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Extrait : "Le jour de l'année 1832 où meurt à Paris, rue de Harlay, Jean-Dominique Blanqui, l'ancien conventionnel devenu sous-préfet de l'Empire, tombé à la retraite obscure et à la médiocrité de fortune, à défaut d'un dénombrement de biens meubles et immeubles, il pourrait être procédé à un inventaire moral des opinions du défunt et des actes significatifs qui ont marqué sa carrière publique..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
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Seitenzahl: 630
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335087147
©Ligaran 2015
À Alphonse Daudet
Hommage à l’écrivain et à l’ami.
Le jour de l’année 1832 où meurt à Paris, rue du Harlay, Jean-Dominique Blanqui, l’ancien conventionnel devenu sous-préfet de l’Empire, tombé à la retraite obscure et à la médiocrité de fortune, à défaut d’un dénombrement de biens meubles et immeubles, il pourrait être procédé à un inventaire moral des opinions du défunt et des actes significatifs qui ont marqué sa carrière publique. Peut-être, si l’on y songeait, discernerait-on, à travers les notes biographiques et les papiers jaunis, la double et mystérieuse influence héréditaire qui doit affecter la descendance du vieillard tout à l’heure cloué au cercueil. Deux des fils du mort ont déjà, en cette année-là, atteint l’âge d’homme et manifesté leur activité. Un visionnaire qui regarderait au-delà des jours présents constaterait, avec le frémissement de la certitude, les corrélations existant entre les deux jeunes gens à leurs débuts et l’existence de leur père. S’il y a un partage d’âme et un partage de destinée, les voici, tous les deux, Adolphe et Auguste, qui mettent instinctivement la main sur ce qui constitue leur avoir dans le testament énigmatique. À l’aîné échoient les dissertations pondérées et studieuses, rapports sur les monnaies et les poids et mesures, travaux de commissions, études économiques, qu’il va reprendre, développer, recommencer sans cesse. Au plus jeune, l’histoire de la détention subie en 1793, écrite et publiée avec ce titre : L’agonie de dix mois, dix mois de la vie du père qui vont avoir un prolongement de quarante années dans la vie dû fils. La double indication est écrite avec une inflexible netteté. La route bifurque. D’un côté, s’en va le régulier, de l’autre, le révolté.
À remonter les soixante-treize ans de la vie de Blanqui le père ; qui reflète la fin d’un temps et le commencement d’une ère nouvelle, la filiation s’établit et les influences se définissent. La naissance italienne, d’abord, à Drap, près Nice, le 24 avril 1717, à la veille de la guerre de succession d’Autriche, de l’entrée en France de l’invasion piémontaise. En même temps que les armes se choquent, les idées vont se mêler. Mais le sol, la lumière, le caractère de la race gardent leur persistance. Il y a, au cœur d’un pays, au profond des êtres, dans la matière et dans le mystère, une force qui réapparaît après le va-et-vient de soldats et de chevaux, les départs et les retours de fortune, les bombardements et les prises de villes, les signatures des conventions finales.
Dominique Blanqui, fils d’un tanneur, a été instruit au collège de Nice, il est lettré, et il se trouve appelé, en 1792, à jouer un rôle. Depuis trois ans, les nobles de Provence émigrent sur cette terre de Nice, semblable à la terre de leur Midi, chauffée par le même soleil. Mais ils sont peu occupés à y boire l’air, à y respirer les fleurs. Ils s’agitent, s’apprêtant, veulent regagner leur cause perdue. Le peuple, lui, croit voir la Révolution s’avancer comme une guerrière juste, armée du glaive et portant la balance. L’Italien se sent le cœur envahi par l’idéal latin de nouveau visible, il palpe avec des doigts qui se souviennent le faisceau de piques, le profil sévère, la couronne civique, qui se gravent sur ces pièces de monnaies pareilles à celles qu’il trouve parfois dans son champ, sous le soc luisant de sa charrue.
C’était un temps de fièvre où l’on passait vite du désir à l’action, où la pensée avait à peine conçu que la main avait déjà exécuté. Les aspirations éclatent en révolte, les troupes de Savoie se retirent, et bientôt entrent à Nice les soldats à guêtres blanches et à chapeaux de voltigeurs. Le général qui est en tête a nom Anselme, ce chef de bataillon s’appelle Masséna, et ce capitaine d’artillerie, Bonaparte.
Pendant plus d’un an, ce sont des batailles, des coups de main, des fusillades résonnant aux défilés des montagnes, aux creux des rochers de la côte. Enfin, l’armée passe par-dessus les derniers escarpements, comme la vague par-dessus l’obstacle, et se répand en Italie comme une eau qui s’étale. Des noms de victoires et des noms de traités surgissent. Le comté de Nice devient le département des Alpes-Maritimes. Jean-Dominique Blanqui est alors professeur de philosophie et d’astronomie au collège de sa ville.
Le Niçois gagné à la république nouvelle par la philosophie de la veille, impatient de voir son coin de terre échapper à la tutelle des paresses aristocratiques et des activités cléricales, fut délégué à la Convention, avec Veillon, le 12 janvier 1793, pour demander la transformation des Italiens en Français. L’annexion votée, la région divisée administrativement, il est nommé député et envoyé à Paris. Massa et Dabray composent avec lui la députation des Alpes-Maritimes.
En arrivant à Paris, logé rue Honoré, 75, il se lie avec un député du Doubs, Laurençot, logé rue Saint-Thomas-du-Louvre, chez la femme d’un ci-devant gentilhomme picard, Mme Brière de Brionville, laquelle habite avec une fillette de douze ans, sa nièce, qu’elle a recueillie. Mme Brière de Brionville avait fait partie de la maison de la reine Marie-Antoinette, et aujourd’hui, elle vit de son hôtel garni et d’une table d’hôte, où viennent s’asseoir quelques députés à la Convention. Avec son ami Laurençot, Dominique Blanqui fut du nombre. Présenté et bien accueilli par l’excellente hôtesse, il revint. Voilà pour sa vie privée. Sa vie politique fut plus mouvementée.
Il s’assied, le 24 mai 1793, sur les bancs de la Gironde. Dans la France d’alors, en révolution compliquée d’imitation, où il y avait des districts d’intelligences correspondant à des organisations idéales de cités antiques, le Niçois ne veut aller ni à Rome, ni à Sparte : il va, où il croit aller, à Athènes. Pas plus que les autres, il ne voit d’un regard clair autour de lui, il n’a l’idée de rester à Paris.
Son incorporation dans le parti des bien disants et des apitoyés fut le résultat de son éducation de lettré et de ses goûts d’homme tranquille. Sur le tard de sa vie, le conventionnel regardant en arrière avouera que, s’il est resté l’homme de la Plaine, il eut souvent envie de se lever et d’enjamber les gradins de la Montagne, que les convictions de là-haut étaient les siennes, mais qu’il fut toujours invinciblement éloigné de ceux qui les professaient, jacobins et cordeliers, par la violence de leur langage et la rudesse de leur gesticulation. Le visage enflammé, la voix grondante et les gros poings de Danton ne l’attiraient pas davantage que la tenue cynique, le masque de méfiance morbide de Marat, la déclamation mystique, passionnée et cruelle de Saint-Just, le poète de la mort, le profil mince et aigu, les yeux pâles, la phrase coupante du pur Robespierre. Se décidant pour les idées à travers les individus, il fut acquis à la Gironde par la cadence des discours de Vergniaud, la finesse de Buzot, l’attitude réfléchie de Valazé, la bonhomie narquoise de Pétion, la flamme intelligente et la politesse d’ancienne cour de Gensonné, de Guadet, de Lanjuinais, de Brissot, la mise en ménage paisible d’un bourgeois et d’une muse qu’était le couple Roland.
La préférence est admissible. On peut reconnaître, à distance, combien les Girondins, à travers leurs erreurs, furent fidèles au credo philosophique et républicain qu’ils avaient proclamé. Ils méconnaissent les faits, les terribles nécessités de la Révolution. Dans la mêlée des haines et des envies, au milieu des discussions où les bas moyens de gouvernement sont réclamés sans cesse, ils apportent naturellement et obstinément la préoccupation des théories. Les calomnies dissipées, que reste-t-il des vouloirs politiques exprimés par eux ? L’horreur raisonnée de l’homme de pouvoir, de l’individu disposant de la force, le refus au despotisme administratif de Paris, la fédération opposée à la centralisation. Rien d’incompatible avec l’unité véritable. Ils sont les hommes de parole et d’écriture. Libres d’esprit, nés de la pensée et de l’action des philosophes et des légistes, ils ne pouvaient travailler à la même œuvre, ni surtout de la même façon, que le religiosâtre jacobin qui met en lois et en décrets les idées de Rousseau. Un seul homme pourrait leur expliquer les cruels mystères auxquels ils assistent, et leur montrer un but au-delà des étapes boueuses et sanglantes. Mais celui-là est insouciant, et eux restent immobiles le seul jour où il fait le vague mouvement d’aller les rejoindre. La combinaison décisive qui eût réuni Danton et les Girondins échoua, et ceux qui auraient pu aider à consommer la Révolution restèrent désorientés et indécis, à mi-côte entre le sommet de la Montagne et le marais de la Plaine.
On ne s’enquiert pas, en des jours semblables, des illogismes de caractère, des inclinations de convenance, de l’état d’esprit de l’homme scrupuleux qui hésite à prendre un parti. Aux heures décisives des luttes civiles, celui qui a accepté de jouer un rôle est tenu d’agir après avoir parlé. Ou bien son inaction est considérée comme prudence, son manque d’opinion comme calcul. Le représentant de Nice le comprit, le 31 mai, huit jours après la prise de possession de son siège, quand, l’insurrection décrétée par la Commune, les insurgés assurés de quarante sous par jour, la Convention fut cernée par les sectionnaires.
La pétition apportée à la barre demandait le pain à trois sous, l’organisation d’une milice révolutionnaire, la suppression du comité des Douze chargé d’examiner les actes de la Commune, l’arrestation des ministres et des députés girondins. Pétition forcée, dont l’assemblée allait délibérer sous la gueule chargée des canons d’Henriot. Canonniers, à vos pièces ! Députés, à vos urnes ! Le général des émeutiers est à la porte et Murat est à la tribune. La menace du soldat de la rue se croise avec l’injonction du terroriste de la salle. La majorité de la Convention livre les deux ministres et les vingt-deux députés. Jean-Dominique Blanqui vote contre l’arrestation, signe une protestation contre l’attentat, refuse de prendre dorénavant part aux travaux législatifs. Dès lors, il est suspect, et il le sait, comme on en a la preuve par ce tragique billet conservé aux Archives, où il n’a écrit que cette ligne datée du 15 juin : « Adieu, citoyen, peut-être pour toujours. » Quelques jours après, le 29, une lettre adressée au citoyen Olivier, homme de loy, à Nice, se termine par ces mots : « Soyez sûr que la République une et indivisible triomphera et que les coquins de tout genre périront sous le glaive des lois. Adieu. » En octobre, il est arrêté avec soixante-douze autres représentants, sur la proposition de Robespierre, en même temps que les vingt-deux de la Gironde sont envoyés au tribunal et à l’échafaud.
L’agonie de dix mois ! c’est le titre du récit d’indignation et de sentiment où Jean-Dominique Blanqui énumère les transferts des députés prisonniers et les traitements qu’on leur inflige, depuis le moment où ils quittent la barre de la Convention jusqu’à la délivrance après Thermidor. Ils sont les locataires inquiets et effarés de ces prisons peu sûres exposées aux envahissements des clubistes : la Force, les Magdelonnettes, les Bénédictins anglais, les Fermes générales, la Caserne des Carmes. Ils subissent, debout, ou couchés sur des bancs, les attentes dans les couloirs et dans les escaliers, ils respirent l’air des latrines, des baquets communs, des loges à cochons, ils couchent dans des caisses qui ressemblent à des bières, sur des paillasses vermineuses qui bruissent, qui grésillent dans l’obscurité. Ils cohabitent avec des voleurs, des assassins, des faussaires, mangent avec eux, à la même table et à la même gamelle, la morue et le hareng pourris, la viande où se tortillent les vers, les légumes qui semblent venir du tas d’ordures. Dans les étroites salles voûtées comme des caves, où les pierres de taille suent l’eau glaciale, où trente lits se touchent et se confondent, ils connaissent, la nuit, les réveils en sursaut, le fracas des verrous tirés par de rudes mains, les apparitions, dans le cadre de la porte, des ombres de guichetiers ponctuées par la tache d’or triste d’une lanterne, ils sont brutalisés par les perquisitions, mis en émoi par les appels.
Ils n’échappent à la pouillerie et à la gale de la promiscuité, aux fièvres putrides de l’infirmerie, qu’aux jours où ils changent de logis. Ils retrouvent un instant la rue et l’air libre. Mais une rue forcenée, remuante de groupes qui les invectivent, de femmes qui leur montrent le poing et leur crient l’outrage, de colporteurs de journaux qui les dénoncent à plein gosier populaire, une rue où des gens du peuple, craintifs et silencieux, rasent les murs, essaient de passer loin des mégères escorteuses de charrettes. Dominique Blanqui est fort compromis. On perquisitionne chez lui, le 29 prairial an II. Ses lettres, écrites l’année précédente, après l’arrestation des Girondins, ont été trouvées à Nice et sont transmises avec des annotations inquiétantes ; « Style tout à fait contraire à la vérité… Contraire aux bons principes. » Il est certain qu’il est très exposé.
Il y a des accalmies, pourtant, à l’intérieur de ces prisons que les détenus considèrent comme les antichambres successives de la Mort. Ils conversent, réussissent à s’égayer, plaisantent sur les vingt-deux livres de location exigées d’eux tous les mois. Ils peuvent croire, par moments, qu’on les oublie, malgré les violents placards que seuls on leur donne à lire et qui réclament leur tête avec la monotonie d’un aboi. Des travaux matériels et des installations symboliques les distraient, ils déblaient l’allée de leur promenade, construisent, avec les briques et les décombres, des sièges à dossiers, des terrasses, des autels patriotiques, plantent des arbustes, des fleurs, des herbes odoriférantes, disposent des gazons, érigent des bustes, dessinent des jardins que les étrangers viennent visiter. Les après-midi sont occupés par des jeux de ballons, de trictrac, de dames, d’échecs.
L’homme s’habitue même à la monotonie du danger. Qu’une situation douloureuse et effroyable se prolonge, l’instinct de vivre est si fort, que les vaincus, les abandonnés, se font une nouvelle existence, se donnent un programme de travaux qu’ils accomplissent mécaniquement au milieu des agents provocateurs et des gardiens. Ils se familiarisent avec les visages de leurs geôliers, sont sensibles à la politesse d’un concierge qui leur fait tenir un verre de vin. Un musicien qui a promis une ariette à un ami la compose, la copie, l’essaie sur sa flûte, s’excuse de ne pas en fournir davantage parce qu’il doit être guillotiné le lendemain.
L’hôtesse de Dominique Blanqui et de quelques autres députés arrêtés n’abandonne pas ses clients, vient les voir dans leur prison, accompagnée de sa nièce Sophie, ou bien elle envoie celle-ci, avec la bonne ou toute seule, se fiant à elle pour attendrir les geôliers. C’est ainsi qu’à la caserne des Carmes, tous, guichetiers et prisonniers, sont réjouis par la visite quotidienne de la citoyenne de douze ans, gentille personne, musicienne, causeuse, qui attend, pour voir les détenus, pendant des journées entières. Mais le plus souvent, sa grâce, sa beauté ont raison des plus farouches. Elle a encore pour moyen de séduction les airs patriotiques chantés à ravir, les fleurs qu’elle, jette aux processions révolutionnaires. Elle vient, vêtue en garçon, d’une mince carmagnole, pieds nus dans la neige, ses sabots à la main pour courir plus vite. Elle apporte des provisions, trouve moyen de transmettre des journaux et des lettres. Elle a tout écouté, elle sait tout, elle raconte tout, et son apparition éclaire la sombre bâtisse, dessine une sveltesse gracieuse dans cette atmosphère de mort où tous sont obsédés par la vision de la gueule ouverte, de la mâchoire de fer toujours levée de la permanente guillotine.
La conclusion, c’est un sentiment passionné qui naît et se développe chez Dominique Blanqui. À peine la mort évitée, la prison ouverte, au lendemain de la chute de Robespierre, le conventionnel demande la main de Sophie Brionville à sa tante et mère adoptive. Il est agréé. Il attend l’heure légale, et enfin, le 17 vendémiaire an V, ses trente-huit ans épousent les seize ans de la jeune fille.
C’est ici que doit prendre place l’opinion exprimée par Adolphe Blanqui, premier-né du mariage. Je la transcris de ses Mémoires, inachevés et inédits, commencés en 1853, interrompus par la mort. Il s’excuse de connaître et de révéler le caractère de sa mère, mais quelque amertume qu’il y trouve, il veut tout dire, être sincère « jusqu’à la cruauté » pour lui et pour les siens. Après avoir noté que si Sophie Brionville savait danser et chanter, elle ne savait ni la couture, ni l’orthographe, il donne ce portrait :
« L’enfant charmant devint une femme rayonnante de beauté. Ses yeux, d’un bleu clair et limpide, étaient frangés de longs cils ; sa bouche, resplendissante de fraîcheur, était ornée des plus belles dents du monde, et sa chevelure d’un blond soyeux roulait jusqu’à ses pieds en flots opulents, que l’âge a blanchis sans les éclaircir. Cette beauté fatale, qui fut pourtant honorée jusqu’au bout par une vertu à toute épreuve, a été la principale cause de tous nos malheurs. La distance d’âge rendit mon père jaloux, et ma mère eut le tort de croire qu’une femme pouvait tout se permettre en ménage, pourvu qu’elle fût honnête et vertueuse, et qu’elle jouît d’une réputation sans tache. Sa vertu nous a coûté plus cher que n’auraient pu faire des vices, et mon père a payé du repos de toute sa vie l’entraînement de la reconnaissance et l’erreur d’une disproportion d’âge dans le choix de sa femme. »
Adolphe note surtout chez sa mère les caractères de la domination et de la ténacité. Ses caprices se multiplient pour n’avoir jamais rencontré la moindre résistance. Elle commence en enfant gâté, finit en épouse exigeante, altière, intraitable, en mère qui abuse de son autorité.
Le jugement sévère du fils s’explique par la vive affection qu’il porte à son père, il le voit souffrir, épuiser sa fermeté d’âme contre des piqûres d’épingles, s’efforçant de cacher aux yeux les scènes qu’il subit, le spectacle de la discorde conjugale.
Après le tocsin de Thermidor, les représailles politiques se compliquent de l’assouvissement des haines personnelles. La réaction des modérés emplit les prisons et ensanglante les places comme la révolution des violents. On continue à charrier par la ville les gagnants à la loterie de la Veuve. L’œil pour œil et dent pour dent qui régit souverainement les rapports des hommes entre eux apparaît plus visiblement que jamais comme la loi sociale et la loi individuelle. Ceux qui ont tué sont tués à leur tour. Samson travaille jusqu’au jour où plus une tête ne dépasse la foule, où il ne reste plus dans les rues apaisées et les maisons rouvertes que les habiles qui ont vécu, les prudents qui attendent, les indifférents qui cherchent le plaisir.
Dominique Blanqui ne prend pas de part à la réaction, n’intervient que pour se faire rembourser les sept mille sept cent quatre-vingt-quatre livres douze sois, pour les avances et déboursés par lui faits pendant les douze mois et vingt jours qu’a duré sa détention, loyer de la rue Honoré, loyer de la prison, garde des scellés, et enfin, assignats et bijoux saisis lors de la perquisition.
Le jour où sont remisés les bois de justice, les femmes en robes romaines et en tuniques grecques, nues sous le linon clair et la gaze transparente, les hommes en habits carrés, bleus, jaunes, verts, engoncés dans les grands collets, dans les hautes cravates, s’en viennent danser sur le pavé où le sang bruni est devenu comme la rouille de la pierre. Puis, brusquement, on n’entend plus les violons. Paris est rempli des sons de cuivre des clairons, du tapage sonore des tambours, de tout le bruit de caissons roulants et de pas cadencés qui précède en avant-garde le maigre général enflé tout à l’heure en César. Le temps est venu des soldats d’aventure, des errants de champs de bataille, marchant lourdement parmi les citadins timides au retour des campagnes meurtrières, exhibant leurs blessures et leurs panaches, leurs cicatrices et leurs décorations, faisant sonner les trottoirs sous les bottes qui appuient et les sabres qui traînent. La chair à mitraille est cataloguée, immatriculée, enrégimentée, expédiée aux frontières. Les Français laissés chez eux avec les femmes et les enfants n’ont plus qu’à faire la haie sur le passage des troupes victorieuses. L’acclamation, ou le silence. Il y a, là-bas au bivouac, ou ici aux Tuileries, un maître qui n’aime pas plus les discuteurs que les idéologues.
Ce maître, le girondin sorti de prison consentit à le servir. Assis de nouveau, en l’an IV, sur son banc de député, siégeant jusqu’à floréal an V au Conseil des Cinq-Cents où il prend, comme à la Convention, une part active aux travaux scientifiques, il est prêt en Brumaire à remplacer son mandat électif par une fonction publique. Il ne fut pas le seul à désirer et à accepter un tel changement de sort. La séduction autoritaire de Bonaparte s’exerça à la fois sur les émigrés revenus et sur les républicains survivants. L’Ancien régime et la Révolution, gagnés par les titrés rendus et les titres créés, par les habits à galons, les croix enrubannées, les épées inoffensives, se réunirent dans le même brancard et s’attelèrent au même char. C’est par suite d’une de ces déformations particulières à l’Histoire que le nom de conventionnel est devenu synonyme de bouderie héroïque, d’inflexibilité farouche. Si Merlin de Thionville vendit sa propriété de Bougival pour ne plus apercevoir les toits de la Malmaison, si Cambon retourna en exil volontaire après avoir vu les illuminations d’un Quinze Août, le grand nombre se rua à la curée napoléonienne et brigua l’habit de sénateur ou la clef dans le dos du chambellan.
Le méridional qui avait voulu autrefois l’annexion de sa province italienne à la République française devait être superstitieusement frappé de cette mainmise sur le pouvoir par un Corse, par un homme de chez lui. Existait-il donc un mystérieux échange de forces entre les deux pays, une solidarité d’infortune et de triomphe établie par la logique de l’Histoire ? Il n’y avait, alors, qu’à accepter les faits, qu’à proclamer la journée du 18 Brumaire « mille fois heureuse », comme le fit l’ancien représentant protestataire de juin 1793, et qu’à s’en retourner à l’endroit d’où l’on était parti.
Le Niçois est d’abord nommé, en germinal an VIII, juge au tribunal correctionnel des Alpes-Maritimes, à Nice, où est né son premier fils, Adolphe, le 21 novembre 1798. Puis, en floréal de la même année, il s’en va comme sous-préfet à Puget-Théniers, dans le même département, à quinze lieues de Nice, au bord de la rivière du Var.
C’est là, après la naissance d’une fille, que naît Louis-Auguste Blanqui, le 12 pluviôse an XIII, 1er février 1803, à une heure du matin. La naissance du fils issu de Dominique Blanqui et d’Augustine-Sophie Brionville, est déclarée devant le maire Cayla, en présence des témoins Guibert, secrétaire, et Papou, employé de la sous-préfecture.
Puget-Théniers, au bord de l’eau, au creux d’un massif montagneux, aligne ses maisons en un étroit espace. Les façades, les toits, le clocher carré, dessinent une humble géométrie sur les hautes pentes qui les surplombent, les écrasent. La petite ville semble en prison au-devant de ces grandes murailles obliques. Les enfants, ils sont nombreux, ils seront huit ici, peuvent se croire incarcérés par cette épaisse et dure nature mamelonnée en dômes et effilée en pointes. Le massif du Gourdan s’appesantit sur l’horizon de la petite ville. Il n’y a pas de communications régulières. L’hiver, c’est la claustration absolue. Quelques rues à traverser, à la main du père et de la mère en promenade, ou de la bonne en commissions, les jours animés de marchés, et on a bien vite la fin du sol à reconnaître et de l’air à respirer. Les yeux neufs se sont faits peu à peu familiers au commerce et aux occupations des quelques centaines d’habitants, ils ont enfantinement mesuré la tour de la vieille église, les ruines de la forteresse, ils se sont récréés à la culture du mûrier et à la vie travailleuse des vers à soie. Les oreilles sont bourdonnantes, dans ce fond de pays résonnant d’échos, bruits monotones des quelques manufactures, des tanneries, coups de battoirs tapés au bord de la rivière.
À mesure que les années passent, que la taille s’accroît, la pensée agrandit cet espace, et les pas plus hardis le parcourent. Sûrement, il y a quelque chose derrière ces robustes contreforts alpins, il y a une autre nature, d’autres villes, d’autres hommes. Le désir d’aller toujours plus haut, toujours plus loin, une inquiétude à voir l’horizon barré, à regarder surgir les nuages et les astres en de subites ascensions, ce sont les sentiments qui oppressent la poitrine et qui font virer les yeux dans ces abîmes aux parois si hautes. Mais les évasions voulues deviennent possibles, les jarrets des jeunes marcheurs sont, plus résistants, les montées sont plus sûres. Ils se résolvent à passer ce pont, ils sont déjà instruits de lecture et ils savent que cette eau courante, presque tarie en été, mais grosse et charrieuse en hiver, les porterait à une Méditerranée immense et toute bleue, où des voiles blanches rasent la vague, décrivent des courses vers l’orient. Ils découvrent des issues, ils osent quitter le pavé et s’engager dans les sentes, ils gravissent les degrés des rocs, et soudain tout le contournement intime de la montagne les ravit, les panoramas des flancs verts, des sommets de neige transparente, des lointains bleus et roses, leur apparaissent.
Les premières végétations de vignes et de figuiers leur sont déjà familières. L’entrée dans la lumière verte et sur le sol violacé des forêts de sapins donne des éblouissements, puis un apaisement à se croire aux profondeurs sous-marines, dans l’eau glauque et transparente. Mais il n’y a pas le poids et la densité de l’eau, l’air est léger, subtil, parfumé d’âcre et mielleuse résine. Les châtaigniers aux troncs robustes, aux fortes branches coudées, gesticulent auprès des calmes conifères aux rameaux paisibles, droits étendus, et les fruits en boules vertes hérissées tombent auprès des strobiles à écailles. Les ébéniers aux fleurs jaunes s’entrelacent autour des arbres verts. Le pollen se meut en nuages autour des branches à aiguilles et descend lentement sur la terre en une épaisse pluie couleur de soufre. À courir les pentes et à monter les rampes, d’autres essences se dressent et odorent, l’if triangulaire aux fruits rouges, les cyprès noirs qui s’espacent comme des suivantes d’enterrement en mantes de deuil, les genévriers aux graines enflammées, les sombres mélèzes. Plus haut, ce sont les arbres aux poumons solides, ceux qui sont les plus durs de troncs et les plus résistants. Les cèdres se projettent en forts branchages horizontaux, les épicéas grandis étalent dès le sol leurs rameaux en pyramides, les éphèdres mûrissent leurs faux raisins, les sapinières se serrent et s’élancent aux penchants abrupts, de toutes parts coulent la poix noire et la térébenthine. Plus haut encore, après les pâturages, la terre disparaît presque, le roc affleure, les interstices sont percés de pâles fleurettes suffoquées par l’air vif. Et si les gravisseurs osaient monter jusqu’à ces sommets dénudés, ils y trouveraient de place en place les lichens humbles et les mousses malades de l’extrême septentrion, les tristes parasites qui palpitent si faiblement, proche le pôle, quand le pâle soleil a fondu la neige. Où ils sont arrivés déjà, la course des nuages les effleure, le bleu de l’éther meurtri à tout instant par de brefs orages les baigne comme s’ils entraient en un océan de lumière. Les hauts pics surgissent avec une violence tranquille au-dessus des chevauchements escarpés. Au loin, des taches plus élevées encore, indistinctes, des pics, des nuées, que sait-on ? brillent en or ou se rosent au couchant. Les petits regardent, boivent des yeux, se hâtent à nommer les sommets d’après la géographie apprise la veille, à deviner un passage d’après l’échancrure d’un col, la sinuosité d’une route qui doit serpenter, surplomber, et se précipiter en cascade pierreuse dans la vallée d’Italie.
Ils redescendent à travers les coupées ferrugineuses, s’appuient de la main aux roches primitives, piétinent les calcaires, se retrouvent bientôt dans la senteur fine des citronniers, dans la verdure d’argent des oliviers. Auguste adore ces courses, il est petit, nerveux et infatigable, il s’en va souvent seul, il passe des journées à respirer les plantes fortes, les fouillis d’herbes, les émanations des simples, toute la puissante herboristerie de la montagne. Aussi despotique que l’odeur, le bruit des eaux emplit le silence, les sources s’égouttent des trous feuillus, la pluie en marche tombe en doux égrènements ou en violentes ondées. Partout, dans toutes les rigoles, à tous les escaliers de gneiss, de schistes et de granits, la claire eau diamantée tombe en nappes, se brise en facettes, coule, murmure, parle, chante.
L’enfant, dans ce gazouillis de nature, connaît la joie de respirer libre, se délecte à cette ivresse du parfum des feuilles, boit au creux de sa main l’eau emperlée.
La famille habite l’hôtel de la sous-préfecture, en face de l’église paroissiale. Il y a un collège où les garçons reçoivent la première instruction : l’aîné seul sera ici en âge d’être envoyé au lycée de Nice. Pour le reste, les Mémoires d’Adolphe constatent que Puget-Théniers, isolé, offre pourtant une parfaite image de tous les pays civilisés : « Il y avait des gens comme il faut et des gens de rien, des administrateurs, des juges, des financiers, des intrigues d’affaire et d’amour, des querelles théologiques, des philosophes, des dévots… tous les éléments de formation intellectuelle et morale dans une petite ville de deux mille habitants. » La vie matérielle était alimentée abondamment et sainement, par le poisson du Var, le gibier, les volailles, les fruits, un pain délicieux. Le décor de la vallée était de cyprès, de figuiers, d’amandiers, d’oliviers, de grenadiers, de festons de vigne. Ce tableau achevé, Adolphe dit avoir reçu l’empreinte méridionale indélébile. Son séjour au lycée de Nice ne change pas sa nature vive et sentimentale, qui revient par saccades à travers son caractère modifié et ses idées en formation. Il prend le respect de l’éducation impériale au son des tambours, avec des doutes qui le traversent parfois. Il reçoit et garde les enseignements d’intégrité et d’honneur de son père. Aux vacances passées à Puget-Théniers, il console l’excellent homme, un peu déprimé par la personnalité et l’humeur difficile de sa femme. Celle-ci, fréquemment enceinte, nourrice de ses enfants, entourée de soins et d’hommages, ne peut se résoudre à la médiocrité de son sort, et la vie n’est pas facile pour Dominique Blanqui, mari d’une femme sans prévoyance et sans résignation, père d’une famille accrue sans cesse. Toujours il cherche quelque moyen de créer la fortune, s’obstine à vouloir endiguer le torrent du Var, fait venir des plants, s’endette, pour assister, deux fois de suite, au désastre de l’inondation et de la destruction. À la fin de 1813, il a sept enfants, quatre fils et trois filles. Il ne peut subvenir à l’éducation complète de tout ce petit monde, et le jour ne peut être prévu où Auguste sortira du collège de Puget-Théniers, qui lui donne seulement l’instruction élémentaire.
Au moins, le sous-préfet avait pris l’habitude et le goût de l’administration, et un rapport de son supérieur, le préfet de Nice, M. du Bouchage, affirmait, en 1812, sa considération, ses talents, son caractère ferme, « même un peu sec », son activité, sa bonne manière de gérer, faisant beaucoup par lui-même, son économie, son absence de passions dispendieuses. Mais le même rapport dit aussi le chiffre médiocre de la fortune de la famille : quinze cents francs de revenus. C’était peu pour élever tant d’enfants, et c’est la raison d’une idée qui hante le père et la mère anxieux de l’avenir.
Ils voudraient se rapprocher d’une tante de Mme Blanqui, tante octogénaire, veuve depuis quinze ans, fixée dans le département d’Eure-et-Loir, à Aunay-sous-Aunean, et qui pourrait bien laisser sa fortune à la nombreuse et intéressante famille. Jean-Dominique a tout essayé, mis, dès le Consulat, sous les yeux du ministre de l’intérieur, un mémoire exposant sa situation, célébrant la journée mille fois heureuse du 18 brumaire, promettant d’élever sa famille dans les sentiments de reconnaissance et d’amour pour le gouvernement bienfaisant dont elle tiendra son bien-être, et concluant à l’obtention d’une sous-préfecture d’Eure-et-Loir ou d’un proche département. Sa femme Sophie a écrit à leur protecteur Fabre de l’Aude, président du Tribunal, et la tante de Sophie, Mme Brionville, a écrit aussi au Ministère de l’Intérieur. Mais aucune sous-préfecture n’est vacante, et voici la catastrophe définitive : Napoléon, vaincu par les alliés en 1814, abdique à Fontainebleau le 11 avril.
Au même moment où l’Empereur, devenu le roi dérisoire de l’île d’Elbe, doit, pour éviter les vociférations et les pierres des provençaux royalistes, faire le voyage d’Avignon à Fréjus, déguisé sous l’uniforme blanc et bleu d’officier autrichien, le sous-préfet de Puget-Théniers est contraint, lui aussi, de sortir de sa maison, de laisser là sa famille. Avec les alliés, rentraient les Piémontais chassés par l’annexion et qui se souvenaient de 1792. Les enfants vécurent leur vie innocente dans ce tumulte. Pour la première fois, de leurs yeux inconscients, ils virent les irruptions de la soldatesque, les allées et venues des dénonciateurs, les perquisitions brutales où les crosses des pistolets sondent les murs, les arrestations où l’arrêté est jeté dans la rue, poussé par des poings qui frappent, par des fusils qui meurtrissent, par des sabres qui piquent. Pendant qu’au lycée de Nice, Adolphe voit les professeurs arborer la cocarde blanche des Bourbons et la cocarde bleue de Sardaigne, et perd quelque peu de son respect pour l’autorité devant les palinodies de ses maîtres, Auguste, à Puget-Théniers, voit les mêmes spectacles, les couleurs de la réaction et de l’étranger mêlées, la cocarde tricolore foulée aux pieds.
Le désastre était grand pour la famille ; Dominique Blanqui forcé de quitter le territoire redevenu sarde, avec huit enfants, pour toutes ressources un arriéré de traitement et la vente du mobilier, permettant de réaliser en tout cinq mille francs. Le lycéen, parti dans la débandade de Nice, trouva sa mère consternée et son père très inquiet, dans l’agitation du départ forcé. Et voilà que tout à coup, la veille de ce départ, le sort change par un incident ainsi conté dans les Mémoires d’Adolphe :
« Pendant que nous étions occupés à faire nos préparatifs de départ pour Paris, où mon père espérait, avec l’aide de ses amis, reconquérir un modeste emploi qui assurât du pain à ses enfants, il reçut par la poste, frappée d’un timbre assez-fort, une lettre avec suscription d’une main inconnue, au travers de laquelle il était facile de distinguer des caractères imprimés : il la fit refuser, craignant qu’elle ne contînt pas autre chose qu’un de ces milliers de prospectus dont les marchands de Paris inondaient, sans affranchir, les fonctionnaires publics. Ma mère, plus curieuse, paya le port de la lettre et rouvrit. Cette lettre, datée d’un chef-lieu de canton du département d’Eure-et-Loir, était écrite par le juge de paix et nous annonçait la mort d’une tante de ma mère, qui devenait une de ses héritières : mon père était prié de venir recueillir sa part de succession… » Quelques renseignements d’inventaire annonçaient un mobilier considérable, argenterie, tabatières d’or, dentelles de prix, linge de corps et de table. La propriété se composait d’une habitation de maître, dite château de Grandmont, d’un parc clos de murs, et de terres labourables.
Le père s’en alla seul pour se rendre un compte exact de l’état des choses. Il partit, se fixa à Chartres, dans un grenier, soutint un procès contre l’un des cohéritiers, gagna la totalité de l’héritage, les autres cohéritiers s’étant désistés à l’annonce du procès. Cela prit quelques mois, et se fut seulement à l’issue de l’affaire que Mme Blanqui se mit en route avec son fils Adolphe et l’une de ses filles. Le reste de la famille suivait sous la conduite de la tante Brionville, qui était venue habiter Puget-Théniers après la mort de son mari. Voyage de treize jours, en diligence, fatigant et triste lorsque furent atteintes les régions bouleversées par la guerre, villages incendiés, champs de batailles bossues de morts. De Paris, Adolphe, le premier, s’en va à Aunay-sous-Auneau :
« Il était, dit-il, neuf heures du soir quand je rejoignis mon excellent père dans ce manoir qu’il venait de conquérir et où il m’attendait avec un souper frugal et une satisfaction ineffable. Au lieu d’occuper les grands appartements de la maison qui n’étaient pas sans élégance, il était assis au foyer d’une cuisine immense où pétillait un feu de bourrées bien entretenu, et je ne saurais dire à quel point mon cœur fut attendri de voir cet excellent homme, plus fier du succès de son procès et de la conquête de notre asile que s’il avait gagné cent batailles… Le lendemain, au lever du soleil, mon père vint me trouver au lit et me proposa de faire, en manière de reconnaissance générale, le tour de notre pare. C’était une enceinte de quinze à seize arpents, dont la moitié était dessinée à l’italienne, avec de grands escaliers en ligne droite et en terrasses superposées les unes aux autres ; de longues allées de tilleuls, coupées à angles droits sur le vert foncé des prairies, lui donnaient un caractère de fraîcheur remarquable, et le fond qui s’élevait en amphithéâtre était parsemé de vieux chênes séculaires… »
Le tout, assez délabré. L’intérieur aussi, avec des restes de grand air, des lits à baldaquins, en damas de soie, des fauteuils Louis XV, des commodes en bois de rose, des pendules charmantes, des tables de toilette garnies de mousseline. Le malheur, c’est que Mme Blanqui, à peine arrivée, « fût frappée d’une espèce de vertige » devant l’argenterie, les tabatières d’or, les montres, les dentelles. Elle en jouit d’abord enfantinement, se couvrant de valenciennes et de points d’Alençon pour se rendre à l’église du village, puis elle vendit une à une les tabatières, collection qui représentait une valeur de 7 à 8 000 francs, puis les pièces d’argenterie, les dentelles, les damas de soie, les porcelaines de Sèvres, les pendules, les baignoires, et jusqu’à la batterie de cuisine. « Tout coulait, dit Adolphe, tout fondait en silence sous une main persévérante et invisible… Je n’ai jamais vu un tel acharnement à vider une maison. » À quoi servait le produit de ces ventes ? À rien. Ni à réparer le logis, ni à éduquer les enfants. Mme Blanqui apparaît surtout légère et fantaisiste. Elle fait de fréquents voyages à Paris, rapporte de la marée, du gibier, des confitures, du café, du chocolat, du thé, des pains de sucre, des robes à la mode, des petits bonnets. Que son mari ou son fils aîné essayent d’arrêter son-gaspillage étourdi par un commencement de timides remontrances, elle les arrête net, les supprime par des réponses de ce genre : « Je n’ai de compte à rendre ici à aucune des personnes que je nourris, tous ceux qui ne sont pas contents sont libres de s’en aller. »
Le père Blanqui essaya de rétablir l’équilibre en ouvrant, avec Adolphe, dans la maison de Grandmont, une école primaire qui réussit tout d’abord, mais qui fut bientôt fermée par ordre officiel, ayant été ouverte sans autorisation, et l’instituteur du village ayant porté plainte au procureur du roi.
De même, le fonctionnaire déposé essaya de se faire admettre par le pouvoir nouveau. Les difficultés du présent, la crainte de l’avenir, les sept enfants à élever, – l’un des huit meurt en 1814 – c’est par là qu’il faut expliquer la démarche de l’ancien conventionnel auprès du roi rétabli. Avant de quitter. Puget-Théniers, le 1er juin 1814, il s’adressait au nouveau ministre de l’Intérieur, rappelait sa détention : « Que je serais heureux si, après avoir servi ma patrie avec zèle et fidélité dans des temps déplorables, je pouvais encore consacrer mes jours au souvenir d’un nouvel Henri IV sous un nouveau Sully. » Le 8 juillet, sa supplique rappelle ses treize mois d’emprisonnement pour « avoir professé des principes contraires au délire du temps ». Il demande une place analogue à celle qu’il a perdue : « Comment n’aurait-il pas cet espoir, ayant le bonheur de vivre sous le plus paternel des monarques ? »
La démarche est vaine, les Bourbons peu empressés, malgré le dossier favorable, à user des services du Girondin de 1793. Celui-ci obtint seulement ses lettres de naturalisation, en date du 20 décembre 1814. L’empereur revient, le fonctionnaire va retrouver sa place. Napoléon débarque, son aigle voie de clocher en clocher, et lui, met l’empreinte de ses bottes de conquérant sur le sol, marche d’un pas pesant et rapide de ville en ville, à travers les campagnes, monte et descend les contreforts des Alpes, parcourt la vallée du Rhône, louche Paris. L’aigle est à Notre-Dame, Napoléon est aux Tuileries. De nouveau, pendant Cent jours, il règne, et le sous-préfet administre. Non plus à Puget-Théniers redevenu italien, mais à Marmande, à deux journées de Bordeaux, sur la Garonne.
Il n’a pas celé ses démarches auprès de Louis XVIII.« J’ai cru pouvoir, dit-il, obtenir du gouvernement éphémère des Bourbons un emploi quelconque qui me fournit les moyens de faire subsister mes enfants. Vain espoir ! Je n’étais point émigré et le nom seul de conventionnel faisait frissonner le ministre. J’ai dû me retirer dans ma terre de Grandmont… » Et le 29 mars : « Par un évènement dont on n’avait pas même l’espoir de se flatter, la Providence vient de replacer sur le trône un héros dont les siècles admireront les vertus même dans ses malheurs : l’Espérance renaît dans le cœur des Français, elle renaît surtout dans celui du suppliant ; le retour de la famille impériale au trône qui lui appartient par la volonté de toute la France va sécher des torrents de larmes : il va sécher surtout celles dont la famille du suppliant n’a cessé jusqu’à ce jour d’être abreuvée. »
En réponse, Carnot, ministre de l’Intérieur, l’a placé à ce poste difficile de Marmande, région méridionale où sévit l’esprit royaliste, où le sous-préfet, malgré son caractère apaisant, a grand-peine à se maintenir, et constate chaque matin la disparition du drapeau tricolore de sa porte.
La partie décisive jouée et perdue à Waterloo, le bateau anglais cinglant vers Saint-Hélène, Jean-Dominique Blanqui, parti seul à Marmande, revient à pied de Marmande à Aunay, vendant sa montre en route, apparaissant un matin, en voyageur poudreux, son bâton à la main, accompagné d’un petit paysan qui porte son sac.
Il fait de nouveaux efforts pour prendre faveur auprès des Bourbons réinstallés. En 1818-1819, il revient à la charge auprès du gouvernement de Louis XVIII, fait valoir sa « modération à toute épreuve dans des circonstances difficiles », il est recommandé par Lanjuinais, Boissy d’Anglas, Hély d’Oissel, mais rien n’y fait, c’est la fin de sa vie publique. Il lui faut se résigner à cultiver son jardin, à soigner ses arbres. C’est maintenant le tour de ses fils d’entrer en scène. Adolphe était déjà parti une première fois pour Paris avec trois ou quatre chemises, quelques mouchoirs de poche, et la pièce de quarante sous que sa mère lui mit dans la main. Il ne trouva que la misère et la faim, paya son hôtel du prix de quelques copies, dut revenir à Aunay, ou il fut mal reçu par sa mère. Il retourne à Paris lorsque le retour de Napoléon est annoncé, assiste à l’arrivée de l’Empereur dans la cour du Carrousel, mais son voyage n’est pas pour lui, plus fructueux que le premier. Il revient encore à Aunay, où une nouvelle cause de ruine s’ajoute bientôt aux autres. Les Blanqui doivent loger, après la seconde entrée des alliés, l’état-major d’un régiment de hussards prussiens, un colonel et sept officiers, qui vivent à discrétion, reçoivent des amis, mangent les volailles, boivent les vins, placent des factionnaires devant les espaliers et les treilles. Il faut faire des coupes de bois, abattre des arbres séculaires, jusqu’au jour où Adolphe, qui s’est lié avec un jeune lieutenant de dix-sept ans, épris comme lui de latin et de grec, parvient à faire savoir au colonel que la maison a été choisie par la méchanceté du maire royaliste et clérical d’Aunay, et qu’il y a là un abus de pouvoir : dès lors tout change, et c’est le maire qui doit fournir la subsistance aux officiers, auxquels Mme Blanqui, courageuse et nette de paroles, tenait tête de son mieux, à la grande admiration de son fils Adolphe.
Celui-ci, enfin, après toutes ses épreuves, parvient à exister à Paris. Il entre dans une institution de Bourg-la-Reine, puis dans une autre du Marais, et enfin, me de la Chaussée-des-Minimes, dans la pension tenue par un ancien émigré, Massin, qui le prend comme secrétaire et lui confie une double classe élémentaire, avec des répétitions de troisième aux élèves qui suivent les cours du lycée Charlemagne. Lorsqu’il arrive aux appointements de 1 500 francs, avec le logement et la nourriture, chez M. Massin, il réalise son rêve qui était de faire venir à Paris son frère Louis-Auguste. Il demanda pour lui à M. Massin l’admission à un prix de faveur, et à sa mère, un trousseau, qui fut refusé. Il dut attendre quelques mois pour acheter le strict nécessaire, et enfin, Louis-Auguste lui arriva. Adolphe le représente comme un enfant charmant, un joli petit enfant blond, de la physionomie la plus heureuse et d’une rare intelligence. Il est heureux de le voir « assis au banc de sa classe, à la table de communion intellectuelle ». Il pare l’enfant de douze ans d’une petite jaquette bleue à collet de velours. « J’attendais, dit-il, le dimanche avec impatience, pour l’emmener en promenade avec moi, pour lui faire voir les monuments de Paris, pour répondre aux questions que me faisait son ardente curiosité. » Le soir de ces dimanches, ils dînent ensemble et rentrent à l’institution Massin. L’aîné est vraiment pour le plus jeune un bon père, et les sentiments qu’il manifeste apparaissent absolument sincères, à travers toutes les considérations qu’il mêle à son récit, et qui ne peuvent être abordées ici sous peine d’anticiper sur les évènements. Il suffit, pour l’instant, du compte rendu de la vie scolaire d’Auguste Blanqui :
« Il devint tout à coup l’un des meilleurs élèves de la maison Massin, et ses succès au lycée Charlemagne firent bientôt pâlir tous ceux que j’avais remportés au lycée de Nice. Au concours général des lycées de Paris, son nom était prononcé avec enthousiasme, et il figurait l’un des premiers sur toutes les listes d’honneur. Grec, latin, histoire, géographie, tout était pour lui occasion de triomphe et de prix… M. Massin, qui connaissait l’intelligence de mon frère, appréciait à sa juste valeur l’éclat qui en rejaillissait sur son institution, et il avait généreusement diminué pour lui le prix de la pension… »
Adolphe revint avec deux jours de retard d’un voyage en Angleterre, trouva M. Massin très mécontent, et sur un mince incident, un retard de deux minutes à une répétition, ce fut la fâcherie et la séparation : « Monsieur Blanqui, dit le chef d’institution, une leçon d’une heure dure soixante minutes, comme un congé d’un mois dure trente-un jours ». Le jeune professeur n’accepta pas l’observation faite violemment devant les élèves, et prit son congé. L’autre ajouta : « Que faisons-nous, Monsieur, de Monsieur votre frère ? » – « Mon frère, Monsieur, viendra manger du pain bis avec moi, je vous présente mes respects, » Et Adolphe Blanqui disparut, refusa, malgré l’offre, de reprendre ses fonctions de secrétaire ; mais la brouille ne fut pas complète, il revint comme répétiteur externe, et prit un logement en ville pour lui, son frère, la vieille tante Brionville, qui vint d’Aunay tenir le ménage, et sa sœur Uranie, qu’il avait fait venir aussi en pension à Paris, et qui était des leurs le dimanche.
Auguste continua donc, chez Massin, ses études « qui brillèrent du plus vif éclat, surtout vers la fin, et qui en firent un des plus fameux lauréats de l’Université ». Adolphe raconte à ce sujet la distribution des prix de l’année de seconde, où son frère, dit-il, « obtint une telle masse de récompenses, qu’il fut matériellement impossible, en revenant de la Sorbonne, de transporter les lourds et magnifiques volumes, même en nous partageant le fardeau, ma mère, l’enfant et moi ». Il se souvient d’un superbe exemplaire de Rollin, in-4°, relié en veau fauve et doré sur tranche. Le transport de ces livres fut l’occasion d’une nouvelle scène maternelle. Sur la proposition de prendre une voiture de place pour s’y entasser avec la bibliothèque, Mme Blanqui accabla Adolphe de reproches, lui demandant s’il était donc jaloux et envieux des succès de son frère, qu’il voulait les cacher au fond d’un fiacre.
Pendant six années, de 1818 à 1824, Auguste Blanqui est donc à son rang dans les longues files d’écoliers aux doigts tachés d’encre qui sortent de la maison rébarbative, piétinent dans la rue de la Chaussée-des-Minimes, traversent la place Royale, jettent des regards d’envie aux mioches qui jouent dans la poussière, sous les marronniers, débouchent dans la rue Saint-Antoine par la rue Royale, vont s’asseoir sur les bancs luisants de Charlemagne.
Sur la fin de ses classes, l’enfant devenu jeune homme à la tournure et les allures des enfiévrés de travail, le visage pâle et la barbe naissante des vieux collégiens préparés aux concours qui se battent volontiers avec leurs maîtres d’études. Sa nature amoureuse des règles et des proportions classiques a fait de lui un grécisant et un latiniste, son cerveau à la fois exact et imaginatif s’est approprié les formules des mathématiques et la poésie des nombres, sa curiosité a absorbé la géographie et l’histoire, son opiniâtreté triomphe des difficultés des compositions. Et Adolphe, devenu l’élève de Jean-Baptiste Say, l’économiste Adolphe, qui déjà prépare le cours qu’il professera à l’Athénée, bien loin de jalouser son frère, est pris d’enthousiasme devant ce prodige d’application et de mémoire, et écrit au père Blanqui, retourné là-bas, dans le verger d’Aunay-sous-Auneau : « Cet enfant étonnera le monde. »
Ce qui se passait entre 1818 et 1824, pendant ces six années de collège, était fait pour passionner jusqu’à la violence et pour rendre sérieuses jusqu’à la mélancolie ces âmes écolières réduites au silence pendant les heures des classes et qui voletaient comme des oiseaux rebelles dans les préaux et les cours des récréations. La rumeur de la rue entrait par les fenêtres grillagées, et les gamins en vacances trouvaient chez eux le mécontentement de leurs familles bourgeoises.
Sur un fond de rêve et d’apothéose, les années qui viennent d’être vécues revivent. Des lueurs éclairent des dates, dans des nuages de gloires transparaissent les symboles, le rouge bonnet phrygien, le triangle égalitaire, l’aigle éployée, le laurier, la courte épée. La même clarté fait reluire l’acier du couperet et les baïonnettes des régiments en marche. Une tribune se dresse au-dessus d’un grouillement de foule comme un rocher dans une mer en tempête. Des mains d’acclamation se lèvent vers des drapeaux qui se penchent. Des charrettes remplies d’orateurs cahotent au long d’un faubourg. Des champs de batailles traversés de vols d’oiseaux, semblent des cimetières qui auraient vomi leurs morts. Des figures mystérieuses d’idées en costumes de déesses apparaissent et disparaissent, grandissent et planent dans les clartés et dans les cris. Un cheval blanc qui porte un empereur passé dans le frais matin d’un jour de victoire. Tout se mêle dans cette vision d’hier qui semble si lointaine. Ceux qui ont survécu hésitent devant leur souvenir, s’éprennent du disparate idéal à double profil de République et de César.
C’est en avant de ce décor fumeux et de cette mêlée tragique que surgissent, à ras de terre, les personnages, et que s’accomplissent les évènements de la seconde Restauration. L’origine du pouvoir protégé par les armées étrangères n’a pas été oubliée, les yeux des patriotes voient encore le tsar russe et le roi prussien défiler sur les boulevards aux acclamations des royalistes, les cosaques d’Alexandre briser, pour se baigner, les glaces de la Seine, devant les anciens soldats de Napoléon en faction aux Tuileries. Les citadelles ont été occupées, les arsenaux vidés, les canons emmenés comme des bêtes captives traînées en laisse. Blücher a fait miner le pont d’Iéna, les Parisiens ont dû fournir du tabac et de l’eau-de-vie aux Prussiens, la maraude a été poussée jusqu’en Bretagne. Il a fallu payer sept cent millions pour indemnité de guerre. Le duc d’Anhalt-Bernbourg a réclamé la solde de quatre mille reitres mis autrefois par sa famille au service de Henri IV. Brune a été assassiné à Avignon, et Ramel à Toulouse. Dans la plaine de Grenelle, on a fusillé Labédoyère ; avenue de l’Observatoire. Ney ; à Bordeaux, César et Constantin Faucher ; à Lille, Chartran ; et encore, à Paris, Mielton et Mouton-Duvernet. Bonnaire est mort en prison, Debelle et Travot ont été condamnés à vingt ans de détention. Drouet d’Erlon, les frères Lallemand, Clauzel, Brayer, Armeith sont proscrits. L’avocat Didier et ses compagnons d’insurrection, sont guillotinés à Grenoble. Plaignier, Carbonneau et Tolleron, organisateurs du complot des Patriotes, condamnés comme parricides, ont le poing coupé avant d’avoir la tête tranchée. Louis XVIII, podagre, les cheveux poudrés, des épaulettes tressées sur son habit bleu, règne en France comme à Mitau, par permission de l’Europe. Marmont, duc de Raguse, Caracole aux revues ou attend son tour de courtisan dans les antichambres. Fouché fait horreur et Talleyrand inquiète.
Tout cela accompli, les voyez-vous, les élèves de chez Massin, de tous les âges et de toutes les opinions, se communiquant ce qu’ils ont appris chez eux, ce qu’ils ont lu dans le bulletin d’une gazette, les voyez-vous, s’enthousiasmant dans un élan semblable, ou s’encolérant dans une dispute, se montrant du regard, dans la traversée de la place Royale aux briques roses, le fin, souple et autoritaire jésuite à rabat noir qui passe, le rouge garde-royal qui se dandine à la place où se dressait le Louis XIII de bronze ? Les grands qui s’isolent et mutuellement s’échauffent, se racontent, en ces années-là, des nouvelles terribles qui les font pâlir, des nouvelles heureuses qui leur font monter aux yeux la flamme de l’espoir : – Des exécutions ont été ordonnées à Lyon par le général Cannel. – M. Laffitte vient d’être envoyé à la Chambre, et aussi La Fayette, Manuel, le général Grenier. Les députés indépendants sont maintenant quarante-cinq. – Kotzebue a été tué par l’étudiant Sand. – L’étudiant Lœnig, qui a voulu assassiner le régent de Nassau, s’est suicidé dans sa prison en avalant des morceaux de verre. – Arndt est en prison. – Gœrres s’est réfugié en France. – Au quartier latin, les étudiants en droit ont protesté contre la destitution de leur professeur M. Baveux. – L’abbé Grégoire est nommé député à Grenoble. Les libéraux sont maintenant quatre-vingt-dix. – Révolutions à Madrid, à Lisbonne, à Naples, à Turin. – Ferdinand d’Espagne est chassé, Ferdinand de Naples abdique. – Ferdinand de Naples est revenu. – Maroncelli et Silvio Pellico sont emprisonnés au Spielberg. – Hier soir, le duc de Berry a été tué d’un coup de couteau, à la sortie de l’Opéra. – Louvel a été exécuté ce matin. – La suspension de la liberté individuelle est votée, et une loi contre la presse, et la censure, et une loi électorale restrictive qui envoie une majorité d’ultras à la Chambre. – Il est né un duc de Bordeaux. Des chansons outrageantes sont chantées dans les études et dans les dortoirs. – La veuve de Brune, qui a conservé le corps de son mari chez elle, depuis six ans, obtient un jugement contre l’assassin contumax. – Napoléon est mort à Sainte-Hélène ! Si l’on respire plus librement aux Tuileries, Paris tombe en stupeur. Eh quoi ! ne devait-il pas revenir comme il était revenu de l’île d’Elbe ? Les uns ne croient pas à cette disparition. D’autres songent au vague Napoléon II qui vit en Autriche. Mais pour un grand nombre, l’empereur tombé, la République reparaît. – M. de Villèle est ministre. – La Grèce brûle ; dans la Méditerranée, autour de Scio, le rouge du sang se mêle au bleu de la mer. – Conspirations militaires. Le colonel Caron est fusillé à Strasbourg. Le capitaine Vallé est fusillé à Toulon. Le docteur Caffé, le général Berton, et quatre autres, sont fusillés à Saumur. La guillotine a été ajustée en place de Grève pour Bories, Goubin, Pommier, Raoulx, les quatre sergents ramenés de la Rochelle. Ils sont quelques-uns qui ont vu de loin la quadruple exécution en un jour de leurs vacances de septembre. Auguste Blanqui est de ceux-là. À dix-sept ans, il assiste au sanglant sacrifice, il voit périr les jeunes hommes, il frémit d’angoisse et de fureur, il garde le souvenir et fait le serment. Forcément, la politique lui apparaît, en de tels jours, comme une bataille farouche et sans merci où l’on joue sa liberté et sa vie. Avec quelle force, au lendemain du drame, les impressions s’échangent dans les groupes d’élèves de Massin. Le cri de Vive la Liberté ! a traversé la place. C’est Bories qui a crié. Oui. Non, c’est Raoulx. Tous les quatre ont crié, celui-ci en est sûr. – On va faire la guerre à l’Espagne. Manuel, qui a protesté, a été expulsé de son siège de député. C’est M. de Foucault qui lui a mis la main au collet. – Ferdinand d’Espagne est rétabli. Riego a été pendu à Madrid. – Élections nouvelles. Il n’y a plus que dix-neuf libéraux élus. La Chambre est la Chambre Retrouvée…
Ainsi vont s’exaltant les imaginations neuves. Avant les prochaines aventures de la rue, le branle-bas de combat s’organise et résonne dans les consciences tressaillantes, dans les profondeurs des jeunes esprits.
Dix-neuf ans ! c’est l’âge des grandes lectures, des lectures sans fin, où les yeux absorbent tout l’imprimé qui est à leur portée, où la cervelle aux cases impatientes boit les récits, les systèmes, les histoires, les philosophies, s’emplit de phrases, en reste gonflée comme une éponge, fatiguée et délicieusement lourde. Tout cela se répartira de soi-même, sans hâte, en élément intellectuel sûr désormais d’une solide habitation. Les livres fermés, les notes prises, le jeune homme peut se livrera l’action, songer à autre chose. La filtration s’accomplira à son insu, l’excédent viendra en écume et sera rejeté. Aux heures de sommeil surtout, dans la petite mort de tout le corps, au plus profond de la nuit et de la perte de personnalité, quand la face est blanche, les lèvres gonflées, la respiration profonde, régulière et douce, poussée en soupirs prolongés, c’est alors que l’intime travail d’assimilation s’accomplit. Dans l’agglomération de cellules, si fragile, si petit, et qui peut contenir tant d’infini, le savoir acquis pendant le jour et entré comme un flux bouillonnant, s’apaise, se concentre en des résidus, élimine l’inutile ou le moins utile, se subdivise par les menus couloirs, s’en va séjourner aux intimes réservoirs de la connaissance, marque des étiages.
Le collégien libéré connut cette boulimie de l’adolescence intelligente et cette progressive assimilation. Désormais, son esprit gardera le concept facile, la production incessante, comme les matrices de certains animaux, fécondées pour toute une existence. Naturellement aussi, en même temps que le désir général de connaître, des goûts particuliers s’affirmeront en lui, sa mentalité recevra une marque qui subsistera. Le temps et les expériences personnelles amenderont et augmenteront ce premier fonds, mais il restera une préférence a priori