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Extrait : "Il n'y a probablement, ni en Europe ni ailleurs, un savant dont la physionomie soit plus universellement connue que celle du docteur Schwaryenerona, de Stockhoml ; son portrait, reproduit par les marchands au-dessous de sa marque de fabrique, sur des millions de bouteilles cachetées de vert, circule avec elles jusqu'aux confins du globe. La vérité oblige à dire que ces bouteilles ne contiennent que de l'huile de foie de morue..."
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Seitenzahl: 373
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Il n’y a probablement, ni en Europe ni ailleurs, un savant dont la physionomie soit plus universellement connue que celle du docteur Schwaryencrona, de Stockholm ; son portrait, reproduit par les marchands au-dessous de sa marque de fabrique, sur des millions de bouteilles cachetées de vert, circule avec elles jusqu’aux confins du globe.
La vérité oblige à dire que ces bouteilles ne contiennent que de l’huile de foie de morue, médicament estimable et même bienfaisant, qui, pour les habitants de la Norvège, représente tous les ans, en kroners ou « couronnes » de la valeur d’un franc trente-neuf centimes, des totaux de sept à huit chiffres.
Jadis cette fabrication était aux mains des pêcheurs. Aujourd’hui les procédés d’extraction sont plus scientifiques, et le prince de cette industrie spéciale est précisément le célèbre docteur Schwaryencrona.
Il n’est personne qui n’ait remarqué cette barbe en pointe, cette paire de lunettes, ce nez crochu et ce bonnet de loutre. La gravure n’est peut-être pas des plus fines, mais il est certain qu’elle est d’une ressemblance frappante. À preuve ce qui arriva un jour dans l’école primaire de Noroë, sur la côte occidentale de Norvège, à quelques lieues de Bergen.
Deux heures après midi venaient de sonner. Les élèves étaient en classe dans la grande salle sablée, – les filles à gauche et les garçons à droite, – occupés à suivre au tableau noir la démonstration d’une théorie que leur faisait le maître, M. Malarius, quand soudain la porte s’ouvrit, et une pelisse fourrée, bottes fourrées, gants fourrés, bonnet de loutre, se présenta sur le seuil.
Aussitôt les élèves de se lever avec respect, comme il convient lorsqu’un visiteur pénétra dans une classe. Aucun d’eux n’avait jamais vu le nouveau venu. Tous, pourtant, ils chuchotèrent en l’apercevant :
« M. le docteur Schwaryencrona ! »
Tant était grande la ressemblance du portrait gravé sur les bouteilles du docteur !
Il faut dire que les élèves de M. Malarius avaient à peu près constamment ces bouteilles sous les yeux, par la raison que l’une des principales usines du docteur se trouve précisément établie à Noroë. Mais enfin il n’en est pas moins vrai que, depuis des années, le savant homme n’avait pas mis le pied dans le pays, et que pas un des enfants ne pouvait se flatter jusqu’à ce jour de l’avoir aperçu en chair et en os.
En imagination, c’était une autre affaire. On parlait beaucoup du docteur Schwaryencrona aux veillées de Noroë. Et les oreilles lui auraient tinté souvent, si le préjugé populaire avait le moindre fondement à cet égard.
Quoi qu’il on soit, cette reconnaissance aussi unanime que spontanée constituait un véritable triomphe pour l’auteur inconnu du portrait, – triomphe dont cet artiste modeste aurait eu le droit d’être fier, et plus, d’un photographe à la mode le droit d’être jaloux.
Oui, c’étaient bien là, évidemment, la barbe en pointe, la paire de lunettes, le nez crochu et le bonnet de loutre du fameux savant. Il n’y avait pas d’erreur ni de confusion possible. Tous les élèves de M. Malarius en auraient mis la main au feu.
Ce qui les étonnait et même les désappointait un peu, c’était de trouver dans le docteur un homme de taille ordinaire et moyenne, au lieu du géant qu’ils auraient plutôt imaginé. Comment un savant aussi illustre pouvait-il se contenter d’une stature de cinq pieds trois pouces ? À peine sa tête grise arrivait-elle à l’épaule de M. Malarius. Et pourtant, M. Malarius était déjà voûté par l’âge. Mais il était bien plus maigre que le docteur, ce qui le faisait paraître deux fois plus grand. Sa vaste houppelande marron, à laquelle un long usage avait donné des tons verdâtres, flottait sur lui comme un drapeau sur sa hampe. Il était en culottes courtes et souliers à boucles, avec un bonnet de soie noire d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux blancs. Sa figure rose et souriante respirait la douceur la plus parfaite. Lui aussi, il portait des lunettes, qui ne vous transperçaient pas comme celles du docteur, et à travers lesquelles ses yeux bleus semblaient contempler toutes choses avec une bienveillance inépuisable.
De mémoire d’écolier, M. Malarius n’avait puni un de ses élèves. Ce qui ne l’empêchait pas d’être respecté à force d’être aimé. C’était un si brave cœur, et tout le monde le savait si bien ! On n’ignorait pas, à Noroë, qu’en sa jeunesse, il avait passé de brillants examens, et que, lui aussi, il aurait pu prendre des grades, devenir herr professor dans une grande université, conquérir honneurs et fortune. Mais il avait une sœur, la pauvre Kristina, toujours malade et souffreteuse. Et, comme elle n’aurait voulu pour rien au monde quitter son village, comme elle avait peur de la ville et craignait d’y mourir, M. Malarius s’était tout doucement sacrifié. Il avait accepté les rudes et humbles fonctions de maître d’école. Puis, quand, après une vingtaine d’années, Kristina s’était éteinte en le bénissant, M. Malarius, habitué à sa vie obscure et ignorée, n’avait même pas songé à en commencer une autre. Absorbé par des travaux personnels dont il oubliait de faire part au monde, il trouvait un plaisir suprême à être un instituteur modèle, à avoir l’école la mieux tenue du pays, et surtout à sortir du domaine de l’enseignement primaire pour aborder des leçons plus relevées. Il aimait à pousser les études de ses meilleurs élèves, à les initier aux sciences, aux littératures anciennes et modernes, à tout ce qui est habituellement le lot des classes riches ou aisées et non pas celui des pêcheurs et des paysans.
« Pourquoi ce qui est bon aux uns ne le serait-il pas aux autres ! disait-il. Si les pauvres gens n’ont pas toutes les joies d’ici-bas, pourquoi leur refuser celle de connaître Homère et Shakespeare, de nommer l’étoile qui les guide sur les océans ou la plante qu’ils foulent à terre ! Le métier viendra assez tôt les prendre à la gorge et les courber sur le sillon ! Qu’au moins leur enfance ait bu à ces sources pures et participé à ce patrimoine commun des hommes ! »
En plus d’un pays, on eût jugé ce système imprudent, propre à dégoûter les humbles de la modestie de leur lot et à les jeter dans les aventures. Mais, en Norvège, personne ne songe à s’inquiéter de ces choses. La douceur patriarcale des natures, l’éloignement des villes, les habitudes laborieuses, d’une population très clairsemée, semblent ôter tout danger à ces sortes d’expériences. Aussi sont-elles plus fréquentes qu’on ne pourrait le croire. Nulle part elle n’est poussée aussi loin, dans les plus pauvres écoles rurales comme dans les collèges. Aussi la péninsule scandinave peut-elle se flatter de produire, proportionnellement à sa population, plus de savants et plus d’hommes distingués dans tous les genres que n’importe quelle autre région de l’Europe. Le voyageur y est constamment frappé du contraste que présente une nature à demi-sauvage avec des usines et des travaux d’art qui supposent la civilisation la plus raffinée.
Mais peut-être est-il temps de revenir au docteur Schwaryencrona, que nous avons laissé sur le seuil de l’école de Noroë.
Si les élèves avaient été prompts à le reconnaître, sans l’avoir jamais vu, il n’en était pas de même de leur instituteur, qui pourtant le connaissait de longue date.
« Eh ! bonjour, mon cher Malarius ! s’écria cordialement le visiteur en s’avançant, la main ouverte, vers le maître d’école.
– Monsieur, soyez le bienvenu, répondit celui-ci un peu interdit, un peu timide comme tous les solitaires, et surpris au milieu de sa démonstration… M’excuserez-vous si je vous demande à qui j’ai l’honneur… ?
– Quoi !… Ai-je donc tant changé depuis que nous courions ensemble sur la neige et que nous fumions de si longues pipes à Christiania ?… As-tu donc oublié la pension Krauss, et faut-il vraiment que je te nomme ton camarade et ton ami ?
– Schwaryencrona !… s’écria M. Malarius. Est-il possible ? Est-ce bien toi ?… Est-ce vous, monsieur le docteur ?
– Oh ! je t’en prie, trêve aux cérémonies !… Ne suis-je pas ton vieux Roff, comme tu seras toujours mon brave Olaf, – le meilleur, le plus cher ami de ma jeunesse ? Oui ! je sais bien !… Le temps passe, et nous avons un peu changé tous les deux, en trente ans !… Mais le cœur est resté jeune, n’est-ce pas ? et il y a toujours un petit coin pour ceux qu’on a appris à aimer, quand on mangeait côte à côte le pain sec de la vingtième année ? »
Et le docteur riait, et il serrait les deux mains de M. Malarius, qui, de son côté, avait les yeux tout humides de larmes.
« Mon cher ami, mon bon, mon excellent docteur ! disait-il. Nous n’allons pas rester ici. Je vais donner congé à tous ces malandrins, qui n’en seront pas fâchés, assurément, et nous passerons chez moi…
– Point du tout, déclara le docteur en se retournant vers les élèves, qui suivaient avec un vif intérêt les détails de cette scène. Je ne dois ni te déranger dans tes travaux ni troubler les études de cette belle jeunesse !… Si tu veux me faire un grand plaisir, tu me permettras de m’asseoir ici, près de toi, et tu reprendras la leçon…
– Volontiers, répondit M. Malarius ; mais, à vrai dire, je n’aurai plus guère le cœur à la géométrie, et, après avoir parlé congé à ces gamins, je me fais un peu scrupule de rétracter le mot !… Il y aurait un moyen de tout concilier. C’est que le docteur Schwaryencrona daignât faire à mes élèves l’honneur de les interroger sur leurs études, et puis, qu’il leur donnât la volée pour aujourd’hui !…
– Excellente idée !… C’est entendu !… Me voici passé inspecteur ! »
Puis, s’adressant à toute la classe :
« Voyons, quel est le meilleur élève ? demanda le docteur en s’installant dans le fauteuil du maître.
– Erik Hersebom ! répondirent, sans hésiter une cinquantaine de voix fraîches.
– Ah ! c’est Erik Hersebom ?… Eh bien, Erik Hersebom, voulez-vous venir ici ? »
Un jeune garçon d’une douzaine d’années quitta le premier banc et se rapprocha de la chaire. C’était un enfant sérieux et grave, dont la physionomie pensive et les grands yeux profonds, qui auraient été remarqués partout, paraissaient surtout remarquables au milieu des têtes blondes qui l’entouraient. Tandis que ses camarades des deux sexes avaient tous des cheveux couleur de lin, des teints roses, des yeux verts ou bleus, ses cheveux à lui étaient châtain foncé, comme son regard, et sa peau brune. Il n’avait pas les pommettes saillantes, le nez court et l’allure massive des enfants de la Scandinavie. En un mot, pour les caractères physiques, il se distinguait de la race si originale et si nettement marquée à laquelle appartenaient ses condisciples.
Comme eux, il était vêtu de gros drap du pays ; à la mode des paysans de la province de Bergen ; mais la finesse, la petitesse de sa tête, portée sur un cou grêle et élégant, la grâce naturelle de ses mouvements et de ses attitudes, – tout en lui semblait indiquer une origine étrangère. Il n’est pas un physiologiste qui n’eût été frappé d’emblée de ces particularités, comme le fut le docteur Schwaryencrona.
Cependant, il n’avait au premier abord aucun motif de s’y arrêter. Aussi se mit-il simplement en devoir de procéder à son examen.
« Par où commencerons-nous ? Par la grammaire ? demanda-t-il au jeune garçon.
– Je suis aux ordres de monsieur le docteur, » répondit modestement Erik.
Le docteur lui posa deux questions fort simples et fut étonné de voir qu’il répondait en donnant la solution, non seulement pour la langue suédoise, mais pour le français et l’anglais. C’est une habitude qu’on prenait avec M. Malarius. Il prétendait qu’il était presque aussi aisé d’apprendre trois langues à la fois que d’en apprendre une seule.
« Tu leur enseignes donc le français et l’anglais ? dit le docteur, en se retournant vers son ami.
– Pourquoi pas, avec les éléments du grec et du latin ?… Je ne vois pas le mal que cela peut leur faire.
– Moi non plus ! » s’écria le docteur en riant.
Et il ouvrit au hasard un volume de Cicéron dont Erik Hersebom traduisit fort bien quelques phrases.
Il était question dans ce passage de la ciguë bue par Socrate. M. Malarius pria le docteur de se faire dire de quelle famille était cette plante. Erik déclara sans hésiter qu’elle était de la famille des ombellifères, tribu des smyrnies, et il en indiqua tous les caractères.
De la botanique on passa à la géométrie. Erik donna en fort bons termes la démonstration du théorème relatif à la somme des angles d’un triangle.
Le docteur allait de surprise en surprise.
« Parlons un peu géographie, reprit-il. Quelle est la mer qui borne au nord la Scandinavie, la Russie et la Sibérie ?
– C’est l’océan Glacial arctique.
– Et quelles sont les mers avec lesquelles cet océan est en communication ?
– L’Atlantique à l’ouest et le Pacifique à l’est.
– Voulez-vous me citer deux ou trois ports importants sur le Pacifique ?
– Je citerai Yokohama au Japon, Melbourne en Australie, San-Francisco dans l’État de Californie.
– Eh bien, puisque l’océan Glacial arctique communique d’une part avec l’Atlantique qui baigne nos côtes, d’autre part avec le Pacifique, – ne pensez-vous pas que le chemin le plus court pour se rendre à Yokohama ou à San-Francisco serait cette mer arctique ?
– Assurément, monsieur le docteur, répondit Erik, ce serait le chemin le plus court, s’il était praticable. Mais jusqu’ici tous les navigateurs qui ont tenté de le suivre se sont trouvés arrêtés par les glaces, et ils ont dû renoncer à l’entreprise, quand ils n’y ont pas rencontré la mort.
– Vous dites qu’on a souvent tenté de découvrir le passage nord-est ?
– Une cinquantaine de fois depuis trois siècles, et toujours en vain.
– Pourriez-vous me citer quelques-unes de ces expéditions ?
– La première s’organisa en 1523 sous la direction de François-Sébastien Cabot. Elle se composait de trois navires placés sous le commandement de l’infortuné sir Hugh Willoughby, qui périt en Laponie avec tout son équipage. Un de ses lieutenants Chancellor, fut d’abord plus heureux que lui et réussit à s’ouvrir une route directe, par les mers arctiques, entre la Manche et la Russie. Mais lui aussi devait, au cours d’une seconde tentative, faire naufrage et périr. Un capitaine envoyé à sa recherche, Stephen Borough, réussit à franchir le détroit qui sépare la Nouvelle-Zemble de l’île Waigate et à pénétrer dans la mer de Kara ; mais les glaces et les brumes l’empêchèrent d’aller plus loin… Deux expéditions tentées en 1580 sont également infructueuses. Le projet n’en est pas moins repris, quinze ans plus tard, par les Hollandais, qui arment successivement trois expéditions sous le commandement de Barentz pour chercher le passage nord-est. En 1596, Barentz périt dans les glaces de la Nouvelle-Zemble… Dix ans plus tard, Henry Hudson, envoyé par la Compagnie hollandaise des Indes, échoue également au cours de trois expéditions successives… Les Danois ne sont pas plus heureux en 1653… En 1676, le capitaine John Wood échoue pareillement… Et dès lors l’entreprise est jugée irréalisable, abandonnée par toutes les puissances maritimes.
– N’a-t-elle jamais été reprise depuis cette époque ?
– Elle l’a été par la Russie, qui aurait un intérêt immense, comme toutes les nations septentrionales d’ailleurs, à trouver une route maritime directe entre ses côtes et la Sibérie. En un siècle de durée, elle n’a pas envoyé moins de dix-huit expéditions successives pour explorer la Nouvelle-Zemble, la mer de Kara, les abords orientaux et occidentaux de la Sibérie. Mais, si ces expéditions ont eu pour résultat de mieux faire connaître ces parages, elles ont conclu à l’impossibilité de se frayer un passage continu par la grande mer arctique. L’académicien Van Baër, qui tenta aussi une dernière fois l’aventure en 1837, après l’amiral Lütke et Pachtusow, déclare hautement que cet océan n’est qu’une « simple glacière » aussi impraticable aux navires que peut l’être un continent.
– Il faut donc renoncer sans retour au passage nord-est ?
– C’est du moins la conclusion qui semble résulter de ces tentatives si nombreuses et toujours impuissantes. On dit pourtant que notre grand voyageur Nordenskiold songe à renouveler l’entreprise, après s’y être préparé par des explorations partielles dans les mers arctiques. Si le fait est vrai, c’est que la chose lui paraît réalisable. Et si telle est son opinion, il est assez compétent pour qu’on le prenne au sérieux. »
Le docteur Schwaryencrona se trouvait être un des chauds admirateurs de Nordenskiold ; c’est pourquoi il avait mis l’entretien sur le passage nord-est. Aussi fut-il ravi de la netteté de ces réponses.
Son regard s’était fixé sur Erik Hersebom avec l’expression du plus vif intérêt.
« Où avez-vous donc appris toutes ces choses, mon enfant ? lui demanda-t-il, après un assez long silence.
– Ici, monsieur le docteur, répondit Erik, surpris de la question.
– Vous n’avez jamais appartenu à aucune autre école ?
– Assurément non.
– M. Malarius a le droit d’être fier de vous ! reprit le docteur en se retournant vers le maître.
– Je suis très content d’Erik, dit celui-ci. Il y a bientôt huit ans qu’il est mon élève, car je l’ai eu tout petit, et il a toujours été le premier de sa section. »
Le docteur était retombé dans son silence. Ses yeux perçants restaient attachés sur Erik avec une intensité singulière.
Il semblait poursuivre la solution d’un problème qu’il ne jugea pas à propos d’énoncer à haute voix.
« Il n’est pas possible de mieux répondre à mes questions, et je crois inutile de poursuivre cet examen ! dit-il enfin. Je ne retarderai donc pas votre congé, mes enfants, et, puisque M. Malarius le veut bien, nous en resterons là pour aujourd’hui. »
À ces mots, le maître frappa dans ses mains. Tous les élèves se levèrent à la fois, rassemblèrent leurs livres et vinrent se ranger sur quatre lignes dans l’espace vide en avant des bancs.
M. Malarius frappa une seconde fois dans ses mains. La colonne se mit en marche et sortit en marquant le pas avec une précision toute militaire.
Un troisième signal, et l’école, rompant les rangs, prit son vol avec des cris joyeux. En quelques secondes, elle se fut éparpillée autour des eaux bleues du fjord, où Noroë mire ses toits de gazon.
La maison de maaster Hersebom, comme toutes celles de Noroë, est couverte d’un toit de gazon et construite en énormes troncs de sapin sur le vieux plan scandinave : deux grandes pièces séparées par une allée médiane, conduisant au hangar où s’abritent les canots, les outils de pêche et les tas de dorsels ou petite morue de Norvège et d’Islande, qu’on roule après desséchement pour les livrer au commerce sous le nom de « rondfish » (poisson rond) et de « stock-fish » (poisson sur bâtons).
Chacune des deux salles sert à la fois de parloir, et de chambre à coucher. Des espèces de tiroirs ménagés dans les murs de bois renferment la literie, composée de matelas et de couvertures de peaux qu’on exhibe seulement pour la nuit. Cet arrangement, – autant que la couleur claire des panneaux et la gaieté de la haute cheminée, placée dans un coin, où brûle toujours un grand feu de bois, – donne aux plus humbles demeures un air de propreté et de luxe domestique inconnu aux paysans de l’Europe méridionale.
Ce soir-là, toute la famille était réunie autour du foyer, où mijotait une colossale marmite contenant un mélange de « sillsallat » ou hareng fumé, de saumon et de pommes de terre. Maaster Hersebom, assis dans un haut fauteuil de bois, faisait du filet, selon son habitude invariable, quand il ne se trouvait pas à la mer ou au séchoir. C’était un rude marin, au teint brûlé par les bises polaires, aux cheveux grisonnants déjà, quoiqu’il fût encore dans la force de l’âge. Son fils Otto, un grand garçon de quatorze ans, qui lui ressemblait de tout point et paraissait destiné à devenir, lui aussi, un pêcheur émérite, était pour le présent fort occupé à pénétrer les mystères de la règle de trois, en couvrant de chiffres une petite ardoise, d’une grosso patte qui avait l’air de se connaître beaucoup mieux au maniement de l’aviron. Erik, penché sur la table à manger, était plongé dans la lecture d’un gros livre d’histoire, prêté par M. Malarius. Tout près de lui, Katrina Hersebom, la bonne femme, filait paisiblement à son rouet, – tandis que la petite Vanda, une blondine de dix à douze uns, assise sur un escabeau, tricotait avec ardeur un gros bas de laine rouge. À ses pieds, un grand chien d’un blanc jaune, à la fourrure aussi épaisse que celle d’un mouton, dormait couché en rond.
Depuis une heure au moins le silence n’avait pas été rompu, et la lampe de cuivre, alimentée d’huile de poisson, éclairait paisiblement de ses quatre becs tous les détails de ce tranquille intérieur.
Pour dire la vérité, ce silence semblait peser à dame Katrina, qui, depuis quelques instants, manifestait par divers symptômes le besoin de se délier la langue.
Enfin elle n’y tint plus.
« Voilà bien assez de travail pour ce soir, dit-elle. Il est temps de mettre la table et de souper. »
Sans un mot de protestation, Erik, prenant son gros livre, alla s’établir plus près de la cheminée, tandis que Vanda, après avoir déposé son tricot, se dirigea vers le buffet et se mit en devoir de prendre assiettes et cuillers.
« Et tu disais, Otto, reprit la fileuse, que notre Erik a bien répondu tantôt à M. le docteur ?
– Bien répondu ? s’écria Otto avec enthousiasme. Il a parlé comme un livre, voilà, la vérité ! Je ne sais où il allait chercher tout ce qu’il savait… Plus le docteur demandait, plus il en avait à dire !… Et les mots venaient, venaient !… C’est M. Malarius qui était content !
– Et moi aussi j’étais contente, dit gravement Vanda.
– Oh ! nous l’étions tous, bien entendu ! Si vous aviez vu, mère, comme tout le monde écoutait bouche béante !… Nous n’avions qu’une peur, c’est que notre tour arrivât d’être interrogés !… Mais lui, il n’avait pas peur, il répondait au docteur comme il aurait fait à notre maître !
– Tiens ! M. Malarius vaut bien le docteur, je pense, et il est certes aussi savant que n’importe qui ! » dit Erik, que ces éloges à bout portant semblaient gêner. Le vieux pêcheur approuva d’un sourire.
« Tu as raison, petit, dit-il sans arrêter le travail de ses mains calleuses. M. Malarius en remontrerait, s’il le voulait, à tous les docteurs de la ville !… Et au moins il ne se sert pas de la science, celui-là, pour ruiner le pauvre monde !
– Le docteur Schwaryencrona a ruiné quelqu’un ? demanda curieusement Erik.
– Heu !… heu !… S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas sa faute !… Moi qui vous parle, croyez-vous que j’aie vu avec plaisir s’élever cette usine, qui fume là-haut au bord du fiord ?… La mère pourra vous dire qu’autrefois nous récoltions nous-mêmes notre huile, et nous la vendions fort bien à Bergen, pour cent cinquante et jusqu’à deux cents kroners par an… Maintenant c’est fini ! Personne ne veut plus de l’huile brune, ou l’on en donne si peu qu’à peine cela vaut-il de faire le voyage ! Il faut se contenter de vendre les foies à l’usine, et Dieu sait si le gérant du docteur s’arrange pour les obtenir à bas prix !… C’est à peine si j’en tire quarante-cinq kroners, en me donnant trois fois plus de mal que jadis ! Eh bien !… je dis que ce n’est pas juste et que le docteur ferait mieux de soigner ses malades à Stockholm que de venir ici faire notre métier et nous prendre notre gagne-pain !
Sur ces mots amers, le silence se fit. On n’entendit pendant quelques instants que le cliquetis des assiettes remuées par Vanda, tandis que sa mère vidait le contenu de la marmite sur un énorme plat de terre vernie.
Erik réfléchissait profondément à ce que venait de dire master Hersebom. Des objections se présentaient tumultueusement à son esprit ; comme il était la candeur même, il ne put s’empêcher de les formuler.
« Il me semble que vous avez raison de regretter le profil d’autrefois, père, dit-il, mais qu’il n’est pas tout à fait juste d’accuser le docteur Schwaryencrona de les avoir diminués ! Est-ce que son huile ne vaut pas mieux que l’huile de ménage ?
– Heu !… heu !… Elle est plus claire, voilà tout… Elle ne sent pas la résine comme la nôtre, à ce qu’ils disent !… Et c’est pourquoi toutes les mijaurées de la ville la préfèrent, sans doute ! Mais du diable si elle fait plus de bien aux poumons des malades que notre bonne vieille huile d’autrefois !…
– Enfin, pour une raison ou pour une autre, on la prend de préférence ! Et comme c’est un médicament très salutaire, il est essentiel que le public éprouve le moins de dégoût possible à s’en servir. Dès lors, si un médecin trouve le moyen de diminuer ce dégoût en modifiant le mode de fabrication, n’est-ce pas son devoir d’appliquer sa découverte ? »
Maaster Hersebom se grattait l’oreille.
« Sans doute, dit-il comme à regret, c’est peut-être son devoir de médecin. Mais ce n’est pas une raison pour empêcher les pauvres pêcheurs de gagner leur vie…
– Je croyais que l’usine du docteur en occupait trois cents tandis qu’il n’y en avait pas vingt à Noroë au temps dont vous parlez, objecta timidement Erik.
– Eh justement ! c’est pourquoi le métier ne vaut plus rien ! s’écria Hersebom.
– Allons ! le souper est servi, mettez-vous à table ! » dit alors dame Katrina, qui voyait la discussion s’échauffer plus qu’il ne lui plaisait.
Erik, comprenant qu’une plus longue insistance serait déplacée, ne répliqua rien à l’argument de maaster Hersebom et prit sa place habituelle à côté de Vanda.
« Le docteur et M. Malarius se tutoient, ils sont donc amis d’enfance ? demanda-t-il pour changer le cours de la conversation.
– Sans doute, répondit le pêcheur en se mettant à table. Ils sont tous deux nés à Noroë, et je me rappelle encore le temps où ils jouaient sur la place de l’école, quoiqu’ils soient mes aînés de quelque dix ans. M. Malarius était le fils du médecin d’alors, et le docteur celui d’un simple pêcheur. Mais il a fait du chemin depuis cette époque ! On dit qu’il est riche à millions aujourd’hui et qu’il habite à Stockholm un véritable palais !… Oh ! l’instruction est une belle chose ! »
Sur cet aphorisme, le brave homme s’apprêtait à planter sa cuiller dans le plat de poisson et de pommes de terre fumantes, quand un coup frappé à la porte arrêta net ce mouvement.
« Peut-on entrer, maître Hersebom ? » criait dans le couloir une voix forte et bien timbrée.
Et, sans attendre la permission, celui-là même dont on venait de parler pénétra dans la salle, apportant avec lui une grande bouffée d’air glacé.
« Monsieur le docteur Schwaryencrona ! s’écrièrent les trois enfants, tandis que le père et la mère se levaient avec empressement.
– Mon cher Hersebom, dit le savant en prenant la main du pêcheur dans les siennes, nous ne nous sommes pas vus depuis de longues années ; mais je n’ai pas perdu le souvenir de votre excellent père, et j’ai pensé que je pouvais me présenter chez vous en ami d’enfance ! »
Le digne homme, un peu gêné sans doute par le souvenir des accusations qu’il avait si récemment dirigées contre son visiteur, ne savait trop comment répondre à ces paroles. Il se contenta donc de rendre sa poignée de main au docteur avec un sourire de cordiale bienvenue, tandis que sa bonne femme courait au plus pressé.
« Vite, Otto, Erik, aidez monsieur le docteur à ôter sa pelisse, et toi, Vanda, un couvert de plus ! disait-elle, hospitalière comme toutes les ménagères norvégiennes. Monsieur le docteur nous fera bien la faveur de manger un morceau avec nous ?
– Ma foi, ce ne serait pas de refus, croyez-le bien, si j’avais le moindre appétit, car voilà un plat de saumon fort tentant !… Mais il n’y a pas une heure que j’ai soupé avec mon ami Malarius, et je ne serais certes pas venu sitôt si j’avais cru vous trouver encore à table !… Si vous voulez me faire grand plaisir, vous reprendrez vos places et vous fonctionnerez comme si je n’étais pas là.
– Oh ! monsieur le docteur, implora la bonne femme, vous accepterez au moins quelques "snorgas" et une tasse de thé ?
– Va pour la tasse de thé, mais à une condition, c’est que vous dînerez d’abord », répondit le docteur en s’installant dans le grand fauteuil qui lui tendait les bras.
Aussitôt Vanda mit discrètement la bouilloire sur le feu et disparut comme un sylphe dans la salle voisine, tandis que toute la famille, comprenant avec une courtoisie native qu’elle désobligerait son hôte en insistant, se remettait en devoir d’attaquer les vivres.
En deux minutes le docteur se fut mis à l’aise. Tout en tisonnant dans la cheminée et se rôtissant les jambes à la flambée de bois sec que Katrina venait d’y jeter avant de se remettre à table, il causait du vieux temps, des anciens qui avaient disparu, de ceux qui restaient, des changements qui s’étaient opérés dans le pays et à Bergen même. Il se trouvait tout à fait chez lui, et, chose plus remarquable, il avait déjà réussi à remettre maaster Hersebom dans son assiette – quand Vanda rentra avec un plateau de bois chargé de soucoupes et le présenta si gentiment qu’il n’y eut plus moyen de résister.
C’étaient les fameux « snorgas » de Norvège, – aiguillettes de renne fumé, filets de harengs au poivre rouge, minces tranches de pain noir, fromage pimenté et autres condiments farouches qu’on mange à toute heure pour s’ouvrir l’appétit.
Ceux-là répondaient si bien à leur destination que le docteur, qui en avait goûté par complaisance, se trouva en état de faire honneur aux confitures de mûres sauvages, qui étaient la gloire spéciale de dame Katrina, et fut pris d’une soif que sept à huit tasses de thé sans sucre suffirent à peine à apaiser.
Maaster Hersebom produisit alors une jarre d’excellent « schïedam » qui lui venait d’un acheteur hollandais. Puis, le souper se trouvant terminé, le docteur accepta de la main de son hôte une énorme pipe qu’il bourra et fuma à la satisfaction générale.
Inutile de dire qu’à cette phase des opérations, la glace était depuis longtemps rompue et que le docteur semblait avoir toujours fait partie de la famille. On riait, on bavardait, on était les meilleurs amis du monde, quand dix heures sonnèrent à la vieille horloge de bois verni.
« Çà, mes bons amis, voilà qu’il se fait tard ! dit alors le docteur. Si vous voulez bien maintenant envoyer les enfants au lit, nous causerons d’affaires sérieuses. » Sur un signe de Katrina, Otto, Erik, Vanda, souhaitèrent immédiatement le bonsoir à tous et se retirèrent.
« Vous devez vous demander pourquoi je suis venu ? reprit le docteur, après un instant de silence, en fixant son regard pénétrant sur maaster Hersebom.
– Mon hôte est toujours le bienvenu, répondit sentencieusement le pêcheur.
– Oui, je sais, je sais que l’hospitalité ne se perd pas à Noroë !… Mais enfin, vous vous êtes certainement dit déjà que je dois avoir un motif pour avoir quitté ce soir la compagnie de mon vieil ami Malarius, et m’être ainsi présenté chez vous !… Je gage que dame Hersebom n’est pas sans avoir quelque soupçon de ce motif.
– Nous le saurons, quand vous nous l’aurez fait connaître, répliqua diplomatiquement la bonne femme.
– Allons ! fit le docteur avec un soupir, puisque vous ne voulez pas m’aider, il faut que j’arrive tout seul au fait !… Votre fils Erik est un enfant des plus remarquables, maaster Hersebom.
– Je ne me plains pas de lui, répondit le pêcheur.
– Il est singulièrement intelligent et instruit pour son âge, poursuivit le docteur. Je l’ai interrogé aujourd’hui à l’école, et j’ai été vivement frappé des facultés peu ordinaires de travail et de réflexion que cet examen m’a révélées en lui !… J’ai été frappé aussi, quand j’ai su son nom, de voir comme il vous ressemble peu de visage et comme il ressemble peu aux enfants du pays ! »
Le pêcheur et sa femme restaient immobiles et silencieux.
« Bref, reprit le savant avec une certaine impatience, cet enfant ne m’intéresse pas seulement, – il m’intrigue. J’ai causé de lui avec Malarius, j’ai appris qu’il n’est pas votre fils, qu’un naufrage l’a jeté sur nos côtes, que vous l’avez recueilli, élevé et adopté jusqu’au point de lui donner votre nom ! Tout cela est vrai, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur le docteur, répondit gravement Hersebom.
– S’il n’est pas notre fils par le sang, il l’est par le cœur et par l’affection ! s’écria Katrina, l’œil humide et la lèvre frémissante. Entre lui et notre Otto ou notre Vanda, nous ne faisons point de différence ! Nous n’avons jamais songé seulement à nous rappeler qu’il y en eût une !
– Ces sentiments vous font honneur à tous deux, dit le docteur, ému de l’agitation de la brave femme. Mais je vous en prie, mes amis, contez-moi toute l’histoire de l’enfant. Je suis venu pour la savoir, et je ne lui veux que du bien, je vous l’assure. »
Le pêcheur, se grattant l’oreille, parut hésiter un instant. Mais, voyant que le docteur attendait son récit avec impatience, il finit par se décider à parler.
« Les choses sont bien ainsi qu’on vous les a contées, et l’enfant n’est pas notre fils, dit-il comme à regret. Voilà bientôt douze ans de cela, j’étais allé pêcher au-delà de l’îlot, qui masque l’entrée du fjord vers la haute mer !… Vous savez qu’il repose sur un banc de sable et que la morue y est abondante !… Après une assez bonne journée, je relevais mes dernières lignes et j’allais hisser ma voile, quand je vis flotter sur les eaux, au soleil couchant, à environ un mille de distance, quelque chose de blanc qui attira mon attention. La mer était belle, et rien ne me pressait de rentrer au logis. Au lieu de mettre le cap sur Noroë, j’eus la curiosité de gouverner sur cette chose blanche et de voir ce que c’était. En dix minutes je l’avais rejointe. L’objet qui flottait ainsi, porté vers la côte par la marée montante, était un petit berceau d’osier, enveloppé d’une housse de mousseline et bien attaché sur une bouée. Je m’en rapprochai jusqu’à portée de la main avec une émotion que vous pouvez comprendre ; je saisis la bouée, je la tirai de l’eau, et j’aperçus alors dans le berceau un pauvre bébé de sept à huit mois, qui dormait à poings fermés ! Il était bien un peu pâlot et froid, mais paraissait n’avoir pas trop souffert de son aventureux voyage, s’il fallait en juger par la vigueur avec laquelle il se mit à brailler en s’éveillant, aussitôt qu’il ne se sentit plus bercé par les vagues. Nous avions déjà notre Otto, et je savais comment se gouvernent ces moutards. Je m’empressai donc de faire une poupée avec un bout de chiffon, de la tremper dans un peu d’eau coupée de brandevin et de la lui donner à sucer !… Il se calma tout de suite et parut accepter ce cordial avec un véritable plaisir. Mais j’avais comme une idée qu’il ne s’en contenterait pas longtemps. Aussi n’eus-je rien de plus pressé que de rentrer à Noroë. J’avais, bien entendu, détaché le berceau, et je l’avais déposé à mes pieds dans le fond du bateau. Tout en tenant l’écoute de ma voile, je regardais le pauvre petit être, et je me demandais d’où il pouvait bien venir. D’un navire naufragé, sans nul doute ! La mer avait été très mauvaise dans la nuit, le vent avait soufflé en ouragan, et les désastres avaient dû se compter par douzaines. Mais par quel concours de circonstances cet enfant avait-il échappé au sort de ceux qui avaient charge de lui ? Comment avait-on pu songer à l’attacher sur une bouée ? Depuis combien d’heures flottait-il ainsi sur la cime des vagues ? Qu’étaient devenus son père, sa mère, ceux qui l’aimaient ? Autant de questions qui devaient toujours rester sans réponse, car, cette réponse, le pauvre bébé ne pouvait pas la donner ! Bref, une demi-heure plus tard, j’étais au logis et je remettais ma trouvaille à Katrina ! Nous possédions alors une vache, qui fut immédiatement donnée pour nourrice au petit. Il était si gentil, si souriant, si rose, quand il se fut bien gavé du lait et réchauffé à la chaleur du feu, que, ma foi, nous nous mîmes tout de suite à l’aimer comme s’il avait été à nous !… Et puis voilà !… Nous l’avons gardé, nous l’avons élevé, et nous n’avons jamais fait de différence entre lui et nos deux enfants !… Pas vrai, femme ?… ajouta maaster Hersebom en se tournant vers Katrina.
– Bien sûr, le pauvre petit ! répondit la ménagère en s’essuyant les yeux, que ces souvenirs remplissaient de larmes. Et c’est bien notre enfant, aussi, puisque nous l’avons adopté !… Je ne sais pas pourquoi M. Malarius est allé dire le contraire ! »
Et la brave femme, sincèrement indignée, se remit à tourner son rouet avec énergie.
« C’est vrai ! appuya Hersebom. Est-ce que cela regarde personne autre que nous ?
– À coup sûr, répliqua le docteur du ton le plus conciliant ; mais il ne faut pas accuser Malarius d’indiscrétion. C’est moi qui ai été frappé de la physionomie de l’enfant et qui ai demandé confidentiellement au maître de me dire son histoire. Malarius ne m’a pas laissé ignorer qu’Erik se croyait votre fils, que tout le monde à Noroë avait oublié comment il l’était devenu. Aussi, vous voyez que j’ai eu soin de ne pas parler devant le garçon et que j’ai commencé par l’envoyer au lit, comme son frère et sa sœur… Vous dites qu’il pouvait être âgé de sept à huit mois quand vous l’avez recueilli ?
– À peu près ! Il avait déjà quatre dents, le brigand, et je vous assure qu’il n’a pas été longtemps avant de s’en servir ! dit Hersebom en riant.
– Oh ! c’était un enfant superbe ! reprit vivement Katrina, blanc, ferme, bien râblé !… Et des bras, et des jambes !… Il fallait voir…
– Comment était-il vêtu ? » demanda le docteur Schwaryencrona.
Hersebom ne répondit pas, mais sa femme montra moins de discrétion.
« Comme un petit prince ! s’écria-t-elle. Figurez-vous, monsieur le docteur, une robe de piqué toute garnie de dentelles, une pelisse doublée de satin, comme le fils du roi ne pourrait pas en avoir de plus belle, un petit bonnet plissé, une capote de velours blanc !… Tout ce qu’il y a de plus beau !… Du reste, vous pouvez en juger, car j’ai tout gardé intact. Vous pensez bien que nous ne nous sommes pas amusés à habiller le bébé de cette toilette !… Je lui mettais tout uniment les petites robes d’Otto, que j’avais conservées, et qui ont servi plus tard pour Vanda !… Mais son trousseau est là, et je vais vous le montrer. »
Tout en parlant, la digne femme s’était agenouillée devant un grand coffre de chêne à serrure antique, en avait levé le couvercle, et elle cherchait activement dans un des compartiments.
Elle en tira un à un tous les vêtements annoncés, qu’elle déploya avec orgueil sous les yeux du docteur, et aussi les langes d’une grande finesse, un magnifique bavoir orné de dentelles, un petit couvre-pieds de soie, des chaussons de laine blanche. Toutes les pièces étaient marquées d’un chiffre élégamment brodé aux initiales E.D., comme le docteur le vit d’un coup d’œil.
« E. D… Est-ce pour cela que vous avez donné à l’enfant le nom d’Erik ?
– Précisément, répondit Katrina que cette exhibition mettait visiblement en joie, tandis qu’elle semblait assombrir le visage de son mari. Et voici le plus beau, ce qu’il avait autour du cou !… » ajouta-t-elle en tirant de la cachette un hochet d’or et de corail rose, suspendu à une petite chaînette.
Les initiales E.D. s’y retrouvaient entourées d’une devise latine : Semper idem.
« Nous avions pensé d’abord que c’était le nom du bébé, reprit-elle en voyant le docteur déchiffrer cette devise ; mais M. Malarius nous a appris que cela voulait dire : “Toujours le même. ” »
– M. Malarius vous a dit la vérité, répondit le docteur à ce qui était évidemment une question indirecte. Il est clair que l’enfant appartenait à une famille riche et distinguée, ajouta-t-il, tandis que Katrina replaçait le trousseau dans son coffre. Vous n’avez aucune idée du pays d’où il pouvait venir ?
– Comment voulez-vous savoir rien de pareil ? répliqua Hersebom, puisque c’est en mer que j’ai fait la trouvaille !
– Oui, mais le berceau était attaché sur une bouée, m’avez-vous dit, et c’est l’usage, dans toutes les marines, d’inscrire sur les bouées le nom du navire auquel elles appartiennent ! riposta le docteur en fixant de nouveau ses yeux pénétrants sur ceux du marin.
– Sans doute, répondit celui-ci en baissant la tête.
– Eh bien, cette bouée, quel nom portait-elle ?
– Dame, monsieur le docteur, je ne suis pas savant, moi !…
Je sais bien lire un peu ma propre langue, mais les langues étrangères, bonsoir !… Et puis, il y a si longtemps de cela !
– Cependant, vous devez vous rappeler à peu près !… Et sans doute vous avez montré cette bouée, comme le reste, à M. Malarius ?… Voyons, maaster Hersebom, un petit effort. Le nom inscrit sur la bouée n’était-il pas Cynthia ?
– Je crois bien que c’était quelque chose dans ce genre, répondit vaguement le pêcheur.
– C’est un nom étranger !… De quel pays, à votre jugement, maaster Hersebom ?
– Est-ce que je sais, moi !… Est-ce que je connais tous ces pays du diable ?… Est-ce que je suis jamais sorti des parages de Noroë et de Bergen, si ce n’est une fois ou deux pour aller pêcher sur la côte d’Islande et du Groenland ? répliqua le bonhomme d’un ton de plus en plus bourru.
– Je croirais assez volontiers que c’est un nom anglais ou allemand, dit le docteur, sans s’arrêter à cette nuance. Ce serait facile à décider d’après la forme des lettres, si je voyais la bouée. Vous ne l’avez pas conservée ?
– Ma foi, non ! Il y a beau temps qu’elle est brûlée ! s’écria triomphalement Hersebom.
– D’après les souvenirs de Malarius, les lettres étaient romaines, dit le docteur comme se parlant à lui-même, et le chiffre du linge l’est certainement. Il est donc probable que le Cynthia n’était pas un navire allemand. Je penche pour un navire anglais… N’est-ce pas votre avis, maaster Hersebom ?
– Ah bien ! voilà de quoi je m’inquiète peu ! répliqua le pêcheur. Qu’il fût ingliche, ou russe, ou patagon, c’est le cadet de mes soucis !… Il y a beau temps, selon toute apparence, qu’il a dit son secret à l’Océan, par trois ou quatre mille mètres de fond ! »
On aurait véritablement pu croire que maaster Hersebom était ravi de savoir ce secret aussi bas au-dessous du niveau des mers.
« Enfin, vous n’êtes pas sans avoir tenté quelques offerts pour retrouver la famille de l’enfant ? dit le docteur, dont les lunettes semblèrent à ce moment briller d’une profonde ironie. Vous aurez écrit au gouverneur de Bergen, fait insérer une annonce dans les journaux ?
– Moi ! s’écria le pêcheur, je n’ai rien fait de pareil !… Dieu sait d’où venait le bébé, et qui s’en inquiétait ?… Est-ce que j’avais le moyen de dépenser de l’argent pour retrouver des gens qui se souciaient fort peu de lui ?… Mettez-vous à ma place, monsieur le docteur… Je ne suis pas millionnaire, moi !… Bien sûr, quand nous aurions dépensé tout notre avoir, nous n’aurions rien découvert !… On a fait de son mieux, on a élevé le petit comme son propre fils, on l’a aimé, choyé…
– Plus encore que les deux autres, s’il est possible !… interrompit Katrina en s’essuyant les yeux du coin de son tablier, car, si nous avons quelque chose à nous reprocher, c’est peut-être de lui avoir donné une trop grande part de notre tendresse !
– Dame Hersebom, vous ne me ferez pas cette injure de supposer que vos bontés pour le pauvre petit naufragé m’inspirent un autre sentiment que la plus vive admiration ! s’écria le docteur. Non, vous ne pensez pas une chose pareille !… Mais si vous voulez que je parle avec une entière franchise, je crois que cette tendresse même vous a aveuglés sur votre devoir ! Ce dernier étant avant tout de rechercher la famille de l’enfant dans la mesure de vos forces ! »
Il y eut un grand silence.
« C’est possible ! dit enfin maaster Hersebom qui avait courbé la tête sous ce reproche. Mais ce qui est fait est fait ! Maintenant notre Erik est bien à nous, et je ne tiens pas du tout à lui parler de ces vieilles histoires.
– Soyez sans crainte, ce n’est pas moi qui trahirai votre confiance ! répliqua le docteur en se lovant. Il se fuit tard… Je vais vous quitter, mes bons amis, et je vous souhaite une bonne nuit, – une nuit sans remords, » ajouta-t-il gravement.
Sur quoi il endossa sa pelisse fourrée, et, sans vouloir accepter l’offre du pêcheur qui insistait pour le reconduire, il serra cordialement la main de ses hôtes et s’en alla vers l’usine.
Hersebom resta un instant sur le seuil, le regardant s’éloigner à la clarté de la lune.
« Diable d’homme ! » murmura-t-il entre ses dents, quand il se décida enfin à refermer sa porte.