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Ce fut en 1745 que transpira, pour la première fois, dans le public, l'histoire mystérieuse et terrible du Masque de Fer: jusque-là, les prisons d'état, où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire pendant de longues années, avaient bien gardé leur secret, et à peine une tradition, vague et obscure comme le fait lui-même, avait-elle survécu au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à Exilles, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille.
En 1745, la compagnie des libraires associés d'Amsterdam publia un volume in-12 intitulé: Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et politique de la cour de France, sous des noms imaginaires, depuis la mort de Louis XIV. Ce livre, écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère que des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins de déguisemens; cependant ce livre eut une telle vogue en Hollande, et surtout en France, qu'on le réimprima la même année (in-16, format elzevier), et qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition in-18, avec des augmentations[2]qui paraissent interpolées par une main étrangère, et avec une Clef aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne fut pas rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote vraiment extraordinaire, qu'on trouve dans ces Mémoires, semble avoir été la principale cause du bruit qu'ils firent à leur apparition.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
PARPAUL L. JACOB,
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385746537
Ce livre vous appartient, mon ami, puisque l'idée première me vient de vous, ou du moins à cause de vous, sans que vous vous en doutiez: à ce titre, j'attache beaucoup de prix à cet ouvrage; et comme je le crois d'une nature durable, fondé qu'il est sur une étude approfondie du point le plus curieux de l'histoire moderne, je le choisis comme un monument de marbre, où mon amitié veut inscrire votre nom couronné par cinquante victoires dramatiques, immortelles dans les fastes de notre théâtre!
Mais ce n'est pas au dramaturge, surnommé le Corneille des boulevarts par Charles Nodier, c'est au bibliophile que j'adresse ici un témoignage public de mon vieil attachement.
Voici un livre fait avec des livres, et souvent avec ceux de votre bibliothèque, malgré la devise fondamentale écrite sur la porte de ce panthéon dédié aux illustrations et aux raretés bibliographiques:
Tel est le triste sort de tout livre prêté:
Souvent il est perdu, toujours il est gâté.
Eh bien! mon ami, je veux, en vous renvoyant les volumes que vous avez confiés à ma tendre sollicitude, y ajouter celui-ci qui en est tiré comme Ève de la côte d'Adam. Je serai assez récompensé, si vous recevez cet intrus dans la famille dont il est issu en ligne plus ou moins directe, si vous lui faites fête ainsi qu'à un enfant de la maison, si vous lui donnez place dans votre catalogue tout plein de hauts et puissans seigneurs littéraires, si vous l'habillez de maroquin ou de cuir de Russie, si vous le dorez sur toutes les coutures, ainsi qu'un chambellan de l'Empire.
L'origine de cet ouvrage vous intéressera peut-être plus que l'ouvrage même, dans lequel vous retrouverez excerpta poetæ membra, de même que dans la marmite où Médée fit bouillir le vieux père de Jason, coupé par morceaux, afin de le rajeunir. N'est-ce pas la manière de composer des livres nouveaux avec des livres anciens, concassés et passés à l'alambic? Le grand système de la vie universelle peut s'appliquer à toutes les créations de la plume: une tragédie morte et lugubre se reproduit en comédie vive et rieuse; bien plus, on fabrique, selon l'ordonnance, des extraits, des décoctions, des mélanges de livres, assez agréables au goût, et fort propres à servir de remède caustique contre l'ennui. La tâche du manipulateur se borne à choisir, à résumer, à comparer, à morceler; on respecte le fonds en changeant la forme; on renouvelle la forme en conservant le fonds; on ressuscite ou l'on galvanise des cadavres; cela se nommait autrefois: tirer de l'or du fumier d'Ennius. Les procédés intellectuels de notre temps ne sont pas moins ingénieux que les procédés matériels employés par la science et l'industrie: on est bien parvenu à faire d'excellent bouillon économique avec des ossemens humains à demi putréfiés, qui ne comptaient pas moins de cinq siècles! O tempora, o mores!
Par un de ces soleils caniculaires que les bibliophiles seuls osent supporter en face, sans craindre une fièvre cérébrale ou une ophthalmie, je me promenais sur le quai Voltaire, en flairant le veau et le mouton rôtis et calcinés par une chaleur de vingt-cinq degrés Réaumur. Je n'y prenais pas garde, quoique ma chemise fût collée à mon dos qui attirait tous les rayons solaires sur son arête culminante; car ma tête, plongée dans les boîtes poudreuses des bouquinistes, descendait au niveau de la poitrine, et s'abritait à l'ombre de mon corps. Je cherchais, parmi des tas de brochures insignifiantes, quelqu'un de ces petits pamphlets anonymes que la révolution éparpillait sur le sol de la liberté, et que vous recueillez soigneusement, à l'instar des feuilles de chêne qui s'envolaient de l'antre de la sybille. Mon bonheur, à moi, c'est de découvrir une de ces pièces historiques, satiriques, théâtrales ou licencieuses, pour l'apporter en tribut à votre précieuse collection révolutionnaire, et pour remplir un des portefeuilles noirs, ornés d'une tête de mort blanche, monument terrible et philosophique, où vous rassemblez les débris de la gaîté française de 93. Mais cette collection est si complète, que mes plus rares captures vous sont trop souvent inutiles, et que là où je crois combler un vide, je trouve une montagne de documens singuliers que je ne soupçonnais pas même existans: votre richesse, qui m'étonne, accroît mon émulation, et je m'en vais, plus persévérant et plus attentif, fureter tout le vieux papier imprimé qu'on enlève des greniers pour le vendre à la livre et l'étaler aux yeux des passans sur les parapets de la rivière.
J'étais arrivé devant l'étalage du père P…, que nous connaissons tous, nous autres coureurs de bonnes fortunes en matière de bouquins: le père P… n'est pas de la force de Techner ni de Crozet, je l'avoue; il ne sait parler ni éditions, ni reliures, ni bibliotechnie, ni bibliologie, ni bibliuguiancie; il toucherait cent fois un elzevier non rogné, sans le distinguer des almanachs liégeois du siècle dernier; il ne mettrait aucune différence de prix entre un almanach royal, en maroquin rouge, et un alde revêtu de la livrée magnifique de Jean Groslier, avec l'inscription célèbre: Jo. Grolierii et amicorum. Aussi les amateurs lui ont-ils voué une reconnaissance éternelle, à cause des excellens marchés faits aux dépens de ce brave homme, qui ne s'en plaint jamais, et qui n'élève pas même ses prétentions le lendemain du jour où il a vendu pour quelques sous un bouquin rare et précieux; car les livres n'ont à ses yeux qu'une valeur relative au format et au poids du papier: tout in-folio est estimé trois francs; tout in-quarto trente sous; tout in-octavo vingt sous; tout in-douze cinquante centimes. Voilà le tarif dont il ne se départ pas, et qui lui évite la peine de lire les titres des ouvrages qu'il débite en plein air.
Cependant ce Diogène de la bouquinerie n'est pas, comme ses confrères, un ignorant en long et en large; il a, au contraire, un savoir particulier qu'il doit aux circonstances, et qui étonnerait un bibliographe de la révolution. Feu M. Barbier eût sans doute ajouté un volume à son excellent Dictionnaire des Anonymes, s'il avait découvert cette source vivante de faits et d'anecdotes concernant l'histoire et la littérature de la fin du dernier siècle. N'interrogez pas le père P… sur les événemens et les livres antérieurs à 1770: il croirait que vous parlez grec; mais à partir de cette époque jusqu'à la restauration, vous imagineriez, à l'entendre, que la bibliothèque révolutionnaire de M. Deschiens s'est infiltrée tout entière et toute cataloguée dans la cervelle de ce fantastique personnage. On supposerait qu'il a été pendant quarante ans initié aux secrets de la librairie et du journalisme; bien plus, il vous nommera l'auteur de tel journal aristocrate, de tel pamphlet terroriste, de telle affiche républicaine; il vous racontera une foule de traits originaux qu'on dirait recueillis dans le cabinet du lieutenant de police Sartines ou Lenoir, pour amuser les après-soupers de Louis XV.
Où donc le vendeur de bouquins a-t-il fait cette curieuse moisson de noms propres et de dates? je n'en sais rien, s'il le sait: il a vécu, il a vu, il s'est souvenu. Sa mémoire allait ramassant tout ce que lui offrit le panorama de la république, et devenait, pour ainsi dire, une table exacte et détaillée du Moniteur. Était-il conventionnel? point; libelliste? point; membre de la commune de Paris? point; maratiste, dantoniste, robespierriste, thermidoriste? à d'autres, bon Dieu! il fut, selon M. Boulard, qui l'avait rencontré bien à propos pour échapper au sanglant hors la loi, simple soldat réquisitionnaire, et pourtant il eut des rapports intimes avec les chefs du gouvernement, depuis Necker jusqu'à Talien; il se servit du crédit qu'il avait alors pour sauver différentes personnes qui existent encore, riches et puissantes, mais vers lesquelles se tendrait vainement la main qui les arracha aux septembriseurs. Cet étrange étalagiste, dont le visage bronzé, la physionomie rébarbative et la voix rude rappellent certains portraits terribles de ses contemporains, supporte patiemment l'oubli des hommes, la pauvreté, le froid et la chaleur: je l'ai pris long-temps pour un frère de Mirabeau, tant il y a de ressemblance entre eux. En tout cas, fussent-ils du même sang, le bouquiniste méprise beaucoup l'orateur qu'il accuse de trahison et de vénalité.
—Avez-vous du nouveau, père P…? lui dis-je en parcourant de l'œil les étiquettes des volumes, espèce d'hiéroglyphes qu'on devine à force d'habitude, en dépit des capricieuses abréviations du relieur et des outrages du hâle, qui dévore en huit jours la plus riche dorure de Hering.
—J'ai là de la révolution, répondit-il en me montrant un paquet de brochures qu'il n'avait pas encore déployées. C'est un cadeau de M…, de la convention; il a quatre-vingt-six ans, il quitte Paris pour se retirer en province, et, au lieu de vendre son vieux papier, il me l'a donné à condition que je l'en débarrasserais tout de suite.
—Je ne veux rien sur la révolution, par malheur.
—Vous avez tort; il y a du bon là-dedans.
—Plus tard, je formerai une bibliothèque spéciale pour ce temps si fécond en imprimés de toute espèce; j'attendrai seulement que mon propriétaire veuille ajouter deux ou trois chambres à mon appartement pour y loger ma révolution.
—Deux ou trois chambres? il en faudrait bien dix au moins, si l'on réunissait tout ce qui a été écrit depuis 89.
—Mais voyons la défroque de votre conventionnel: je suis fondé de pouvoir de mon ami Guilbert de Pixérécourt qui rassemble la partie gaie de la révolution.
—La partie gaie! répliqua-t-il avec une grimace de chat-tigre: ça prouve en effet que le Français est né malin.
—Cherchez-moi quelque drôlerie?
—Tenez, voici un pamphlet payé par d'Orléans à Brissot de Warville: ce n'est pas commun.
—Essais historiques sur la vie de Marie-Antoinette d'Autriche, reine de France, pour servir à l'histoire de cette princesse, Londres, 1789.
—Lisez plutôt: imprimé à Paris, chez Lerouge, si je ne me trompe.
—Comment avez-vous appris ces détails?
—Prenez-les, ne les prenez pas: ils sont authentiques, et vous pourriez questionner là-dessus quelqu'un qui ne me démentira pas.
—Qui donc?
—M. L…, graveur au Palais-Royal: il était attaché au cabinet secret de M. le lieutenant de police, et il accompagna Brissot à la Bastille, quand une lettre de cachet suivit la publication clandestine de cette odieuse satire.
—Eh! vous dites que Philippe d'Orléans ne fut pas étranger à ce libelle?
—On l'a dit, mais je ne vous nommerai pas mes autorités.
—Au reste, j'ajoute aisément foi à vos paroles; car en cette crise épouvantable de la société, tous les partis employaient les mêmes armes, l'injure et la calomnie. Le duc d'Orléans n'était pas plus épargné par la cour, qui trempait la plume de Monjoye dans le venin du mensonge pour empoisonner la réputation de ses adversaires.
—C'est vrai. Voulez-vous du Masque de Fer?
—Grande découverte!… l'Homme au Masque de Fer dévoilé! Qu'est-ce que cette facétie?
—Je ne me rappelle plus l'auteur de cette feuille volante, qu'on a crié dans les rues pendant tout le mois d'août 89; on en a vendu plus de cent mille exemplaires à deux sous.
—Ces sept pages d'impression auront produit à l'auteur plus de bénéfice que je n'en tirerai jamais de mon meilleur ouvrage.
—Oui dà, on gagnait gros à faire des papiers publics: c'était Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie, qui avait la haute main dans ce commerce.
—Mais qu'avait-on découvert?
—Que l'Homme au Masque de Fer n'était autre que le surintendant Fouquet.
—Peste! qu'est-ce qui avait découvert cela? Grangé, imprimeur, rue de la Parcheminerie?
—Non, peut-être ce sournois de Brissot qui avait mis le nez dans les archives de la Bastille, et qui, dans les Loisirs d'un Patriote français…
—Son journal s'intitulait simplement le Patriote français.
—Son journal, d'accord; mais il imagina d'annoncer la petite pièce en même temps que la grande, et il publia un autre recueil dont les trente-six livraisons parues composent un volume sous ce titre: Loisirs d'un Patriote français.
—Eh bien! occupa-t-il ses loisirs à chercher ce que pouvait être le Masque de Fer?
—M. Brissot visita soigneusement la chambre que le prisonnier avait habitée dans la tour de la Bertaudière.
—M. Brissot était si crédule, qu'il se persuada peut-être avoir vu le fantôme de cet inconnu?
—Comme je me trouvais en surveillance à la Bastille, pour qu'on n'enlevât aucun objet pendant la démolition, je rencontrai Brissot à qui l'on avait remis une carte ramassée dans la cour; je le menai dans la troisième chambre de la Bertaudière, et lorsqu'il eut passé en revue tous les coins et recoins de cette prison, il se frotta les mains en répétant avec joie: C'est lui! c'est Fouquet!
—Qu'est-ce qui l'engageait à établir cette opinion?
—Des vers écrits avec la pointe d'un couteau sur la serrure et les verrous de la porte.
—Des vers! le Masque de Fer était donc un poète?
—Je ne les ai pas retenus tous par cœur, mais vous jugerez qu'ils étaient assez jolis:
Oronte est à présent un objet de clémence:
S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux,
Et c'est être innocent que d'être malheureux!
—L'élégie des Nymphes de Vaux! m'écriai-je: ce sont des vers de La Fontaine!
—La Fontaine! reprit le vieillard entiché de ses souvenirs républicains. Serait-ce Georges-Antoine Lafontaine qui fut dénoncé en l'an Ier à la commune de Paris, pour avoir fait contribuer des citoyens, sous prétexte de les mettre à l'abri de la loi des suspects?
—Eh! non, c'est le bon La Fontaine! dis-je, frappé de l'induction qui ressortait naturellement de l'existence de ces vers dans la prison du Masque de Fer.
—Ce doit être un Lafontaine qui fut nommé commissaire de la trésorerie, à la place du citoyen Huber?
—Non! non! c'est le fabuliste.
—Le fabuliste! en effet, par un arrêté du directoire, de l'an VII, les restes de ce Jean La Fontaine furent déposés au Musée des Monumens français.
Je quittai si précipitamment mon bouquiniste, que j'oubliai de lui payer les deux brochures que j'achetais pour vous; mais j'emportais à la fois un document qui devait faire la base du système que j'essayai depuis de fonder sur le Masque de Fer. Il me semblait que le voile qui cachait la vérité venait de se déchirer devant moi, et toutes les études que j'avais faites du siècle de Louis XIV convergeaient en un point pour y jeter la lumière de la critique. Dès lors, mon œuvre commença; je l'achevai pierre à pierre, entassant note sur note, preuve sur preuve. Avant de descendre dans la lice contre mes devanciers, je m'armai de dates, je m'en formai une armure impénétrable, et je combattis avec la certitude de mon bon droit.
Ce fut sous vos regards et dans votre bibliothèque, mon digne ami, que ce tournoi a eu lieu; ce sont vos livres qui m'ont fourni des armes offensives et défensives. Soyez à présent le juge du camp, et déclarez si la victoire m'est restée, ou bien si elle est encore indécise. Enfin, je regarde mon entreprise comme la dernière qui sera tentée pour arriver à la connaissance de ce grand mystère historique, et nous serons forcés de recourir au hasard d'une gageure, dans le cas où vous voudriez soutenir, contre mon avis, que le Masque de Fer était le duc de Beaufort, ou le duc de Montmouth, ou le comte de Vermandois, ou le frère de Louis XIV, ou le secrétaire du duc de Mantoue; je choisirai dans votre incomparable collection l'enjeu du pari: soit votre Rapin de Thoyras, en grand papier de Hollande, avec reliure de Padeloup; soit votre Sagesse de Charron, le plus parfait de tous les exemplaires connus; soit vos Heures de Mlle de La Vallière, écrites par le célèbre calligraphe Jarry; soit votre Régnier, édition d'Elzevier, broché!!! soit votre Chevalier aux Dames, qui souvent m'empêche de dormir; soit votre lettre autographe de La Fontaine; soit votre Registre de la Bastille, autographe de 1705 à 1752, soit quelque autre trésor de ce cabinet qui fait l'envie et le désespoir de la Société des Bibliophiles français. Mais qu'est-ce qui décidera le pari? Louis XIV, Louvois ou Saint-Mars?
Ah! mon ami, revenez vite en santé, reprenez votre verve de jeune homme, votre feu sacré de bibliophile, et recommençons à nous disputer sur la hauteur des marges d'un Elzevier, sur les fers d'une reliure, sur le mérite d'une édition, sur l'authenticité d'un autographe, sur la valeur réelle ou idéale d'un volume, sur une gravure avant toute lettre, sur un carton supprimé par la censure, sur l'importance bibliographique du Cochon mitré ou de la Sauce au verjus, mais non jamais sur notre égale et inviolable amitié.
PAUL L. JACOB,Bibliophile.
L'HOMME AUMASQUE DE FER.
[1] Un extrait de cette Histoire a été publié dans la Revue de Paris, mais la forme de ce recueil ne permettait pas de donner place aux développemens les plus curieux, et la rapidité de l'impression a laissé échapper à l'auteur un grand nombre de fautes qui dénaturent son travail.
Ce fut en 1745 que transpira, pour la première fois, dans le public, l'histoire mystérieuse et terrible du Masque de Fer: jusque-là, les prisons d'état, où cet inconnu subit une captivité si extraordinaire pendant de longues années, avaient bien gardé leur secret, et à peine une tradition, vague et obscure comme le fait lui-même, avait-elle survécu au passage du prisonnier masqué à Pignerol, à Exilles, aux îles Sainte-Marguerite et à la Bastille.
En 1745, la compagnie des libraires associés d'Amsterdam publia un volume in-12 intitulé: Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, sans nom d'auteur. C'était une histoire galante et politique de la cour de France, sous des noms imaginaires, depuis la mort de Louis XIV. Ce livre, écrit avec élégance et facilité, ne renfermait guère que des faits déjà connus et narrés ailleurs avec moins de déguisemens; cependant ce livre eut une telle vogue en Hollande, et surtout en France, qu'on le réimprima la même année (in-16, format elzevier), et qu'on en fit, l'année suivante, une nouvelle édition in-18, avec des augmentations[2] qui paraissent interpolées par une main étrangère, et avec une Clef aussi fautive qu'incomplète, qui sans doute ne fut pas rédigée par l'auteur de l'ouvrage. Une anecdote vraiment extraordinaire, qu'on trouve dans ces Mémoires, semble avoir été la principale cause du bruit qu'ils firent à leur apparition.
[2] «Cette édition, dit l'Avis des libraires, est corrigée et augmentée de plusieurs portraits intéressans et qui sont touchés avec la même force que ceux qui ont mérité les suffrages des connaisseurs.» Ces portraits furent jugés en effet si ressemblans et si bien tracés, que Mouffle d'Angerville en a copié quelques-uns dans la Vie privée de Louis XV, Londres, 1788, 4 vol. in-12.
«N'ayant d'autre dessein, disait l'auteur (p. 20 de la 2e édition), que de raconter des choses ignorées, ou qui n'ont point été écrites, ou qu'il est impossible de taire, nous allons passer à un fait peu connu qui concerne le prince Giafer (Louis de Bourbon, comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière), qu'Ali Homajou (le duc d'Orléans, régent) alla visiter dans la forteresse d'Ispahan (la Bastille), où il était prisonnier depuis plusieurs années. Cette visite n'eut vraisemblablement point d'autre motif que de s'assurer de l'existence d'un prince cru mort de la peste depuis plus de trente-huit ans, et dont les obsèques s'étaient faites à la vue de toute une armée.»
Voici maintenant la relation de ce que l'auteur persan nomme un trait d'histoire:
Cha-Abas (Louis XIV) avait un fils légitime, Sephi-Mirza (Louis, dauphin de France), et un fils naturel, Giafer: ces deux princes, différens de caractère comme de naissance, étaient toujours en querelle et en rivalité. Un jour, Giafer s'oublia au point de donner un soufflet à Sephi-Mirza. Cha-Abas, informé de l'outrage qu'avait reçu l'héritier de sa couronne, assemble ses conseillers les plus intimes, et leur expose la conduite du coupable qui doit être puni de mort, selon les lois du pays; mais un des ministres, plus sensible que les autres à l'affliction de Cha-Abas, imagine d'envoyer Giafer à l'armée, qui était alors sur les frontières du côté du Feldran (la Flandre), de le faire passer pour mort, peu de jours après son arrivée, et de le transférer de nuit, avec le plus grand secret, dans la citadelle de l'île d'Ormus (les îles Sainte-Marguerite[3]), pendant qu'on célébrerait ses obsèques aux yeux de l'armée, et de le retenir dans une prison perpétuelle.
[3] Il est remarquable que la Clef de 1746 ne dit pas ce qu'on doit entendre par l'île d'Ormus; cette omission prouve que l'auteur de cette clef et des additions n'est pas l'auteur des Mémoires. Prosper Marchand crut reconnaître le Havre-de-Grâce dans l'île d'Ormus: il relève à ce sujet l'erreur d'une autre clef que nous n'avons pas vue, dans laquelle on interprétait la citadelle d'Ormus par la Bastille de Paris. Dict. de P. Marchand, art. Louis de Bourbon.
Cet avis prévalut et fut exécuté par l'entremise de gens fidèles et discrets, de telle sorte que le prince, dont l'armée pleurait la mort prématurée, conduit par des chemins détournés à l'île d'Ormus, était remis entre les mains du commandant de cette île, lequel avait reçu d'avance l'ordre de ne laisser voir son prisonnier à qui que ce fût. Un seul domestique, possesseur de ce secret d'état, avait été massacré en route par les gens de l'escorte, qui lui défigurèrent le visage à coups de poignard afin d'empêcher qu'il fût reconnu.
«Le commandant de la citadelle d'Ormus traitait son prisonnier avec le plus profond respect; il le servait lui-même et prenait les plats, à la porte de l'appartement, des mains des cuisiniers, dont aucun n'a jamais vu le visage de Giafer. Ce prince s'avisa un jour de graver son nom sur le dos d'une assiette avec la pointe d'un couteau. Un esclave, entre les mains de qui tomba cette assiette, crut faire sa cour en la portant au commandant, et se flatta d'en être récompensé; mais ce malheureux fut trompé, et on s'en défit sur-le-champ, afin d'ensevelir avec cet homme un secret d'une si grande importance.»
Les réflexions que l'auteur entremêle à son récit, et auxquelles on n'a jamais pris garde, sont fort judicieuses et méritent d'être remarquées. Ainsi le meurtre inutile de l'esclave amène ce commentaire, qui révèle en quelque sorte la position personnelle de l'auteur: «Précaution déplacée, puisqu'il est plus vraisemblable, par les faits qu'on vient de rapporter et par ceux qu'on va lire, que le secret a été mal gardé, accident très-ordinaire, surtout dans les affaires des grands, qui sont exposés à confier leurs secrets à plusieurs gens, parmi lesquels il s'en trouve toujours d'indiscrets, ou par tempérament, ou par des vues d'intérêt, et souvent par haine et par ingratitude!»
«Giafer resta plusieurs années dans la citadelle d'Ormus, disent les Mémoires. On ne la lui fit quitter, pour le transférer dans celle d'Ispahan, que lorsque Cha-Abas, en reconnaissance de la fidélité du commandant, lui donna le gouvernement de celle d'Ispahan qui vint à vaquer.»
Ici l'auteur ajoute une observation qui a été souvent faite après lui. «Il était en effet de la prudence de faire suivre à Giafer le sort de celui à qui on l'avait confié, et c'eût été agir contre toutes les règles que de se donner un nouveau confident qui aurait pu être moins fidèle et moins exact.»
Les Mémoires continuent:
«On prenait la précaution, tant à Ormus qu'à Ispahan, de faire mettre un masque au prince, lorsque, pour cause de maladie ou pour quelque autre sujet, on était obligé de l'exposer à la vue. Plusieurs personnes dignes de foi ont affirmé avoir vu plus d'une fois ce prisonnier masqué, et ont rapporté qu'il tutoyait le gouverneur, qui au contraire lui rendait des respects infinis.»
L'auteur donne des raisons assez plausibles qui ne permirent pas de ressusciter Giafer, lorsque Cha-Abas et Sephi-Mirza furent morts: «Si l'on demande pourquoi, ayant de beaucoup survécu à Cha-Abas et à Sephi-Mirza, Giafer n'a pas été élargi comme il semble que cela aurait dû être, qu'on fasse attention qu'il n'était pas possible de rétablir dans son état, son rang et ses dignités, un prince dont le tombeau existait encore, et des obsèques duquel il y avait non seulement des témoins, mais des preuves par écrit, dont, quelque chose qu'on pût imaginer, on n'aurait pas détruit l'authenticité dans l'esprit des peuples encore persuadés aujourd'hui que Giafer est mort de la peste au camp de l'armée du Feldran. Ali-Homajou mourut peu de temps après la visite qu'il fit à Giafer.» Ce dernier aurait donc été encore vivant vers 1723, année de la mort du duc d'Orléans.
Tel fut le fondement de la plupart des versions qui circulèrent depuis sur l'aventure du prisonnier masqué. Ce sujet devint aussitôt l'aliment des controverses historiques, et dès lors, quelques critiques distingués adoptèrent, sans hésiter, le témoignage des Mémoires de la cour de Perse, qui semblaient d'accord avec les mémoires authentiques du règne de Louis XIV, sur diverses particularités de cette anecdote singulière.
Le comte de Vermandois partit en effet pour l'armée de Flandre, peu de temps après avoir reparu à la cour, dont le roi l'avait exilé, parce qu'il s'était trouvé dans des débauches avec plusieurs gentilshommes; or, le roi, dit mademoiselle de Montpensier[4], n'avait pas été content de sa conduite et ne le voulait point voir. Le jeune prince, qui donna par là beaucoup de chagrin à sa mère, et qui fut si bien prêché qu'on croyait qu'il se fût fait un fort honnête homme, ne resta que quatre jours à la cour pour prendre congé, arriva au camp devant Courtray au commencement du mois de novembre 1683, se trouva mal le 12 au soir et mourut le 19 d'une fièvre maligne (les Mémoires de Perse en font la peste, afin, disent-ils, d'effrayer et d'écarter tous ceux qui auraient envie de le voir). Mademoiselle de Montpensier dit que le comte de Vermandois tomba malade d'avoir bu trop d'eau-de-vie, ce qui prouverait assez qu'il n'était pas corrigé de ses mauvaises habitudes, malgré la vie retirée qu'il menait à Paris auparavant, lorsque, ne sortant que pour aller à l'Académie et le matin à la messe, il avait, par son repentir, apaisé la colère du roi.
[4]Mémoires de Mlle de Montpensier, dans la Collection des Mém. relatifs à l'histoire de France, publiée par Petitot, 2e série, t. 43, p. 474.
La probabilité d'un enlèvement du jeune débauché, sur des ordres secrets de Louis XIV, fut niée avec conviction, sinon avec talent, par le baron de C… (Crunyngen, selon P. Marchand; mais, à notre avis, c'est un pseudonyme) qui, dans une lettre écrite à un de ses amis et insérée dans la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe, numéro du mois de juin 1745, mit l'aventure du prisonnier masqué au rang des bruits populaires et des anecdotes romanesques et absurdes, dans lesquelles la vraisemblance même n'est pas observée.
Cependant le baron de Crunyngen avoue que les Mémoires de Perse avaient excité la curiosité du public, à cause des portraits assez ressemblans et crayonnés avec des traits hardis. «L'auteur est sagement resté derrière le rideau, dit-il, et fera bien de s'y tenir: à son style et à ses sentimens, on voit qu'il est Français de naissance; cependant M. de la C… (Armand de la Chapelle) pense que personne à Paris ne le connaît.» On remarque surtout dans cette lettre une phrase qui donne à réfléchir sur l'auteur du livre et de la lettre: «Le célèbre M. de V… assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus de faux encore dans cet ouvrage.» N'est-il pas au moins singulier que l'opinion de Voltaire soit invoquée ici, peu de mois après la publication des Mémoires de Perse, et que huit ans plus tard Voltaire parle de ces Mémoires à peu près dans des termes semblables, en soutenant toujours que personne avant lui n'avait publié l'anecdote du Masque de fer?
Le Journal des Savans, qu'on réimprimait en Hollande avec des additions extraites la plupart des Mémoires de Trévoux, ne demeura pas étranger à cette discussion qui manquait encore de documens certains: un M. de W… dans une lettre adressée à M. de G… (initiales supposées sans doute), et ajoutée au mois de juillet, p. 348 de l'édition d'Amsterdam, s'appuya encore du nom de Voltaire et d'une prétendue lettre de cet écrivain célèbre, pour réfuter l'opinion du baron de Crunyngen et pour défendre la valeur historique de l'anecdote des Mémoires de Perse. Suivant ce M. de W…, Voltaire aurait dit, dans cette lettre, qu'il savait à fond l'histoire du prisonnier au masque de fer, ce que généralement on a cru désigner M. de Vermandois. M. de W…, dans sa lettre au Journal des Savans, qu'on pourrait attribuer à Voltaire lui-même, si elle était d'un meilleur style, ajoute qu'il connaît quelqu'un (Voltaire sans doute) «qui a assuré avoir lu un manuscrit intitulé le Prisonnier masqué; que plusieurs de ses traits sont bien semblables à l'histoire de Giafer; que ce manuscrit avait été sur le point d'être rendu public; mais que des ordres supérieurs et des menaces effrayantes en avaient empêché, parce que c'était précisément l'histoire du prince de Vermandois.»
La lettre de Voltaire à l'abbé D…, que citait M. W… dans la sienne, non seulement n'était ni publique, ni imprimée, mais encore n'avait jamais existé, et l'annonce de ce manuscrit, qui devait dévoiler le mystère de l'homme au masque, produisit un détestable roman du chevalier de Mouhy, sous le titre du Masque de fer, ou les Aventures admirables du père et du fils, imprimé sans nom d'auteur à La Haye en 1746, chez Pierre de Hondt, et formant six petites parties in-12. Ce fut là probablement ce qui donna lieu au surnom de Masque de fer, forgé par l'imaginative du chevalier de Mouhy, espèce de spadassin plumitif aux gages de Voltaire, et scribe non moins fécond que son maître.
Ce roman est un imbroglio espagnol qui ne manque pas d'imagination, mais dont le style surpasse en barbarie tout ce que le chevalier de Mouhy a écrit; le sujet ne se rapporte nullement à l'anecdote des Mémoires de Perse: Don Pèdre de Cristaval, vice-roi de Catalogne, est marié secrètement avec la sœur du roi de Castille; ce roi s'introduit une nuit dans l'appartement où sont couchés les deux époux: «Il s'était muni, raconte l'auteur, de deux masques, en partant de sa cour, dont les serrures étaient faites avec tant d'art qu'il était impossible de les ouvrir, ni que le visage qu'ils renfermaient pût jamais être vu sans qu'on arrachât la vie à ceux à qui ils devaient être mis: il en couvrit le visage de don Pèdre et de sa sœur, et après les avoir fermés selon le secret qu'il possédait seul, il fit appeler ses officiers.» C'est dans ce style monstrueux que sont narrées les aventures de ces époux masqués et de leurs enfans: «Leur fille était belle comme le jour, excepté qu'elle avait un masque parfaitement dessiné sur la poitrine et ressemblant à celui de don Pèdre.» Malgré ces burlesques sottises, ce roman fut mis à l'index en France, à cause de son titre, et on le rechercha beaucoup, parce qu'on le connaissait peu[5].
[5] Cet ouvrage est très-rare; la Bibliothèque du roi n'en a qu'un exemplaire provenant de la Bibliothèque particulière de Choisy-le-Roi, lequel n'a pu être classé parmi les romans inscrits au Catalogue imprimé en 1750.
L'avertissement est plus curieux que le livre: l'auteur suppose avoir trouvé, dans un coffre nageant sur l'eau, près du Pont-Neuf, le manuscrit qu'il publie d'après le texte espagnol, et voici comment il explique le mystère qui couvrait la tradition sur laquelle il a fondé son roman: «L'histoire du Masque de Fer contient des faits si extraordinaires, que ce n'est pas sans raison qu'on désirerait de connaître les personnages qui y sont dépeintes. Il y a lieu de croire qu'on n'est privé de cette connaissance que parce que nous vivons dans un siècle dont la politesse ne permet pas de faire assez d'honneur au despotisme et à la tyrannie pour nommer ceux qui en ont fait usage.» Après ce beau raisonnement, le chevalier de Mouhy ne cite pas moins de quatre masques de fer, en Turquie, en Écosse, en Espagne et en Suède. Celui qu'il place dans le château des Sept-Tours, à Constantinople, était le frère d'un empereur turc qui, pour empêcher que la douleur et la majesté empreintes sur les traits du prisonnier ne séduisissent ses gardes, «lui couvrit le visage d'un masque de fer fabriqué et trempé de telle sorte qu'il n'était pas possible au plus habile ouvrier de parvenir à le rompre ni à l'ouvrir.» On voit dans ce conte le germe du système qui fit plus tard de l'homme au masque un frère aîné de Louis XIV.
M. de W… trouva un adversaire plus redoutable que le baron de Crunyngen dans le savant bibliographe Prosper Marchand, qui envoya un prétendu extrait d'une lettre datée de Paris, du 30 décembre 1745, à la Bibliothèque française (t. 42, p. 362), pour convaincre d'erreur, et même d'ignorance, l'auteur de la Clef des Mémoires de Perse, lequel avait fait un duc du comte de Vermandois, faute commise aussi par des historiens contemporains. P. Marchand, qui pensa que le merveilleux de cette anecdote la rendait très-propre à être avidement adoptée par beaucoup de petits esprits, s'abstint pourtant de juger le point en litige, en avouant qu'il n'avait point de lumières suffisantes, quelque voisin qu'il fût des lieux (il entend sans doute parler de la Bastille, puisqu'il date sa lettre de Paris) où la scène s'était passée[6].
[6] P. Marchand a reproduit son article avec des additions dans son Dictionnaire historique, à l'article Louis de Bourbon.
On voit, à ces répliques qui se suivirent de près, combien la révélation faite par des mémoires anonymes et satiriques avait ému la curiosité et préoccupait déjà les esprits.
Mais, quel était l'auteur de ces Mémoires? Pourquoi se cacha-t-il obstinément, malgré le succès de son livre?
Serait-ce, selon l'opinion commune, le chevalier de Resseguier[7] qui fut mis à la Bastille vers cette époque? Mais le motif de son emprisonnement est mentionné sur les registres de la Bastille: on sait qu'il avait composé des vers contre madame de Pompadour.
[7] Fevret de Fontette, qui avait dit à propos des Mémoires de Perse dans le t. 2 de la Bibliothèque historique de la France: «L'auteur de cet ouvrage est le chevalier de Reseillé,» mit cette correction dans le t. 4, p. 424: «Ces Mémoires sont attribués au chevalier Reysseyguier, de Toulouse, officier aux gardes; mais il n'est pas sûr qu'il en soit l'auteur.»
Ne serait-ce point, comme madame Du Hausset l'a consigné dans une lettre inédite, cette madame de Vieux-Maisons, une des femmes les plus méchantes de son temps, qui prenait Crébillon fils pour éditeur responsable? Mais Crébillon fils, qui plaçait volontiers en Perse les aventures licencieuses de ses romans, et qui publia même, en 1746, les Amours de Zéokinisul, roi des Kofirans (Louis XV, roi des Français), attribués aussi à madame de Vieux-Maisons, ne se risquait pas dans la haute satire politique, et se bornait à des récits galans fort goûtés à la cour.
Serait-ce plutôt un nommé Pecquet, commis au bureau des Affaires étrangères, embastillé, dit-on, à cause de cet ouvrage? Mais le livre pénétrait en France, sans doute par l'entremise des secrétaires d'ambassade qui faisaient le commerce des livres défendus, et un seul exemplaire saisi dans les mains de Pecquet avait pu suffire pour motiver contre lui une lettre de cachet.
Serait-ce enfin le duc de Nivernais, qui se reposait alors de ses campagnes en composant des fables dans la compagnie de Voltaire et de Montesquieu? Mais le duc de Nivernais a eu grand soin de recueillir tout ce qu'il a écrit dans une édition de ses œuvres (Paris, 1796, 8 vol. in-8o), faite dans un temps où la censure, qui avait poursuivi les Mémoires de Perse, n'était plus là pour le forcer à l'anonyme; d'ailleurs, cette histoire allégorique ne présente aucun point d'analogie avec les habitudes littéraires de Nivernais, poète délicat, écrivain spirituel, mais faible, timide, et dépourvu d'invention.