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Minne n’a pas levé la tête et mord son porte-plume d’ivoire, si penchée sur son cahier qu’on ne voit que l’argent de ses cheveux blonds, et un bout de nez fin entre deux boucles pendantes.
Le feu parle tout bas, la lampe à huile compte-goutte à goutte les secondes, Maman soupire. Sur la toile cirée de sa broderie (c’est un grand col pour Minne), l’aiguille toque du bec à chaque point.
Dehors, les sycomores du boulevard Berthier ruissellent de pluie, et les tramways de l’avenue de Villiers, au tournant du boulevard extérieur, grincent musicalement sur leurs rails.
Maman coupe le fil de sa broderie. Au tintement des petits ciseaux, le nez fin de Minne se lève, les cheveux d’argent s’écartent, les beaux yeux foncés de Minne guettent…
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Veröffentlichungsjahr: 2025
Colette
© 2025 Librorium Editions
ISBN : 9782385748753
— Minne ? Minne chérie, c’est fini cette rédaction ? Minne, tu vas abîmer tes yeux !…
Minne murmure d’impatience. Elle a déjà répondu « oui, maman », trois fois à Maman qui brode derrière le dossier de la grande bergère.
Minne n’a pas levé la tête et mord son porte-plume d’ivoire, si penchée sur son cahier qu’on ne voit que l’argent de ses cheveux blonds, et un bout de nez fin entre deux boucles pendantes.
Le feu parle tout bas, la lampe à huile compte-goutte à goutte les secondes, Maman soupire. Sur la toile cirée de sa broderie (c’est un grand col pour Minne), l’aiguille toque du bec à chaque point.
Dehors, les sycomores du boulevard Berthier ruissellent de pluie, et les tramways de l’avenue de Villiers, au tournant du boulevard extérieur, grincent musicalement sur leurs rails.
Maman coupe le fil de sa broderie. Au tintement des petits ciseaux, le nez fin de Minne se lève, les cheveux d’argent s’écartent, les beaux yeux foncés de Minne guettent…
Maman enfile une autre aiguillée, Minne se penche de nouveau sur sa tâche, mais ses yeux foncés glissent en dessous vers un journal ouvert, dissimulé par le devoir d’histoire, et lisent lentement, soigneusement, la rubrique Paris la nuit :
« Nos édiles se doutent-ils seulement que certains quartiers de Paris, notamment les boulevards extérieurs, sont aussi dangereux pour le promeneur qui s’y aventure, que la Prairie l’est pour le voyageur blanc ? Nos modernes Apaches y donnent carrière à leur naturelle sauvagerie, il ne se passe pas de nuit sans qu’on ramasse un ou plusieurs cadavres.
« Remercions le ciel — il vaut mieux s’en remettre à lui qu’à la police — quand ces messieurs se bornent à se dévorer entre eux, comme cette nuit, où deux bandes rivales se rencontrèrent et se massacrèrent littéralement. La cause du conflit ? « Cherchez la femme ! » Celle-ci, une fille Eugénie Desfontaines, dite Casque-de-Cuivre à cause de ses magnifiques cheveux roux, allume toutes les convoitises d’une douteuse population masculine. Inscrite aux registres de la Préfecture depuis un an, cette créature, qui compte à peine seize printemps, est connue sur la place pour son charme équivoque et son caractère audacieux. Elle boxe, lutte, et joue du revolver à l’occasion. Tailhade dit l’Orang, le chef de la bande des « Frères-de-Belleville » et le Frisé, chef des « Aristos » de « Levallois-Perret », un souteneur dangereux dont on ignore le véritable nom, se disputaient cette nuit les faveurs de Casque-de-cuivre. Des menaces on en vint aux couteaux. Solvey, dit Pipi-la-Vipère, bookmaker belge, grièvement blessé, appela le Frisé à son aide ; les acolytes de l’Orang sortirent leurs revolvers et alors commença une véritable boucherie. Les agents arrivés après le combat, selon leur immuable tradition, ont ramassé cinq individus laissés pour morts, Defrémont et Busenel, dits « les puceaux nantais », Henry Ner, dit le Pou et Degorsse dit Schnock, qui ont été transportés d’urgence à l’hôpital, ainsi que le sujet de Léopold : Pipi-la-Vipère.
« Quant aux chefs de bandes, et à la Colombine, cause première du duel, on n’a pu mettre la main dessus. Ils sont activement recherchés. »
Maman roule sa broderie. Minne, prise de court, écrit rapidement sur son cahier :
« Par ce traité, la France perdait deux de ses plus belles provinces. Mais elle devait quelque temps après en signer un autre, beaucoup plus avantageux. »
Un point, un trait d’encre à la règle au bas du devoir ; le papier buvard qu’elle lisse de sa main longue et transparente.
— Fini !
— Ce n’est pas trop tôt ! dit Maman, soulagée. Va vite au lit, ma souris blanche. Tu as été longue ce soir. C’était donc bien difficile, ce devoir ?
— Non, répond Minne qui se lève. Mais j’ai un peu mal à la tête.
Comme elle est grande ! Aussi grande que Maman, presque. Une très longue petite fille, l’air d’un bébé de huit ans qu’on aurait tiré, tiré… La taille et les épaules étroites dans son fourreau de velours anglais vert-empire que serre à peine une ceinture de cuir blanc, Minne s’étire les bras en l’air, s’allonge encore. Elle passe ses mains sur son front, rejette en arrière ses cheveux si pâles. Maman s’inquiète tout de suite :
— Bobo ? une compresse ?
— Non, dit Minne. Ce n’est pas la peine. Ça sera parti demain.
Elle sourit à Maman, de ses yeux marron foncé, de sa bouche mobile dont les coins nerveux remuent sans cesse. Son cou mince plie au-dessus du grand col pèlerine. Elle a la peau si claire, les cheveux si fins aux racines qu’on ne voit pas d’abord où finissent ses tempes. Maman regarde de près la petite figure qu’elle connaît veine par veine, et se tourmente, une fois de plus, de tant de fragilité. « On ne lui donnerait jamais ses quatorze ans huit mois… »
— Viens, Minne chérie, que je roule tes boucles.
Elle montre un petit fagot de rubans blancs.
— Oh ! s’il te plaît, non, maman. À cause de ma tête, pas ce soir.
— Tu as raison, mon joli. Veux-tu que j’aille avec toi dans ta chambre ? As-tu besoin de moi ? Un peu de fleur d’oranger ?
— Non, maman, merci. Je vais me coucher vite.
Minne prend sa lampe à huile, embrasse Maman et monte l’escalier, sans peur des coins noirs, de l’ombre de la rampe qui grandit et tourne devant elle, de la vingt-deuxième marche qui crie si lugubrement. À quatorze ans et huit mois, on ne croit plus aux fantômes.
— Cinq, songe Minne. Les agents en ont ramassé cinq laissés pour morts. Et le Belge aussi ! Elle, on ne l’a pas prise, ni les deux chefs ! Mais Casque-de-Cuivre !…
En jupon de nansouk blanc, plissé dans le bas, en corset-brassière à bretelles, de coutil blanc, Minne se regarde dans la glace.
— Des cheveux rouges, c’est beau. Les miens sont trop pâles… Je sais comment elles se coiffent.
À deux mains, elle relève ses cheveux de soie, les roule très haut sur sa tête, presque sur le front. Dans un placard elle prend son tablier rose du matin, celui qui a des poches en forme de cœur. Puis elle parade devant la glace, le menton levé… Non, l’ensemble reste fade. Qu’est-ce qui manque donc ? Un ruban rouge dans les cheveux. Là. Un autre au cou. Les mains dans les poches du tablier, les coudes maigriots en dehors, Minne, charmante et gauche à la façon d’un Boutet de Monvel, se sourit et constate :
— Je suis sinistre.
Minne ne s’endort jamais tout de suite. Elle entend, au-dessous d’elle, Maman fermer le piano, tirer les rideaux qui grincent sur leur tringle, entr’ouvrir la porte de la cuisine pour s’assurer qu’aucune odeur de gaz ne filtre par les robinets du fourneau, monter à pas lents, toute empêtrée de sa lampe, de sa corbeille à ouvrage et de sa jupe longue.
Devant la chambre de Minne, Maman s’arrête une minute, écoute… Enfin la dernière porte se ferme, on ne perçoit plus que des bruits étouffés derrière la cloison.
Minne est étendue toute raide dans son lit, la nuque renversée, et sent ses yeux s’agrandir dans l’ombre. Elle n’a pas peur. Elle épie tous les bruits comme une petite bête nocturne, et gratte seulement le drap, avec les ongles de ses orteils.
Une goutte de pluie tombe de seconde en seconde sur le rebord en zinc de la fenêtre, lourde et régulière comme le pas du sergent de ville qui arpente le trottoir.
— Il m’agace ce sergent de ville, songe Minne. À quoi ça peut-il servir, des gens qui marchent si gros ? Eux, on ne les entend pas, ils marchent comme des chats. Ils ont des souliers de tennis, ou bien des pantoufles brodées au point de croix… Comme il pleut ! Je pense bien qu’ils ne sont pas dehors à cette heure-ci. Pourtant, l’Orang et l’autre, le chef… le chef des Frères, le Frisé. Ils sont enfuis, ils sont cachés. Cachés dans… dans des carrières. Je ne sais pas s’il y a des carrières près d’ici. Oh ! ce gros pas ! Pouf, pouf, pouf, pouf… S’il y en avait un, tout d’un coup, qui vienne par derrière le sergent de ville et qui lui enfonce un couteau dans sa vilaine nuque rouge… Devant la porte, juste pendant qu’il passe… Ah ! ah ! je vois Célénie demain matin : « Madame, Madame ! il y a un sergent de ville de tué devant la porte. » Et elle crierait, et elle se trouverait mal…
Et Minne, blottie dans son lit blanc, ses cheveux de soie balayés d’un seul côté et découvrant une oreille menue, s’endort avec un petit sourire.
Minne dort et Maman songe. Cette petite fille si mince, qui repose à côté d’elle, remplit et borne le présent et l’avenir de Maman, qui est une assez jeune veuve, craintive et casanière. Maman a cru souffrir beaucoup, il y a dix ans, lors de la mort soudaine de son mari ; et puis ce grand chagrin a pâli dans l’ombre dorée des cheveux de Minne. La santé de Minne fragile et nerveuse, les repas de Minne, le cours de Minne, les robes de Minne… Maman n’a pas trop de temps pour y penser, avec une joie et une inquiétude qui ne se blasent ni l’une ni l’autre.
Pourtant, Maman n’a que trente-trois ans, et il arrive qu’on remarque dans la rue sa beauté sage, éteinte sous des robes unies d’institutrice de bonne maison… Maman n’en sait rien. Elle sourit sans arrière-pensée, quand les hommages vont aux surprenants cheveux de Minne, ou rougit vivement lorsqu’un jeune vaurien apostrophe sa fille, — il n’y a guère d’autres événements dans sa vie occupée et petite de mère-fourmi.
Donner un beau-père à Minne ? Vous n’y pensez pas ! (Maman ne s’avise même pas qu’un beau-père pour Minne serait un mari pour elle). Non, non, elles vivront toujours seules dans le petit hôtel du boulevard Berthier, qu’a laissé Papa à sa femme et à sa fille ; jusqu’à cette époque, confuse et terrible comme un cauchemar, où Minne s’en ira avec un Monsieur de son choix.
L’oncle Paul, le médecin, est là pour veiller de temps en temps sur elles deux, pour soigner Minne en cas de maladie et empêcher Maman de perdre la tête ; le cousin Antoine amuse Minne pendant les vacances, Minne suit le cours Souhait pour se distraire, y rencontrer des amies bien élevées et, mon Dieu, s’instruire à l’occasion… Tout cela est très bien arrangé, se dit Maman qui craint l’imprévu, et si l’on pouvait aller ainsi jusqu’à la fin de la vie, serrées l’une contre l’autre dans un tiède et étroit bonheur, comme la Mort serait vite franchie, sans péché et sans peine…
« Minne chérie, c’est sept heures et quart ».
Maman dit cela à demi-voix, comme pour s’excuser.
Du fond de l’ombre blanche du lit, un bras mince se lève, ferme son poing et retombe.
Puis la voix de Minne, faible et légère, demande :
— Il pleut encore ?
Maman replie les persiennes de fer. Le murmure des sycomores entre par la fenêtre, avec un rayon de jour vert et vif, un souffle frais qui sent l’herbe et l’asphalte.
— Un temps superbe !
Minne, assise sur son lit, fourrage à deux mains sa tête d’où pleuvent des soies emmêlées. Parmi la clarté de ses cheveux, la pâleur rose de son teint, la noire et liquide lumière de ses yeux étonne. Beaux yeux grands ouverts et sombres, où tout pénètre et se noie, sous l’arc élégant des sourcils mélancoliques… La bouche mobile sourit, tandis qu’ils restent graves.
Pour l’instant, Minne regarde remuer les feuilles, d’un air vide, elle ouvre et resserre les doigts de ses pieds, comme font les hannetons avec leurs antennes… La nuit n’est pas encore sortie d’elle. Elle vagabonde à la suite de ses rêves, sans entendre Maman qui tourne par la chambre, Maman tendre et toute fraîche en peignoir bleu, les cheveux tordus en natte…
— Tes bottines jaunes, et puis ta petite jupe bleu marine, et une chemisette… une chemisette comment ?
Enfin réveillée, Minne soupire et détend son regard.
— Blanche, maman, ou bleue, comme tu voudras.
Comme si d’avoir parlé lui déliait tous les membres, Minne saute sur le tapis, se penche à la fenêtre… Il n’y a pas de sergent de ville étendu en travers du trottoir, un couteau dans la nuque.
— Ce sera pour une autre fois, songe Minne un peu déçue.
L’arome vanillé du chocolat qui bout s’est glissé dans la chambre, et stimule sa toilette minutieuse de petite femme soignée ; elle sourit aux fleurs roses des tentures.
Des roses partout : sur les murs, sur le velours anglais des fauteuils, et le tapis à fond crème, jusqu’au fond de cette cuvette longue, montée sur quatre pieds laqués de blanc…
— J’ai faim, dit Minne qui, devant l’armoire à glace, noue sa cravate sur son col blanc, luisant d’empois.
Quel bonheur ! Minne a faim ! Voilà Maman contente pour la journée. Elle admire sa grande fille, si longue, et si peu femme encore, le torse enfantin dans la chemisette à plis, les épaules frêles où roulent les beaux cheveux en copeaux d’argent.
— Descendons, ton chocolat t’attend…
Minne prend son chapeau aux mains attentives de Maman et dégringole l’escalier, leste comme une chèvre blanche, en flairant son mouchoir où Maman a versé deux gouttes de verveine citronnelle…
Le cours des demoiselles Souhait n’est pas un cours pour rire. Demandez à toutes les mamans qui y conduisent leurs fillettes de six à quinze ans. La réponse ne variera guère. On vous répondra, avec un air de quiétude supérieure : « C’est ce qu’il y a de mieux fréquenté dans Paris. » Et l’on vous citera coup sur coup les noms de Mlles X…, des petites Z…, de la fille unique du banquier H… On vous parlera des salles bien aérées, du chauffage à la vapeur, des voitures de maître qui stationnent devant la porte, et il est sans exemple qu’une maman, séduite par ce luxe hygiénique, éblouie de noms connus et fastueux, s’aventure jusqu’à éplucher le programme d’études.
Les amis de Maman ont affirmé : « Vous ne pouvez pas envoyer votre fille ailleurs qu’au cours Souhait. » L’oncle Paul a concédé : « Envoies-y la petite, va, là ou ailleurs… » Minne, déjà raisonnable à huit ans autant qu’aujourd’hui, a remarqué : « Maman, le cours Souhait est en haut du boulevard Malesherbes ; depuis la maison, en suivant les fortifications, il n’y a pas plus d’un quart d’heure à pied. »
Et tous les matins, Minne, accompagnée tantôt de Maman, tantôt de Célénie, suit les fortifications, du boulevard Berthier à la porte d’Asnières. Bien gantée, une serviette de maroquin au bras, droite et les yeux graves, elle salue d’un regard l’avenue Gourgaud verte et provinciale, d’une caresse les chiens de Thaulow, vagabondant en maîtres sur le boulevard Berthier, pêle-mêle avec une tribu de beaux enfants, blonds et libres, qui parlent un norwégien guttural. Minne connaît de vue ces petits pirates du Nord et les envie. « Tous seuls, sans bonne, le long des fortifications ! Mais ils sont encore trop jeunes, ils ne savent que jouer… Ils ne regardent pas les choses intéressantes… »
Ce matin-là, comme les autres matins, Minne quitte Célénie sous la porte cochère du cours Souhait.
— C’est toi qui viendras me chercher à onze heures et demie, Célénie ?
— Non, Mademoiselle, Madame a dit qu’elle viendrait.
— Bon ; adieu, Célénie.
— Adieu, Mademoiselle.
Minne se dirige vers une porte toute luisante de plaques en cuivre jaune ; la grosse femme de chambre hâte vers la maison son dos lourd.
Minne, revenue sur ses pas, tend le cou pour suivre Célénie des yeux, sort, traverse la rue d’un pas décidé, et s’en va acheter Le Journal au prochain kiosque. Après quoi, elle entre au cours, où Mlle Souhait elle-même commence une leçon de géographie.
Arthur Dupin, le styliste du Journal, a ciselé un nouveau chef-d’œuvre :
« Encore nos Apaches. — Capture importante. — Le Frisé introuvable. »
« Nos lecteurs ont encore présent à l’esprit le récit lugubre et véridique de la nuit de mardi à mercredi. La police n’est pas restée inactive depuis ce temps, et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que l’inspecteur Joyeux mettait la main sur Perilhou, dit Mangeot, qui, dénoncé par un des blessés transportés à l’hôpital, se faisait pincer dans un garni de la rue Norvins. De Casque-de-Cuivre, point de nouvelles. Il semblerait même que ses amis les plus intimes ignorent sa retraite, et l’on nous fait savoir que l’anarchie règne parmi ce joli peuple privé de sa reine. Le Frisé a réussi jusqu’à présent à échapper aux recherches. »
Dans son lit, Minne songe :
« Elle est cachée. Probablement aussi dans une carrière. Les agents ne savent pas chercher. Elle a sûrement des amis fidèles, qui lui apportent à manger la nuit. Si on découvre sa cachette, elle aura toujours le temps de tuer plusieurs personnes de la police avant qu’on la prenne. Mais voilà, son peuple se mutine pendant ce temps-là ! Les Aristos-de-Levallois vont se disperser aussi, sans le Frisé… Ils auraient dû élire une vice-reine, pour gouverner en l’absence de Casque-de-Cuivre… »
Pour Minne, tout cela semble monstrueux et simple à la manière d’un vieux roman de Gustave Aymard. Elle sait que la bordure pelée des fortifications est une terre étrange, où grouille un peuple dangereux et attrayant de sauvages, une race très différente de la nôtre, et qu’on reconnaît aisément aux insignes qu’ils arborent : la casquette de cycliste, le jersey noir ou rayé de vives nuances, qui colle à la peau comme un tatouage bariolé. Leur race produit deux types distincts :
1o Le trapu, qui balance en marchant des mains de viande crue, et dont les cheveux, plantés bas sur le front, semblent peser sur les sourcils plissés.
2o Le svelte. Celui-là marche indolemment, sans le moindre bruit. Ses souliers Richelieu montrent des chaussettes fleuries, quelquefois de soie. Parfois aussi ils laissent voir, à la place des chaussettes, une peau délicate. L’œil est long, souvent beau, et presque toujours doux, la prunelle tourne avec une langueur singulière jusqu’au coin externe des paupières. Des cheveux souples descendent sur la joue bien rasée, en manière d’accroche-cœur, et la pâleur du teint fait valoir le rouge fiévreux des lèvres.
D’après la classification de Minne, cet individu-là incarne le type noble de la race mystérieuse. Le Trapu chante souvent, promène à ses bras des jeunes filles en cheveux, gaies comme lui. Le Svelte glisse volontiers ses mains dans les poches d’un pantalon ample, et fume, les yeux mi-clos, tandis qu’une inférieure et furieuse créature, à son côté, crie, pleure et reproche.
« Elle l’ennuie, songe Minne, d’un tas de petits soucis domestiques. Lui, il ne l’écoute même pas, il rêve, il suit la fumée de sa cigarette d’Orient… »
Car les songeries de Minne ignorent le caporal vulgaire, et, pour elle, il n’est de cigarettes qu’orientales.
