L'appartement oublié - Michelle Gable - E-Book

L'appartement oublié E-Book

Michelle Gable

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Beschreibung

Un roman éblouissant, inspiré d'un fait réel, qui vous fera voyager au cœur de la Belle Époque.

Quand April Vogt, expert en mobilier, apprend qu´un appartement fermé depuis soixante-dix ans vient d´être découvert à Paris, elle est loin de s´imaginer les richesses et les secrets qu´il renferme. Au milieu des nombreux trésors, April trouve le journal de Marthe de Florian, la très séduisante demi-mondaine qui y vécut en multipliant les amants. Comprendre la tumultueuse histoire de cette femme libre conduit April à une véritable plongée au cœur du Paris des artistes et des hommes politiques de la Belle Époque.

Découvrez l'incroyable histoire d'un trésor retrouvé intact 70 ans après dans un luxueux appartement parisien !


EXTRAIT

Elle voulait juste changer d’air. Et quand son patron avait prononcé les mots « appartement », « neuvième arrondissement » et « tout un bric-à-brac du dix-neuvième siècle », April avait pensé « vacances ». Elle aurait beaucoup de travail, certes, mais qu’importe, elle partait à Paris. Comme tout peintre, tout poète, tout écrivain et tout expert en objets d’art le savait, c’était l’endroit idéal pour s’évader. L’équipe parisienne se trouvait déjà sur place avec, à sa tête, Olivier. April le voyait déjà sillonnant l’appartement, son calepin à la main, griffonnant des notes de ses doigts osseux et crochus. Il avait demandé des renforts à New York, car ils avaient besoin d’un autre expert, et plus précisément d’un spécialiste en mobilier ancien pour compenser leur manque de compétence dans ce domaine. D’après le patron d’April, l’appartement de cinq pièces contenait « de quoi meubler une douzaine de lupanars de luxe ». Si Peter ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur ce qu’ils allaient trouver, April en attendait beaucoup, quoique pour des raisons différentes.


CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"De l’amour, de l’art, de l’histoire, Paris … que demander de plus ?" - FineBooks Magazine

"Une lecture charmante sur une histoire fascinante et la femme cachée derrière." - Historical Novel Society

"J’ai beaucoup aimé découvrir l’envers du décor de ce métier très particulier de commissaire-priseur et que je trouve tout à fait fascinant. Michelle Gable, dont c’est ici le premier roman, jongle habilement entre les deux époques et j’ai passé un très agréable moment avec April et Marthe !" - Blog Des livres, des livres !

"J'étais totalement happée dans l'histoire, la narration est très bien menée, servie par un style très agréable, on est tenu en haleine à suivre les découvertes d'April Vogt et à en apprendre plus sur Marthe de Florian." - Red Panda, Babelio

"J'ai lu ce roman avec beaucoup d'envie et très rapidement, grâce à une plume très fluide et un véritable attachement pour les personnages." - Les Lectures de Doris

À PROPOS DE L’AUTEUR

Michelle Gable a grandi à San Diego. Elle mène de front sa carrière d’auteur et une carrière professionnelle dans le milieu financier. Son roman, devenu best-seller, s’inspire d’un événement réel : la découverte en 2010 d’un appartement parisien de la Belle Époque laissé à l’abandon, comme figé dans le temps.

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À Dennis pour tout ce qu’il a fait

Première partie

1

Elle voulait juste changer d’air. Et quand son patron avait prononcé les mots « appartement », « neuvième arrondissement » et « tout un bric-à-brac du dix-neuvième siècle », April avait pensé « vacances ». Elle aurait beaucoup de travail, certes, mais qu’importe, elle partait à Paris. Comme tout peintre, tout poète, tout écrivain et tout expert en objets d’art le savait, c’était l’endroit idéal pour s’évader.

L’équipe parisienne se trouvait déjà sur place avec, à sa tête, Olivier. April le voyait déjà sillonnant l’appartement, son calepin à la main, griffonnant des notes de ses doigts osseux et crochus. Il avait demandé des renforts à New York, car ils avaient besoin d’un autre expert, et plus précisément d’un spécialiste en mobilier ancien pour compenser leur manque de compétence dans ce domaine. D’après le patron d’April, l’appartement de cinq pièces contenait « de quoi meubler une douzaine de lupanars de luxe ». Si Peter ne se faisait pas beaucoup d’illusions sur ce qu’ils allaient trouver, April en attendait beaucoup, quoique pour des raisons différentes.

L’avenir allait prouver qu’ils se trompaient tous les deux.

2

Pendant que son mari redressait son nœud papillon, ajustait ses manches, tirait le tissu d’un côté, le remontait de l’autre, à la recherche du tombé parfait, April préparait sa valise pour le vol de nuit sur Charles-de-Gaulle. Toute voyageuse bien rôdée et organisée qu’elle était, elle ne savait comment concilier un séjour d’un mois avec les limitations de bagage. Elle n’était jamais partie plus d’une semaine. Pour qu’il achète un billet d’avion moins de deux heures après avoir entendu parler du « bric-à-brac », Peter avait dû arriver à la conclusion que l’appartement constituait une découverte rare.

— Restez le temps qu’il faudra, lui avait-il dit. On pourra reporter la date du retour.

April le lui rappellerait plus tard.

— Qu’est-ce qui te tracasse ? demanda Troy à la vue de son front soucieux, et il ponctua sa question en tirant d’un coup sec sur les pans de sa chemise.

— Mes bagages. Je ne suis pas sûre de pouvoir emporter tout ce qu’il me faut. Au mois de juin, à Paris, la température peut varier de 20° en moins de vingt-quatre heures. April leva les yeux et son regard fut attiré par le bouton de manchette gauche de Troy qui étincela sous la lumière du lustre. Aussitôt, son instinct professionnel se réveilla et elle dut faire un effort pour s’empêcher de calculer à combien cette babiole d’onyx et de platine pourrait partir à une vente aux enchères. Non pas qu’elle souhaite le trépas rapide de son mari, bien sûr. Elle ne comptait pas non plus sur son héritage pour s’enrichir un jour. Non, c’était juste de la déformation professionnelle : on ne travaillait pas pour la plus grande maison de vente aux enchères du monde sans en garder quelques séquelles.

— Que signifie ce regard ? demanda Troy d’un ton amusé. Mes boutons de manchette ne vont pas pour cette soirée ?

— Si, si. Ils sont parfaits.

April détourna les yeux, soulagée de ne pas s’être spécialisée dans les bijoux anciens et, du coup, de ne pas posséder les éléments qui lui permettraient d’évaluer les ornements de son mari. En revanche, elle avait acquis l’équivalent d’un master en ce qui concernait Troy Vogt. Elle savait donc qu’il réservait ces boutons de manchette inestimables, du moins pour lui, à certaines réunions professionnelles bien précises. Et ce que cela révélait des personnes présentes, elle préférait ne pas y penser.

— Je ne sais plus quoi faire.

Elle secoua la tête, les yeux rivés sur sa valise. Elle ne parlait pas que de ses pulls et de ses foulards.

— Prends le minimum. Tu n’auras qu’à acheter ce qui te manque là-bas. Tu seras à Paris, n’oublie pas.

April sourit.

— C’est ta réponse à tout, non ? Acheter, toujours acheter.

— Et ça ne te plaît pas ? demanda-t-il avec un petit clin d’œil. Tu es vraiment une épouse unique, ajouta-t-il en se dirigeant vers le miroir en pied et il lui caressa le bas du dos au passage.

Une « épouse » unique. Le mot la fit tiquer, bizarrement, comme empreint d’un sens nouveau. Épouse. Épouse.

— Même si personne n’en semble convaincu, du moins en dehors de Wall Street, c’est bien grâce à ma philosophie du « acheter, toujours acheter » que la récession a tellement profité à ma boîte et à nos investisseurs.

— Charmant ! tenta de plaisanter April, mais l’humour n’était guère de mise entre eux ces derniers temps et sa réplique tomba à plat. Hélas, tout le monde n’a pas la chance d’avoir un petit malin de Wall Street pour lui expliquer ces nuances subtiles.

— À propos de petits malins de Wall Street, on dirait que tu réussis à leur échapper une fois de plus, enchaîna Troy avec un sourire forcé.

— Comment ça ?

April s’appuya contre la commode (George III, concave, acajou, 1790 environ) et soupesa du regard sa valise. Elle n’avait pas l’air trop lourde. Elle inspira. S’imaginant comme toujours une carrure et une musculature de nageuse alors qu’elle possédait une ossature fine et délicate, elle voulut descendre l’énorme valise du lit. Celle-ci atterrit à ses pieds avec un bruit sourd, manquant de peu de lui écraser les orteils.

— D’abord, tu viens d’échapper à un accident de bagage. Tu ne vois pas que ce monstre est plus gros que toi ? Et ensuite, ma chérie, comme tu as déjà un billet d’avion qui te sauve, tu n’as pas besoin de te casser un pied pour esquiver une de mes affreuses soirées professionnelles.

— Oh, elles ne sont pas si affreuses que ça.

April s’essuya le front, puis elle releva la valise sur le côté.

— Pas si affreuses que ça ! Elles sont horribles et tu le sais très bien. Les autres épouses vont t’envier.

Les autres épouses. La belle affaire. Que s’imaginaient-elles quand elles pensaient à Troy ? À elle ?

— Tu en as de la chance ! poursuivit Troy. Paris t’épargne une soirée mortelle entourée de capitalistes pourris.

April leva les yeux au ciel.

— Ne m’en parle pas ! répondit-elle en tentant sans succès de prendre un accent anglais, dans l’espoir de cacher sa tristesse sous une pointe d’humour. Que j’ai de la chance de pouvoir me soustraire à cette engeance et à son vulgaire appât du gain ! Que ces gens manquent de classe !

Certes, elle se sentait privilégiée, mais ce n’était pas parce qu’elle coupait à une soirée ennuyeuse et à des tête-à-tête avec les esprits les plus brillants (et les plus imbuvables) de Wall Street. Non, elle pouvait rivaliser avec les meilleurs d’entre eux, malgré son ignorance totale ce qui avait pu se passer le matin sur les marchés asiatiques. Elle pouvait même endurer la dernière épouse potiche qui boirait inévitablement trop de champagne et passerait la soirée à s’extasier de ses nombreux diplômes avant de hurler à la cantonade d’une voix pâteuse : « La femme de Troy est docteur en meubles ! »

Hélas, il y avait bien longtemps qu’une telle mésaventure ne lui était arrivée. Troy ne lui demandait pratiquement plus de l’accompagner. Il annonçait juste qu’il « faisait un saut » à une soirée « sans conjoints » ou « trop ennuyeuse » pour elle. C’était bien ça le problème. Il avait beau dire, April n’éprouvait aucun soulagement à échapper à une sortie à laquelle elle n’avait jamais été conviée. Ou, pire encore, une sortie à laquelle sa présence ne semblait pas souhaitée.

Troy avait cessé de l’emmener alors que tout allait encore relativement bien entre eux. Mais là, allez savoir ? Était-elle censée l’accompagner ? Quoi qu’il en soit, ce billet d’avion pour Paris était une véritable aubaine pour elle. Ainsi, elle n’aurait pas le temps de s’attarder sur la non-invitation de ce soir. Ni de se demander si c’était calculé.

— Il faut que tu travailles encore ton accent, déclara Troy en s’approchant d’elle.

— Tu sais, j’aime bien tes soirées, reprit-elle en l’écartant alors qu’il faisait mine de l’aider avec sa valise. Les gens sont intéressants, la conversation animée.

Menteuse.

Il se retourna vers le miroir et se décocha un regard de braise. April ne savait jamais s’il le faisait parce qu’il la soupçonnait de le regarder ou, au contraire, s’il pensait qu’elle ne le voyait pas.

— Qu’y a-t-il de si important qui te force à partir ce soir ? demanda-t-il d’une voix faussement décontractée qui laissait cependant percer une certaine suspicion.

— Tu sais comment ça se passe. Je dois arriver là-bas avant que nos concurrents aient vent de la vente.

— Mais tu t’absentes rarement plus d’une semaine, dix jours maximum et jamais avec si peu de préavis. C’est un peu déconcertant de recevoir un texto de sa femme qui annonce « Je pars en voyage » et d’apprendre en rentrant chez soi qu’elle s’absente pour un mois.

L’est-ce vraiment ? Cela t’ennuie-t-il réellement ? faillit-elle rétorquer.

En temps normal, elle aurait plaisanté en prétendant qu’il avait au contraire de la chance d’être débarrassé d’elle. Mais leurs blessures étaient trop fraîches, leur avenir à long terme trop incertain.

— J’ai été prise de court, moi aussi, répliqua-t-elle sans préciser qu’elle avait surtout été ravie. D’après l’équipe parisienne, c’est une découverte incroyable. Il s’agit d’un appartement à Pigalle qui était dans la même famille depuis plus d’un siècle. Il appartenait à une femme qui vivait dans le sud de la France et qui vient de décéder.

Tandis qu’elle parlait, ses épaules se relâchèrent peu à peu et sa mâchoire se décrispa. Elle se retrouvait en terrain connu.

— Il paraît qu’elle n’y était pas retournée depuis 1940. Mais qu’elle n’a jamais cessé de payer les charges. Que personne n’y a mis les pieds. J’ai du mal à le croire. Peut-être que quelqu’un a mal noté les dates et que l’appartement est resté fermé depuis seulement vingt ans à la suite de je ne sais quel divorce sordide.

Elle grimaça en laissant échapper le mot « divorce ». Trop tard. C’était lâché. Elle qui faisait toujours tant d’efforts pour ne jamais le prononcer !

— Fermé depuis soixante-dix ans ! s’écria-t-elle d’une voix qui monta jusqu’aux hauts plafonds. C’est incroyable !

Troy haussa les épaules, sans que son visage impassible ne trahisse quoi que ce soit.

— Pas tant que ça. Il doit y avoir aussi à Manhattan des logements qui restent bouclés pendant que les notaires et les liquidateurs continuent à encaisser les chèques chaque mois, sans que personne se pose la moindre question.

— Aucun comme cet appartement. Il serait rempli à craquer de meubles, de peintures et d’une quantité d’objets que l’ancienne propriétaire avait acquis bien avant la deuxième guerre mondiale.

— Et ils ont de la valeur ?

— Olivier doit en être persuadé sinon il ne m’enverrait pas là-bas. En tout cas, c’est une sacrée découverte. L’appartement a même échappé aux Allemands, ajouta-t-elle en secouant la tête d’incrédulité. Je ne comprends pas comment aucun membre de la famille, drogué ou joueur invétéré, n’a dilapidé ce trésor depuis tout ce temps.

— À moins que ça ne vaille rien, répondit Troy qui prit son téléphone et pianota un message, le front plissé. Que vous ayez juste affaire à une Parisienne atteinte de collectionnite aiguë, ajouta-t-il l’esprit déjà ailleurs.

April soupira.

— Oh, ma chérie, je plaisantais, se reprit-il aussitôt, toujours rapide à rétracter, comme si c’était un réflexe. Ça me paraît super. Sincèrement.

Elle ne soupirait pas pour ça.

— Oui, c’est super.

Elle agita la main comme pour s’aérer et ce geste désinvolte détourna momentanément l’attention de Troy de son téléphone. Il fronça les sourcils.

— Tes bagues ? Tu les as mises au coffre ?

April hocha la tête et contempla ses doigts nus. Personne ne portait plus de bijoux en Europe, non ? Elle ne les avait pas retirés à cause de son mariage, mais pour son boulot. Elle se mordit la lèvre et chassa d’un battement de paupières le picotement qui lui montait aux yeux.

— Troy, écoute… commença-t-elle alors qu’il se remettait déjà à pianoter son téléphone.

Au même moment, son portable à elle sonna. La voiture était en bas. Elle regarda son beau mari, son superbe logis et songea à son bonheur révolu, à la vie brillante et pleine de promesses qu’elle avait connue quelque temps. Son appartement contenait tout ce dont elle avait rêvé. Soixante-dix ans ? Elle avait espéré rester plus longtemps. À tout jamais.

— Tu vas me manquer, murmura Troy, qui surgit près d’elle au moment où elle glissait son portable dans le fourre-tout en cuir qu’elle avait préparé pour l’avion.

Alors qu’il la serrait dans ses bras, son parfum merveilleusement viril emplit l’air autour d’eux. Elle tenta de s’en imprégner en se demandant, malgré elle, si et quand elle aurait une autre occasion de percevoir son mari avec ses cinq sens.

Troy l’embrassa avec tendresse sur le dessus de la tête et soupira.

— Je n’ai pas envie que tu partes. Tu ne peux pas reporter d’un jour ou deux ?

Il semblait tellement sincère. Elle se dégagea.

— Ne t’inquiète pas. Je reviendrai bientôt.

3

April n’oublierait jamais l’odeur de cet appartement.

Si l’on pouvait dater les odeurs, elle aurait dit que celle-ci remontait à plusieurs siècles, pas à soixante-dix ans. Elle avait beau inhaler le moins d’air possible, la puanteur de la poussière mêlée d’un parfum entêtant lui emplit la bouche, le nez, les yeux. Elle devait garder ce goût à la fois douceâtre et âcre au fond de sa gorge pendant des mois. Quant à sa première vision des lieux, elle resterait gravée dans sa mémoire encore plus longtemps.

L’appartement se trouvait dans le 9e arrondissement, sur la rive droite, non loin de l’opéra Garnier, des Folies Bergère et du quartier chaud de Pigalle. C’était le Paris haut en couleur des écrivains, des artistes et des cinéastes. April soupçonna l’appartement d’avoir connu une certaine animation, lui aussi, avant de se retrouver abandonné et couvert de poussière.

Pendant le vol au-dessus de l’Atlantique, April avait dûment consulté les documents que Sotheby avait rassemblés pour elle. L’appartement de cinq pièces comprenait une antichambre, un salon, une salle à manger, deux chambres ainsi qu’une cuisine et une salle de bains. Sur les photographies, il ne paraissait pas très grand, mais exprimait l’aisance avec ses hauts plafonds à corniches, son papier peint damassé rose et ses moulures dorées.

Cependant, les clichés glacés étaient loin de refléter la réalité. Et, debout dans l’air étouffant, April se sentait brusquement écrasée par la quantité d’objets qu’elle voyait et la succession de pièces remplies à craquer. Troy avait raison, songea-t-elle avec un sourire. Cette femme était une collectionneuse. Sans doute riche et attirée par le clinquant, mais collectionneuse dans l’âme. Pour la première fois de sa carrière, April se demanda si elle possédait la compétence nécessaire.

Elle s’avança avec prudence dans le dédale de meubles et entendit des voix dans le fond de l’appartement. Elle avait hâte de voir Olivier et de se mettre à l’œuvre, pourtant, malgré son impatience, elle se faufila sur la pointe des pieds entre l’accumulation sans fin de miroirs, de fauteuils et d’œuvres d’art, avec, de-ci, de-là, des mammifères et des oiseaux empaillés. Elle commença automatiquement à les inventorier mentalement.

Dix pas prudents et deux mètres plus tard, elle repéra un bureau plat Louis XVI à ornementation de métal doré, une paire de fauteuils en acajou George III, un tapis de la Savonnerie Charles X et un incroyable chandelier doré du milieu du XIXe siècle. Noueux et sinueux à l’envi, l’objet semblait prêt à se dérouler pour poignarder quelqu’un.

Chaque pas apportait une surprise. Parmi des meubles qui auraient déjà été considérés comme des antiquités cent ans plus tôt, April repéra une autruche naturalisée d’un mètre cinquante et derrière, affalée dans un coin, une peluche de Mickey. Sans quitter de l’œil ses collègues qu’elle apercevait par l’entrebâillement de la porte, elle fit le tour d’un magnifique cabinet-secrétaire japonisant noir et or et faillit percuter une étagère aussi terne qu’utilitaire qui disparaissait sous des piles de papiers.

— Ah, madame1 Vogt ! s’exclama une voix. Bienvenue à Paris. La pluie vous manquait ?

April se faufila par l’embrasure de la porte et trouva Olivier en compagnie de deux hommes. Elle avait déjà croisé l’un des deux à New York lors d’une vente aux enchères. Il travaillait plus ou moins pour Sotheby et elle se souvenait, entre autres, qu’il se prenait pour un séducteur. À moins qu’elle ne le confonde avec quelqu’un d’autre.

— Bonjour, Olivier. Je suis ravie de vous revoir.

— Bonjour, madame Vogt ! la salua à son tour le Français. Comment ça se passe à New York ? Ça fait des mois que je me bats pour y retourner.

Oui, elle se souvenait à présent. Il s’appelait Marc et c’était bien lui qui avait harcelé Birdie, son assistante. April ravala son antipathie et l’embrassa poliment sur les deux joues tout en marmonnant les platitudes de rigueur, avec l’espoir que son dédain passerait pour de la bonne vieille arrogance parisienne.

Derrière Olivier et Marc se tenait un grand échalas aux cheveux noirs ondulés. April ne put s’empêcher de suivre des yeux les coutures de son élégante chemise lavande parfaitement rentrée dans la ceinture de son pantalon à fines rayures. Elle admira malgré elle ses hanches et son torse parfaits ainsi que sa posture cambrée dont émanaient une certaine assurance, un brin d’insolence et un petit quelque chose d’indéfinissable. Elle commençait à rougir quand elle nota la cigarette pendue à ses lèvres.

— Vous ne pouvez pas fumer ici, s’écria-t-elle d’une voix perçante. (Ne voyait-il pas qu’il suffisait d’une étincelle pour que l’appartement parte en fumée ?) Éteignez-moi ça. Éteignez-moi ça tout de suite !

Avec un sourire, l’inconnu laissa tomber sa cigarette sur le plancher et l’écrasa du bout de son mocassin impeccablement ciré. Sans réfléchir, April plongea pour ramasser le mégot et l’agita en l’air afin de s’assurer qu’il était bien éteint.

L’inconnu lui adressa un petit sourire suffisant tandis qu’elle glissait le mégot dans sa poche.

— Vous êtes une anti-tabagisme féroce, remarqua-t-il dans un anglais teinté d’un fort accent français.

— Madame fait partie de la maison, dit Olivier en guise d’explication ou d’excuse. Je vous présente April Vogt, notre experte en meubles et objets d’art.

— Ah, l’Américaine ! s’exclama l’inconnu.

— April Vogt.

Elle tendit la main. Il sourit de nouveau d’un air prétentieux, hocha la tête et l’attira à lui pour l’embrasser sur les deux joues. Il sentait la cigarette de luxe et l’eau de toilette encore plus coûteuse. April se retrouva déstabilisée par ce geste à la fois banal et d’une intimité indéniable.

— Je vous présente Luc Thébault, poursuivit Olivier. Le notaire de Mme Quatremer.

— Mme Quatremer ?

— La défunte. La propriétaire de cet appartement.

— Pour être tout à fait exact, je ne représente pas Mme Quatremer, mais sa succession, corrigea Luc Thébault en s’appuyant au dossier d’un fauteuil et April frissonna en voyant sa valeur fondre devant tant de négligence et un tel manque de professionnalisme. Il est rare que les morts soient habilités à engager des notaires, poursuivit-il. Quoi qu’il en soit, nous sommes dans l’appartement de sa grand-mère. Mme Quatremer résidait à Sarlat et n’est jamais venue ici, comme on peut s’en douter à voir l’état des lieux.

— Et c’est M. Thébault qui nous a contactés, ce en quoi nous lui sommes très reconnaissants, conclut Olivier.

— Vous le pouvez, répondit Luc Thébault avant de se tourner vers April. Vous… pourriez presque passer pour Française, ajouta-t-il après l’avoir détaillée de la tête aux pieds. Je… je suis très surpris.

April répondit par un petit sourire crispé. Quelques années auparavant, quand elle avait décroché le poste de conservatrice d’un musée consacré aux meubles et aux objets d’art du XVIIIe siècle aujourd’hui disparu, elle avait cherché à ressembler à une Parisienne. Ou plutôt à ne plus avoir l’air d’une Américaine. Il suffisait de porter des tenues élégantes, sombres et ajustées, avait-elle lu. Ainsi, rien de plus facile pour les assortir, les combiner, voire les superposer à la va-vite et obtenir un résultat tout à fait naturel. C’était d’ailleurs un peu la façon dont elle était bâtie. Droite, sombre, des lignes épurées. Des traits sans originalité, mais qui formaient de bonnes bases. Il ne lui manquait plus qu’un foulard autour du cou et une marinière pour personnifier la Française typique.

— Vous ne me répondez pas, madame Vogt ? reprit Luc Thébault. Vous n’êtes pas très loquace non plus. Moi qui croyais les Américaines plutôt bavardes.

— Nous choisissons pourtant nos mots avec plus de soin que la plupart des gens, rétorqua-t-elle le menton en l’air avant de se tourner vers son collègue. Eh bien, dites-moi, Olivier, on dirait que nous avons du pain sur la planche.

Elle regarda par-dessus son épaule et aperçut une table en malachite Louis-Philippe coincée contre un splendide canapé en noyer Louis XVI. Les trésors semblaient se multiplier sous ses yeux.

— Certaines de ces pièces sont incroyables, murmura-t-elle, à la fois impressionnée et nostalgique au souvenir de son musée disparu.

Elle fronça les sourcils. Et s’il n’avait pas fermé ? Si elle était restée à Paris un mois ou deux de plus ? Elle avait rencontré Troy à Charles-de-Gaulle le jour de son départ. Il avait pris le siège en face d’elle dans le salon d’Air France, une rencontre tout à fait fortuite, car elle n’avait pas plus l’habitude de bavarder avec le premier venu que de voyager en classe affaires. Mais à cette époque, April s’était dit que quitte à partir la honte au front, autant le faire avec style. Bizarrement, Troy l’avait trouvée attirante et ne s’était pas laissé décourager par cette jeune femme éplorée forcée de dire adieu à son premier rêve d’adulte.

— Vous n’allez pas pleurer, madame Vogt. Ce ne sont que des meubles, rétorqua Luc Thébault.

— Je ne pleure pas, rétorqua-t-elle d’un ton sec. Et je vous en prie, ce ne sont pas n’importe quels meubles, on pourrait remplir un musée entier rien qu’avec ceux qui se trouvent dans de cette pièce.

Olivier claqua des doigts pour attirer son attention.

— Oubliez les canapés et les secrétaires, madame Vogt. Vous avez vu ce tableau ?

April décrivit un arc de cercle autour de Luc Thébault pour rejoindre son collègue. Devant lui, appuyé contre un mur, se dressait le portrait d’une femme. La toile était presque aussi grande qu’elle et, bien qu’on ne voie la femme que de profil, sa beauté sautait aux yeux. Assise sur une méridienne mauve, elle regardait loin derrière le peintre. Elle avait des cheveux bruns, mousseux, relevés si lâchement sur le cou qu’on ne pouvait pas à proprement parler d’un chignon. Elle portait une somptueuse robe rose et vaporeuse qui s’évasait autour de ses chevilles comme la queue d’une sirène. Comparés à tant de splendeur, les rares bijoux qu’elle arborait semblaient spartiates, mais son visage était d’une pure beauté.

— Elle est magnifique… tout simplement magnifique, murmura April, les yeux rivés sur elle alors qu’elle continuait à évaluer les meubles mentalement.

— Absolument. Mais l’avez-vous bien regardée ? Vous voyez ce que je vois ?

April s’approcha d’un pas et se retrouva inondée de soleil.

— Je vous en prie, fermez les volets, demanda-t-elle en levant d’un geste futile son sac vers la lumière. Il faut vraiment préserver tout ce qui se trouve ici.

— La jeune femme, la pressa Olivier. Madame Vogt. Le tableau.

April s’immobilisa et scruta le portrait avec une attention accrue. Elle nota de nouveau le peu de bijoux (un petit rang de perles, une bague à chaque main) puis le décolleté provocant. Si la peinture avait pu être agrandie comme une photo, on aurait vu à coup sûr le bout du sein.

Et, tout à coup, cela lui sauta aux yeux. La couleur. Le coup de pinceau. La virtuosité incomparable.

— Oh, mon Dieu !

Vite, elle enfonça ses deux mains sous ses aisselles pour résister à son envie presque irrépressible de caresser la toile. C’était une des premières raisons qui l’avaient attirée vers ce métier. Il lui permettait de toucher des objets inaccessibles au commun des mortels.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Olivier.

Il ne s’agissait pas d’une question, mais d’un défi. Il voulait des précisions. Il voulait comparer leurs impressions.

— Boldini, lâcha-t-elle dans un souffle. Je pense que c’est un Boldini. Mais c’est impossible, non ?

— Ouiii ! claironna Olivier en battant des mains, fou de joie : il avait trouvé à la fois le portrait et la personne idéale pour ce travail. Vous voyez ? Qu’est-ce que je vous disais ! s’exclama-t-il en se tournant vers Luc Thébault. Vous m’avez dit : « Non, c’est impossible ! » Mais Mme Vogt l’a reconnu, elle aussi.

— Je croyais qu’elle était spécialisée dans les meubles, observa Marc.

Luc gloussa. April le fusilla du regard sans s’en rendre compte.

— Oui, mais cela ne m’empêche pas de m’y connaître aussi dans d’autres domaines.

On ne passait pas des années à accumuler les diplômes en histoire de l’art, surtout quand on vivait à Paris, sans acquérir les connaissances qui permettent de reconnaître un petit Giovanni Boldini. Le « peintre de la vitalité » était un des plus célèbres portraitistes du monde. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, on n’était rien tant qu’on n’avait pas été peint par Boldini. Cette jeune femme était une personnalité.

— Je ne me souviens pas d’elle, poursuivit April. Je revois le portrait de Lady Colin Campbell, celui de la duchesse de Marlborough, plusieurs de Donna Franca Florio. Mais aucun de cette femme.

Son cœur s’emballait. Elle aimait Boldini. Elle l’adorait. Nul ne pouvait contester sa maîtrise du portrait. Pourtant, bien qu’elle ait vu en personne de nombreuses toiles de ce maître, aucune ne lui avait fait un tel effet. Cette femme était magnifique, certes, mais elle avait quelque chose en plus. Une véritable présence.

— Je n’arrive pas à y croire, souffla-t-elle.

— Pour autant que je sache, ce tableau ne figure pas dans la liste de ses œuvres, déclara Olivier. Pourrait-il s’agir d’un faux ?

Non. Ce n’était pas un faux. April le sentait.

— Il serait sacrément bon, si tel était le cas. D’un autre côté… (Elle laissa sa phrase en suspens comme si elle étudiait cette possibilité.) … qui laisserait un Boldini enfermé pendant tant d’années ? Il n’a pas attendu sa mort pour être célèbre. Il était déjà très connu. Qui ferait une chose pareille ? Pourquoi ?

— Qui est Boldini ? demanda Luc Thébault en allumant une autre cigarette.

— Vous pouvez éteindre ça, jeta April. Je ne veux pas que tout empeste le tabac.

Luc glissa quelque chose en français à Olivier. April ouvrit la bouche pour lui rappeler qu’elle avait suffisamment pratiqué cette langue pour connaître le sens du mot « coincée ». Mais au même moment, elle aperçut, poussée contre un mur, la méridienne mauve du portrait. Le souffle coupé, elle s’imagina aussitôt la femme du tableau assise sur ce siège. Elle la vit installée devant sa coiffeuse, écrivant des lettres sur le bureau plat, se contemplant dans la myriade de miroirs. Et la pièce, encore morte dix minutes plus tôt, prit brusquement vie sous ses yeux.

1. NdT : Dans les dialogues, les mots en italique sont en français dans le texte.

4

April avait supervisé des centaines de ventes aux enchères dans sa carrière. La provenance était toujours la même. Le vieux manoir d’une grand-mère, la maison de campagne paternelle ou un appartement nouvellement mis en vente. Contrairement au marché de l’art, où les œuvres s’échangeaient comme des actions, pour le sport et pour le plaisir, April continuait à tirer ses revenus des trois D : dettes, divorce ou décès. Les objets devant elle provenaient de l’appartement d’une défunte, certes, mais plus important encore, ils provenaient du passé. Un nombre infini d’objets dignes d’un musée, intacts, qui n’avaient été gardés que par les araignées et les fantômes. April enfila ses gants et s’approcha de la méridienne.

— Madame Vogt ? l’interpella Olivier. Madame Vogt, vous m’entendez ?

— Oh, pardon. Je suis désolée, que disiez-vous ?

Elle avait presque oublié la présence de ses collègues.

— Je voulais juste vous prévenir que nous sortions quelques instants fumer une cigarette.

— Merci.

— Je vous proposerais bien de vous joindre à nous, mais je suppose que ça ne vous dit rien.

— Allez-y, je vous en prie. Je vais rester pour étudier la façon dont nous pourrions classer et inventorier les articles. Il y a tellement à faire !

April avait du mal à cacher sa joie. Mais oui, mes bons messieurs, allez-y donc. Elle avait hâte d’être seule avec la jeune femme du tableau et ses affaires.

— Ah, je reconnais bien là la fameuse éthique américaine du travail, commenta Luc. Impressionnant.

— Je suis ici pour faire mon boulot.

Les deux hommes se mirent à rire sans qu’elle comprenne pourquoi.

— Ne commencez pas à calculer la commission sans nous ! lança Olivier avant de disparaître de l’appartement avec ses deux comparses.

April hocha la tête en se forçant à sourire. À l’instant où la porte se ferma avec un bruit sec, elle bondit vers l’étagère près de l’entrée qu’elle avait failli renverser à son arrivée. Ce n’était pas le meuble qui l’intéressait. Malgré son grand âge, on l’imaginait davantage dans un pensionnat de la fin du XIXe siècle que dans un bordel de luxe et son prix n’atteindrait pas des sommets aux enchères. Mais sur ses rayons s’entassaient des piles et des piles de papiers qu’elle avait lorgnés pendant sa laborieuse progression dans ce labyrinthe. L’habitante des lieux était soit un écrivain prolifique soit l’ennemie jurée de tous les huissiers de Paris.

Ce n’était pas de l’indiscrétion. Pas vraiment. C’était de la documentation. Ces papiers lui donneraient peut-être de précieux renseignements sur la provenance des objets. Même s’il y avait peu de chances qu’ils parlent du tableau, cette raison lui parut suffisante.

April souleva un paquet puis un second, un troisième, les arrachant à soixante-dix ans de sommeil. Ils étaient entourés de rubans aux couleurs fanées. Les feuilles jaunies semblaient usées jusqu’à la trame, presque aussi fines que les toiles d’araignées qui les recouvraient. L’écriture était passée, parfois illisible, mais dès qu’April commença à feuilleter les pages, les mots ressortirent, les phrases se détachèrent.

Les documents à la main, April s’approcha furtivement de la fenêtre et aperçut en dessous Olivier, Marc et Luc qui plaisantaient sur le bord du trottoir, leurs voix à peine étouffées par l’épaisseur des vitres anciennes. Elle avait un peu de temps. Elle savait d’expérience qu’une fois Olivier lancé, on ne pouvait plus l’arrêter.

Elle s’assit sur le fauteuil d’où elle avait chassé Luc. Elle posa le premier tas sur ses genoux et défit le ruban d’un vert céleri. Puis elle entreprit de séparer les feuillets les uns des autres et parcourut les documents. Des factures. Des lettres. Des pages de journal intime. Son cœur s’emballa.

Les dates ne collaient pas. Mme Quatremer avait fermé l’appartement en 1940. Boldini, si le tableau était bien un Boldini, était mort en 1931. Non, ces dates ne pouvaient pas être exactes.

Et si jamais elles l’étaient ? Si, par chance, elles n’avaient pas été falsifiées par Mme Quatremer ou par Luc Thébault, son insaisissable notaire, l’histoire ne datait pas que de soixante-dix ans. Elle remontait alors bien avant 1940.

La page que lisait April indiquait d’une écriture serrée et précise : 2 juillet 1898. Cela ne ramenait pas au siècle dernier mais à celui d’avant. April jeta un coup d’œil vers la bibliothèque. À quand remontaient ces documents ?

Elle parcourut les lettres en réprimant un sourire. La femme qui les avait écrites était courageuse, libre et bigrement drôle. Elle possédait une plume élégante, même quand elle parlait de « pétomane », de « membre viril » ou de « mamelons ». Si ces lettres étaient authentiques, ce dont, bien sûr, April ne doutait pas un seul instant, si ce journal était vrai, l’auteure avait un sacré cran. Elle n’avait peur de rien. Mais comment aurait-elle pu imaginer qu’une Américaine viendrait fouiller dans ses affaires plus d’un siècle plus tard ?

Gagnée par les remords, April renoua le ruban autour de la liasse. Ces documents ne faisaient pas partie du patrimoine de Mme Quatremer, du moins pas de celui qui concernait sa maison de vente aux enchères. À son grand dam, cet étalage de chairs dénudées et de problèmes gastro-intestinaux ne pouvait lui servir à établir une quelconque provenance.

Alors qu’elle terminait de nouer le ruban, une phrase attira son attention. Sa première pensée fut : « Dieu merci, je ne viole aucune intimité. »

Puis, dans la foulée, elle songea : « Incroyable ! On avait raison. Cette peinture est bien un Boldini. ».

5 Paris, 20 juillet 1898

J’ai posé pour Boldini aujourd’hui. Encore une fois.

Plus que quelques croquis et ce sera terminé, me promet-il. Encore des croquis ? Cet homme et ses griffonnages incessants me conduiront droit à l’asile d’aliénés ! À la vérité, ce serait un soulagement bienvenu. J’en aurais au moins fini avec ce maudit portrait. C’est de la folie. Et il n’a pas encore pris son pinceau ! Que cela serve d’avertissement à toutes les femmes. Faire reproduire ses traits par un peintre beau et célèbre n’a vraiment rien de romantique.

Tourne-toi de ce côté, de l’autre, me dit-il. Il fronce les sourcils, plisse le front, s’emporte vertement, froisse les feuilles et nous sommes bons pour recommencer. Ai-je précisé qu’il fait une chaleur accablante, étouffante ? Entre la canicule et ses colères, je m’attends à défaillir d’une seconde à l’autre. Je m’offusquerais si ce cirque n’était pas si typique de Giovanni. Hélas, ce n’est pas la première fois que j’y ai droit.

— Je te croyais peintre, pas caricaturiste ! lui ai-je lancé.

Il n’a pas apprécié ma pique, mais franchement il y a une marge entre le perfectionnisme et la démence, et il penche dangereusement vers cette dernière. Le peintre de la vitalité, vraiment ? J’aimerais parfois qu’il en ait un peu moins !

Marguerite m’a accompagnée la dernière fois. Elle m’a dit que je ne lui facilitais pas les choses, ce qui m’a fait rire. M’a-t-elle déjà vu rendre la vie facile à un homme ? Non, en fait, je cherche plutôt le contraire. De toute façon, M. Boldini n’a que ce qu’il mérite. Je l’asticote. Je l’exhorte à ne pas tabler sur le scandale pour établir son succès à l’instar de son prédécesseur. Que Dieu me garde si jamais une bretelle tombe de mon épaule et me transforme en une nouvelle Madame Gautreau !

Mais c’est juste pour plaisanter et il le sait. De plus, jamais il ne reproduirait les erreurs de jugement de Sargent, même si je m’amuse à prétendre mille et mille fois qu’il va le faire. À l’inverse de Sargent, Giovanni est prudent. Il a autant de respect pour le commerce que pour l’art et ne rêve pas de mener une « vie de bohême ». De ce côté-là, nous nous ressemblons.

Je pourrais cesser de le harceler, mais ce que je n’ai pas dit à Marguerite, ni à Giovanni non plus, c’est que nous avons d’autres raisons que mon impatience pour nous presser. Notre temps est limité. Si le glissement de bretelle de Madame Gautreau a failli détruire bien des réputations, je n’imagine pas ce qui se passera au prochain salon si Boldini expose le portrait d’une femme grosse jusqu’aux yeux. Et une femme sans mari de surcroît ! Mon Dieu !

C’est encore assez facile à dissimuler, mais un moment viendra où je devrai l’avouer à Giovanni, à Marguerite et à tout Paris ! J’ai bien l’intention de repousser l’inévitable le plus longtemps possible. Je n’ai pas encore décidé de ce que je dirai à Boldini. Lui dirai-je que l’enfant est de lui ? Lui dirai-je qu’il est d’un autre ? Lui mentir ne me sied guère, surtout avec tous les mensonges et les secrets qui entourent mes propres origines. Cependant, une femme ne peut pas vivre que de bonnes intentions. Parfois, le mensonge est nécessaire.

6 Paris, 1er août 1898

Boldini, le butor ! Son dernier croquis est tout bonnement inacceptable. Et il veut le conserver ! C’est un désastre !

C’était juste une esquisse, disait-il. J’aurais dû me méfier. En tout état de cause, à la seconde où il a saisi son crayon, j’ai protesté. Je n’étais pas en état d’être immortalisée. Je venais de jouer la grande horizontale avec lui sur ma méridienne mauve.

— Tu es sublime, a-t-il rétorqué.

Mais je ne l’étais pas du tout. Je venais de me rasseoir, les yeux bouffis, les cheveux en bataille. J’avais perdu mon bracelet dans les draps et je n’avais plus une once de poudre éclaircissante sur le visage.

Et ma robe ! J’ose à peine parler de son état. Doux Jésus ! Les manches écrasées, le corsage froissé, à moitié délacé. C’est une robe que je déteste. Je n’ai jamais eu l’envie de l’acheter ! Il faudra que je raconte son histoire. J’aurais dû me douter que ce fichu chiffon rose entraînerait ma perte. À présent, si Boldini arrive à ses fins, cette maudite frusque me survivra !

— Si tu ne veux pas perdre la main qui te sert à dessiner, je te conseille de reposer ce crayon tout de suite, l’ai-je menacé alors qu’il continuait à griffonner.

— Je te le répète, je ne fais que m’entraîner, m’a-t-il juré. Tu es si belle que je ne peux pas m’empêcher de te croquer.

— On croirait entendre un charmeur de serpent. Mais je ne suis pas un cobra, tu perds ton temps.

— Ne t’inquiète pas, m’a-t-il glissé, l’ombre d’un sourire sur les lèvres. C’est juste pour moi, pour mon plaisir personnel. Fais-moi confiance, ma chérie, tu n’as jamais été aussi exquise. Je veux m’en souvenir.

Comment aurais-je pu m’opposer à une telle déclaration ? Ma tension dans les épaules s’est envolée. Je n’ai plus cherché des yeux de quoi le pourfendre.

Quelle idiote j’étais !

Pendant un moment, je n’ai plus souffert de poser. J’ai même apprécié quand je l’ai vu sourire en travaillant alors que d’habitude il grimace et crie en enfant capricieux qu’il est. Il me disait belle et parfaite, et comme tous ceux qui le connaissent le savent, ce sont des mots de poids dans la bouche de cet homme.

Après avoir enfin terminé, il est resté assis devant sa table à dessin, à sourire comme un fou, les doigts crispés sur son crayon. Je me suis levée et j’ai dit la seule chose qui m’est venue à l’esprit : merde !

Il a jeté son crayon par terre en riant comme un malade, puis il a applaudi et déclaré que ce serait ce portrait qu’il peindrait ! Pas celui sur lequel nous travaillons depuis Dieu sait combien de semaines. Pas celui dont j’avais soigneusement choisi la robe, les bijoux et la pose, la tête juste un peu inclinée. Il n’aurait rien eu à envier à celui de Donna Franco Florio. Non, il voulait ce portrait griffonné à la hâte, d’une main cruelle.

— En route pour Monte-Carlo ! a-t-il alors lancé.

Monte-Carlo ! Pendant un mois ! J’aurais voulu l’étrangler, mais cela m’a semblé un traitement encore trop doux.

— Mon Dieu ! ai-je dit.

Il a ri.

— Je ne te parle plus !

Il a ri de plus belle.

Quel homme stupide, exécrable et affligeant ! Impossible de discerner le moindre sourire sous sa moustache pendant des mois et le voilà subitement qui se tord comme un bossu.

— J’aimerais t’arracher les couilles pour les écrabouiller ! ai-je hurlé.

Puis je lui ai tout déballé.

Bien entendu, je lui ai dit que j’avais toujours eu l’intention de le mettre au courant, mais son comportement révoltant avait hâté mes aveux. En fait, il s’en doutait. Il avait remarqué que mes formes s’arrondissaient. C’est facile à cacher dans la rue ou lorsque je suis en compagnie, mais on ne peut pas porter un corset tout le temps. Bon, certains hommes aiment ce genre de dessous, mais pas Monsieur Boldini.

— Je me demandais, reprit-il après mes aveux et un échange de propos que nous regrettions tous les deux, je me demandais si tu ne pourrais pas remettre cette robe ?

Quel toupet !

J’aurais voulu hurler, lui rappeler qu’un vrai gentleman aurait eu la prévenance d’engager un coiffeur et une femme de chambre afin de réparer d’éventuels désordres dans la tenue de son cinq-à-sept. Un ajustement par-ci, un peu de volume par-là, la coiffure refaite, chaque mèche remise à sa place. M. Boldini refuse de le comprendre, mais peu de femmes acceptent de rentrer chez elles en catimini, leur corset à baleines dissimulé sous leur cape.

— Ne te crois pas dispensé de m’aider, ai-je rétorqué. Cette robe ne va pas se lacer toute seule.

— Oui, sauf si elle a de grandes mains, a-t-il répliqué.

Cette robe ! Cette maudite robe ! Je l’ai détestée dès le premier regard ! Et voilà qu’elle va être immortalisée sur la toile, de la main même du virtuose du pinceau, du maître de la vitalité.

Las, il faut que je raconte son histoire.

Plus tôt dans la semaine, Doucet, mon couturier préféré, a envoyé un modèle me présenter trois robes. La jeune femme m’a paru aussitôt familière. Elle a enfilé la première robe. J’ai dit non. Elle a essayé la deuxième. J’ai encore dit non. Pendant tout ce temps, je cherchais d’où je la connaissais. Quand elle a mis la troisième, cette robe rose vaporeuse avec un profond décolleté et des manches larges comme des tentes, la mémoire m’est subitement revenue. J’ai étouffé un rire, car à notre dernière rencontre, la jeune femme se trouvait dans une position des plus scabreuses.

Cela me ramène à Marguerite, une fois de plus. C’est mon amie la plus proche et vraiment le terme « amie » n’est pas trop fort. Toute délicieuse qu’elle soit, il faut pourtant se méfier des conseils qu’on lui donne. Il y a quelques mois, j’ai décidé de partager avec elle mon grand secret de beauté. Elle n’arrêtait pas de se lamenter sur son teint (pas assez clair) et son haleine (peu agréable). Je lui ai prescrit un lavement quotidien sans préciser qu’il devait se faire en privé. Avec Marguerite, aucun détail ne doit être négligé.

Quand je suis passée la voir le lendemain, je l’ai trouvée appuyée à la cheminée, sa robe d’intérieur remontée à la taille, occupée à se faire administrer par une femme de chambre le traitement que je lui avais recommandé, sous le regard exorbité de quatre servantes arabes. Oh, Marguerite !

Et quand j’ai vu le modèle debout devant moi dans cette robe du même rose que l’arrière-train de Marguerite, cette image a brusquement jailli à ma mémoire. J’avais devant moi l’ancienne femme de chambre administratrice de lavement ! Une fille intelligente qui n’avait pas mis longtemps à chercher un autre emploi. Et franchement, elle était bien trop jolie pour se cantonner aux fesses de Marguerite.

— On peut dire que vous avez su faire votre chemin dans le monde ! me suis-je esclaffée.

— Je vous demande pardon ? a-t-elle répondu avant de tourner sur elle-même pour bien me montrer la robe.

— N’ayez pas honte. Je ne vous en veux pas d’avoir quitté le service de Marguerite. D’ailleurs, permettez-moi de vous présenter des excuses en son nom. Son enthousiasme pour les nouvelles recettes de beauté lui fait perdre tout sens des convenances. À votre place, moi aussi j’aurais supplié Doucet de me donner du travail !

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, a répondu la jeune femme, les lèvres tremblantes.

— Vous étiez femme de chambre chez mon amie Marguerite. Je vous ai vue l’assister dans une situation délicate.

— Je vais me rhabiller. Si une des trois robes que je vous ai montrées vous intéresse, je vous prie de bien vouloir en informer M. Doucet.

Elle a quitté la pièce si vite que je n’ai pas eu le temps de lui dire que la situation était gênante pour Marguerite et non pour elle.

En fin de compte, je me suis sentie obligée d’acheter la robe rose, puis forcée de la porter au moins une fois. Si je n’avais pas si peu tenu à elle, je ne me serais sans doute pas autant laissée aller dans l’atelier de Giovanni ! Je vous le disais ! J’en reviens toujours à Marguerite.

Seigneur, Giovanni va peindre cette robe.

Seigneur, qu’est-ce que je lui ai dit ?

Giovanni. L’enfant. Il faut que je règle ce problème. Mais pas maintenant. Comme on dit, j’ai d’autres chats à fouetter. Et je ne me sens plus d’humeur à écrire. À force de parler de Marguerite, me voilà obsédée par cette vision d’elle appuyée à la cheminée, ses cuisses exposées comme deux jambons au marché, avec des mètres de tube qui sortent de son postérieur. Et un postérieur, dois-je avouer, qui n’est plus aussi pimpant et ferme qu’il l’a été.

7

— Liriez-vous du courrier qui ne vous est pas destiné, madame Vogt ?

April sursauta. Les feuilles lui glissèrent des mains et elle les coinça en resserrant précipitamment les genoux. Toute tremblante, elle leva les yeux vers les trois hommes dont les expressions allaient de l’amusement au dédain.

— Oh, vous voilà, je voulais juste…

Luc Thébault se pencha pour lui tapoter la cuisse.

— Allez, rendez-moi ça.

Elle desserra les jambes et les feuilles tombèrent dans les mains du notaire. Malgré la température plutôt fraîche, elle sentit la sueur perler à la racine de ses cheveux et sur sa nuque. Elle n’avait pas besoin d’un miroir pour savoir qu’elle était rouge comme une tomate.

— Je croyais que vous étiez experte en objets d’art, poursuivit Luc Thébault en feuilletant les pages. Olivier ne m’avait pas dit que votre domaine s’étendait aux manuscrits. Il faudra que je demande à la succession de Mme Quatremer s’ils veulent qu’on expertise aussi ces papiers. Mais en attendant, ceux-ci ne sont pas destinés au grand public.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, protesta-t-elle, de plus en plus mal à l’aise.

Elle n’était pas à Paris depuis une heure qu’elle se mettait déjà son client à dos. Il n’aurait aucun mal à trouver une autre maison à qui confier cette vente. Vu les commissions mirifiques à la clé, elle pourrait dire adieu à son boulot trente secondes après avoir perdu le marché.

— Madame Vogt… commença Olivier.

— Ces documents vont nous permettre d’établir la provenance, le coupa-t-elle avant de s’éclaircir la voix. En fait, vous ne vous êtes pas trompé, Olivier. Quel œil vous avez ! Ce portrait est bien un Boldini. Et je crois que nous avons trouvé le journal de la femme du tableau.

Olivier haussa les sourcils.

— Incroyable ! Je vous laisse seule à peine cinq minutes et vous avez déjà authentifié la toile. Monsieur Thébault, voulez-vous avoir l’amabilité de rendre le journal à April qu’elle nous montre le passage en question ?

Une fois de plus, Luc Thébault sourit de son petit air narquois et lui tendit les papiers les yeux rivés sur elle, sans que ses traits s’adoucissent un seul instant.

— Merci beaucoup. Voyons voir… ah, le voilà. 20 juillet 1898. « J’ai posé pour Boldini aujourd’hui. » lut-elle.

— Ouais, c’est un bon commencement, acquiesça Marc.

— L’auteure va jusqu’à l’appeler « le virtuose du pinceau ». Elle mentionne aussi la robe rose.

April tendit le doigt vers le tableau et montra la robe tant détestée par la jeune femme. Elle réprima un sourire en pensant à Marguerite et à son postérieur.

— Il y a quelque chose de drôle, madame Vogt ?

— Oui, cette femme a une façon bien à elle de s’exprimer. Elle me fascine, franchement, et je n’ai lu que quelques pages. D’après ce passage, elle était enceinte au moment où il a peint ce portrait et Boldini était peut-être le père de l’enfant.

Ce n’était pas rien une future mère représentée par l’un des plus célèbres portraitistes de son temps. Pourquoi Mme Quatremer n’avait-elle pas voulu conserver cette toile ? April avait supplié son père de lui donner ne serait-ce qu’une petite photo de sa mère enceinte. Peu importait l’enfant qu’elle attendait, que ce soit son frère ou elle, April aurait apprécié n’importe quel cliché. Elle voulait juste voir sa mère épanouie par la maternité, au début de sa vie, et non pas dans l’état désespéré de ses derniers jours.

Désolé, ma puce, mais ta mère et moi, on n’était pas très conservateurs. Ni passionnés de photographie. Nos souvenirs nous suffisaient largement.

Ça lui faisait une belle jambe.

— Un bâtard, gloussa Marc. Très intéressant.

— Je ne suis pas expert en objets d’art, reprit Luc pendant que Marc feuilletait le journal. Mais je ne vois pas en quoi les… les confidences sexuelles d’une morte peuvent servir à l’évaluation des meubles.

— Incroyable ! murmura Marc en parcourant le passage une deuxième puis une troisième fois. C’est bien un Boldini.

— Oui, mais nous aurons besoin de preuves plus tangibles pour l’authentifier, remarqua Olivier. N’empêche que c’est un bon début. Merci, April, d’avoir si bien avancé pendant notre absence.

April hocha la tête et tenta d’ignorer le regard fureteur de Luc qui s’attardait quelque part dans sa périphérie. Sous son tailleur, les gouttes de sueur continuaient à couler le long de son dos. Si seulement il pouvait arrêter de la dévisager !

— Regardez ce passage, s’écria Marc. Il est question de cocaïne.

— Notre jeune dame était opiomane ? gloussa Olivier. Cela expliquerait la pagaille qui règne chez elle.

— Attendez une minute ! s’écria Luc en lui reprenant les feuillets. Il s’agit de papiers privés et vous n’avez pas été autorisés à les consulter.

Il attrapa un carton dans un coin, un carton tellement vieux et usé qu’il avait pu servir au transport de toutes ces feuilles. Peut-être que la jeune femme se faisait livrer le papier par ramettes entières pour noter le moindre mot qui lui venait à l’esprit, le moindre sentiment qu’elle éprouvait.

— Voulez-vous que je vous prête des gants pour les manipuler ? ne put s’empêcher de proposer April.

— C’est inutile.

— Qu’avez-vous l’intention d’en faire ? demanda-t-elle avec un regard vers ses collègues. Les laisserez-vous dans un endroit accessible si nous devons faire des recherches ? J’en aurai sans doute besoin pour établir la provenance de certains objets.

— Mme Vogt a raison, l’appuya aussitôt Olivier. Vous pourriez peut-être nous les laisser afin d’étayer nos évaluations.

— Non, je vais les retourner à la bénéficiaire de la succession de Mme Quatremer, répondit Luc en empilant les liasses de documents enrubannés dans le carton. Elle verra comment elle veut s’en débarrasser.

— S’en débarrasser ? répéta April d’une voix étranglée.

— Vous n’en avez aucun besoin ici.

Outrée par la façon désinvolte dont il manipulait ces papiers, April sentit un regret incompréhensible lui serrer le cœur. Elle voulait en savoir plus. Sur la grossesse, sur la réaction de Boldini et, Dieu lui pardonne, elle mourait d’envie de découvrir d’autres détails croustillants sur cette Marguerite.

— Si je puis me permettre, qui est la bénéficiaire ? s’enquit-elle.

— Ça n’a aucune importance.

— Vous avez dit que la grand-mère de Mme Quatremer possédait cet appartement. La femme du tableau était sa grand-mère ? Elle était donc enceinte de… de la mère de Mme Quatremer ? finit-elle après un rapide calcul.

Est-ce que ça collait ?

— Vous n’avez aucun besoin de le savoir pour faire vos estimations, répondit-il en fourrant les derniers papiers dans le carton. Ce ne sont que des spéculations, rien de plus.

— En fait, reprit Olivier, plus nous avons d’informations sur le passé de ces objets, plus nous avons de chance d’en tirer un bon prix aux enchères. Les gens aiment les objets qui ont une âme, une histoire à raconter.

— Cela règle la question. Ma cliente ne cherche pas à en obtenir un maximum d’argent.

— Tout le monde ne veut-il pas gagner le plus d’argent possible ? essaya de plaisanter April. C’est ce qu’on nous apprend en Amérique.

Luc leva les yeux au ciel et ajouta d’autres documents plus quelques livres sur les liasses. April se détourna de lui et contempla la femme en rose comme si elle se trouvait physiquement dans l’appartement, elle aussi. Soudain envahie par la conviction qu’il lui incombait de transmettre sa parole et de défendre son héritage, elle articula quelques mots d’excuse dans sa direction puis se tourna vers les trois hommes.

Elle n’aurait pas dû se formaliser de voir Luc malmener les documents, mais elle se sentait plus concernée qu’elle n’aurait dû. C’était relativement facile dans sa profession de ne voir que les objets et pas les personnes qui les avaient possédés. Elle était bien décidée à ne pas commettre cette erreur à présent.

— Messieurs, si vous voulez bien me pardonner, reprit-elle d’une voix enrouée. Je vais commencer par les meubles et prendre quelques photos.

Elle se força à tousser. La poussière lui fournissait une bonne excuse.

— Monsieur Thébault. Ce fut un plaisir de faire votre connaissance.

Elle lui serra la main et quitta rapidement la pièce, laissant les trois hommes parler de contrats et de planning.

Tandis qu’elle suivait le couloir, April imagina la jeune femme brune et pulpeuse évoluant gracieusement dans l’appartement. Puis elle essaya de se représenter sa propre mère, qui avait été brune et jolie, elle aussi, mais qui bizarrement lui semblait moins réelle que la femme du tableau. Elle ne possédait aucun portrait, aucun meuble ni quoi que ce soit qui lui permette d’ancrer sa mère dans la réalité. Elle ferma les yeux très fort mais, comme lorsqu’on essaie de saisir le coucher du soleil, elle ne vit que de fugitifs flashs de couleur.

8

Arrivée dans l’antichambre, April s’intéressa d’abord à un fauteuil laqué bleu et or puis à un tapis de prière persan Tabriz, qui n’était pas européen par son origine mais par son usage ; en effet, c’était exactement le genre de choses tout à fait à sa place dans un appartement cossu du XIXe siècle.

Alors qu’elle examinait les objets, elle essayait de ne plus penser à Boldini ni à la femme du tableau. Elle avait déjà bien assez à faire avec tout ce qu’il y avait à répertorier. Cela ne laissait guère de place à la rêverie.

April se faufila derrière un fauteuil pour examiner un bureau en acajou. C’était un meuble simple mais d’une perfection étonnante. Elle essuya la poussière du bout des doigts et révéla deux estampilles « JH RIESENER ».

— Jean-Henri Riesener, lâcha-t-elle dans un souffle, très impressionnée.

Riesener était l’ébéniste préféré de Marie-Antoinette. La valeur de ce meuble pourtant tout simple était considérable.

— Qui étiez-vous, madame ? murmura-t-elle. Qui étiez-vous donc ?

Sur le bureau trônaient deux statuettes en ivoire de Jeanne d’Arc et, derrière, un épais vase en jade gravé d’une scène de bataille. Comme elle n’arrivait pas à l’atteindre, elle monta sur une malle, en prenant soin de poser les pieds sur les montants pour ne pas abîmer les charnières. Elle se pencha vers le vase afin de voir s’il était signé, mais l’objet était trop lourd pour ses mains tremblantes. Alors qu’elle le repoussait vers le fond de l’étagère, elle sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque.

— Madame Vogt.

— Mon Dieu !

Elle sauta de la malle, ses chaussures plates dérapèrent sur le sol glissant, elle bascula en arrière, manquant de peu de s’empaler la cuisse gauche sur un pique-feu pour se retrouver dans une position encore plus délicate, la joue écrasée contre la poitrine de Luc Thébault.

Il lui passa un bras autour des épaules.

— Tout va bien.

— Merde !

— Oh, là là. Je ne m’attendais pas à un tel langage de la part d’une Américaine aussi stylée ! remarqua-t-il sans se départir de son sourire goguenard.

— Je ne suis pas si stylée que ça…

Elle voulut s’écarter, mais elle n’avait toujours pas retrouvé son équilibre et elle dut se raccrocher à lui, préférant voir sa fierté en miettes plutôt que le papillon de verre de deux mètres cinquante qui se dressait derrière elle.

— … et je suis navrée si je vous ai choqué, mais vous êtes arrivé sur la pointe des pieds.

— Je suis désolé, répondit-il, bien que son sourire qui dévoilait ses dents pointues démente ses paroles. Mais si votre langage coloré m’a surpris, je reconnais là une étreinte bien américaine, ajouta-t-il en la serrant plus fort.

— Ce n’est pas une étreinte, protesta-t-elle en essayant de se dégager.

— Attention.

Luc la relâcha, mais elle resta quasiment soudée à lui. C’était sa hanche qu’elle sentait ? Oui, c’était bien elle.

— Je n’arrête pas de faire attention, marmonna-t-elle.

— Dites-moi, madame Vogt, vous êtes descendue dans les environs ?

— On m’a loué un appartement rue Fontaine, dans le 9e, répondit-elle sans réfléchir.

Elle n’avait pas l’habitude de communiquer ce genre d’informations à un inconnu dans une ville étrangère, mais elle ne pensait qu’à ne plus être en contact avec lui, ce qui n’était pas évident dans cet espace réduit.

— Connaissez-vous le café Zéphyr ? Il se situe aussi dans le 9e arrondissement, poursuivit-il sans la lâcher des yeux, pas du tout troublé par la panique qui montait en elle.

Sentait-il qu’elle transpirait ? se demanda-t-elle.

— Jamais entendu parler.

Elle se tortilla vers la gauche et se retrouva carrément blottie dans ses bras. Elle pouvait presque entendre la femme du tableau glousser. Ça ne valait pas un lavement en public, mais c’était presque aussi humiliant.

— Ne vous inquiétez pas, madame Vogt. Je ne vais pas… comment dites-vous en Amérique ?… ah oui, vous assaillir sexuellement.

L’image d’un homme armé jusqu’aux dents au regard lubrique surgit à son esprit et elle éclata de rire malgré elle et en dépit du ridicule de la situation dans laquelle elle se retrouvait avec Luc Thébault.

— On dit « harceler » pas « assaillir ». Vous ne me harcelez pas sexuellement.

— Je suis ravi que vous le reconnaissiez, répliqua-t-il.

Il réussit enfin à s’écarter d’elle et elle eut l’impression que l’air s’engouffrait littéralement entre eux.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je raconte n’importe quoi. C’est le décalage horaire. Je n’ai pas les idées claires. Alors vous voulez qu’on se retrouve ? Quand ça ? Et pourquoi ?

— J’ai l’impression que vous vous posez beaucoup de questions, madame Vogt. En particulier sur la dame du tableau, non ?

April hocha la tête, curieuse et méfiante à la fois.

— Je peux répondre à vos questions, madame Vogt. Du moins à certaines d’entre elles. Si vous acceptez de prendre un café avec un assaillant sexuel, bien sûr.

Elle hésita. Ce n’était peut-être pas prudent de parler affaires avec lui hors de la présence d’Olivier et de Marc, surtout vu le jeu séducteur et l’arrogance de l’individu. April songea à Troy, à ses déjeuners et à ses dîners d’affaires incessants. Ce n’était pas parce que l’un d’eux s’était terminé scandaleusement qu’il fallait en faire une règle générale. De toute façon, elle au moins savait se tenir.

— Pourquoi pas ? répondit-elle. À quelle heure ?

— À 15 heures. Au café Zéphyr. Je serai sur la terrasse. Je vous y attendrai.

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