L'Hôtel des Invalides - Ligaran - E-Book

L'Hôtel des Invalides E-Book

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Extrait : "Le 9 mai 1705, les soldats de L'Hôtel des Invalides étaient rangés en ligne dans la vaste cour d'honneur. C'était un spectacle magnifique et touchant à la fois, que de voir quatre mille braves, tous plus ou moins mutilés et brisés par le canon et les ans, se presser autour des drapeaux qu'ils avaient conquis dans tant de combats. On comptait, dans les rangs inégaux de ces martyrs des batailles, des guerriers de tous les âges."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE I Les trois visites

1705 – 1717 – 1840

I 1705

Le 9 mai 1705, les soldats de l’Hôtel des Invalides étaient rangés en ligne dans la vaste cour d’honneur. C’était un spectacle magnifique et touchant à la fois, que de voir quatre mille braves, tous plus ou moins mutilés et brisés par le canon et les ans, se presser autour des drapeaux qu’ils avaient conquis dans tant de combats. On comptait, dans les rangs inégaux de ces martyrs des batailles, des guerriers de tous les âges. Chacune des phases glorieuses de la monarchie avait là son représentant. Ceux-ci étaient à Fribourg ou à Rocroy ; ceux-là s’étaient trouvés au passage du Rhin ou à la prise de Maestrech ; les uns avaient conquis la Flandre et le Hainault ; les autres la Franche-Comté et le Roussillon. Le plus petit nombre, ceux qui étaient les plus vieux et les plus infirmes, avaient assisté à la prise de La Rochelle sous le cardinal Richelieu ; quelques-uns même se souvenaient de la bataille de Mariendal sous Turenne. Tous paraissaient heureux et fiers d’avoir repris la pique et le mousquet qu’ils portaient à ces grandes journées, et, par un sentiment de reconnaissance et de bonheur, semblaient contempler religieusement les chefs qui, tout aussi mutilés qu’eux, les commandaient à ces époques si glorieuses pour la France et le grand roi.

La joie était peinte sur tous les visages : on attendait Louis XIV qui, pour la première fois, venait visiter les défenseurs du trône. Le roi avait écrit de sa propre main au maréchal de Grancey, alors gouverneur des Invalides, qu’il quitterait Versailles pendant quelques heures pour venir se mirer devant les glorieux débris de ses bataillons.

Cependant les canonniers étaient à leurs pièces, mèche allumée ; le bronze, pour tonner, n’attendait que le signal de l’arrivée du monarque ; tous les regards étaient fixés vers le chemin du Cours-la-Reine ; tous les cœurs battaient d’impatience. Enfin un piqueur à la livrée du roi, couvert de poussière et agitant en l’air son feutre gris garni de plumes rouges, accourt ventre à terre et annonce, à la foule qui se pressait sur la grande avenue de l’Hôtel, l’arrivée du cortège royal. Aussitôt le canon gronda, les invalides reprirent leurs armes, et le silence s’établit sur cette longue ligne d’anciens combattants.

Bientôt on vit distinctement le carrosse royal déboucher sur l’esplanade. Il était entouré des écuyers et des gentilshommes de la maison militaire du roi, précédé de deux coureurs, la longue canne à la main, et d’un piquet de gardes-du-corps, à la casaque de velours rouge galonnée d’argent sur toutes les coutures. Mais, par une de ces délicates convenances que Louis XIV savait si bien ménager, à peine les gardes-du-corps avaient-ils touché les grilles de l’Hôtel, qu’ils mirent l’épée dans le fourreau, descendirent de cheval et se rangèrent, à droite et à gauche, sur la chaussée.

– Monsieur de Breteuil, avait dit le monarque à son capitaine des gardes, un roi de France n’a pas besoin d’escorte quand il se trouve au milieu de ses soldats.

Puis il était descendu de son carrosse et, suivi du Dauphin, et de son premier menin ; du ministre de la guerre, du maréchal de Luxembourg, du duc de La Force et des autres seigneurs de la cour qui l’avaient accompagné, il avait passé devant la vénérable milice, non sans adresser, à quelques soldats et à plusieurs officiers, de ces nobles paroles qu’il savait si bien trouver dans l’occasion. Arrivé en face le groupe de drapeaux porté par les plus jeunes invalides, le roi se découvrit et s’arrêta : alors le maréchal de Grancey s’approcha et lui dit respectueusement :

– Sire, jouissez de votre ouvrage ! Avant vous, les défenseurs de la France n’avaient point d’asile : les illustres aïeux de votre majesté n’accordaient à leurs services, à leurs infirmités, que des aumônes… Aujourd’hui, grâce à vous, Sire, ils ont un palais, et le découragement et la détresse ne peuvent plus atteindre ceux qui ont versé leur sang pour le service de votre majesté. Daignez recevoir, sire, nos actions de grâce pour un tel bienfait. Chaque jour nous prierons le Dieu tout-puissant d’étendre sur votre majesté les trésors de ses précieuses faveurs, et, si le sang qui nous reste encore pouvait être utile à son repos ou à sa gloire, qu’elle ordonne : nous montrerions à ceux qui nous ont succédé, que pour servir son roi et la France, le cœur peut toujours faire oublier l’âge.

À ces mots, un vieux canonnier, qui avait eu une jambe emportée au passage du Rhin, s’avança, en chancelant, vers le roi et lui dit, avec ce ton de franchise des vieux soldats :

– Sire, monseigneur le gouverneur a raison : vos invalides peuvent encore montrer l’exemple ; et, pour sa part, Laramée est tout prêt à reprendre, sur un bastion, son ancienne place de bataille.

Louis parut touché de cette preuve de dévouement, et promenant un regard majestueux sur la ligne qui s’étendait devant lui :

– Eh bien ! mes enfants, leur demanda-t-il, vous trouvez-vous heureux ici ?

Jusqu’alors le respect et l’étiquette avaient imposé un silence solennel ; mais lorsque le roi interrogeait il fallait répondre, et deux mille voix s’écrièrent :

– Oui !… oui !… Vive le roi !… vive Louis !

Et les chapeaux s’agitèrent au bout des baïonnettes et des piques ; quelques bras s’élevèrent au-dessus des rangs avec un murmure semblable à celui du champ de bataille après la victoire.

Le roi, accompagné du maréchal de Grancey et de ses courtisans, et suivi d’un piquet d’honneur choisi parmi les officiers invalides, parcourut toutes les parties de l’Hôtel. Ce piquet n’était composé que de vingt hommes ; et, sur ces vingt guerriers, dix ne marchaient qu’à l’aide d’une jambe de bois ; les dix autres étaient privés d’un bras ; mais tous portaient sur le visage leur brevet de noblesse, tant ils l’avaient balafré et couturé d’affreuses blessures. La biographie de ces vingt braves eût été fabuleuse : celui-ci, simple officier de fortune, voyant au combat de Bérengen un boulet arriver droit sur le marquis de Thémines, son colonel, l’avait jeté rudement à bas de son cheval et avait perdu lui-même une jambe : le marquis lui avait pardonné ce manque d’égards. Celui-là, ancien capitaine de dragons, avait soixante-quinze ans et trois cheveux sur la tête, à l’aide desquels il avait trouvé le moyen de se faire une queue sur la nuque et deux boucles frisées sur l’oreille. Dans la guerre de 1643, contre les Espagnols, il avait eu le bras emporté par un boulet : « Ah ! ma bague !… ma bague ! cria-t-il à un trompette, va me chercher ma bague !… » C’était une dame de la cour de Versailles qui la lui avait donnée. Le trompette la lui remit à l’autre main ; et, après un pansement fait à la hâte, ce capitaine de dragons avait poussé son cheval dans la mêlée aux cris de vive le roi !… Il s’estimait très heureux d’avoir obtenu la croix de Saint-Louis, trois ans après. Tant de courage, de galanterie et de sang-froid allaient parfaitement à la physionomie ouverte et aux manières comme il faut de ces vétérans de la gloire française. Le roi lui-même en fit la remarque, et ralentissant le pas pour que tous pussent le suivre, il dit en se retournant du côté de son capitaine des gardes :

– Monsieur de Breteuil, nous doutons que jamais roi de France ait été entouré de plus dignes gardes-du-corps !

En entrant dans l’église, dont la nef n’était pas encore achevée, il dit encore à son ministre de la guerre :

– Monsieur le ministre, vous veillerez à ce que cette chapelle soit agrandie : le Dieu de la France est aussi le Dieu des armées, son temple ne saurait être trop vaste. Vous ferez élever un dôme au milieu, et sous ce dôme, nous voulons que soient appendus les drapeaux pris sur nos ennemis. Dans les caveaux de l’église reposeront les cendres de nos maréchaux. Je veux que désormais notre hôtel royal des Invalides soit le Saint-Denis de nos grands capitaines.

– Sire, les ordres de votre majesté seront exécutés, répondit le secrétaire d’État en s’inclinant profondément.

Au moment où le roi sortait de la chapelle, un carrosse à six chevaux arrivait dans la cour du gouvernement, et la Dauphine, accompagnée de madame de Maintenon et des duchesses de Chevreuse et de Roquelaure, en descendirent.

– Et quoi ! mesdames, dit le roi après s’être avancé galamment vers la Dauphine, le chapeau à la main, est-ce donc ainsi que vous venez traîtreusement nous surprendre ?

– Sire, répondit la princesse en souriant, les fidèles sujettes de votre majesté étaient jalouses de partager un bonheur dont elle leur avait fait mystère. La marquise, ajouta-t-elle en désignant de son éventail madame de Maintenon, a bien voulu nous accompagner.

– Sire, dit avec finesse cette dernière, après avoir fait une révérence cérémonieuse, madame la Dauphine n’a point oublié que jadis votre majesté la rendit témoin des exploits de ses soldats aux sièges de Landrecies et de Mons ; elle a voulu revoir, pendant la paix, ceux dont elle avait admiré la valeur, pendant la guerre…

– Ah ! madame, interrompit le roi qui avait parfaitement senti l’allusion que la favorite avait voulu faire à madame de Montespan à laquelle elle avait succédé, est-ce donc un souvenir qui ne puisse s’oublier ?

– Sire, reprit la marquise, d’un ton caressant, votre majesté a accoutumé tous ceux qui ont l’honneur de la servir à aimer les héros, trouvera-t-elle surprenant qu’ils aient voulu visiter l’asile qu’elle leur a consacré ?

– Véritablement, mesdames, répliqua plus galamment encore le monarque, ce jour est si heureux pour moi que votre présence devait le couronner. Accompagnez-moi donc au milieu de mes braves soldats, ne serait-ce que pour leur faire oublier, par vos grâces, les soucis d’une existence bien triste, hélas ! puisqu’ils ne peuvent plus servir ni sous les bannières de l’Amour ni sous celles de Bellone.

– La gloire, Sire, doit être la seule consolation des héros, dit la favorite d’un ton doctoral.

– Elle console, c’est vrai, reprit le roi en étouffant un soupir ; mais elle ne compense pas toujours la perte de nos belles années.

Le cortège royal quitta l’hôtel, au milieu des acclamations et des vivats des soldats rassemblés sous les portiques, sur les courtines et à toutes les fenêtres des bâtiments. Le canon salua le départ de Louis XIV, comme il avait salué son arrivée ; et, le lendemain, les canonniers voulant perpétuer le souvenir de cette visite, firent graver sur le bronze d’une pièce de rempart l’inscription suivante :

« Louis-le-Grand a, pour la première fois, honoré de son auguste présence son hôtel royal des Invalides, le 9 mai 1705. »

II 1717

Le vainqueur de Charles XII, l’homme qui n’avait reculé ni devant un obstacle, ni même devant une impossibilité pour doter son peuple, encore demi-barbare, des bienfaits de la civilisation, Pierre-le-Grand était venu à Paris incognito, dans les premiers jours de mai 1717, avec l’intention d’y récolter de nouvelles lumières pour lui-même. Le régent, Philippe d’Orléans, s’était empressé, au nom de Louis XV encore enfant, de mettre à la disposition du czar quelques gentilshommes du Palais-Royal pour le conduire partout où il voudrait aller. Mais qu’un héros a de caprices !… Le czar voulait-il aller à l’Opéra ? aussitôt musiciens et danseurs étaient avertis : le corps de ballet et les chœurs se mettaient sous les armes… Pierre changeait d’avis, et, au lieu de se rendre au spectacle, où il était attendu, il allait parcourir les nombreux cabarets dont le Porcheron et la Grenouillère foisonnaient alors. Témoignait-il le désir d’assister à une séance des quarante fauteuils de l’hôtel Richelieu ? vite on courait prévenir les académiciens à domicile ; et Pierre, une fois en voiture, se faisait conduire au cabinet d’histoire naturelle du Jardin-des-Plantes, non qu’il eût peu de goût pour l’éloquence ou pour la poésie, mais parce qu’il pensait, avec raison, que pour instruire et former un peuple encore neuf, la pratique des arts et des sciences positives serait plus avantageuse, aux Russes, que la présence de baladins et de rhéteurs. Enfin, le 13 mai 1717, à l’heure où l’on attendait le czar de Moscovie à la cour de Versailles, il entrait aux Invalides.

Pierre ne portait sur ses habits aucun insigne qui pût faire deviner sa qualité princière : vêtu d’une espèce de casaque de gros drap vert, taillée à la mode polonaise, il était coiffé d’un bonnet de fourrure d’astracan et portait, avec une culotte collante de peau de daim fauve, de longues bottes à éperons d’acier ; un large ceinturon de cuir noir, auquel était attaché par une boucle un sabre à poignée de cuivre, complétait sa parure. Ainsi équipé, il avait traversé la cour principale de l’Hôtel ; et après s’être fait indiquer le logement du gouverneur, il avait su pénétrer jusqu’à lui sans s’être fait annoncer.

– Monsieur, dit-il brièvement au maréchal de Belle-Isle, après avoir échangé une salutation, je voudrais visiter votre Hôtel ; veuillez donc me faire conduire, par un de vos gens, dans toutes les parties de l’édifice, et dépêchez-vous, je vous prie, car je suis pressé ; je dois aller aujourd’hui même à Versailles.

– À votre accent, monsieur, répondit le gouverneur encore tout étonné de l’apparition de ce singulier personnage, je m’aperçois que vous êtes étranger ?… (Ici Pierre fit un signe de tête affirmatif.) Je suis donc obligé, poursuivit-il, de vous faire observer qu’il m’est impossible d’obtempérer à votre demande ; les ordres du Roi sont formels à cet égard : je ne puis laisser visiter l’Hôtel-des-Invalides aux étrangers, quels qu’ils soient, sans une permission expresse du ministre de la guerre. Munissez-vous donc de cet ordre d’abord, puis ensuite, je me ferai un plaisir véritable de vous faire conduire, ici, partout où vous voudrez aller.

– Ouais !… fit Pierre en regardant de travers le vieux maréchal. Il faut un ordre du ministre pour visiter l’Hôtel royal des Invalides ?… (À son tour le gouverneur s’inclina en signe d’affirmation.) Eh bien ! je n’en ai pas, répliqua le czar d’un air dégagé… mais je m’en passerai pour l’instant…

– Cela vous sera difficile, monsieur.

– Pas autant que vous le croyez… Holà ! quelqu’un ! appela Pierre en élevant la voix ; qu’on me conduise, sur-le-champ, à la salle d’armes de l’hôtel, puisque monsieur le gouverneur ne veut pas se donner la peine de se déranger, pour m’y conduire lui-même.

Et en même temps, le czar frappa vigoureusement sur le panneau de la porte d’entrée, avec la poignée de son sabre.

– Tout beau ! monsieur, s’écria le maréchal d’un ton plus sévère, savez-vous bien à quoi vous vous exposez en vous comportant chez moi de la sorte ?… L’Hôtel-des-Invalides est une résidence royale et…

– Je le sais parbleu bien !… interrompit Pierre, et c’est pour cela que je veux la visiter…

– Encore une fois, monsieur, le devoir de ma charge exige que je vous refuse. Si, comme je le suppose à votre air, vous êtes militaire, vous me permettrez de vous dire que vous connaissez bien mal le respect dû à la volonté du roi, et la déférence qu’un gentil homme de ma sorte a droit d’attendre d’un inconnu tel que vous.

– Je vous répète, monsieur, que je veux visiter cet Hôtel ; et, bien que je sois, moi, d’aussi bonne maison que la vôtre, je ne veux être, pour vous, qu’un soldat qui vient voir des soldats !… Il ne sera pas dit que je sois venu de l’hôtel de Lesdiguillères inutilement ! répartit le monarque dont l’émotion commençait à faire place à la colère.

La discussion allait devenir plus orageuse encore, si dans le moment même le vieux marquis de Charnancé et le jeune comte de Saint-Florentin, qui, ce jour-là, devaient accompagner le czar à Versailles, ne fussent entrés chez le gouverneur.

– Mon cher maréchal, dit le marquis, sa majesté l’empereur de toutes les Russies n’a pas besoin de permission spéciale pour visiter l’Hôtel-des-Invalides. Le vainqueur de Pultava est chez lui, partout où il y a des héros et de la gloire.

À ces mots une soudaine révolution s’opéra chez M. de Belle-Isle qui, stupéfait et ouvrant de grands yeux, plia un genou devant le czar, en balbutiant :

– Quoi !… il se pourrait !… Ah ! Sire, votre majesté daignera-t-elle jamais me pardonner ?… J’ignorais…

– Vous êtes tout pardonné, monsieur le maréchal, interrompit Pierre en saisissant la main du gouverneur pour le relever ; personne n’eût reconnu plus que vous, sous l’habit de soldat que je me fais un mérite de porter, un cousin du roi de France. C’est moi au contraire qui devrais m’excuser auprès de vous : j’ai voulu éviter à ces deux aimables gentilshommes qui supportent avec tant de courtoisie mes caprices, une course longue et ennuyeuse, car je suis venu ici, à cheval, du quartier de l’Arsenal où je demeure. Je n’ai pu réussir à fourvoyer leur zèle ; mais je ne sais si, cette fois, je dois m’en applaudir ; car si je ne les avais pas devancés, ils m’auraient évité sans doute une impolitesse ou tout au moins une boutade. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à ces derniers, je ne suis qu’un Scythe ; mais ce Scythe a une admiration et une affection véritables pour le roi de France et pour son peuple, croyez-le bien.

En ce moment, les officiers de l’hôtel entrèrent en grand nombre dans l’appartement, prévenus qu’ils avaient été, par le comte de Saint-Florentin, de la présence de l’empereur de Russie au milieu d’eux.

– Messieurs, dit le maréchal, faites battre le rappel sur-le-champ. Que les invalides prennent les armes et se rangent en bataille dans la cour d’honneur…

– Non pas ! non pas ! mon cher maréchal, interrompit encore le czar en souriant ; je vous ai dit que je n’étais qu’un soldat ; je vous répète que c’est un soldat, et non un empereur, qui vient aujourd’hui visiter les vieux soldats français. Je ne veux pas que vous dérangiez ces braves… Où sont-ils en ce moment ? demanda-t-il avec vivacité aux officiers.

– Sire, répondit le gouverneur, c’est l’heure du dîner : ils sont au réfectoire.

– C’est donc au réfectoire que je veux aller les voir. Allons, messieurs, ajouta-t-il en prenant familièrement le bras du maréchal, venez avec nous si vous n’avez rien de mieux à faire.

Pierre descendit lentement l’escalier, car le maréchal de Belle-Isle n’était plus ingambe, et, suivi de l’état-major de l’Hôtel, du marquis de Charnancé, du comte de Saint-Florentin et d’une meute de valets, il entra dans le grand réfectoire.

À l’aspect de ces longues tables où quatre mille convives prenaient un repas sain et frugal ; à la vue des soins empressés dont les plus vieux et les plus infirmes étaient l’objet ; au milieu du calme et du silence qui n’étaient troublés que par la voix d’un sous-officier qui lisait, tout haut, l’histoire des grands capitaines, Pierre ne put maîtriser son émotion ; une larme roula dans ses yeux, et, attendri, il s’appuya sur le bras du vieux maréchal. Mais bientôt cette émotion devint plus vive et ses larmes coulèrent avec abondance, quand il entendit que le sujet de la lecture était la relation de la bataille de Pultava que lui, souverain voyageur, avait gagnée naguère contre Charles XII de Suède. À ce passage, que le sous-officier lut lentement et d’une voix accentuée : « … Pierre, dans cette journée mémorable, s’acquit une gloire immortelle. Il se battit comme un lion ; et, après la victoire, il étendit sa sollicitude paternelle sur les blessés des deux partis. » À ces mots tous les invalides se levèrent en silence et comme un seul homme, en portant à leur chapeau le revers de la main gauche, tandis que, de la droite, élevant leurs gobelets, tous fixèrent les regards d’admiration sur Pierre-le-Grand.

À cette scène muette mais sublime, le czar ne résista plus ; il se pencha en sanglotant sur l’épaule du gouverneur et lui dit d’une voix étouffée :

– Il n’y a que des Français pour saisir et pour faire naître de tels à propos… Mon cher maréchal, vous me faites pleurer de bonheur et de joie.

Mais bientôt surmontant cette émotion trop vive, le monarque reprit son humeur de soldat et élevant lui-même le bras.

– Mes amis ! demanda-t-il à haute voix, donnez-moi un verre ?

Un laquais à la livrée du roi (dans ce temps-là les invalides étaient servis par la livrée royale) lui présenta un gobelet d’argent, et le maréchal voulut lui verser du vin de sa cave particulière.

– Non ! non ! s’écria le czar, en repoussant doucement le flacon que tenait le gouverneur, c’est un gobelet pareil à celui de ces braves, et de leur vin, qu’il me faut.

Alors un sergent lui donna son gobelet d’étain. Pierre le remplit lui-même de vin, puis, élevant ce gobelet au-dessus de sa tête :

– Mes camarades ! reprit-il d’une voix de Stentor, Pierre de Russie boit à votre santé !

Et il vida le verre d’un seul trait.

– À la santé de Pierre ! s’écrièrent en masse les invalides ; et tous le saluèrent après avoir bu.

– Du vin ? demanda le czar en tendant de nouveau son gobelet au sergent qui lui avait donné. Mes amis ! à la santé du roi, à la santé de la France !

– Vive le roi !… Vive la France ! répétèrent les invalides.

– Adieu, mes vieux camarades, dit le monarque en se retirant, je ne vous oublierai pas.

Suivi de son escorte, le czar visita toutes les parties de l’édifice. Sa perspicacité, son esprit d’analyse lui faisaient juger, mieux que les explications qu’on s’empressait de lui donner, de la nécessité des choses qu’on faisait passer sous ses yeux et des améliorations dont elles étaient susceptibles. Il voulut tout voir : les dortoirs, les caves, les cuisinés, l’infirmerie, l’église, etc., jusqu’au cimetière qui entourait alors les bâtiments de l’Hôtel, et qui, depuis, fut converti en promenades. Le czar parut émerveillé de l’ordre et de la propreté qui régnaient partout.

– Si Dieu me prête vie, dit-il au gouverneur, je tâcherai d’imiter, à Saint-Pétersbourg, l’œuvre de Louis XIV. J’y fonderai un hôtel-des-invalides. Le marbre, le bois et le fer ne manqueront pas pour élever les bâtiments ; mais des hommes tels que vous, messieurs, me manqueront sans doute, pour diriger dignement un si noble établissement. Pourtant, reprit-il avec un soupir, puis-je commencer tout cela sans savoir qui je laisserai après moi, pour l’achever ?

– Dieu ! Sire, répartit le vieux marquis de Charnancé, qui protège les grands empires quand les grands hommes ne sont plus.

Le gouverneur avait en secret donné l’ordre de rassembler les invalides avant que le czar ne quittât l’hôtel. Après les pérégrinations de l’empereur, M. de Belle-Isle le conduisit sur l’esplanade où tous ces vieux soldats étaient rangés en bataille. Le czar, étonné d’une réunion aussi prompte, dit en souriant :

– En vérité, on marche en France, et surtout ici, de surprise en surprise, monsieur le maréchal. Nous autres enfants du Nord, ne sommes pas aussi ingénieux. C’est pourquoi je vous apprendrai tout bonnement que je vous nomme chevalier de l’ordre de Saint-André et que je vous enverrai, aussitôt mon retour dans mes états, cinquante pièces de vin d’Érivan pour l’usage de l’infirmerie de l’hôtel.

Et après avoir salué les drapeaux qui s’inclinaient devant lui, Pierre pressa la main du maréchal, adressa aux soldats un signe touchant d’adieu, puis monta dans la voiture qui avait amené le marquis de Charnancé et le comte de Saint-Florentin, pour retourner à l’hôtel de Lesdiguillères, près de l’Arsenal, où il avait voulu fixer sa résidence ; car, cette fois encore, il n’alla pas à Versailles.

Deux ans après le czar tint parole : selon les registres de l’Hôtel-des-Invalides, cinquante pièces de vin d’Érivan arrivèrent au Havre-de-Grâce, le 14 septembre 1719, et furent immédiatement dirigées sur Paris et reçues à l’Hôtel le 28 du même mois.

III 1806

Le 1er septembre 1806, par une belle soirée d’automne, Napoléon monta à cheval et quitta Saint-Cloud, cette résidence de prédilection, dans l’intention de faire une courte promenade aux environs. Accompagné seulement du grand maréchal, du page, de l’aide-de-camp de service (qui était Rapp) et d’un piqueur, il se dirigea, toujours au galop, vers le bois de Boulogne qu’il eut bientôt traversé ; mais par une de ces fantaisies dont il donnait souvent l’exemple, arrivé à la grille de Passy, au lieu de revenir sur ses pas, il tourna à gauche et suivit l’avenue du bois qui conduit à la Porte-Maillot. Là, il fit un temps d’arrêt, et s’adressant à Rapp, placé à sa gauche, selon le devoir de sa charge, il lui dit :

– Si nous poussions jusqu’au rond-point de l’Étoile, pour voir où en sont les travaux de l’Arc-de-Triomphe ?… Qu’en penses-tu ?

– Je pense, Sire, que votre majesté n’y restera pas longtemps.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce qu’il fait encore grand jour, et que votre majesté n’y sera pas plus tôt arrivée que, reconnue et entourée…

– Reconnu ! interrompit Napoléon, et par qui ?… N’ai-je pas ma redingote ? Je suis en bourgeois, moi !… C’est toi, c’est vous autres qui me ferez reconnaître, ajouta-t-il en jetant un regard au grand maréchal qui époussetait, avec son mouchoir, les riches broderies de son uniforme couvertes de poussière.

– Mais, Sire, reprit l’aide-de-camp, c’est l’heure à laquelle les Parisiens ont coutume d’aller se promener au bois de Boulogne. Une fois votre majesté signalée, elle ne pourra ni examiner à son aise ce qu’elle veut voir, ni même se débarrasser de la foule de curieux qui l’obsédera. Elle n’a pas voulu prendre d’escorte…

Et ces derniers mots avaient été prononcée par l’aide-de-camp, d’un ton presque de reproche.

– Allons, allons, ne gronde pas, tu as raison ; mais n’importe, nous pourrons toujours faire le tour de l’Arc-de-Triomphe, sans nous y arrêter, en attendant que nous passions dessous… un peu plus tard, ajouta-t-il en souriant.

Puis s’adressant au grand maréchal :

– Duroc, vous pouvez retourner à Saint-Cloud, je vous y rejoindrai bientôt. Emmenez Guérin avec vous.

Et Napoléon s’apercevant que le page s’apprêtait à le suivre, tout joyeux de faire cette excursion avec lui :

– Monsieur, reprit-il avec une expression maligne, je n’ai pas besoin de vous non plus : suivez le grand maréchal et allez étudier.

Celui-ci tourna bride tristement, et courut sur les pas de Duroc qui avait de l’avance sur lui. L’Empereur, accompagné de Rapp, entra dans l’avenue de Neuilly. Quelques minutes après, tous deux passaient, au grand galop de leurs montures, à gauche de l’échafaudage du monument qui n’était encore qu’à sa naissance, au grand étonnement des promeneurs effrayés, et des cavaliers non moins scandalisés de voir un officier-général et un bourgeois donner une telle allure à leurs chevaux dans un lieu de promenade aussi fréquenté.

À la barrière de l’Étoile, Napoléon ralentit sa course suivit la grande avenue des Champs-Élysées ; puis, tournant à droite, il gagna promptement le quai de Billy. Arrivé en face des Invalides, il arrêta son cheval et demeura un moment en contemplation devant l’œuvre créée par Louis XIV. Déjà le jour commençait à baisser les derniers rayons du soleil couchant venaient à refléter sur le dôme de l’édifice qui s’élevait haut et étincelant d’or, au milieu des toits sombres de l’Hôtel.

– C’est beau ! c’est beau ! répéta-t-il plusieurs fois ; en vérité Louis XIV était un grand roi ! Puis s’adressant à Rapp qui, lui aussi, paraissait éprouver le même sentiment d’admiration : – Est-ce que tu n’as jamais eu la velléité de monter jusqu’à la lanterne que tu vois là-haut, au-dessus de la flèche ? lui demanda-t-il.

– Non, Sire ; cependant le maréchal Serrurier me l’a proposé : j’ai refusé.

– Et pourquoi ? Tu n’es cependant pas poltron ?

– Je le crois, Sire ; mais je ne sais… juché dans cette espèce de cage, la tête peut tourner, et ma foi…

– Eh bien ! moi, je n’y monterais pas non plus, non par prudence ; mais parce que de ce point, je craindrais de voir mes soldats trop petits.

– D’autant plus que votre majesté ne les trouve déjà pas trop grands de plain-pied, répliqua Rapp en souriant.

– Je veux aller voir comme ils se portent aujourd’hui, reprit l’Empereur sans avoir eu l’air de faire attention à la réponse de l’aide-de-camp ; mais je veux y aller seul et sans que le maréchal le sache. Accompagne-moi jusque-là, tu garderas mon cheval, je n’y resterai qu’un moment.

Et Napoléon reprit sa course.

– Sire, dit Rapp en passant sur le pont du Corps-Législatif, je ferai respectueusement observer à votre majesté qu’il est tard, tout à l’heure il fera nuit, elle n’a pas d’escorte et…

– Tu me l’as déjà dit, se hâta d’interrompre Napoléon.

– Et S.M. l’Impératrice l’attendra pour dîner, continua l’aide-de-camp.

– Bah ! bah ! elle aura déjeuné deux fois. Au surplus, quelle heure est-il ?

– Je n’ai pas de montre, Sire.

À cette réponse Napoléon arrêta son cheval (il était arrivé sur l’esplanade des Invalides), et regardant fixement son aide-de-camp, lui dit en fronçant le sourcil :

– Et qu’avez-vous fait de celle que je vous ai donnée il y deux ans ?

– Je ne la porte plus depuis que votre majesté m’a fait le reproche, que, pour son service, elle retardait de vingt-quatre heures par jour.

Cette fois Napoléon ne pouvait se défendre d’avoir compris l’allusion, elle était trop directe ; mais il sut, à l’aide d’un de ces innocents mensonges qu’il se plaisait à débiter lorsqu’il était de bonne humeur, la faire tourner à son avantage en répliquant à l’aide-de-camp favori, qui lui tenait l’étrier tandis qu’il mettait pied à terre :

– Monsieur le mauvais plaisant, je vous ai dit, au contraire, que votre montre avançait toujours de vingt-quatre heures lorsqu’il s’agissait de mon service… Vous m’avez mal compris : ce qui vous arrive quelquefois ; puis avec un sourire de bonté, il ajouta : Attends-moi là, personne ne fera attention à toi, je reviendrai dans un moment te reprendre à cette place.

Ayant dit, il s’achemina à grands pas vers l’entrée principale des Invalides. La nuit était tombée. À la vue d’un homme coiffé d’un chapeau militaire, chaussé de bottes molles à éperons d’argent et portant deux épaulettes à graine d’épinards que dissimulait mal la redingote à demi-boutonnée de l’Empereur, le factionnaire préjugea que ce devait être un officier supérieur et le laissa passer sans lui demander : « Où allez-vous ? » quoique la retraite eût été battue déjà dans l’intérieur de l’Hôtel.

Selon son habitude, lorsqu’il voulait observer, Napoléon, les mains croisées sur le dos, flâna dans les cours et sous les galeries. Un calme profond régnait partout, car il y avait longtemps que le repas du soir était achevé et que les soldats étaient rentrés dans leurs dortoirs. Quelques sentinelles, armées d’un sabre, se promenaient de distance en distance. Celles-ci supposant également que l’individu qui passait devant elles devait être un officier supérieur attaché à l’Hôtel, ne le troublèrent pas dans ses méditations.

Napoléon s’était dirigé vers la chapelle, et là, devant le portique du temple, la conversation de deux invalides qui en sortaient attira toute son attention. Pour mieux entendre ce qu’ils disaient, il les suivit sans affectation en réglant son pas sur les leurs, car ils marchaient bien lentement. Ces deux hommes paraissaient courbés sous le fardeau des ans. Le plus caduc, conduit par le moins âgé, semblait l’implorer, tandis que les regards de ce dernier se portaient alternativement de l’entrée de la cour, éclairée par une lanterne, sur le camarade dont il dirigeait les pas chancelants.

– Jérôme, dit d’une voix chevrotante le plus vieil invalide, tu ne le vois donc pas venir ?

– Non, père ; mais soyez tranquille, je lui ferai un sermon dont il se souviendra : sa conduite n’est pas celle d’un homme.

– Jérôme, il faut avoir un peu d’indulgence pour ses enfants, reprit le plus vieux ; nous avons été jeunes aussi, nous autres, et ma foi, à son âge, je valais peut-être moins que lui, moi !… Eh ! eh ! fit le vieillard en s’appuyant sur sa canne à béquille, il y a bien de cela une centaine d’années : c’était du temps de feu sa majesté Louis XIV ; je n’avais pas encore épousé ta mère.

– Jamais, père, jamais ! répliqua Jérôme en se frappant le front de la seule main qui lui restait. Respect aux anciens : telle était notre devise du temps du maréchal de Saxe, à plus forte raison quand les anciens sont nos propres pères.

– Allons, allons, mon bon Jérôme, il va venir ce pauvre petit Cyprien. Que veux-tu, auprès de nous, c’est un enfant ; il aura pensé que ma prière serait plus longue qu’elle ne l’a été aujourd’hui, et il se sera amusé à la grille. Ne le gronde pas trop, car il t’aime bien aussi, toi ! et, vois-tu, ajouta-t-il encore en baissant la voix, c’est ma faute : j’aurais dû dire un bon Confiteor de plus.

Napoléon avait tout entendu, et dans l’intention d’en apprendre davantage, il aborda franchement les deux invalides en leur disant :

– À ce que je présume, mes amis, vous attendez quelqu’un ?

À ces mots, le moins âgé leva la tête, et porta aussitôt la main à son chapeau, car il avait vu reluire sous la redingote de Napoléon les torsades de deux épaulettes d’or :

– Oui, mon colonel, répondit-il, moi, et mon père Maurice que voilà, attendons notre coureur d’enfant qui n’arrive pas. Il sait pourtant bien, le sans-cœur, que son grand-père a besoin de ses deux bras pour monter au dortoir, car il les a lui !… tandis que moi…

Et Jérôme agita sa manche sans bras.

– Vous êtes un brave homme ! lui dit Napoléon avec effusion ; votre fils a tort. Mais, lui demanda-t-il tout en cheminant de compagnie, pourquoi votre vieux père est-il resté si tard à la chapelle : c’est contraire aux règlements ?

– Mon colonel, c’est en vertu d’une permission de notre maréchal. Tous les ans, le 1er septembre, mon père passe une partie de la journée à réciter le répertoire de ses prières pour le repos de l’âme du roi qu’il a servi jadis, et depuis que je suis avec lui à l’Hôtel, je ne l’ai pas vu manquer une seule fois à ce pieux exercice.

– De quel roi ? demanda Napoléon.

– De feu sa majesté Louis XIV, dit le vieillard qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

– De Louis XIV ! répéta Napoléon avec un mouvement d’étonnement ; mais comment cela ? Où l’avez-vous vu ?

– Ici même, à cette place, il m’a parlé et je lui ai répondu, répliqua Maurice d’un ton de fierté.

– Vous êtes bien heureux ! reprit Napoléon ; mais alors il faut que vous soyez plus que centenaire ?

– Mon colonel, j’aurai cent vingt-un ans, vienne la Chandeleur prochaine.

– Cent vingt-et-un ans !… s’écria l’Empereur stupéfait ; et, passant rapidement à la droite du père Maurice, il prit son bras en lui disant d’un ton plein de bienveillance : Appuyez-vous sur moi, mon vieux camarade, c’est à moi de vous aider.

– Ah ! mon colonel, répondit le vieillard d’une voix attendrie, je n’oserais, je sais trop le respect…

– Donnez-moi votre bras, je le veux !… interrompit l’Empereur.

Et s’emparant du bras de l’invalide qui s’en défendait encore, il l’appuya doucement sur le sien.

– Allons, père, il faut obéir lui dit Jérôme ; vous voyez bien quand même que le colonel ne ressemble pas à nos marquis d’autrefois, et avec tous vous salamalecs, vous finirez par vous enrhumer ce soir. Vous savez que le petit père Coste vous l’a défendu sous peine de tisane ?… Eh ce damné de Cyprien qui n’arrive pas !… Mauvais sujet, va ! tu me le paieras demain matin.

– Vous n’avez pas dû assister à beaucoup de combats ? demanda Napoléon au centenaire en reprenant lentement leur course interrompue un moment, car vous deviez être bien jeune lorsque vous vîtes Louis XIV ?

– Eh !… Eh !… fit le père Jérôme en toussant plus fort, j’avais dix-huit ans lorsque je débutai à Friedlingen. L’année suivante je reçus ma seconde blessure à Hochstett au même moment que le fils du maréchal de Taillard qui était cornette dans une des compagnies rouges.

– Hochstett ! dites-vous ? Il y a longtemps de cela, répliqua Napoléon, ce furent les Français qui perdirent cette bataille, bien que commandés par deux maréchaux de France en personne, et un prince bavarois, je ne sais plus lequel…

– Oui, mon colonel, l’électeur de Bavière et le maréchal de Marsen, de fameux guerriers du temps de feu sa majesté Louis XIV. Oh ! je m’en souviens encore : une balle de mousqueton m’est entrée par l’épaule gauche et m’est ressortie par la droite… Je suis tombé sur le coup en criant Vive le Roi !… Un an après ma guérison, j’obtins de feu sa majesté Louis XIV la faveur d’entrer aux Invalides…

– Ce n’était point une faveur, interrompit Napoléon, c’était justice.

– Et il y a bientôt cent deux ans que j’habite l’Hôtel, je m’y suis marié et j’ai vu passer bien des camarades depuis ce temps. Quoiqu’à présent il n’y ait plus que des jeunes gens, j’y suis heureux… oh ! oui, bien heureux, surtout depuis que mes enfants sont venus m’y rejoindre.

– Monsieur Jérôme, demanda Napoléon attendri par le récit de ce Nestor des soldats, vous, qui êtes fils de ce vieux brave, quel âge avez-vous donc ?

– Je vais sur quatre-vingt-onze ans, mon colonel ; je suis né en 1715.

– Oui, interrompit le centenaire, juste la même année que feu sa majesté Louis XIV mourut. Oh ! je m’en souviens comme si c’était hier.

– Quatre-vingt-onze ans ! s’écria encore Napoléon… Certes, je ne vous les eusse pas donnés ; en ce cas, vous avez dû faire longtemps la guerre, vous ?…

– Pendant vingt-huit ans, mon colonel : j’ai servi successivement sous les maréchaux de Saxe, de Soubise, de Broglie, de Contades, et sous le prince de Condé. J’étais à Fontenoy, à Lawfeld, à Rosback, à Berghen et à Fribourg. C’est là que j’ai perdu mon bras, comme vous voyez. Je suis à l’Hôtel depuis 1763 il y aura bientôt quarante-trois ans ; mais moi, c’était à l’époque de Louis XV.

– Oui, Louis XV, dit Napoléon à voix basse un pauvre roi qui signa ce traité honteux par lequel la France abandonnait 1 500 lieues de côtes.

– Et depuis quarante-trois ans, reprit le centenaire, Jérôme se conduit avec moi en bon fils. Pourquoi le sien ne lui ressemble-t-il pas ?

Cette amère réticence tombait d’aplomb sur la tête de l’absent.

– Père, dit Jérôme avec un calme apparent, Cyprien est jeune : il y a de la ressource.

– Certainement, ajouta Napoléon, les jeunes gens ont besoin d’indulgence ; vous-même, mon vieux camarade, vous en conveniez tout à l’heure.

– Mon colonel répondit bien bas le centenaire c’est une ruse de guerre. Eh ! eh !… fit-il en toussant toujours, parce que lorsque je vois mon fils en colère contre le sien, je fais semblant d’être plus courroucé que lui ; au moyen de cette tactique, la paix se rétablit bientôt entre eux.

En ce moment le petit groupe était arrivé à l’entrée d’une longue galerie éclairée faiblement par un réverbère qui ne jetait qu’une lueur douteuse. Le père Maurice s’y était arrêté :

– Tu n’aperçois pas Cyprien ? avait-il demandé doucement à son fils.

– Non, père, avait répondu celui-ci avec un accent de tristesse et en regardant tout autour de lui ; je gage que le garnement aura obtenu la permission de découcher, sans nous en rien dire. Oh ! demain, demain !…

– Voyons, dit d’un air dégagé Napoléon au centenaire, puisque M. Cyprien vous fait défaut, voulez-vous que je le remplace ? Nous allons, votre fils et moi, vous aider à monter. Le vent fraîchit, et à votre âge, il ne fait pas bon monter une garde à la belle étoile.

– Oh ! la vieille d’Hochstett, du temps de feu sa majesté Louis XIV, je suis resté six heures en faction devant les lignes, et à une demi-portée de mousquet des sentinelles du duc de Marlborough… l’anspessade m’avait oublié tout net.

– L’anspessade en était parbleu bien capable du temps de M. de Marlborough ! dit Napoléon en souriante mais alors vous aviez cent ans de moins qu’à présent, et cela ne laisse pas que de faire une différence…

– Mon colonel… dit Maurice en voulant dégager son bras que Napoléon n’avait point quitté.

– Allons, allons, père, puisque le colonel veut bien avoir cette bonté, profitez-en. Le vent s’élève, vous toussez déjà beaucoup ; gare à la tisane demain matin.

Le centenaire se laissa conduire par l’Empereur en s’appuyant sur son fils qui semblait lui servir d’étai, et tous trois se mirent en devoir de monter les quelques marches du perron de la galerie lorsque Jérôme s’écria :

– Enfin le voilà !…

– Cyprien ? demanda Maurice.

– Oui, père, répondit Jérôme en grommelant entre ses dents les épithètes de coureur et de libertin.

– Ne le gronde pas trop, dit Maurice d’un ton de douceur, ne le gronde pas trop, cela ne lui arrivera plus.

– Je sais ce que j’ai à faire, répliqua sèchement celui-ci : c’est un mauvais sujet incorrigible.

– Où voyez-vous donc votre Cyprien ? demanda Napoléon à Jérôme.

– Parbleu ! là-bas ! mon colonel ; il est devant vous.

L’Empereur regarda curieusement de tous côtés pour voir ce mauvais sujet, cet espiègle, cet enfant peu respectueux ; il n’aperçut au loin qu’un invalide dont le menton d’argent brillait à la lueur de la lune, et qui venait droit à eux, aussi vite que ses deux jambes de bois pouvaient le lui permettre. C’était là le coureur, le libertin sur lequel étaient tombées si grotesquement les récriminations paternelles de deux générations. À la vue de ce martyre des batailles, Napoléon ne put se défendre d’un sentiment de pitié et d’admiration tout à la fois.

L’invalide n° 3 pouvait avoir une soixantaine d’années. Sa figure était horrible à voir, tant elle avait été mutilée jadis, ainsi que ses membres. En outre du menton postiche que l’art de l’orfèvre était parvenu à lui monter sur la partie inférieure du visage, il avait encore un œil de verre dont la fixité donnait à sa physionomie une expression étrange. Un œil de verre, chez un invalide, était alors le nec plus ultra de la coquetterie, et Cyprien avait dû être très bel homme dans sa jeunesse. Il était grand, vigoureusement constitué, et marchait lentement, il est vrai, mais parfaitement droit, sans même le secours d’une canne, et les deux mains dans les poches. Il fallait qu’il fût bien coupable, car en ce moment il avait l’air bien doux. Déjà Jérôme ouvrait la bouche pour faire pleuvoir sur lui un déluge de reproches, lorsque celui-ci, après avoir salué militairement l’Empereur qu’il n’avait jamais vu de près, lui coupa la parole en disant à son père avec un admirable sang-froid et d’un ton presque enjoué…

– Papa, papa, du calme ! il ne faut pas juger sans ouïr, comme disait l’illustre Dugommier mon général. Je n’étais pas présent à l’appel, c’est positif ; mais écoutez-moi : j’avais remarqué que lorsque grand-père passait, comme aujourd’hui, une partie de son temps à la chapelle à réciter, le matin, son Paroissien complet et, le soir, son Ancien Catéchisme, un verre de vin de plus qu’à l’ordinaire le ragaillardissait et lui donnait des jambes naturelles pour remonter au dortoir. Eh bien ! moi qui n’en ai que d’artificielles, il m’a fallu courir à la recherche de Golibert, mon camarade de chambrée, pour qu’il me cédât sa portion de vin en échange d’une garde que je monterai pour lui, demain, au logement du maréchal. La voilà cette portion de consolation ! Maintenant, grondez-moi si cela peut vous faire plaisir quoique je sois radicalement innocent ; je suis bien sûr que, cette fois, grand-père ne me donnera pas tort.

En disant ces mots, l’invalide avait tiré de sa poche une bouteille recouverte d’osier et l’avait présentée au centenaire. Jérôme ne répondit pas ; mais Maurice regarda son petit-fils d’un œil attendri, et s’adressant à Jérôme :

– Eh bien ! ne te le disais-je pas que Cyprien ne serait pas dans son tort ?… Mais, mon enfant, ajouta-t-il en prenant la bouteille qu’il secoua d’une main tremblante, il y a là plus que la portion ordinaire ?

– C’est prouvé, grand-père ; il y a aussi la mienne qui est tombée dans la gourde sans le faire exprès. Ne seriez-vous pas bien gras avec une seule portion ? Et Cyprien tirant encore de sa poche quelques morceaux de sucre et un croûton de pain blanc, ajouta : – J’ai profité de la coïncidence pour acheter, à la cantine de l’infirmerie, ces denrées coloniales prohibées : avec cette croûte et ces ingrédients, je vais vous manutentionner une fricassée à la façon de l’ordinaire des perroquets. Cela fera, sur votre pauvre estomac, un peu rouillé par les années de service, l’effet d’une vraie camisole de velours d’Utrecht.

– C’est bel et bon, reprit Jérôme tout à fait calmé ; mais en attendant, tu nous as mis dans un cruel embarras ; et, sans le secours du colonel qui a eu l’obligeance d’aider mon père, je ne sais comment j’aurais fait pour l’amener jusqu’ici, avec le froid qui se fait déjà sentir.

Cyprien salua encore l’Empereur.

– Papa, l’étape n’est pas longue, et la route est magnifique : c’est tout pavés, répliqua-t-il en levant au ciel, en ce moment scintillant d’étoiles, son œil unique ; ce temps-là me rappelle le camp de la Lune. Et, passant en même temps à la gauche du centenaire, il ajouta avec gaîté : Je reprends ma place de bataille et mon poste d’honneur, suffit.

– Oui, monsieur Cyprien, dit en s’éloignant un peu Napoléon qui jusqu’alors s’était borné à écouter la justification de l’invalide, cette place est maintenant pour vous un véritable poste d’honneur que vous devez vous montrer jaloux de ne céder à personne.

– Oui, mon colonel, je n’abandonnerais pas plus celui-là aujourd’hui, que je n’ai abandonné les autres jadis.

– Je le crois… À quelle affaire avez-vous donc été martyrisé ainsi ?

– Mon colonel, à la bataille de Fleurus, gagnée sur les Autrichiens par le général Jourdan, aujourd’hui maréchal de l’empire. En nous précipitant sur les pièces ennemies, une d’elles chargée à mitraille me rasa le menton, comme vous voyez, me décrocha un œil et me débarrassa de mes deux jambes sur le même temps. Mais, fit Cyprien en frappant sa large poitrine de ses deux mains, l’estomac est resté intact et le cœur n’a pas été touché ; aussi figure-t-il sur le contrôle du corps, comme jouissant de la solde d’activité.

Napoléon sourit à ce propos de Cyprien.

– La journée de Fleurus, lui demanda-t-il, n’eut-elle pas lieu le 26 juin 1794 ?

– Oui, mon colonel, il y faisait plus chaud qu’à cette heure, je vous en réponds.

– C’était déjà du temps de Bonaparte ? dit le centenaire.

– Grand-père, reprit Cyprien avec vivacité, dites, sans vous commander, de l’Empereur Napoléon-le-Grand ! ce sont ses noms de baptême, et on ne l’appelle plus autrement à l’Hôtel.

– Oui, comme feu sa majesté Louis XIV.

– Eh ! grand-père ! s’écria de nouveau l’invalide en pirouettant sur une de ses jambes, laissez-moi donc avec ce monarque de l’ancien régime ; votre Louis XIV n’était qu’une vraie culotte de peau en comparaison de Napoléon, empereur des Français, roi d’Italie. À la bonne heure, voilà un monarque, un héros consolidé ! N’est-ce pas, mon colonel ?

À cette interpellation imprudente, l’Empereur avait froncé le sourcil, et de cette voix grave qui dictait les destinées du monde, il répondit froidement :

– Vous vous trompez, monsieur Cyprien ; Louis XIV a été un grand roi ! C’est lui qui a élevé la France au premier rang des nations de l’Europe ; c’est lui, qui le premier, a eu quatre cent mille hommes sur pied, et cent vaisseaux en mer. Il accrut la France du Roussillon, de la Franche-Comté et de la Flandre ; il assit un de ses enfants sur le trône d’Espagne ; enfin, c’est lui qui a créé l’Hôtel-des-Invalides !… Depuis Charlemagne, il n’y a pas de roi de France qu’on puisse lui comparer !

En entendant l’Empereur faire ainsi l’éloge du prince pour lequel il professait une sorte de culte, le centenaire fit un effort pour se redresser tout à fait, et, l’œil brillant de souvenirs, la voix émue d’admiration :

– Bravo ! bravo ! dit-il à l’Empereur. Ah ! mon colonel, vous étiez digne de servir feu sa majesté Louis XIV. De son temps, où le mérite savait si bien être apprécié, il vous eût fait maréchal de camp…

Cyprien, plus atterré par l’accent avec lequel Napoléon avait exprimé sa pensée, que par les paroles qu’il avait prononcées, baissa la tête en essayant de balbutier :

– Pardon… excuse, mon colonel : je n’ai jamais connu le monarque de grand-père ; je n’en ai entendu parler que par les anciens camarades de l’Hôtel.

– Et ceux-là, monsieur, en agissant ainsi, aggravent leurs torts, répliqua vivement Napoléon ; car s’il est un lieu où la mémoire de Louis XIV doive être respectée et vénérée, c’est ici… à cette place ! Qu’ils jettent les yeux sur tout ce qui les environne !… Cette magnificence, la prévoyante sollicitude dont ils sont entourés, ne leur disent-elles pas que le grand roi a voulu leur laisser une preuve éclatante de sa générosité et de sa puissance ?

En ce moment une vive clarté apparut tout à coup à l’autre extrémité du bâtiment, en même temps qu’un bruit de pas, mêlé à un bourdonnement de voix, se fit entendre. C’était Rapp conduit par le maréchal Serrurier, accompagné de son état-major et suivi de plusieurs invalides tenant une torche de résine à la main.

Voici ce qui s’était passé :

Rapp avait attendu patiemment pendant une demi-heure, à la place que l’Empereur lui avait assignée ; mais ne le voyant pas revenir, il avait quitté son poste et s’était peu à peu rapproché de la grille par laquelle il l’avait vu entrer. Là, une autre demi-heure s’était écoulée. La nuit étant clause, l’inquiétude, chez l’aide-de-camp, avait bientôt succédée à l’impatience et, un quart d’heure après, ne tenant plus aucun compte de sa consigne, il s’était fait reconnaître de la sentinelle, avait donné le cheval de l’Empereur et le sien à garder à un invalide ; puis s’étant dirigé en toute hâte vers le logement du gouverneur, qu’il avait trouvé à table avec sa famille, il lui avait dit d’un air effaré que l’Empereur, entré seul et incognito dans l’Hôtel, depuis plus d’une heure, n’en n’était pas encore ressorti.

À cette nouvelle le maréchal Serrurier avait passé précipitamment son habit de velours bleu brodé sur toutes les coutures, après avoir fait prévenir les officiers de l’état-major. En un moment, ceux-ci étaient accourus en pleurant de joie de savoir Napoléon au milieu d’eux, et s’étaient précipités à la recherche de leur chef bien aimé qu’ils avaient enfin rencontré, causant sous la galerie avec le père Maurice, Jérôme et son fils.

Aux cris de : « Le voilà !… Vive l’Empereur !… Par ici, camarades !… » Cyprien qui, dans la chaleur de ses discours, n’avait fait grande attention ni à la figure ni au costume de Napoléon, fixa plus attentivement ses regards sur le prétendu colonel, et reconnaissant en lui celui qui, deux ans auparavant, était venu distribuer les croix d’honneur à l’Hôtel, joignit les mains en s’écriant :

– Ah ! mon Empereur ! pardonnez-moi toutes mes incohérences. Puis, s’adressant à Maurice et à Jérôme : – Mais, père ; mais, grand-père ! leur dit-il en tordant convulsivement son chapeau dans ses mains, c’est l’Empereur et Roi qui est devant vous !… c’est l’empereur Napoléon en personne !

– Vous êtes l’Empereur, mon colonel ? s’écrièrent avec naïveté les deux vieillards, comme frappés de la même étincelle électrique.

– Oui, mes enfants, leur répondit Napoléon en les retenant affectueusement par le bras pour les empêcher de tomber à ses genoux ; je suis votre père, car je suis le père des soldats qui ont vaillamment combattu, à toutes les époques, pour l’honneur de la France.

Ce fut à cet instant que Rapp, le gouverneur, son état-major, et les invalides armés de torches abordèrent Napoléon aux cris répétés de : « Vive l’Empereur ! » Ce dernier lança, à la dérobée, un regard de reproche à son aide-de-camp, en lui disant à voix basse :

– Cette fois encore, tu n’as pas eu la patience de m’attendre !… N’importe, je ne t’en veux pas.

Puis, après avoir fait quelques pas, et s’adressant à tous :

– Approchez-vous, messieurs, dit-il du ton le plus aimable aux officiers ; approchez-vous, monsieur le maréchal, et vous, mes vieux camarades (il appelait ainsi les invalides), entourez-moi !… Vous allez m’aider à récompenser dignement trois générations de héros. Voilà trois braves, ajouta-t-il en désignant le père Maurice, Jérôme et Cyprien, qui ont combattu à trois journées également glorieuses pour la France : à Friedlingen, à Raucoux et à Fleurus. La même récompense doit être décernée à leur valeur, car ces trois grandes batailles sont sœurs. Mon cher maréchal, dit-il à Serrurier, veuillez me prêter votre croix ; je vous la rendrai demain, ajouta-t-il en souriant. Donne-moi la tienne ? demanda-t-il à Rapp.

Ayant pris les deux décorations, Napoléon donna l’une à Jérôme et l’autre à Cyprien ; puis détachant sa propre croix, il la fixa lui-même sur la poitrine du centenaire au-dessous de deux petites épées en croix, dont le médaillon la décorait déjà, en lui disant avec bonté :

– Mon vieux camarade, je regrette de n’avoir pas acquitté plus tôt, envers vous, cette dette de la France !

– Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! s’écrièrent de nouveaux les invalides.

– Sire, dit le centenaire d’une voix que le ravissement rendait encore plus tremblante, vous parez mon tombeau et vous me rendez tout glorieux d’avoir donné à mon pays deux fils dont votre majesté vient de payer si honorablement les services…

– Mon brave, répondit Napoléon en tendant la main au père Maurice qui la saisit et la baisa avidement, je vous le répète, je ne fais que payer la dette de la patrie ; car, moi aussi, je ne suis qu’un soldat, et c’est à elle que je dois tout. Puis, s’adressant au gouverneur : – Monsieur le maréchal, reprit-il en souriant, venir aux Invalides sans rendre visite à mes vieux camarades, serait aller à Rome sans voir notre saint père le pape… Veuillez m’accompagner.

Chemin faisant, l’Empereur ayant témoigné le désir de parcourir la lingerie, accompagné de Rapp, du gouverneur et de son état-major, il commença par visiter cette partie essentielle de l’établissement, alors confiée à une personne que Napoléon connaissait, madame Charles. En entrant il s’extasia tout d’abord sur l’ordre admirable qui régnait dans les cases numérotées où étaient rangés les chemises et les mouchoirs des soldats. Il se promena devant les cases en questionnant la directrice sur l’emploi et la durée de chaque chose, avec la connaissance et la sollicitude d’une femme de ménage aussi entendue qu’économe. Devant les chemises il s’était arrêté quelque temps, et, devenu plus attentif, il avait demandé à madame Charles :

– Combien en ont-ils chacun ?

– Trois, Sire.

– Trois !… ce n’est pas assez : une sur le soldat, une au blanchissage et l’autre dans la case… Mais cette autre, reprit-il ; n’est qu’une seule ?… il faut prévoir… Et puis un vieillard doit changer plus souvent de linge, surtout en été. Madame, je veux que dorénavant vos pensionnaires aient cinq chemises. Et se retournant vers le gouverneur : – Entendez-vous, monsieur le maréchal, cinq chemises ! Je décrète cela.

Après s’être entretenu un instant encore avec la directrice, il fit un adieu gracieux aux employées de la lingerie et retourna sur ses pas pour sortir. Arrivé à la porte :

– Lorsque votre linge revient du blanchissage, demanda-t-il de nouveau à madame Charles, dans quel ordre le placez-vous dans les cases ?

Celle-ci s’étant pris à sourire de la singularité de la question, Napoléon, en souriant lui-même ? ajouta :

– Pourquoi riez-vous ?

– Mais, Sire, je place toujours mon linge tel que votre majesté l’a vu.

– Ce n’est pas cela que je veux savoir : ce que j’entends, c’est de toujours mettre le linge qui revient sous l’ancien ; de cette façon il se trouve également fatigué et arrive en même temps à son dépérissement. Et puis le soldat le trouve parfaitement sec ; me comprenez-vous ?

– Parfaitement, Sire, c’est toujours ainsi que nous faisons ; mais en vérité, votre majesté me permettra de lui exprimer ma profonde admiration de ce qu’elle ait connaissance des soins qui ne sont le fait que d’une mère de famille.

– Ma chère dame, c’est que le général doit être la mère du soldat, comme il en est le chef. Il est donc de son devoir de s’occuper de tout ce qui peut améliorer son état, déjà assez malheureux avant qu’il ne soit arrivé à en faire le premier état du monde : vous devez encore me comprendre ?

Madame Charles avait fait la révérence sans ajouter un mot ; et, Napoléon, en commençant cette réponse, avait souri avec douceur ; mais aux dernières paroles, sa physionomie prit une expression grave et sublime, et portant la main à son chapeau, il sortit de la lingerie, en laissant ses habitantes heureuses et charmées de cette apparition.

C’était à l’infirmerie, vers laquelle il se dirigeait, qu’était réservé à l’Empereur une de ces impressions terribles, que son âme généreuse devait ressentir profondément, comme soldat, comme souverain, comme politique. Au moment d’y pénétrer, il parut hésiter ; il semblait craindre de franchir cette porte, au-delà de laquelle un spectacle affligeant allait bien certainement s’offrir à sa vue… Il entra ; mais ceux qui étaient près de lui et qui l’observaient, le virent pâlir lorsque ses regards parcoururent cette triple rangée de lits où tant de braves achevaient de mourir. Rien ne peut, à l’infirmerie des Invalides, égaler la sollicitude des médecins et la prévenance des infirmiers, si ce n’est la sécurité des malades. Serait-ce qu’épurés par vingt baptêmes de sang, tous quittent ce monde comme sûrs de celui où ils vont entrer ?… Nous ne saurions le dire ; mais toujours est-il, que rien de contracté ni de convulsif ne se fait remarquer sur le visage des agonisants eux-mêmes.

Napoléon alla droit à un malade qu’il vit entouré de plusieurs personnes, parmi lesquelles se faisait remarquer l’abbé Pichot, qui assistaient aux derniers moments d’un vieux sous-officier, plus que centenaire. Cet invalide avait fait toutes les campagnes de Louis XV sans jamais avoir reçu la moindre blessure : l’âge seul l’avait amené lentement sur cette couche de douleurs. Ses petits-enfants, en pleurs, étaient agenouillés au pied du lit du moribond, car le médecin s’en était éloigné en disant au prêtre : « Cet homme n’a plus affaire qu’à vous ! » L’Empereur s’approcha du vieux soldat et se découvrit ; et lorsque l’abbé Pichot, aidé des infirmiers, souleva le corps décrépit du mourant, et que lui-même courbé sous le poids des ans, se baissa, soutenu par deux des assistants, pour donner le saint-viatique à la bouche muette qui l’implorait par un divin regard, on eût dit cette scène de la communion de Saint-Jérôme, chef-d’œuvre du Dominiquin, représentée en réalité. Napoléon s’était incliné, comme tous ceux qui étaient présents, et lorsqu’il releva la tête, on put voir distinctement sur ses joues pâles, la trace de deux larmes qui avaient coulé de ses yeux, pendant la courte mais pieuse cérémonie ; car lui aussi, quinze ans plus tard et confiant dans la miséricorde divine, disait à son aumônier, l’abbé Vignani, sur sa couche de douleur à Sainte-Hélène : « Toute la science de la vie est d’apprendre à bien mourir. »

Napoléon quitta l’infirmerie sans prononcer une parole ; mais arrivé sur le pallier, il serra tout à coup le bras du maréchal, et lui dit à voix basse :

– Il m’a semblé tout à l’heure recevoir encore le dernier adieu de mon père !

En descendant les degrés, le gouverneur lui apprit que ce vieux sous-officier était malade depuis quinze mois, et que, durant ce temps, il s’était vu mourir organe par organe, lambeau par lambeau, sans avoir pu trouver, dans son lit, une position tenable et qui donnât un instant de répit à ses souffrances.

– Et voilà ce qu’on appelle mourir de sa belle mort ! dit Napoléon à Rapp qui marchait à ses côtés ; alors qu’est-donc que l’horrible mort ?…

– Sire, c’est bien certainement celle à laquelle votre majesté vient d’assister.

– Oui, mourir de sa belle mort, c’est lorsqu’un boulet de canon vous jette à bas, sans douleur, sans angoisse.

– J’espère bien, reprit Rapp, que je ne finirai pas autrement.

– Et moi, je le souhaite !

– Sire, bien obligé, fit Rapp avec une inclinaison de tête.

– Nigaud ! répliqua Napoléon en tirant doucement la moustache de son aide-de-camp : c’est de moi que je parle.

Cependant, aux cris qui avaient retenti dans la cour de l’Hôtel, l’éveil avait été donné partout. Bientôt ceux des invalides qui dormaient déjà, avaient été réveillés en sursaut, comme en campagne, surpris par une alerte, en apprenant que leur Empereur était au milieu d’eux ; cette fois ils avaient été sourds à la voix de leurs supérieurs, aux règlements de la discipline, et tous étaient sortis de leurs chambrées pour se répandre dans les cours en criant : « Vive l’Empereur ! » En un instant Napoléon se vit entouré, pressé par les invalides qui élevaient vers lui, les uns leurs bras sillonnés par le fer des batailles, les autres la torche qui devait éclairer la marche de leur chef bien aimé. Ce n’était qu’un concert d’exclamations mêlées de vœux, de souhaits et de bénédictions. C’était à qui approcherait le plus près de Napoléon ; c’était à qui lui rappellerait, par un mot, une victoire, un triomphe ! « Mon Empereur ! s’écriaient-ils en parlant tous ensemble, j’étais avec vous à Toulon !… – Au passage du Saint-Bernard ! – Vous souvient-il de celui de la Trébia ? – Vous m’avez parlé à Aboukir !… – J’ai partagé mon pain avec vous à Roveredo !… – J’ai ramassé votre chapeau à Marengo ! – J’étais à Austerlitz !… » Napoléon souriait aux souvenirs de ces Xénophons improvisés et tâchait de répondre à chacun, tout en s’informant, à droite et à gauche, s’ils étaient contents et si ses intentions paternelles étaient strictement remplies.