie m’avait atteint, je me voyais dans l’impossibilité d’en lire le titre.

« Après quelques semaines de tristesse profonde et de résignation, je m’aperçus qu’en regardant de loin le dos d’un in-folio de ma bibliothèque, je lisais explicitement le titre : Hippocratis opera. Cette découverte me fit verser des larmes de joie. J’usai de ma faculté pour rapprendre à parler et à écrire. Mon éducation fut lente ; mais les succès devenaient sensibles tous les quinze jours. »

Un fait analogue est arrivé au professeur Rostan, de Paris. Il lisait un des Entretiens littéraires