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Nous sommes laids, sans grâce et sans humilité. Pâles de surmenage, ou bien rouges d’un déjeuner hâtif. La pluie de Douai, le soleil de Nîmes, le vent salin de Biarritz ont verdi, roussi ces lamentables « pelures » de tournée, grands manteaux cache-misère qui se targuent d’un genre anglais. Nous avons dormi, tout autour de la France, sur nos chapeaux-bonnets avachis — sauf la grande coquette qui balance, sur un plateau de velours noir poussiéreux, trois plumes pompeusement funéraires…
Je les regarde aujourd’hui comme si je ne les avais jamais vus, ces trois panaches de corbillard, et la femme qui est dessous.
Dans « la ville où on ne joue pas », elle apparaît déplacée, saugrenue, avec son profil bourbonien : « Je ne sais pas pourquoi, tout le monde me dit que je ressemble à Sarah… Qu’est-ce que vous en pensez ? »
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Veröffentlichungsjahr: 2025
Colette
© 2025 Librorium Editions
ISBN : 9782385749125
L’Envers du Music-Hall
LA HALTE
ON ARRIVE, ON RÉPÈTE
LE MAUVAIS MATIN
LE CHEVAL DE MANÈGE
L’OUVROIR
MATINÉE
L’AFFAMÉ
AMOUR
LA TRAVAILLEUSE
APRÈS MINUIT
LOLA
MALAISE
FIN DE ROUTE
« LA GRÈVE, BON DIEU, LA GRÈVE ! »
L’ENFANT DE BASTIENNE
L’ACCOMPAGNATRICE
LA CAISSIÈRE
L’HABILLEUSE
CHIENS SAVANTS
L’ENFANT PRODIGUE
LE LAISSÉ-POUR-COMPTE
LA FENICE
GITANETTE
L’Envers du Music-Hall
… C’est à F… qu’un train caboteur et pas pressé nous jette, nous abandonne, troupe ensommeillée, bâillante et geignarde, par un après-midi de beau printemps acide, éventé de brise d’est, bleu, rayé de nuées légères, odorant de lilas à peine ouverts…
L’air libre fouette nos joues, et nous plissons les yeux, blessés, comme des convalescents qu’on sort trop tôt. Le train qui nous emmènera ne part que dans deux heures et demie…
— Deux heures et demie ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
— On va envoyer des cartes postales…
— On va prendre un café au lait…
— On va faire un piquet.
— On va voir la ville…
L’administrateur de la tournée nous suggère de visiter le parc : comme ça, il pourra dormir au buffet, le nez dans son col relevé, sans entendre son troupeau hargneux grogner autour de lui…
— Allons visiter le parc !
Nous voici hors de la gare, et l’hostile curiosité de la petite ville nous escorte.
— Ils n’ont jamais rien vu, ceux-là ! dit l’ingénue, agressive. D’abord, les villes où on ne joue pas, c’est toujours des villes de « pédezouilles » !
— Celles où on joue aussi, observe la duègne, désabusée.
Nous sommes laids, sans grâce et sans humilité. Pâles de surmenage, ou bien rouges d’un déjeuner hâtif. La pluie de Douai, le soleil de Nîmes, le vent salin de Biarritz ont verdi, roussi ces lamentables « pelures » de tournée, grands manteaux cache-misère qui se targuent d’un genre anglais. Nous avons dormi, tout autour de la France, sur nos chapeaux-bonnets avachis — sauf la grande coquette qui balance, sur un plateau de velours noir poussiéreux, trois plumes pompeusement funéraires…
Je les regarde aujourd’hui comme si je ne les avais jamais vus, ces trois panaches de corbillard, et la femme qui est dessous.
Dans « la ville où on ne joue pas », elle apparaît déplacée, saugrenue, avec son profil bourbonien : « Je ne sais pas pourquoi, tout le monde me dit que je ressemble à Sarah… Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Une gaie petite bourrasque houspille nos jupes, comme nous débouchons sur une place, et les cheveux oxygénés de l’ingénue livrent au vent leurs mèches ondulées. Elle crie, en retenant son chapeau, et je vois, entre ses sourcils et ses cheveux, au long de la tempe, une ligne rouge mal essuyée — le rouge d’hier soir…
Que n’ai-je la force de détourner les yeux, quand les caleçons de la duègne bravent la lumière, des caleçons cachou plissés sur des bottines de drap ! Et quel mirage me ferait oublier le faux col de notre jeune premier, blanc gris, avec une ligne de « fond de teint » ocre dans le haut… La pipe du comique, sa grasse pipe juteuse, le mégot du second régisseur, le ruban violet, noirâtre, de l’accessoiriste, la barbe déteinte et coagulée du père noble, quel rideau féerique de fleurs et de plantes mouvantes me les cachera ? Ah ! qu’on les voit bien, dans « la ville où on ne joue pas » !
Et moi-même, hélas !… Je n’ai pas passé si vite devant la vitrine de l’horloger que le miroir ne m’ait montré mes secs cheveux ternes, et ces deux ombres tristes sous les yeux, et la bouche sèche de soif, et la taille veule sous le tailleur marron dont les basques molles se soulèvent et retombent… J’ai l’air d’un hanneton découragé, battu par la pluie d’une nuit de printemps… J’ai l’air d’un oiseau déplumé… J’ai l’air d’une gouvernante dans le malheur… J’ai l’air… mon Dieu, j’ai l’air d’une actrice en tournée, et c’est assez dire…
Voici le parc promis. La récompense valait bien cette longue promenade traînassante sur des pieds fatigués de rester chaussés dix-huit heures par jour… Un parc profond, un château endormi, toutes persiennes closes, au milieu d’une pelouse, des avenues d’arbres au maigre et tendre feuillage à peine déroulé, des jacinthes sauvages et des coucous…
Comme on tressaille malgré soi en étreignant, sous des doigts chauds, une fleur vivante, froide dans l’ombre, raidie d’une vigueur neuve !… Une lumière tamisée, clémente aux visages meurtris, impose la détente et le silence. Un souffle vif descend soudain du faîte des arbres, court dans l’allée en pourchassant des brindilles et se perd devant nous comme un fantôme malicieux…
Nous nous taisons — pas assez longtemps.
— Ah ! la campagne !… soupire l’ingénue.
— Oui… Si on s’asseyait ? propose la duègne. Les jambes me rentrent.
Au pied d’un hêtre satiné, nous nous reposons, errants sans gloire et sans beauté. Les hommes fument, et les femmes tournent les yeux vers les issues bleues de l’allée, vers un bouquet ardent de rhododendrons couleur de braise, épanoui sur un gazon proche…
— Moi, la campagne, ça me vanne, dit le comique en bâillant. Ça me fiche un sommeil !…
— Oui, mais c’est une fatigue saine ! décrète la duègne.
L’ingénue hausse ses épaules dodues :
— Une fatigue saine ! vous me faites suer ! Rien ne vieillit une femme comme de vivre à la campagne, c’est connu !
Le second régisseur retire sa pipe, crache, et commence :
— Une impression de mélancolie qui n’est pas sans grandeur, se dégage de…
— Ta bouche !… gronde tout bas le jeune premier, qui consulte sa montre comme s’il craignait de manquer une entrée.
Un grand garçon mou et pâle, qui joue les utilités, regarde marcher un petit « bousier » cuirassé d’acier bleu, et le taquine du bout d’une paille…
Je respire avec application, pour chercher et rappeler des odeurs oubliées, qui montent à moi comme du fond d’un puits frais. Il y en a qui m’échappent et dont je ne sais plus les noms…
Aucun de nous ne rit, et si la grande coquette fredonne, c’est un petit air si rompu, si dolent… Nous ne sommes pas bien ici, tout y est trop beau !
Un paon familier paraît, au bout de l’avenue, et derrière l’éventail qu’il déploie, nous nous apercevons que le ciel devient rose… Le soir va venir. Le paon marche lentement de notre côté, comme un gardien courtois chargé de nous évincer. Oh ! oui, allons-nous-en… Mes compagnons courent presque, à présent…
— Voyez-vous que nous le rations, mes enfants !…
Nous savons bien, tous, que nous ne manquerons pas le train. Mais nous fuyons le beau jardin, le silence et la paix, la noble oisiveté, la solitude dont nous sommes indignes. Nous courons vers l’hôtel, vers la loge étouffante et la rampe qui aveugle. Nous courons, pressés, bavards, avec des cris de volailles, vers l’illusion de vivre très vite, d’avoir chaud, de travailler, de ne penser guère, de n’emporter avec nous ni regret, ni remords, ni souvenir…
Vers onze heures, nous arrivons à X…, une grande ville (peu importe le nom) où on ne paye pas mal, où on travaille beaucoup ; le public, gâté, veut les « grands numéros » tout de suite après Paris… Il pleut : une de ces pluies de printemps, tièdes, qui donnent sommeil et ramollissent les jarrets.
Le déjeuner lourd, la fumée de la brasserie — après la nuit passée dans le train — font de moi la bête la plus rechignée, qui boude au travail de l’après-midi. Mais Brague ne badine pas :
— « Grouille-toi le mou », allons ! La répétition est à deux heures.
— La barbe ! Je rentre à l’hôtel, et je dors ! Et puis je ne veux pas que tu me parles sur ce ton-là !
— Excusez, princesse. Je voulais simplement vous prier d’avoir l’extrême bonté de vous « manier le pète ». Les plâtres nous attendent.
— Quels plâtres ?
— Ceux de l’établissement. On jouera à la fraîche, ce soir.
J’oubliais. Nous étrennons un music-hall nouveau, qui s’appelle l’ « Atlantic », ou le « Gigantic », ou l’ « Olympic », — un nom de paquebot. Trois mille places, un bar américain, des attractions au promenoir pendant les entr’actes, un orchestre de tziganes dans le hall… Nous lirons ça demain dans les journaux ; pour nous autres, ça ne change rien, sauf que nous sommes sûrs de tousser dans les loges, parce que le calorifère neuf chauffera trop ou parce qu’il ne chauffera pas assez.
Je marche derrière Brague, qui se fraye un chemin à coups de coude sur l’avenue du Nord, encombrée d’employés et d’ouvrières qui se rendent, comme nous, à leur usine. Un piquant soleil de mars fait fumer la pluie, et mes cheveux défrisés pendent, comme dans le bain de vapeur. Le pardessus de Brague, trop long, lui bat les mollets et se crotte à chaque pas. À nous regarder, nous valons dix francs par soirée, Brague pas rasé et moucheté de boue, moi ivre de sommeil et coiffée en skye-terrier…
Je me laisse guider par mon camarade, et je remâche, à demi assoupie, des chiffres consolants :
— La répétition marquée pour deux heures ; donc, on peut compter sur quatre heures et demie… Une heure et demie ou deux heures de répétition avec l’orchestre, ça nous met à sept heures à l’hôtel ; la toilette, le dîner ; on retourne à la boîte à neuf heures ; on est rhabillée à minuit moins le quart ; le temps de boire une citronnade à la brasserie… Eh ! mon Dieu, faisons-nous une raison : dans dix petites heures, je serai dans un lit, avec le droit d’y dormir jusqu’au déjeuner du lendemain ! Un lit, un lit bien froid, bien tendu, avec la boule en caoutchouc tout au fond, molle sous les pieds comme un ventre de bête chaude…
Brague tourne à gauche, — je tourne à gauche ; il s’arrête court, — je m’arrête court.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-il, c’est pas possible !
Réveillée, je juge, d’un coup d’œil, que ce n’est, en effet, pas possible…
Des tombereaux, chargés de sacs de plâtre, barrent la rue. Un échafaudage masque un édifice pâle, indécis, comme à peine figé, et des maçons moulent en hâte des femmes nues, des couronnes de laurier et des guirlandes Louis XVI, au-dessus d’un porche noir d’où s’échappe un tumulte de marteaux, de cris confus, de scies, comme si tous les Niebelungen y forgeaient ensemble.
— C’est là ?
— C’est là.
— Tu es sûr, Brague ?
Je reçois, en réponse, un foudroyant coup d’œil — que mérite seul l’imprévoyant architecte de l’Olympic…
— Je voulais dire : tu es sûr qu’on répète ?
On répète. Cela passe la vraisemblance, mais on répète. Nous franchissons, sous une pluie collante de plâtre liquide, le porche noir ; nous sautons par-dessus les rouleaux de tapis qu’on cloue et dont la royale pourpre se marque, à mesure, de semelles boueuses. Nous escaladons, par delà la scène, l’échelle provisoire qui conduit aux loges d’artistes, — nous revenons, effarés, assourdis, à l’orchestre.
Une trentaine d’exécutants s’y démènent. On entend des bouffées de musique pendant les accalmies des marteaux. Au pupitre du chef, un être maigre, chevelu, barbu, bat des bras et de la tête, les yeux vers les frises, avec la sérénité extasiée des sourds…
Nous sommes là une quinzaine de « numéros », ahuris, découragés d’avance. Nous ne nous connaissons pas, mais nous nous reconnaissons. Il y a le diseur à huit francs le cachet, celui qui s’en fiche, et qui dit :
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me f… ? Je suis engagé à partir de ce soir, je touche à partir de ce soir.
Il y a le comique à gueule chafouine d’avoué, qui parle de « juridiction » et qui entrevoit « un procès très intéressant ».
Il y a la famille allemande — trapèze et jeux icariens — sept hercules à figure d’enfant, craintifs, étonnés, déjà soucieux à cause du chômage possible…
Il y a la petite « tour de chant », celle « qui n’a pas de chance », celle qui a toujours « des embêtements avec la direction », celle à qui on a volé « pour vingt mille francs de bijoux », le mois dernier, à Marseille ! C’est elle aussi, naturellement, qui a perdu sa malle de costumes en route, et qui a eu « des mots » avec la patronne de l’hôtel…
Il y a même, sur le plateau, un extraordinaire petit homme, usé, les joues fendues de deux grands plis ravinés, un « ténor à voix » d’une cinquantaine d’années, vieilli dans quelles lointaines provinces ? Indifférent au bruit, il répète — implacablement.
À chaque instant, il ouvre les bras pour interrompre l’orchestre et court, de la contrebasse aux timbales, penché sur la rampe. Il a l’air d’un vieil oiseau méchant qui se berce sur la tempête. Il chante, — il pousse de longs cris métalliques et malveillants, — il exhume un répertoire désuet où, tour à tour, il incarne Pedro le bandit, le léger chevalier qui abandonne Manon, le fou qui ricane sinistrement, la nuit, sur la lande… Il me fait peur, mais il égaye Brague, revenu à son fatalisme de nomade.
Mon camarade fume, à la faveur du désordre, la « cibiche » défendue, et prête maintenant une oreille amusée au « phénomène vocal », une dame brune qui file des contre-mi presque insaisissables :
— Elle est crevante, pas ? Elle me fait comme si je l’écoutais chanter par le gros bout de la lorgnette.
Son rire nous gagne ; un mystérieux réconfort naît et se propage ; nous sentons venir la nuit, l’heure des lampes, l’heure véritable de notre réveil, de notre gloire…
⁂
— Ananké ! s’écrie soudain le comique processif et lettré. Si on joue, on joue ; et si on ne joue pas, on ne joue pas !
D’un saut de danseur, il franchit la bordure d’une avant-scène et s’en va donner un coup de main aux électriciens. La « pas-de-chance » croque des bonbons anglais avec les sept hercules…
Je n’ai plus sommeil, je m’installe sur un ballot de linoléum roulé, côte à côte avec le « phénomène vocal » qui me tire les cartes. Encore une heure sans pensée, sans soucis, sans projets…
Obtus et gais, privés d’instinct et de prévoyance, nous ne sentons venir ni le lendemain, ni le malheur, ni la vieillesse, — ni la faillite du bel « établissement » trop neuf, qui sonnera très exactement dans un mois, juste le jour de la « Sainte-Touche ! »
