Extrait : "A une lieue de Sucé, à quelques pas de la rivière de l'Erdre qui coule derrière les larges branchages des châtaigniers ; enfouie sous les glycines, dérobée par les platanes et les acacias, qui lui font une ombre à la fois douce et caressante, s'élève cette coquette maison de la Pervenchère où M. Le Vergier des Combes est venu cacher ses regrets se repaître de souvenirs, peut-être oublier."
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Seitenzahl: 335
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À
LIONEL DES RIEUX
ÉPAVES DES RÉVOLUTIONS
À une lieue de Sucé, à quelques pas de la rivière de l’Erdre qui coule derrière les larges branchages des châtaigniers ; enfouie sous les glycines, dérobée par les platanes et les acacias, qui lui font une ombre à la fois douce et caressante, s’élève cette coquette maison de la Pervenchère où M. Le Vergier des Combes est venu cacher ses regrets, se repaître de souvenirs, peut-être oublier.
Le matin, coiffé d’un chapeau de feutre aux bords rabattus, qui, depuis des années, a souffert toutes les pluies et toutes les chaleurs ; enveloppé, au moindre vent, d’une limousine de charretier, à raies bleues et roses toutes passées, qui semble, elle aussi, n’avoir pas été épargnée par les saisons, M. Le Vergier surveille son jardinier, cause avec lui, l’instruit de son art, au besoin, lui arrache, d’un geste d’impatience, la pelle ou la pioche pour lui montrer son devoir.
– Tiens, Vigoureux ! tu ne sais pas. Laisse-moi faire.
Vigoureux s’appelle en réalité François Chômel ; seulement il accepte docilement ce surnom que l’envie ou l’ironie de mon oncle lui a donné. D’abord cette familiarité, pour lui incompréhensible, l’a indigné. Chaque fois que le mot fâcheux était prononcé, il ressentait à la peau l’impression d’une cinglade, et ses lèvres remuaient des paroles qui, heureusement, ne sortaient pas. Puis il s’est habitué à « l’outrage » comme à une attribution de sa charge. À peine une petite grimace trahit-elle son sentiment. Pour se venger, il se contente de se reposer souvent sur sa bêche, de faire sa besogne le plus mal possible, d’avoir le teint pâle, l’air froid, des favoris roux, et de ressembler de la sorte, ainsi qu’on le lui a dit, à un officier de marine en retraite.
– On est autant comme lui, murmure-t-il d’un ton fier lorsque mon oncle a le dos tourné. Ah ! si on avait eu de l’instruction !
Ce qui offusque le plus son amour-propre, c’est que M. Le Vergier des Combes ait été conseiller d’État sous l’Empire, tandis que lui, François Chômel, n’est qu’un simple jardinier. Il en éprouve une humiliation secrète qu’il ne lui pardonne que le soir, après avoir ramassé ses instruments de travail.
Au-dehors, en effet, au bourg comme à la ville, François s’enorgueillit d’être placé chez un homme qui fut autrefois si considérable.
Rien pourtant, au premier aspect, ni la mise, ni l’attitude, ne laisse deviner l’ancienne grandeur de son maître. On passe indifférent devant ces yeux bleus, d’une douceur et d’une tristesse un peu vagues ; le front calme, les lèvres fines et avares de paroles ne vous retiennent point. M. Le Vergier ne paraît pas lui-même prêter d’attention au flot de vie qui roule sous son regard.
Mais, dans le pays, la légende et l’histoire s’occupent de lui. Plus bonapartiste que Bonaparte, paraît-il, adversaire non seulement de la République et du socialisme, mais aussi de l’empire libéral, combattant acharné d’Émile Ollivier et le seul homme peut-être dont le désastre de Sedan ait laissé intacte la foi à la Dynastie, M. Le Vergier des Combes a formé jadis une image idéale de souverain à laquelle s’est d’abord adapté parfaitement le visage de l’Empereur, si bien qu’en servant Napoléon III, il a pu croire qu’il adorait ses propres rêves. Plus tard, lorsque la politique, la chute du maître, la fin tragique du régime eussent pu décourager son espoir, il a conservé le masque glorieux qu’il avait façonné, gardant une reconnaissance à l’Empereur de l’avoir porté si longtemps sans le lui briser.
Maintenant, à le voir si tranquille, on dirait qu’il a mis à dormir sous son grand front toutes ses pensées.
Sommeil léger, fugitif ! Plus d’une fois elles se réveillent, illuminent de lueurs dorées les yeux pacifiques et entrouvrent, d’un sourire aimable d’honnête homme et de courtisan, ces lèvres que l’on aurait crues scellées.
Cela se passe quand des jeunes filles, amenées par ma tante ou de vieilles amies de province, s’aventurent à la Pervenchère. Ce sont alors des façons exquises, pleines de familiarité pour l’enfant qu’elles sont, de déférence pour la femme qu’elles doivent être. M. Le Vergier a une manière à lui d’offrir des fleurs, de jeter un manteau sur les épaules, un art d’être mère, femme de chambre et amant tout ensemble, qui vous enchante. Il n’y a personne qui n’en soit ému, d’autant qu’il n’est pas de cheveux teints, ni restés blancs, qui ne touchent une part de ses galanteries.
– Quel homme charmant ! disent les mères en quittant la Pervenchère, tandis que les jeunes filles expriment le même sentiment, des yeux et du sourire.
Sans doute ces grâces-là ne se sont pas faites toutes seules, et les rides d’ancêtres, non plus que les gaucheries de pensionnaires, ne les ont inspirées. Elles font travailler aujourd’hui l’imagination oisive des vieilles demoiselles. Quoiqu’il ait de beaux restes, M. Le Vergier séduit surtout par ce qu’on imagine de son passé.
Comme une colonne qui resterait seule debout d’un vieux temple, on aime en lui le souvenir d’années qui semblent déjà bien lointaines.
– Pourquoi s’enfouir à la campagne ? Telle est la question que se posent les rares citadins en visite à la Pervenchère. Ils ne savent pas que des appels d’une douceur insinuante montent de la terre où sont endormis les ancêtres, quand l’âge s’approche, pour les vivants, d’aller les retrouver. M. Le Vergier, il est vrai, ne paraît pas un vieillard, mais il a traversé une de ces tourmentes qui, parfois, vous inclinent avant l’heure sur les tombes.
On se demande alors à quoi sert, dans une pareille retraite, cet ameublement de fête. Les grands lustres de cristal, les fauteuils toujours découverts, les hautes glaces, ce vide d’un salon où il semble qu’on ait craint de donner à un meuble la place d’un invité, vous laissent croire à des réceptions nombreuses et continuelles. M. Le Vergier des Combes probablement s’offre des bals à lui-même, à ce portrait en pied, peint par Winterhalter, où il apparaît en costume de gala, avec le grand cordon de la Légion d’honneur, la culotte courte, l’habit à la française, souriant aux dames pour l’éternité.
Ce salon, il est vrai, que la fantaisie d’un tapissier à la mode décora jadis de rideaux groseille et d’un canapé cerise, n’a-t-il pas sur la cheminée un buste de Carpeaux, où la grâce fine du contour est un peu atténuée par cette mignardise d’étude et d’apprêt que le statuaire donne souvent à ses figures de femme ? Celle-ci détourne et baisse la tête ; les paupières, un peu retombées, ne déguisent point le regard qui veut être profond, virginal, mais que démentent le sourire artificieux des lèvres et la nudité provocante de la gorge. Malgré l’impudeur et l’orgueil des images, il se pourrait que ce salon fût un temple où l’on vient prier.
Ma tante, un jour, approcha du buste ses yeux de myope à demi fermés, sa bouche grande ouverte comme pour avaler le marbre. Elle le regarda des cheveux à la pointe des seins ; puis, après l’avoir longtemps considéré :
– Vraiment, mon oncle, dit-elle, à quoi penses-tu de laisser ici ces indécences ? Tu devrais au moins les couvrir quand il vient du monde.
– Mais tu n’es pas « du monde », répliqua M. Le Vergier en souriant.
– Je te remercie, fit ma tante entre les dents, du ton le plus piqué.
– Tu n’es pas « du monde », puisque tu es « de la famille », ajouta M. Le Vergier en souriant de l’involontaire blessure qu’il avait faite à son amour-propre.
Il est vrai qu’il ne l’a pas inscrite sur son carnet de galanteries.
Tous les ans, j’allais passer l’été chez ma tante qui avait une maison de campagne à deux kilomètres de la Pervenchère ; presque chaque jour, je me rendais chez M. Le Vergier des Combes qui voulait bien me donner des leçons d’histoire, me laissant de temps à autre, devant le vaste horizon du passé, entrevoir sa vie comme un exemple.
Parfois, après mes leçons d’histoire, je saisis le moment où mon oncle est dans sa bibliothèque ou au jardin pour m’en aller fureter de la cave au grenier. À part deux pièces disposées pour des invités imaginaires, les chambres sont encombrées de meubles, d’armes, de vases, de porcelaines, de statuettes. Cependant rien n’y rappelle le musée ni la collection, car on sent que ces objets sont vivants, ont en eux comme la caresse du regard qui les aima, de la main qui vint les apporter. Tous expriment une heure d’amour ; nul ne dit le désœuvrement d’un amateur.
Je sais l’histoire de chacun : ici, des sagaies enlevées à une peuplade africaine par un bisaïeul ; là, un éventail donné à une arrière-grand-mère ; plus loin, sur cette table de Riesener, où des bergers graves et moraux jouent de la flûte, une petite bonbonnière d’ivoire portant sur son couvercle un élégant portrait de jeune fille coiffée de la grande coiffe de la Révolution. Chers et précieux souvenirs qui avez traversé les guerres et les tempêtes, les haines et les amours, vous qui fûtes témoins de tant de serments et de baisers, qui évoquez des temps et des mondes si divers, combien de fois me suis-je penché sur votre divine fragilité, essayant de surprendre un peu de l’existence qu’ont mise en vous les morts, ivre de curiosité, d’affection pour ces âmes parentes, si proches de moi et pourtant si inconnues !
Tandis que j’erre dans la maison, Rosalie, cuisinière et femme de chambre à la Pervenchère, vient porter du linge, balayer, ranger des meubles où sont entassées les reliques de deux siècles. Dès qu’elle ouvre, je me précipite vers elle pour savoir ce que cachent les battants monumentaux. Il me semble alors entendre des voix chevrotantes, respirer des parfums à demi éventés. Il y a, au fond d’une armoire, des guitares aux cordes lâches qui résonnent toutes seules et d’anciennes robes de bal qui, dirait-on, gardent encore les plis qu’y mit autrefois le mouvement d’une jolie jambe.
Un jour, j’ai fait une découverte qui m’a beaucoup ému.
– Rosalie, qu’y a-t-il là ? dis-je en voyant quelque chose briller derrière une jupe feuille-morte.
En même temps, j’étendais la main de ce côté.
– Laissez donqué, monsieurr, ce n’est riène, répond-elle, avec son accent de Gascogne.
– Non, non, Rosalie : je veux voir.
Et j’attire deux épées de combat dont l’une a la pointe légèrement recourbée.
– Qu’est cela ? repris-je.
– Té ! Ne voyez-vous ppaa ! Cette éppée, votr’onncle l’a reçue, là, dans le bras droite. C’est le bonn Dieu qui l’a ppuni. Aussi, se bat-ong pour une gueuse ?
– Quelle gueuse ?
– Té ! celle qui est eng bass dans le salong, en éstatue… Ah ! le cocu ! le cocu ! Il n’eng a pass reçu assez ce jour-là, pisqu’il recommangcerait aujord’hui de bong cœur. Il est ingcorrigible.
Rosalie, les mains sur les hanches, s’abandonnait au rire qui, mal dissimulé par un large tablier blanc, lui secouait le ventre, tandis qu’elle voyait se rejouer, dans son souvenir, la tragi-comédie d’autrefois.
Depuis, vainement, j’ai voulu obtenir de Rosalie des explications plus détaillées. Elle me répondait que ces histoires-là ne me regardaient pas.
De même, j’ai épié l’occasion d’interroger mon oncle. Mais il ne montre de son existence que les côtés nobles et majestueux, les seuls, selon lui, dont puisse profiter ma jeunesse ; et, par obligeance pour moi, il jette un voile sur les coins familiers et trop intimes.
La maison n’est pas moins mystérieuse que son propriétaire. Il y a, à la Pervenchère, une chambre que personne ne visite, où Rosalie n’entre jamais et qui demeure obstinément fermée. Pour avoir le plaisir d’y pénétrer, volontiers je me ferais battre. Un après-midi de soleil, j’ai vu, par le trou de la serrure, une tête blanche toute pareille à celle du salon, mais dont les yeux, qui se dirigeaient sur moi, semblaient me lancer un regard de menace. M’imaginant que la porte allait s’ouvrir, que la tête était vivante et que j’allais me trouver face à face avec elle, je me suis sauvé, pris d’une absurde terreur. Ma curiosité, pourtant, n’était pas calmée. Durant plusieurs jours, j’ai fait l’essai de toutes les clefs que je trouvais dans le vestibule ou dans la cuisine. Elles n’allaient pas. De guerre lasse, j’ai renoncé à connaître la tête blanche, la chambre close et les secrets de M. Le Vergier.
Après avoir laissé M. Le Vergier dans une retraite si farouche, ce ne fut pas sans surprise que, retournant le voir à la fin de l’été suivant, j’appris, par Chômel, comment mon oncle s’était transformé en même temps que la Pervenchère.
On avait bâti dans son entourage. D’abord un ancien général, puis une jeune femme, veuve, disait-on, d’un colonel de l’armée anglaise, étaient devenus ses voisins. Ils avaient fini par se visiter. Un archevêque, actuellement sans diocèse, et qui oubliait dans sa famille, établie aux environs, les fatigues de l’épiscopat, venait, aussi, fréquemment dîner à la Pervenchère. Ainsi ramené au monde, M. Le Vergier ne s’en trouvait pas trop mal, malgré ses réflexions désobligeantes sur ces amis indiscrets, espionnant une existence qui ne voulait plus être publique.
Lorsque j’arrivai, mon oncle était à la promenade avec ces messieurs. Chômel, qui aimait à jouer de la langue, me confia ses impressions :
– Un drôle de pistolet, me dit-il, que ce général Du Tremblay. Dur comme l’acier, triste comme un corbillard, dévot comme une nonne ; avec ça faisant son fier, observant la hiérarchie comme si on était encore à se ficher des tatouilles avec les Prussiens. Enfin, croiriez-vous, m’sieu, qu’moi qu’ai été voltigeur de la Garde, et à Magenta, un copain, quoi ! y m’regarde à peine. L’aut’fois, m’trouvant seul avec lui, j’ai voulu lui toucher deux mots d’là campagne d’Italie, y n’m’écoutait pas même d’une oreille ! Sacré type, va ! Parlez-moi de l’archevêque de Jéricho, Mons’gneur Rouillard : c’est franc, c’est simple, c’est parleur. Toujours à la rigolade ! Moi, j’peux pas m’mettre dans la cervelle que c’t’homme-là cause au bon Dieu tous les matins. Ça s’rait putôt l’affaire au général. Ils ont dû s’tromper d’pardessus au vestiaire, c’est pas Jésus possible !
Tandis que le jardinier me peignait ainsi les amis de mon oncle, je lui montrai la clôture qui séparait la Pervenchère du jardin voisin.
– Voyez donc, Chômel, fis-je, on dirait qu’il y a quelqu’un grimpé là-haut, sur le mur.
– Pardié oui ! J’distingue une robe. C’est une femme ! Ah ! la mâtine, elle est à voler mon beau muscat. J’vas lui en f… une secouée !
Et le jardinier se précipita vers la voleuse de raisin. Elle était à califourchon sur le mur. Chômel saisit une jambe qui pendait de son côté, et la secoua brutalement.
– Voulez-vous descendre, S.N. de D ! gronda-t-il.
Un cri lui répondit, puis une bouffée de rire, et des éclats de gaieté juvénile qui s’envolèrent comme un chant.
– Ah ! monsieur Chômel, s’écria-t-on, que vous m’avez fait peur ! C’est que vous m’en avez donné, une chatouille ! J’ai cru que c’était un serpent.
Le jardinier, interloqué, dans le plus grand embarras, avait lâché aussitôt la jambe de son interlocutrice ; il s’était découvert, et, pour mieux marquer son respect, il laissait traîner son chapeau jusqu’à terre.
– Escusez, mame Glyn, escusez, répétait-il.
Je levai les yeux. Une jeune femme tenait entre les doigts une grappe à demi grignotée. Les cheveux épars sur les épaules, riant à belles dents, elle avait la fraîcheur de peau, la simplicité de tenue d’une grande fillette ; mais la liberté du geste et du ton n’était pas d’une pensionnaire.
Tout à coup, Chômel qui, très repentant de sa méprise, demeurait immobile devant le mur, mais promenait ses regards à droite et à gauche, eut l’élan d’un prisonnier qui recouvre enfin sa liberté.
– Mame Glyn, cria-t-il, les v’là !
M. Le Vergier des Combes, accompagné de ses amis, se dirigeait de notre côté. Après la description de Chômel, je n’eus pas de peine à reconnaître dans cette face rieuse, pourpre, exubérante de vie ; dans ce long corps maigre, sévère : l’archevêque et le général Du Tremblay. Dès qu’elle les aperçut, la jeune femme sauta vivement à terre.
– Vous nous tombez du ciel, madame, dit mon oncle.
– Oui, monsieur, pour vous voler. Ah ! grondez-moi. Je mériterais d’être battue. Écoutez ce que j’ai fait. Ce matin, dans mon lit, à peine éveillée, j’ai eu une envie folle de raisin. Je me rappelais que vous m’aviez montré hier votre magnifique muscat. J’avais beau essayer de penser à autre chose, je revoyais toujours devant les yeux ces belles grappes vertes, brillantes comme des émeraudes. Alors je n’ai pas pu résister. À peine levée, il m’a fallu monter sur votre mur pour vous piller et faire la gourmande. Ah ! je suis bien coupable.
– C’est moi, madame, qui suis un grand coupable de n’avoir pas prévenu votre désir, d’avoir négligé de vous envoyer ce muscat que vous aimez tant ; mais je vais réparer mon oubli.
– Et moi, je vais réparer mon vol.
M. Le Vergier avait beau protester qu’il n’y en avait aucun :
– Si, si, c’est un vol, répétait-elle. Demandez à l’archevêque. Tenez, vous allez voir : Monseigneur !
– Madame !
– Vous m’avez déjà rendu service !
– Quand donc ?
– Vous ne vous rappelez pas : vous m’avez sauvé la vie !
– C’est peu de chose.
– Eh bien, vous êtes poli, vous : ma vie est peu de chose ?
– Je voulais dire : nous n’avons fait, l’un et l’autre, qu’obéir au bon Dieu qui vous désirait du bien.
– Enfin, vous m’avez rendu déjà un service : eh bien ! je vous en demande un second.
– Voilà ce que c’est d’être bon ; on abuse de vous.
– Oh ! je ne vous demande pas la lune, soyez tranquille ! Je ne veux qu’un renseignement, un tout petit. Dites-moi, voler du raisin à M. Le Vergier, n’est-ce pas mal, n’est-ce pas une grosse faute, un crime même, que l’on doit expier ?
– De grâce, madame, ne m’interrogez pas sur ces graves questions. Je suis un ignorant, moi. Regardez plutôt les oiseaux autour de vous ; ce sont d’enragés pillards de fruits. Est-ce qu’ils ne chantent, est-ce qu’ils ne volètent pas de branche en branche sans le moindre remords et avec la plus belle gaieté ? Est-ce que ces gaillards ont l’air de pénitents qui regrettent leurs rapines ?
– Monseigneur, vous êtes de plus en plus malhonnête. Voilà que vous me comparez à un oiseau, maintenant ! Voyons, je suis une femme, moi. Je veux être sauvée.
– Soyez sans crainte, madame, vous le serez. Ce serait faire une injure au bon Dieu, de penser qu’il pourrait avoir le mauvais goût de vous fermer ses portes. N’est-ce pas, général ?
– Je ne saurais vous dire, monseigneur, répliqua M. Du Tremblay d’un ton sec. Je ne suis pas casuiste, ni même théologien.
– N’importe, reprit la jeune femme ; moi, je trouve plaisir à expier mes fautes.
Elle appela le jardinier, lui glissa un louis dans la main, et lui dit :
– Vous irez demander à ma femme de chambre, de faire un panier de mes plus belles pêches et de l’apporter à M. Des Combes. Je sais que ces messieurs les aiment.
Mais Chômel, qui brûlait d’effacer son impolitesse de tout à l’heure, se souvenant de ses façons galantes lorsqu’il était dans la Garde, s’approcha de la jeune femme, et, à demi-voix :
– Mame Glyn, dit-il, vous n’avez pas fait attention en sautant. Vos jupes sont retroussées ; on vous voit toute.
Là-dessus, il partit avec un soupir de soulagement, réhabilité dans son estime, tandis que la jeune femme, en rougissant et un peu confuse, s’empressait, d’un geste vif et discret, de rabattre sa robe qui s’était accrochée par-derrière. Tout le monde alors se dirigea vers la maison. M. Le Vergier des Combes marchait en tête avec Mme Glyn ; le général suivait à côté de Mgr Rouillard.
M. Du Tremblay, s’attardant au milieu des allées obscures avec l’archevêque, ne lui cacha pas combien les manières de la jeune femme lui semblaient inconvenantes.
– Je ne comprends pas, commença-t-il, que M. des Combes reçoive chez lui cette personne.
– Mais, général, vous la recevez bien.
– C’est ma locataire. Je ne puis faire autrement. Hélas ! Dieu se joue bien des desseins des hommes. Voyez ce qui s’est passé. J’avais acheté deux champs, afin de bâtir, dans l’un ma maison, et dans l’autre une villa de rapport. Je me disais : « L’endroit est assez agréable et me vaudra des amateurs. Le parc de M. Le Vergier des Combes coupe en deux ma propriété, me laisse assez éloigné de mes locataires pour que je n’en sois pas importuné, assez près d’eux pour que je puisse les voir s’il me plaît d’en faire ma société. Je choisirai des voisins qui soient de nature à devenir au besoin mes amis. » La villa n’avait été construite que dans ce but. Or, quand elle fut achevée, j’eus le bonheur de trouver justement un homme selon mes goûts, et déjà je remerciais la Providence de me l’avoir envoyé. C’était un ancien officier supérieur de l’armée anglaise, homme simple, d’aspect grave et réservé. Il me plut à première vue. D’abord l’Angleterre est un peuple sage, travailleur, religieux, avec lequel, bien que catholique, je ressens la plus vive sympathie. Puis mon locataire, soldat comme moi et comme moi ayant fait la campagne de Crimée, n’avait pour m’intéresser qu’à rappeler ses souvenirs : c’étaient aussi les miens. Comparer l’armée anglaise à la française, le système de colonisation et la politique des deux pays, quels beaux sujets de conversation pour d’anciens soldats retirés à la campagne ! Sur un banc du jardin l’été ; au coin du feu l’hiver, j’imaginais d’attachantes causeries. Enfin, tout plein de ces beaux rêves, je lui avais fait un bail de neuf ans. Depuis plusieurs mois, je n’avais pas de nouvelles de mon officier. Je ne m’en inquiétais pas, sachant les Anglais voyageurs. Or, l’autre jour, on m’annonce que la villa est enfin occupée. Je m’y rends aussitôt en bon propriétaire. Devinez qui vient m’ouvrir ? Une dame en cheveux, dont les yeux n’annonçaient rien moins que la modestie. Je demande à voir Sir John Glyn. On me répond qu’il est mort et qu’on est sa malheureuse veuve. « C’est bien, madame, ai-je fait, après un moment d’étonnement ; je suis son propriétaire. » Alors elle a eu un sourire singulier chez une femme qui vient de perdre son mari, ce qui m’a peu disposé en sa faveur ; puis elle s’est mise à me demander mille choses, des tapisseries pour sa salle de bain, un mur pour la basse-cour, des réparations pour la toiture qui, disait-elle, avait été mal faite ; et tout cela, avec des mouvements, des gestes et des attitudes du goût le plus détestable. Je lui répondais : « Bien ! Bien ! » mais j’avais bonne envie de la mettre à la porte de cette villa, et c’eût été mon droit après tout, car ce n’était pas à elle que je l’avais louée. Ah ! ce Sir John Glyn, il m’en a joué un beau tour ! Eût-on dit à le voir qu’il avait des mœurs si relâchées ! Enfin, je vais aujourd’hui même aller trouver M. Giboteau, le notaire, lui demander si le bail ne peut être résilié ! Pour vous, monseigneur, pour la moralité de ce pays aussi bien que pour moi, un ancien général, il ne convient pas qu’il y ait dans ma propriété une personne de mœurs légères.
– De mœurs légères… autrefois, peut-être, reprit l’archevêque ; mais je vous assure, général, qu’elle commence à avoir du plomb dans la tête. Eh, mon Dieu ! le passé est le passé ; d’ailleurs, plus d’une femme envierait celui de votre locataire.
– Oui, dit M. Du Tremblay en se levant, j’ai entendu dire… Elle a connu l’Empereur… C’est à cause de cette femme peut-être que nous avons dû payer cinq milliards à l’Allemagne.
– Augmentez-lui donc son loyer. Vous rentrerez toujours dans vos déboursés.
– Hélas, monseigneur, il est de tristes impasses dans l’existence !
– Mais celle-là n’est pas si désagréable. Enfin, figurez-vous que vous êtes Notre-Seigneur, et que Mme Henriette Glyn est la Madeleine.
– C’est bon pour vous, cela, monseigneur. Moi, je n’ai pas votre imagination, ni votre caractère sacré.
– Dites mon sacré caractère. Je vous bêche, hein, général ; c’est que vous êtes une bonne terre, mais il y a dessus un peu trop d’herbes amères, d’herbes à purger les bêtes. Il faudrait les arracher.
– Vous êtes indulgent, monseigneur.
– Dame ! je vous connais depuis trop longtemps pour faire fumer l’encens à votre nez. Cela vous donnerait des éternuements. Vous n’aimez pas les douceurs.
– J’aime être juste envers moi-même comme envers les autres.
– Juste et sévère. Je suis sûr que vous couchez sur la dure ?
– Et quand cela serait ? nous ne sommes pas sur la terre pour nous amuser.
– Ne murmurez donc point de vous trouver en présence de Mme Glyn. C’est une croix que Notre-Seigneur vous envoie et dont il faut le remercier.
Je regardais s’avancer ces deux hommes : le général, droit, mince, dans sa redingote râpée, porte haut sa longue tête couleur feuille morte, que le nez recourbé, encadré d’une petite moustache grisonnante, et le menton en pointe font ressembler à l’un de ces cimeterres qu’il a pris autrefois aux Arabes. L’archevêque a les joues en feu, de larges épaules, une barbe noire et floconneuse, une narine en éveil, des gestes abondants et souvent vulgaires, une parole arrondie et complaisante, quelque chose d’une paillarde et grasse sensualité ; mais tout s’oublie de cette première impression de commune, de basse bonhomie devant son air de tête princier, son front où palpitent les grands rêves, ses yeux à commander des armées. De même que le général a voulu introduire, à la caserne, je ne sais quelle austérité monacale, l’archevêque communique aux ordres religieux un élan et un courage tout militaires. Il a, dit-on, en Algérie accompli des prodiges de charité, fondé des écoles, bâti des hôpitaux, créé des missions ; puis, à travers l’Afrique, porté la parole de Dieu avec un entrain et une gaieté infatigables, faisant aimer en sa personne, en ses disciples, le nom de la France à des races mêlées et hostiles. Aujourd’hui, privé de la subvention du gouvernement impérial, couvert de dettes et, sans ressources personnelles, forcé d’abandonner son diocèse pour le titre dérisoire d’évêque de Jéricho, il n’est plus, comme il dit en des accès fugitifs de mélancolie, « que l’archevêque du Passé, le pasteur des beaux rêves, le prêtre de tout ce qui est détruit et ne se relèvera plus ».
Mais ses regrets ne durent pas. N’est-elle pas de lui cette parole : « Moi, je suis un homme d’action. Je n’ai pas le temps de me décourager. Si la Foi n’est pas là quand je pars, je ne lui fais point la politesse de l’attendre ; et elle me rejoint toujours en route. »
Il porte sa robe blanche de moine, son camail où étincellent la croix archiépiscopale et la croix de la Légion d’honneur, avec la fierté superbe que devaient avoir les sénateurs romains du commencement de l’Empire, drapés dans leur toge.
Le général, lui, est plus triste, moins confiant dans l’Avenir. Il ne pardonne pas au nouveau gouvernement de l’avoir forcé à prendre sa retraite avant l’âge. Volontiers il s’abandonne aux confidences, aux regrets, aux effusions : « L’armée, s’écrie-t-il, mais c’est ma vie ! Me rejeter loin d’elle, c’est comme si l’on me coupait la tête. Ici, je me trouve dépaysé, perdu, dans un désert, et pourtant je me sens moins affligé qu’à Paris, où je rencontre à chaque pas des hommes que j’ai connus sous les drapeaux, et qui, maintenant, plus heureux que leur ancien camarade, peuvent encore travailler pour le pays. Suis-je donc si vieux que l’expérience, le savoir ne peuvent plus me servir à rien ? Je vous assure que j’ai l’œil clair encore, que mes jambes me portent bien, que je pourrais combattre, que je pourrais gagner des batailles ! »
Pour se dédommager, M. Du Tremblay s’est constitué juge des batailles perdues. Il écrit un livre où il montre par quelles manœuvres, lui, Du Tremblay, les eût gagnées. Il y a une multitude de conditionnels dans cet ouvrage, dont il lit quelquefois des fragments à mon oncle. À chaque instant, on y trouve des phrases de ce genre : « Si Mac-Mahon avait eu plus de promptitude dans ses mouvements…, » ou « si Vinoy avait su mieux établir son artillerie sur les hauteurs… » Mon oncle appelle familièrement M. Du Tremblay le général Si, et M. Du Tremblay, qui n’aime pas la plaisanterie, lui réplique d’un ton irrité : « Vous êtes un politique de cabinet, un rêveur ! »
Ce qui soutient surtout M. Du Tremblay dans sa disgrâce, c’est la fermeté de ses sentiments religieux. Mais s’il fait à Dieu le grand honneur de croire en lui, c’est pour lui apporter son amertume, ses griefs, lui demander raison des maux de sa création et des injustices de ses créatures. Quant à M. Le Vergier, sa ferveur religieuse est plus discrète. Il se contente d’inviter quatre fois l’an à sa table les prêtres de la paroisse.
Aussi différents de caractère, d’esprit et d’habitudes que l’étaient le général, Mgr Rouillard et M. Le Vergier des Combes, ils se trouvent pourtant liés, par la communauté de leurs regrets et de leur attachement, à cet Empereur vaincu dans lequel ils avaient mis leur espoir, à qui ils demeurent malgré tout fidèles. Et puis des souvenirs les rapprochent encore. J’ai vu M. Du Tremblay et l’archevêque, tandis que M. Le Vergier n’était pas au salon, s’arrêter devant le buste de femme de la cheminée, et parler avec animation en le regardant. Parfois ils se tournaient vers moi ; puis, comme s’ils eussent redouté ma curiosité, ils baissaient la voix. Mais chuchotées ou criées, ces confidences m’échappaient pour la plupart, bien que j’eusse vivement désiré savoir quelle était cette femme en marbre.
En attendant, je m’occupais de l’autre, de la vivante, de la juvénile apparition du mur, dont le sourire m’avait touché comme une grâce familière. Elle aussi rappelait le Passé, puisqu’elle avait, dit-on, connu le Souverain dont ils pleuraient l’exil ; elle rappelait le Passé, mais avec quelles charmantes promesses d’Avenir et de rénovation !
Au salon, nous nous étions assis autour d’elle, et, pendant qu’elle causait, les yeux de mon oncle allaient du buste de marbre, de l’image provocatrice et irritante, à cette jeune figure affable et heureuse. On eût dit qu’il les comparait toutes deux et cherchait à les retrouver unies dans sa mémoire. Le buste, auquel je tournais le dos, me gênait à la façon d’une voix railleuse que j’aurais entendue se moquer de moi par-derrière ; j’avais à la fois envie et honte de le regarder devant mon oncle, mais je l’oubliai vite à écouter, à observer « la jeune femme aux raisins », celle que le jardinier Chômel appelait « Mame Glyn », et M. Le Vergier, lorsque le général et l’archevêque n’étaient pas là : « Ma chère Henriette. »
Un zézaiement qu’elle perd puis retrouve, comme si elle avait besoin de temps à autre de se refaire toute petite fille ; un visage gras et fin, du plus charmant ovale, ayant l’éclat de la peau, l’attrait d’un fruit de chair, avec cette ligne spirituelle qui émeut plus que nos sens ; un nez à peine relevé, aux narines inquiètes ; une bouche ronde, petite, charnue, ouverte par un rire continuel, sans malice, découvrant de mignonnes quenottes ; – « The Giggling Girl » (la Ricaneuse), l’appelait feu John Glyn ; – des cheveux d’un blond pâle, cendré, sans cesse en désordre et pourtant coiffés comme par un peintre de génie, tombant en boucles autour des joues, sur le front, se croisant en collier autour des seins, s’enlaçant en anneaux derrière les épaules ; des yeux bruns, larges, calmes, pareils à des yeux d’oiseau, vifs et ingénus, où la vie semble avoir passé sans y laisser une peine, doucement voilés de longs cils qui se lèvent et s’abaissent en des mouvements pleins de caresse ; tout lui donne une grâce infinie de jolie enfant. Et enfant est-elle dans son corps potelé, la liberté, la pétulance de ses gestes et de ses attitudes, les belles roses de vie qui, si promptement, à la moindre parole, viennent à son teint.
Je ne me lassais pas de l’entendre. La voix et les récits avaient pour moi de telles séductions que mon oncle dut me rappeler, le soir, qu’il était temps de m’en retourner à la Pervenchère. Avant mon départ, l’archevêque auquel on m’avait présenté, dit en me tapotant la joue d’un geste amical :
– Travaille, mon enfant, prie le bon Dieu, et surtout la Sainte-Vierge, car, vois-tu, on n’arrive à rien sans les femmes, pas même au paradis ; n’est-il pas vrai, mon général ?
– Vous ne sauriez mieux dire, monseigneur ! répliqua M. Du Tremblay d’un air distrait.
Sans doute il pensait à ses campagnes.
Cet été-là, mon oncle négligea un peu mes leçons d’histoire. On ne me recevait même plus à la Pervenchère, que de loin en loin ; il fallait user de subterfuges, acheter Chômel par des compliments sur ses fleurs ou la bonne Rosalie par l’éloge de sa cuisine, pour forcer la consigne, me glisser dans le parc, essayer d’entrevoir la jeune femme à une fenêtre ou à un détour d’allée.
Dans le pays, malgré son oubli des convenances et des façons qui pouvaient sembler bizarres à des gens simples, elle ne choquait personne. Elle était si assidue à ses dévotions, si généreuse aux pauvres, si affable pour tous !
Et puis un charme venait de sa marche un peu lente, balancée et pourtant légère, de ses grands yeux doux très purs, et de tout ce qu’on imaginait de sa première jeunesse.
Un matin, je trouvai le prétexte de lui rapporter un livre qu’elle avait oublié chez mon oncle.
Les portes étaient ouvertes. Je m’introduisis jusqu’à son cabinet de toilette. Elle se coiffait devant son miroir, au milieu d’un rayonnement de soleil qui dorait ses bras nus et ses cheveux. En m’entendant venir, elle poussa un petit cri et se retourna vers moi ; dans sa grande chemise aux plis raides et toute droite, elle avait l’air d’une fillette un peu gauche ; mais tout de suite la caresse de son regard, un mouvement qui offrit, sous le linge chaste, les riches trésors de sa chair en apparence délicate, le parfum qui s’exhala de sa chevelure, me surprirent d’un feu sexuel, éveillèrent en moi une volupté chaude et enveloppante.
Elle sentit bien que je n’étais pas insensible, et parut, comme moi, assez gênée.
– Que faites-vous là ? me demanda-t-elle.
J’arrêtai les yeux sur un côté de la chambre à coucher, où il y avait deux portraits.
– C’est l’Empereur, me dit-elle.
– Oh ! fis-je, ce n’est pas cela que je regardais.
– C’était peut-être mon portrait ?
– Oui ; il est beau, mais le peintre ne vous a pas faite si belle que vous êtes.
– Voyez-vous cela, le petit flatteur !
Je repris :
– Je ne vous flatte pas… Et si vous étiez bonne…
– Si j’étais bonne ?…
– Vous…
– Arrête, tu vas dire une bêtise !
Je baissai la tête, très humilié.
– Allons, parle, reprit-elle avec vivacité ; je ne te croquerai pas.
– Eh bien, dis-je avec assurance, si vous étiez bonne, vous me donneriez un baiser.
Elle me regarda un instant avec surprise, puis partit d’un grand éclat de rire.
– À ton âge, mon chéri, on n’embrasse que sa maman.
Mais voyant que mon visage prenait un air de grande tristesse, elle se pencha vers moi et très vite m’effleura de ses lèvres. Oh ! l’exquise saveur de groseilles fraîches. Je la baisai à pleine bouche.
– Quel coquin, chuchota-t-elle ; si ton oncle nous avait vus !
Après un pareil accueil, après avoir goûté à cette bouche suave, obtenu la vision rapide de cette beauté, et ce premier arome de caresses, il m’en coûtait de m’en aller ainsi ; mes yeux ne quittaient la jeune femme que pour s’attacher sur les meubles au milieu desquels elle vivait, comme si je n’eusse rien voulu oublier de cette heureuse maison qu’elle animait, qu’elle enchantait de sa présence ! Mon regard tomba tout à coup sur un cahier recouvert d’un papier vert, où était inscrit en grosses lettres :
Journal de ma Vie.
– C’est vous qui avez écrit cela, madame ? demandai-je.
– Oui.
– Vous y avez mis les belles histoires que vous racontiez à mon oncle, l’autre jour ?
– Quelques-unes.
– Est-ce qu’il y a l’histoire de la dame en marbre ?
– Quelle dame en marbre ?
– La dame dont le buste se trouve dans le salon.
– Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Mais j’étais persuadé, je ne sais pourquoi, que l’aventure de cette femme mystérieuse qu’avait aimée mon oncle, et dont Rosalie m’avait parlé à mots couverts, était racontée tout au long dans ce journal. Cette figure méchante et rusée, avec son sourire affecté et sa feinte douceur, m’attirait comme un péril inconnu ; j’en étais obsédé ; en proie à une frayeur qui tenait du vertige, je la cherchais partout.
– Oh ! m’écriai-je, comme j’aimerais lire ce que vous avez écrit là.
– Eh bien, emporte mon journal, mais tu me le rendras… Et puis, écoute : ce n’est pas convenable à un petit jeune homme de ton âge d’entrer dans la chambre d’une jeune femme qui est à s’habiller. Promets-moi de ne plus recommencer !
Je promis, je demandai pardon, et après lui avoir baisé la main, comme le faisait mon oncle, je me retirai bien lentement.
Henriette était si ingénue, qu’elle n’avait nulle crainte, en me prêtant le cahier, d’éclaircir, d’éveiller mon ignorance.
À peine rentré à la maison, je me plongeai dans cette lecture. Parfois, un passage m’arrêtait, me faisait rougir. Sans rien perdre de son charme – elle en aurait eu plutôt davantage – Henriette m’échappa, m’inquiéta même un peu, par tout ce qu’elle découvrait de nouveau et d’insoupçonné à mon esprit d’enfant. Je ne sentais point, comme aujourd’hui, le charme de ces êtres candides qui sont allés partout sans se salir leurs âmes, et auxquels on doit pardonner leurs fautes, parce qu’ils les ont commises les yeux fermés.
Voici ces pages, transcrites du cahier d’Henriette, qui les avait tracées d’une main hâtive, sans autre but que de fixer certains évènements, heureux ou affligeants pour elle.
Elles me plurent, parce que j’y retrouvais le souvenir des dernières gloires de mon pays et le secret de nos récentes misères, parce que j’y entendais babiller une voix innocente d’amoureuse.
Il y avait aussi à certains feuillets des caractères empâtés, tremblants, dont l’encre s’étalait en une tache pâle, et je baisais ces traces évidentes de larmes.
Paris est la ville du jeu et des aventures, des ruines soudaines et des rapides fortunes. Quand j’y arrivai, misérable, grelottante, tout effarée de honte et de gaucherie provinciale, j’aurais traité d’insolent le hardi prophète qui se fût permis de me prédire l’avenir.
Fille de pauvres fermiers de la baronne de Gondrecourt, je reçus toutefois une certaine éducation au château de Bonnétable, où, me trouvant quelque esprit et un certain air de visage, on me donna comme condisciple à Mlle Victoire pour la stimuler au travail. Je restai ainsi plusieurs années à vivre tout près de ma jeune maîtresse – presque de sa vie – sans me salir les doigts à d’autres ouvrages qu’à des travaux d’écritoire.