L'Homme à l'oreille cassée - Ligaran - E-Book

L'Homme à l'oreille cassée E-Book

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Extrait : "Le 18 mai 1859, M. Renault, ancien professeur de physique et de chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleau et membre du conseil municipal de cette aimable petite ville, porta lui-même à la poste la lettre suivante : À monsieur Léon Renault, ingénieur civil, bureau restant, Berlin, Prusse."

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Seitenzahl: 293

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335055795

©Ligaran 2015

LE COLONEL FOUGAS
IOù l’on tue le veau gras pour fêter le retour d’un enfant économe

Le 18 mai 1859, M. Renault, ancien professeur de physique et de chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleau et membre du conseil municipal de cette aimable petite ville, porta lui-même à la poste la lettre suivante :

« À monsieur Léon Renault, ingénieur civil, bureau restant, Berlin, Prusse.

Mon cher enfant,

Les bonnes nouvelles que tu as datées de Saint-Pétersbourg nous ont causé la plus douce joie. Ta pauvre mère était souffrante depuis l’hiver ; je ne t’en avais pas parlé, de peur de t’inquiéter à cette distance. Moi-même je n’étais guère vaillant ; il y avait encore une troisième personne (tu devineras son nom si tu peux) qui languissait de ne pas le voir. Mais rassure-toi, mon cher Léon : nous renaissons à qui mieux mieux depuis que la date de ton retour est à peu près fixée. Nous commençons à croire que les mines de l’Oural ne dévoreront pas celui qui nous est plus cher que tout au monde. Dieu soit loué ! Cette fortune si honorable et si rapide ne t’aura pas coûté la vie, ni même la santé, s’il est vrai que tu aies pris de l’embonpoint dans le désert, comme tu nous l’assures. Nous ne mourrons pas sans avoir embrassé notre fils ! Tant pis pour toi si tu n’as pas terminé là-bas toutes tes affaires : nous sommes trois qui avons juré que tu n’y retournerais plus. L’obéissance ne le sera pas difficile, car tu seras heureux au milieu de nous. C’est du moins l’opinion de Clémentine… j’ai oublié que je m’étais promis de ne pas la nommer ! Maître Bonnivet, notre excellent voisin, ne s’est pas contenté de placer tes capitaux sur bonne hypothèque ; il a rédigé dans ses moments perdus un petit acte fort touchant, qui n’attend plus que ta signature. Notre digne maire a commandé à ton intention une écharpe neuve qui vient d’arriver de Paris. C’est toi qui en auras l’étrenne. Ton appartement, qui sera bientôt votre appartement, est à la hauteur de ta fortune présente. Tu demeures… mais la maison a tellement changé depuis trois ans, que mes descriptions seraient lettre close pour loi. C’est M. Audret, l’architecte du château impérial, qui a dirigé les travaux. Il a voulu absolument me construire un laboratoire digne de Thénard ou de Dumas. J’ai eu beau protester et dire que je n’étais plus bon à rien, puisque mon célèbre mémoire sur la Condensation des gaz en est toujours au chapitre IV, comme ta mère était de complicité avec ce vieux scélérat d’ami, il se trouve que la Science a désormais un temple chez nous. Une vraie boutique à sorcier, suivant l’expression pittoresque de ta vieille Gothon. Rien n’y manque, pas même une machine à vapeur de quatre chevaux : qu’en ferai-je ? hélas ! Je compte bien cependant que ces dépenses ne seront pas perdues pour tout le monde. Tu ne vas pas t’endormir sur tes lauriers. Ah ! si j’avais eu ton bien lorsque j’avais ton âge ! J’aurais consacré mes jours à la science pure, au lieu d’en perdre la meilleure partie avec ces petits jeunes gens qui ne profitaient de ma classe que pour lire M. Paul de Kock ! J’aurais été ambitieux ! J’aurais voulu attacher mon nom à la découverte de quelque loi bien générale, ou tout au moins à la construction de quelque instrument bien utile. Il est trop tard aujourd’hui ; mes yeux sont fatigués et le cerveau lui-même refuse le travail. À ton tour, mon garçon ! Tu n’as pas vingt-six ans, les mines de l’Oural t’ont donné de quoi vivre à l’aise, tu n’as plus besoin de rien pour toi-même, le moment est venu de travailler pour le genre humain. C’est le plus vif désir et la plus chère espérance de ton vieux bonhomme de père qui t’aime et qui t’attend les bras ouverts.

J. RENAULT.

P.S. Par mes calculs, cette lettre doit arriver à Berlin deux ou trois jours avant toi. Tu auras déjà appris par les journaux du 7 courant la mort de l’illustre M. de Humboldt. C’est un deuil pour la science et pour l’humanité. J’ai eu l’honneur d’écrire à ce grand homme plusieurs fois en ma vie, et il a daigné me répondre une lettre que je conserve pieusement. Si tu avais l’occasion d’acheter quelque souvenir de sa personne, quelque manuscrit de sa main, quelque fragment de ses collections, tu me ferais un véritable plaisir. »

Un mois après le départ de cette lettre, le fils tant désiré rentra dans la maison paternelle. M. et Mme Renault, qui vinrent le chercher à la gare, le trouvèrent grandi, grossi et embelli de tout point. À dire vrai, ce n’était pas un garçon remarquable, mais une bonne et sympathique figure. Léon Renault représentait un homme moyen, blond, rondelet et bien pris. Ses grands yeux bleus, sa voix douce et sa barbe soyeuse indiquaient une nature plus délicate que puissante. Un cou très blanc, très rond et presque féminin tranchait singulièrement avec son visage roussi par le hâle. Ses dents étaient belles, très mignonnes, un peu rentrantes, nullement aiguës. Lorsqu’il ôta ses gants, il découvrit deux petites mains carrées, assez fermes, assez douces, ni chaudes ni froides, ni sèches ni humides, mais agréables au toucher et soignées dans la perfection.

Tel qu’il était, son père et sa mère ne l’auraient pas échangé contre l’Apollon du Belvédère. On l’embrassa, Dieu sait ! en l’accablant de mille questions auxquelles il oubliait de répondre. Quelques vieux amis de la maison, un médecin, un architecte, un notaire, étaient accourus à la gare avec les bons parents : chacun d’eux eut son tour, chacun lui donna l’accolade, chacun lui demanda s’il se portait bien, s’il avait fait bon voyage. Il écouta patiemment et même avec joie cette mélodie banale dont les paroles ne signifiaient pas grand-chose, mais dont la musique allait au cœur, parce qu’elle venait du cœur.

On était là depuis un bon quart d’heure, et le train avait repris sa course en sifflant, et les omnibus des divers hôtels s’étaient lancés l’un après l’autre au grand trot dans l’avenue qui conduit à la ville ; et le soleil de juin ne se lassait pas d’éclairer cet heureux groupe de braves gens. Mais Mme Renault s’écria tout à coup que le pauvre enfant devait mourir de faim, et qu’il y avait de la barbarie à retarder si longtemps l’heure de son dîner. Il eut beau protester qu’il avait déjeuné à Paris et que la faim parlait moins haut que la joie : toute la compagnie se jeta dans deux grandes calèches de louage, le fils à côté de la mère, le père en face, comme s’il ne pouvait rassasier ses yeux de la vue de ce cher enfant. Une charrette venait derrière avec les malles, les grandes caisses longues et carrées et tout le bagage du voyageur. À l’entrée de la ville, les cochers firent claquer leur fouet, le charretier suivit l’exemple ; ce joyeux tapage attira les habitants sur leurs portes et anima un instant la tranquillité des rues. Mme Renault promenait ses regards à droite et à gauche, cherchant des témoins à son triomphe et saluant avec la plus cordiale amitié des gens qu’elle connaissait à peine. Plus d’une mère la salua aussi, sans presque la connaître car il n’y a pas de mère indifférente à ces bonheurs-là, et d’ailleurs la famille de Léon était aimée de tout le monde. Et les voisins s’abordaient en disant avec une joie exempte de jalousie :

« C’est le fils Renault, qui a travaillé trois ans dans les mines de Russie et qui vient partager sa fortune avec ses vieux parents ! »

Léon aperçut aussi quelques visages de connaissance, mais non tous ceux qu’il souhaitait de revoir. Car il se pencha un instant à l’oreille de sa mère, en disant : « Et Clémentine ? » Cette parole fut prononcée si bas et de si près, que M. Renault lui-même ne put connaître si c’était une parole ou un baiser. La bonne dame sourit tendrement et répondit un seul mot : « Patience ! » Comme si la patience était une vertu bien commune chez les amoureux !

La porte de la maison était toute grande ouverte, et la vieille Gothon sur le seuil. Elle levait les bras au ciel et pleurait comme une bête, car elle avait connu le petit Léon pas plus haut que cela ! Il y eut encore une belle embrassade sur la dernière marche du perron entre la brave servante et son jeune maître. Les amis de M. Renault firent mine de se retirer par discrétion, mais ce fut peine perdue ; on leur prouva clair comme le jour que leur couvert était mis. Et quand tout le monde fut réuni dans le salon, excepté l’invisible Clémentine, les grands fauteuils à médaillon tendirent leurs bras vers le fils de M. Renault ; la vieille glace de la cheminée se réjouit de refléter son image, le gros lustre de cristal fit entendre un petit carillon, les mandarins de l’étagère se mirent à branler la tête en signe de bienvenue, comme s’ils avaient été des pénates légitimes et non des étrangers et des païens. Personne ne saurait dire pourquoi les baisers et les larmes recommencèrent alors à pleuvoir, mais il est certain que ce fut comme une deuxième arrivée.

« La soupe ! » cria Gothon.

Mme Renauld prit le bras de son fils, contrairement à toutes les lois de l’étiquette, et sans même demander pardon aux respectables amis qui se trouvaient là. À peine s’excusa-t-elle de servir l’enfant avant les invités. Léon se laissa faire et bien lui en prit : il n’y avait pas un convive qui ne fût capable de lui verser le potage dans son gilet plutôt que d’y goûter avant lui.

« Mère, s’écria Léon la cuiller à la main, voici la première fois, depuis trois ans, que je mange de bonne soupe ! »

Mme Renault se sentit rougir d’aise et Gothon cassa quelque chose ; l’une et l’autre s’imaginèrent que l’enfant parlait ainsi pour flatter leur amour-propre, et pourtant il avait dit vrai. Il y a deux choses en ce monde que l’homme ne trouve pas souvent hors de chez lui : la bonne soupe est la première ; la deuxième est l’amour désintéressé.

FAMILLE, RENAULT

Si j’entreprenais ici l’énumération véridique de tous les plats qui parurent sur la table, il n’y aurait pas un de mes lecteurs à qui l’eau ne vînt à la bouche. Je crois même que plus d’une lectrice délicate risquerait de prendre une indigestion. Ajoutez, s’il vous plaît, que cette liste se prolongerait jusqu’au bout du volume et qu’il ne me resterait plus une seule page pour écrire la merveilleuse histoire de Fougas. C’est pourquoi je retourne au salon, où le café est déjà servi.

Léon prit à peine la moitié de sa lasse, mais gardez-vous d’en conclure que le café fût trop chaud ou trop froid, ou trop sucré. Rien au monde ne l’eût empêché de boire jusqu’à la dernière goutte, si un coup de marteau frappé à la porte de la rue n’avait retenti jusque dans son cœur.

La minute qui suivit lui parut d’une longueur extraordinaire. Non ! jamais dans ses voyages il n’avait rencontré une minute aussi longue que celle-là. Mais enfin Clémentine parut, précédée de la digne Mlle Virginie Sambucco, sa tante. Et les mandarins qui souriaient sur l’étagère entendirent le bruit de trois baisers.

Pourquoi trois ? Le lecteur superficiel qui prétend deviner les choses avant qu’elles soient écrites, a déjà trouvé une explication vraisemblable. « Assurément, dit-il, Léon était trop respectueux pour embrasser plus d’une fois la digne Mlle Sambucco ; mais lorsqu’il se vit en présence de Clémentine, qui devait être sa femme, il doubla la dose, et fit bien. » Voilà, monsieur, ce que j’appelle un jugement téméraire. Le premier baiser tomba de la bouche de Léon sur la joue de Mlle Sambucco ; le second fut appliqué par les lèvres de Mlle Sambucco sur la joue gauche de Léon ; le troisième fut un véritable accident qui plongea deux jeunes cœurs dans une consternation profonde.

Léon, qui était très amoureux de sa future, se précipita vers elle en aveugle, incertain s’il baiserait la joue droite ou la gauche, mais décidé à ne pas retarder plus longtemps un plaisir qu’il se promettait depuis le printemps de 1856. Clémentine ne songeait pas à se défendre, mais bien à appliquer ses belles lèvres rouges sur la joue droite de Léon, ou sur la gauche indifféremment. La précipitation des deux jeunes gens fut cause que ni les joues de Clémentine ni celles de Léon ne reçurent l’offrande qui leur était destinée. Et les mandarins de l’étagère, qui comptaient bien entendre deux baisers, n’en entendirent qu’un seul. Et Léon fut interdit, Clémentine rougit jusqu’aux oreilles, et les deux fiancés reculèrent d’un pas en regardant les rosaces du tapis, qui demeurèrent éternellement gravées dans leur mémoire.

Clémentine était, aux yeux de Léon Renault, la plus jolie personne du monde. Il l’aimait depuis plus de trois ans, et c’était un peu pour elle qu’il avait fait le voyage de Russie. En 1856, elle était trop jeune pour se marier et trop riche pour qu’un ingénieur à 2 400 fr. pût décemment prétendre à sa main. Léon, en vrai mathématicien, s’était posé le problème suivant : « Étant donnée une jeune fille de quinze ans et demi, riche de 8000 francs de rentes et menacée de l’héritage de Mlle Sambucco, soit 200 000 fr. de capital, faire une fortune au moins égale à la sienne dans un délai qui lui permette de devenir grande fille sans lui laisser le temps de passer vieille fille. » Il avait trouvé la solution dans les mines de cuivre de l’Oural.

Durant trois longues années, il avait correspondu indirectement avec la bien-aimée de son cœur. Toutes les lettres qu’il écrivait à son père ou à sa mère passaient aux mains de Mlle Sambucco, qui ne les cachait pas à Clémentine. Quelquefois même on les lisait à voix haute, en famille, et jamais M. Renault ne fut obligé de sauter une phrase, car Léon n’écrivait rien qu’une jeune fille ne pût entendre. La tante et la nièce n’avaient pas d’autres distractions ; elles vivaient retirées dans une petite maison, au fond d’un beau jardin, et elles ne recevaient que de vieux amis. Clémentine eut donc peu de mérite à garder son cœur pour Léon. À part un grand colonel de cuirassiers qui la poursuivait quelquefois à la promenade, aucun homme ne lui avait fait la cour.

Elle était bien belle pourtant, non seulement aux yeux de son amant, ou de la famille Renault, mais encore à ceux de la petite ville qu’elle habitait. La province est encline à se contenter de peu. Elle donne à bon marché les réputations de jolie femme et de grand homme, surtout lorsqu’elle n’est pas assez riche pour se montrer exigeante. C’est dans les capitales qu’on prétend n’admirer que le mérite absolu. J’ai entendu un maire de village qui disait, avec un certain orgueil : « Avouez que ma servante Catherine est bien jolie pour une commune de six cents âmes ! » Clémentine était assez jolie pour se faire admirer dans une ville de huit cent mille habitants. Figurez-vous une petite créole blonde, aux yeux noirs, au teint mat, aux dents éclatantes. Sa taille était ronde et souple comme un jonc. Quelles mains mignonnes elle avait, et quels jolis pieds andalous, cambrés, arrondis en fer à repasser ! Tous ses regards ressemblaient à des sourires, et tous ses mouvements à des caresses. Ajoutez qu’elle n’était ni sotte, ni peureuse, ni même ignorante de toutes choses, comme les petites filles élevées au couvent. Son éducation, commencée par sa mère, avait été achevée par deux ou trois vieux professeurs respectables, du choix de M. Renault, son tuteur. Elle avait l’esprit juste et le cerveau bien meublé. Mais, en vérité, je me demande pourquoi j’en parle au passé, car elle vit encore, grâce à Dieu, et aucune de ses perfections n’a péri.

IIDéballage aux flambeaux

Vers dix heures du soir, Mlle Virginie Sambucco dit qu’il fallait penser à la retraite ; ces dames vivaient avec une régularité monastique. Léon protesta, mais Clémentine obéit : ce ne fut pas sans laisser voir une petite moue. Déjà la porte du salon était ouverte et la vieille demoiselle avait pris sa capuche dans l’antichambre, lorsque l’ingénieur, frappé subitement d’une idée, s’écria ; « Vous ne vous en irez certes pas sans m’aider à ouvrir mes malles ! C’est un service que je vous demande, ma bonne mademoiselle Sambuce ! »

La respectable fille s’arrêta ; l’habitude la poussait à partir ; l’obligeance lui conseillait de rester ; un atome de curiosité fit pencher la balance. « Quel bonheur ! » dit Clémentine en restituant à la patère la capuche de sa tante.

Mme Renault ne savait pas encore où l’on avait mis les bagages de Léon. Gothon vint dire que tout était jeté pêle-mêle dans la boutique à sorcier, en attendant que Monsieur désignât ce qu’il fallait porter dans sa chambre. Toute la compagnie se rendit avec les lampes et les flambeaux dans une vaste salle du rez-de-chaussée où les fourneaux, les cornues, les instruments de physique, les caisses, les malles, les sacs de nuit, les cartons à chapeau et la célèbre machine à vapeur formaient un spectacle confus et charmant. La lumière se jouait dans cet intérieur comme dans certains tableaux de l’école hollandaise. Elle glissait sur les gros cylindres jaunes de la machine électrique, rebondissait sur les matras de verre mince, se heurtait à deux réflecteurs argentés et accrochait en passant un magnifique baromètre de Fortin. Les Renault et leurs amis, groupés au milieu des malles, les uns assis, les autres debout, celui-ci armé d’une lampe et celui-là d’une bougie, n’ôtaient rien au pittoresque du tableau.

Léon, armé d’un trousseau de petites clefs, ouvrait les malles l’une après l’autre. Clémentine était assise en face de lui sur une grande boîte de forme oblongue, et elle le regardait de tous ses yeux avec plus d’affection que de curiosité. On commença par mettre à part deux énormes caisses carrées qui ne renfermaient que des échantillons de minéralogie, après quoi l’on passa la revue des richesses de toute sorte que l’ingénieur avait serrées dans son linge et ses vêtements.

Une douce odeur de cuir de Russie, de thé de caravane, de tabac du Levant et d’essence de roses se répandit bientôt dans l’atelier. Léon rapportait un peu de tout, suivant l’usage des voyageurs riches qui ont laissé derrière eux une famille et beaucoup d’amis. Il exhiba tour à tour des étoffes asiatiques, des narghilés d’argent repoussé qui viennent de Perse, des boîtes de thé, des sorbets à la rose, des essences précieuses, des tissus d’or de Tarjok, des armes antiques, un service d’argenterie niellée de la fabrique de Toula, des pierreries montées à la russe, des bracelets du Caucase, des colliers d’ambre laiteux et un sac de cuir rempli de turquoises, comme ou en vend à la foire de Nijni-Novgorod. Chaque objet passait de main en main, au milieu des questions, des explications et des interjections de toute sorte. Tous les amis qui se trouvaient là reçurent les présents qui leur étaient destinés. Ce fut un concert de refus polis, d’insistances amicales et de remerciements sur tous les tons. Inutile de dire que la plus grosse part échut à Clémentine ; mais elle ne se fit pas prier, car, au point où l’on en était, toutes ces belles choses entraient dans la corbeille et ne sortaient pas de la famille.

Léon rapportait à son père une robe de chambre trop belle, en étoffe brochée d’or, quelques livres anciens trouvés à Moscou, un joli tableau de Greuze, égaré par le plus grand des hasards dans une ignoble boutique du Gastinitvor, deux magnifiques échantillons de cristal de roche et une canne de M. de Humboldt. « Tu vois, dit-il à M. Renault en lui mettant dans les mains ce jonc historique, le post-scriptum de la dernière lettre n’est pas tombé dans l’eau. »

Le vieux professeur reçut ce présent avec une émotion visible. « Je ne m’en servirai jamais, dit-il à son fils : le Napoléon de la science l’a tenue dans sa main. Que penserait-on si un vieux sergent comme moi se permettait de la porter dans ses promenades en forêt ? Et les collections ? Tu n’as rien pu en acheter ? Se sont-elles vendues bien cher ?

– On ne les a pas vendues, répondit Léon. Tout est entré dans le Musée national de Berlin. Mais, dans mon empressement à le satisfaire, je me suis fait voler d’une étrange façon. Le jour même de mon arrivée, j’ai fait part, de ton désir au domestique de place qui m’accompagnait. Il m’a juré qu’un petit brocanteur juif de ses amis, du nom de Ritter, cherchait à vendre une très belle pièce anatomique, provenant de la succession. J’ai couru chez le juif, examiné la momie, car c’en était une, et payé sans marchander le prix qu’on en voulait. Mais, le lendemain, un ami de M. de Humboldt, le professeur Hirtz, m’a conté l’histoire de cette guenille humaine, qui traînait en magasin depuis plus de dix ans, et qui n’a jamais appartenu à M. de Humboldt. Où diable Gothon l’a-t-elle fourrée ? Ah ! Mlle Clémentine est dessus. »

Clémentine voulut se lever, mais Léon la fit rasseoir.

« Nous avons bien le temps, dit-il, de regarder cette vieillerie, et d’ailleurs vous devinez que ce n’est pas un spectacle riant. Voici l’histoire que le père Hirtz m’a contée ; du reste il m’a promis de m’envoyer copie d’un mémoire assez curieux sur ce sujet. Ne vous en allez pas encore, ma bonne demoiselle Sambucco ! C’est un petit roman militaire et scientifique. Nous, regarderons la momie lorsque je vous aurai mis au courant de ses malheurs.

– Parbleu ! s’écria M. Audret, l’architecte du château, c’est le roman de la momie que tu vas nous réciter. Trop tard, mon pauvre Léon : Théophile Gautier a pris les devants, dans le feuilleton du Moniteur, et tout le monde la connaît, ton histoire égyptienne !

– Mon histoire, dit Léon, n’est pas plus égyptienne que Manon Lescaut. Notre bon docteur Martout, ici présent, doit, connaître le nom du professeur Jean Meiser de Dantzick ; il vivait au commencement de notre siècle, et je crois que ses derniers ouvrages sont de 1824 ou 1825.

– De 1823, répondit M. Martout. Meiser est un des savants qui ont fait le plus d’honneur à l’Allemagne. Au milieu des guerres épouvantables qui ensanglantaient sa patrie, il poursuivit les travaux de Leeuwenhoeck, de Baker, de Needham, de Fontana et de Spallanzani sur les animaux réviviscents. Notre école honore en lui un des pères de la biologie moderne.

– Dieu ! les vilains grands mots ! s’écria Mlle Sambucco. Est-il permis de retenir les gens à pareille heure pour leur faire écouter de l’allemand ! »

Clémentine essaya de la calmer.

« N’écoutez pas les grands mots, ma chère petite tante ; ménagez-vous pour le roman, puisqu’il y en a un !

– Un terrible, dit Léon. Mlle Clémentine est assise sur une victime humaine, immolée à la science par le professeur Meiser. »

Pour le coup, Clémentine se leva, et vivement, son fiancé lui offrit une chaise et s’assit lui-même à la place qu’elle venait de quitter. Les auditeurs, craignant que le roman de Léon ne fût en plusieurs volumes, prirent position autour de lui, qui sur une malle, qui dans un fauteuil.

IIILe crime du savant professeur Meiser

« Mesdames, dit Léon, le professeur Meiser n’était pas un malfaiteur vulgaire, mais un homme dévoué à la science et à l’humanité. S’il tua le colonel français qui repose en ce moment sous les basques de ma redingote, c’était d’abord pour lui conserver la vie, ensuite pour éclaircir une question qui vous intéresse vous-même au plus haut point.

La durée de notre existence est infiniment trop courte. C’est un fait que nul homme ne saurait contester. Dire que dans cent ans aucune des neuf ou dix personnes qui sont réunies dans cette maison n’habitera plus à la surface de la terre ! N’est-ce pas une chose navrante ? »

Mlle Sambucco poussa un gros soupir. Léon poursuivit :

« Hélas ! mademoiselle, j’ai bien des fois soupiré comme vous à l’idée de cette triste nécessité. Vous avez une nièce, la plus jolie et la plus adorable de toutes les nièces, et l’aspect de son charmant visage vous réjouit le cœur. Mais vous désirez quelque chose de plus : vous ne serez satisfaite que lorsque vous aurez vu courir vos petits-neveux. Vous les verrez, j’y compte bien. Mais verrez-vous leurs enfants ? c’est douteux. Leurs petits-enfants ? C’est impossible. Pour ce qui est la dixième, vingtième, trentième génération, il n’y faut pas songer.

On y songe pourtant, et il n’est peut-être pas un homme qui ne se soit dit au moins une fois dans sa vie : « Si je pouvais renaître dans deux cents ans ! » Celui-ci voudrait revenir sur la terre pour chercher des nouvelles de sa famille, celui-là de sa dynastie. Un philosophe est curieux de savoir si les idées qu’il a semées auront porté des fruits ; un politique, si son parti aura pris le dessus ; un avare, si ses héritiers n’auront pas dissipé la fortune qu’il a faite ; un simple propriétaire, si les arbres de son jardin auront grandi. Personne n’est indifférent aux destinées futures de ce monde que nous traversons au galop dans l’espace de quelques années et pour n’y plus revenir. Que de gens ont envié le sort d’Epiménide qui s’endormit dans une caverne et s’aperçut en rouvrant les yeux que le monde avait vieilli ! Qui n’a pas rêvé pour son compte la merveilleuse aventure de la Belle au bois dormant ?

Eh bien ! mesdames, le professeur Meiser, un des hommes les plus sérieux de notre siècle, était persuadé que la science peut endormir un être vivant et le réveiller au bout d’un nombre infini d’années, arrêter toutes, les fonctions du corps, suspendre la vie, dérober un individu à l’action du temps pendant un siècle ou deux, et le ressusciter après.

– C’était donc un fou ? s’écria Mme Renault.

– Je n’en voudrais pas jurer. Mais il avait des idées à lui sur le grand ressort qui fait mouvoir les êtres vivants. Te rappelles-tu, ma bonne mère, la première impression que tu as éprouvée étant petite fille, lorsqu’on t’a fait voir l’intérieur d’une montre en mouvement ? Tu as été convaincue qu’il y avait au milieu de la boîte une petite bête, très remuante qui se démenait vingt-quatre heures par jour à faire tourner les aiguilles. Si les aiguilles ne marchaient plus, tu disais : « C’est que la petite bête est morte. » Elle n’était peut-être qu’endormie.

On t’a expliqué depuis que la montre renfermait un ensemble d’organes bien adaptés et bien huilés qui se mouvaient spontanément dans une harmonie parfaite. Si un ressort vient à se rompre, si un rouage est cassé, si un grain de sable s’introduit entre deux pièces, la montre ne marche plus, et les enfants s’écrient avec raison : « La petite bête est morte. » Mais suppose une montre solide, bien établie, saine de tout point, et arrêtée parce que les organes ne glissent plus faute d’huile, la petite bête n’est pas morte : il ne faut qu’un peu d’huile pour la réveiller.

Voici un chronomètre excellent, de la fabrique de Londres. Il marche quinze jours de suite sans être remonté. Je lui ai donné un tour de clef avant-hier, il a donc treize jours à vivre. Si je le jette par terre, si je casse le grand ressort, tout sera dit. J’aurai tué la petite bête. Mais suppose que, sans rien briser, je trouve moyen de soutirer où de sécher l’huile fine qui permet aux organes de glisser les uns sur les autres, la petite bête sera-t-elle morte ? Non, elle dormira. Et la preuve, c’est que je peux alors serrer ma montre dans un tiroir, la garder là vingt-cinq ans, et si j’y remets une goutte d’huile après un quart de siècle, les organes rentreront en jeu. Le temps aura passé sans vieillir la petite bête endormie. Elle aura encore treize jours à marcher depuis l’instant de son réveil.

Tous les êtres vivants, suivant l’opinion du professeur Meiser, sont des montres ou des organismes qui se meuvent, respirent, se nourrissent et se reproduisent, pourvu que leurs organes soient intacts et huilés convenablement. L’huile de la montre est représentée chez l’animal par une énorme quantité d’eau. Chez l’homme, par exemple, l’eau fournit environ les quatre cinquièmes du poids total. Étant donné un colonel du poids de cent cinquante livres, il y a trente livres de colonel et cent vingt livres ou soixante litres d’eau. C’est un fait démontré par de nombreuses expériences. Je dis un colonel comme je dirais un roi : tous les hommes sont égaux devant l’analyse.

Le professeur Meiser était persuadé, comme tous les savants, que casser la tête d’un colonel, ou lui percer le cœur, ou séparer en deux sa colonne vertébrale, c’est tuer la petite bête, attendu que le cerveau, le cœur, la moelle épinière sont des ressorts indispensables sans lesquels la machine ne peut marcher. Mais il croyait aussi qu’en soutirant soixante litres d’eau d’une personne vivante, on endormait la petite bête sans la tuer ; qu’un colonel desséché avec précaution pouvait se conserver cent ans, puis renaître à la vie lorsqu’on lui rendrait la goutte d’huile, ou mieux les soixante litres d’eau sans lesquels la machine humaine ne saurait entrer en mouvement.

Cette opinion qui vous paraît inacceptable et à moi aussi, mais qui n’est pas rejetée absolument par notre ami le docteur Martout, se fondait sur une série d’observations authentiques, que le premier venu peut encore vérifier aujourd’hui.

LE PROFESSEUR MEISER

Il y a des animaux qui ressuscitent : rien n’est plus certain ni mieux démontré. M. Meiser, après l’abbé Spallanzani et beaucoup d’autres, ramassait dans la gouttière de son toit de petites anguilles desséchées, cassantes comme du verre, et il leur rendait la vie en les plongeant dans l’eau. La faculté de renaître n’est pas le privilège d’une seule espèce : on l’a constatée chez des animaux nombreux et divers. Les volvox, les petites anguilles ou anguillules du vinaigre, de la boue, de la colle gâtée, du blé niellé ; les rotifères, qui sont de petites écrevisses armées de carapace, munies d’un intestin complet, de sexes séparés, d’un système nerveux, avec un cerveau distinct, un ou deux yeux, suivant les genres, un cristallin et un nerf optique ; les tardigrades, qui sont de petites araignées à six et huit pattes, sexes séparés, intestin complet, une bouche, deux yeux, système nerveux bien distinct, système musculaire très développé : tout cela meurt et ressuscite dix et quinze fois de suite, à la volonté du naturaliste. On sèche un rotifère, bonsoir ! on le mouille, bonjour ! Le tout est d’en avoir bien soin quand il est sec. Vous comprenez que si on lui cassait seulement la tête, il n’y aurait ni goutte d’eau, ni fleuve, ni océan capable de le ressusciter.

Ce qui est merveilleux, c’est qu’un animal qui ne saurait vivre plus d’un an, comme l’anguillule de la nielle, peut rester vingt-huit ans sans mourir, si l’on a pris la précaution de le dessécher. Needham en avait recueilli un certain nombre en 1743 ; il en fit présent à Martin Folkes, qui les donna à Baker, et ces intéressants animaux ressuscitèrent dans l’eau en 1771. Ils jouirent de la satisfaction bien rare de coudoyer leur vingt-huitième génération ! Un homme qui verrait sa vingt-huitième génération ne serait-il pas un heureux grand-père ?

Un autre fait non moins intéressant, c’est que les animaux desséchés ont la vie infiniment plus dure que les autres. Que la température vienne à baisser subitement de trente degrés dans le laboratoire où nous sommes réunis, nous prendrons tous une fluxion de poitrine. Qu’elle s’élève d’autant, gare aux congestions cérébrales ! Eh bien ! un animal desséché, qui n’est pas définitivement mort, qui ressuscitera demain si je le mouille, affronte impunément des variations de quatre-vingt-quinze degrés six dixièmes. M. Meiser et bien d’autres l’ont prouvé

Reste à savoir si un animal supérieur, un homme par exemple, peut être desséché sans plus d’inconvénient qu’une anguillule ou un tardigrade. M. Meiser en était convaincu ; il l’a écrit dans tous ses livres, mais il ne l’a pas démontré par l’expérience. Quel dommage, mesdames ! Tous les hommes curieux de l’avenir, ou mécontents de la vie, ou brouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes en réserve pour un siècle meilleur, et l’on ne verrait plus de suicides par misanthropie ! Les malades que la science ignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne se brûleraient plus la cervelle : ils se feraient dessécher et attendraient paisiblement au fond d’une boîte que le médecin eût trouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraient plus à la rivière : ils se coucheraient sous la cloche d’une machine pneumatique ; et nous les verrions, trente ans après, jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurs cruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernements renonceraient à l’habitude malpropre et sauvage de guillotiner les hommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule de Mazas pour achever de les abrutir ; on ne les enverrait pas à l’école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle : on les dessècherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-là pour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simple magasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et les bagnes. Plus d’évasions à craindre, plus de prisonniers à nourrir ! Une énorme quantité de haricots véreux et de pommes de terre moisies serait rendue à la consommation du pays.

Voilà, mesdames, un faible échantillon des bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l’Europe en inaugurant la dessiccation de l’homme. Il a fait sa grande expérience en 1815 sur un colonel français, prisonnier, m’a-t-on dit, et condamné comme espion par un conseil de guerre. Malheureusement, il n’a pas réussi ; car j’ai acheté le colonel et sa boîte au prix d’un cheval de remonte dans la plus sale boutique de Berlin. »

IVLa victime