L'Humanité préhistorique - Jacques de Morgan - E-Book

L'Humanité préhistorique E-Book

Jacques de Morgan

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Beschreibung

Les études relatives à la préhistoire de l'homme, à cette phase de son évolution pour laquelle aucun document écrit ne vient guider les recherches, bien qu'elles soient nées depuis bientôt un siècle, sont encore dans l'enfance. D'une part nos investigations, bien sommaires encore, hélas! ne portent que sur un petit nombre de régions, d'autre part nous ne possédons aucun terme de comparaison permettant de mesurer, dans le temps comme dans l'espace, l'étendue de ces premiers efforts de l'humanité pour améliorer ses conditions d'existence; et l'ampleur du sujet est telle, que cette branche d'études fait appel à la plupart des connaissances scientifiques. La géologie, la zoologie, la botanique, la climatologie, l'anthropologie, l'ethnographie sont les bases de la préhistoire qui, comme toutes les sciences d'observation, côtoie cette muraille de ténèbres derrière laquelle se dissimulent à nos yeux les origines des êtres et des choses.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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L'ÉVOLUTION DE L'HUMANITÉ

===SYNTHÈSE COLLECTIVE===

PREMIÈRE SECTION

PRÉHISTOIRE. PROTOHISTOIRE

Dirigée par HENRI BERR

L'HUMANITÉ PRÉHISTORIQUE

Avec 1300 figures et cartes dans le texte

PAR

Jacques de MORGAN

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743444

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

 

Avertissement

 

Considérations préliminaires

 

 

PREMIÈRE PARTIE

L'ÉVOLUTION DES INDUSTRIES

 

CHAPITRE

I

—Les industries paléolithiques

 

II

—Les Industries archéolithiques en Europe

 

III

—Les Industries mésolithiques

 

IV

—Les Industries néolithiques

 

V

—Les Industries énéolithiques

 

VI

—Les Industries du bronze

 

VII

—Les Industries du fer

 

VIII

—Le Travail des matières dures

 

DEUXIÈME PARTIE

LA VIE DE L'HOMME PRÉHISTORIQUE

 

CHAPITRE

I

—L'habitation

 

II

—La Chasse, la Pêche, la Domestication du bétail et l'Agriculture

 

III

—Le Vêtement et la Parure

 

TROISIÈME PARTIE

 

LE DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL ET LES RELATIONS DES PEUPLES ENTRE EUX

 

CHAPITRE

I

—Les arts chez les peuples sans histoire

 

II

—Les Croyances religieuses, le Totémisme et la Magie

 

III

—La Figuration de la pensée

 

IV

—Les Relations des peuples entre eux

 

Conclusions

 

Bibliographie

 

Index

 

Table des figures

 

AVANT-PROPOS

LA MAIN ET L'OUTIL

Le premier volume de l'Évolution de l'Humanité, tout à la fois, rattache l'homme à la nature et le montre qui s'en détache. Dans l'ascension des formes vivantes, on y voit apparaître la forme humaine. Or cette forme, sans doute, est le résultat de circonstances en nombre infini, dont M. Perrier—parmi celles que nous pouvons connaître—a relaté les principales; mais elle est aussi, elle est surtout le résultat de la tendance, de cette poussée interne qui constitue la vie même et qui, dans le cerveau humain, aboutit à la pensée.

«C'est notre besoin de savoir, de voir de plus haut et plus au loin, qui nous a fait atteindre à l'attitude verticale parfaite dont nous sommes fiers», dit M. Perrier[1]. «Par elle, les mains ont été complètement libérées de tout autre service que celui de la préhension et de l'exploration des objets, de la fabrication ou du maniement des instruments de défense. Grâce à ces derniers, les mâchoires ont tout à fait cessé de mordre et de déchirer, comme elles avaient déjà cessé de saisir, pour se borner à la mastication des aliments; elles se sont peu à peu, en raison de ce moindre travail, raccourcies et allégées[2].» La réduction des muscles élévateurs de la mâchoire inférieure a eu pour effet, à son tour, de mettre le cerveau plus à l'aise et de lui permettre un développement considérable. À la fois par un jeu de conséquences et par l'action persistante de la tendance initiale, le visage humain s'est peu à peu «préparé pour le langage et pour le sourire».

La main, le langage: voilà l'humanité. Nous croyons que ce qui doit être mis en lumière tout d'abord, dans cette œuvre, ce qui marque la fin de l'histoire zoologique et le début de l'histoire humaine, c'est l'invention de la main—pourrait-on dire—et celle du langage; c'est le progrès décisif de la logique pratique et de la logique mentale.

Dans l'évolution humaine, si le milieu physique et le facteur race ont joué leur rôle,—considérable, et qui sera précisé,—l'élément logique leur sert de base. Si le milieu social a joué son rôle,—capital, et qui sera souligné,—bien loin qu'il ait créé la logique, il en est lui-même une manifestation: la société est un mode intensif de la vie, ébauché par l'animal, perfectionné par l'homme.

La logique, rappelons-le, c'est autre chose, pour nous, c'est quelque chose de plus large que la finalité: c'est l'appropriation, qui peut être tâtonnante, qui peut être purement fortuite, de moyens à besoins—nés de la tendance[3]. Logique en acte, la vie retient l'utile, et ainsi s'adapte au milieu. Comme l'a montré Henri Bergson (car il y a une partie de son Évolution créatrice qui est indiscutable et qui résume, de façon heureuse et profonde, des données de science objective), la matière organisée a «la mystérieuse puissance de monter des machines très compliquées» et, par le moyen de ces appareils, de lâcher utilement l'énergie qu'elle accumule[4]. On peut la définir un mécanisme de formation intérieure, ou encore une «organisation qui s'invente elle-même». L'Histoire, dans sa plus large extension, est logique vécue,—avant d'être logique extériorisée (ou technique), logique collective (ou société), logique réfléchie (ou raison).

L'Histoire, tout entière, est essentiellement logique. Voilà notre hypothèse fondamentale, que l'œuvre, dans son ensemble, devra contrôler par le libre travail de collaborateurs éminents. Et cette hypothèse commande notre plan.

* * *

Le sujet du présent volume, en son fond, c'est la main et les prolongements de la main. On ne saurait trop insister sur ce fait que, dans l'évolution de la vie, l'«instant décisif» se produit avec l'adoption par un être—qui devient l'homme—de la station debout, la libération des mains qui en résulte[5], et l'industrieuse activité que permet cette libération. Il y a dans l'usage de la main comme instrument la manifestation d'un important progrès psychique et la promesse d'importants progrès ultérieurs.

L'évolution primitive du psychisme ne peut être retracée, de façon approximative, que d'après le rapport qui existe entre le comportement des êtres—comme dit l'actuelle psychologie zoologique[6]—et le développement du système nerveux, ou plutôt de sa fleur cérébrale. On voit, dans «l'océan mobile des formes de vie», le cerveau, qui assure l'harmonie interne et préside aux relations extérieures, s'accroître et se perfectionner, à mesure que l'organisme se complique et, non seulement s'équilibre mieux avec le monde extérieur, mais a plus de prises sur lui.

Déjà chez les insectes, au cours de la période secondaire, le cerveau avait acquis un certain volume qui répondait à ce «savoir-faire» à peu près fixé qu'on nomme (d'un terme équivoque) l'instinct. Il y a là un psychisme inférieur, résultat (on a le droit de l'inférer) de la tendance et de la mémoire associative[7].

Au cours de la période tertiaire, le psychisme se développe remarquablement chez les vertébrés. Avec les mammifères, des fonctions variées se solidarisent et se contrôlent par l'accroissement des hémisphères cérébraux. Cet accroissement, dans un crâne trop étroit, entraîne, surtout chez les primates, des plissements, des circonvolutions. Le cerveau se modifie plus, et plus vite, que le reste du corps. «Dans la progression des hémisphères cérébraux à travers les époques géologiques et les échelons zoologiques, c'est le lobe frontal, siège des associations les plus compliquées et des combinaisons mentales les plus appropriées, qui a grandi[8]»: il devient le centre intellectuel[9]. Le primate, chez qui est énorme le poids relatif du cerveau[10], a une faculté d'adaptation particulièrement souple; et celle-ci se manifeste surtout dans l'aptitude à la préhension de ses membres antérieurs, à pouce opposable, à ongles plats. Chez l'Hominien, les membres antérieurs, délivrés de la fonction locomotrice, sont réservés à cet office préhensile: et voici la main.

Il est probable que, au cours de la période tertiaire, la différenciation progressive des saisons, l'absence des fruits pendant de longs mois, ont engagé certains primates, dont les membres antérieurs étaient plus courts que les postérieurs, à abandonner définitivement la vie arboricole, à se redresser, à marcher, à différencier les quatre extrémités des membres en pieds et en mains.

Le «besoin de savoir et de voir de plus haut», dont parle M. Perrier, tire de la station debout un avantage qui a certainement favorisé cette station. Mais le besoin de savoir, à l'origine, est tout pratique; il est greffé sur l'intérêt vital, immédiat. Comme il a provoqué la station debout et l'emploi de la main, c'est l'intérêt qui avive dans le cerveau la lumière de la conscience. La synthèse psychique produit la clarté, et la clarté augmente la puissance de synthèse. Tant bien que mal, la tendance peut se satisfaire dans la conscience la plus obscure; mais l'activité en s'éclairant devient plus sûre d'elle-même[11].

On a remarqué justement que les animaux sont spécialistes, que leur structure, adaptée à des conditions de vie bien déterminées, tout à la fois leur a procuré certaines supériorités dans des limites étroites, et les a fixés de façon presque définitive. Leur psychisme n'a que des «franges d'intelligence». L'homme échappe à la spécialisation morphologique. Homo nudus et inermis. Son lobe frontal pourvoit à tout, et sa main est l'extériorisation active du cerveau. Sans moyens défensifs ou offensifs spéciaux, sans crocs, sans cornes, sans griffes, sans carapace, sans écailles, il a la main,—instrument fortifié par l'usage locomoteur, assoupli, affiné par la fonction préhensile, et bientôt propre aux offices les plus divers, dans les circonstances les plus variées.

La main, par des informations—tactiles et musculaires—de plus en plus précises, qui s'associent aux sensations visuelles et les complètent, contribue efficacement à la connaissance du monde extérieur. Par la mimique, essai de langage elle active, de façon directe, le rapprochement des hommes. Elle l'active aussi de façon indirecte: elle leur permet de coopérer, grâce à une spécialisation d'un genre nouveau,—non plus spécifique et de structure, mais individuelle et de fonction. La société se développera, comme l'être vivant, par l'unité plus forte du composé dans la diversité plus grande des parties composantes.

Jusqu'où remonte cette main, qui accroît singulièrement le pouvoir d'une espèce privilégiée?—S'il est impossible de le préciser, il n'est pas douteux que ce soit très loin—à des milliers de siècles—dans le tertiaire. On a le droit d'affirmer, sans le pouvoir prouver, que plusieurs espèces d'Hominiens, parmi lesquelles l'espèce qui devait aboutir à l'Homo Sapiens, ont existé dans le pliocène, et même dans le miocène,—sinon plus haut. La terre n'a été encore que très imparfaitement fouillée: elle a fourni bien peu jusqu'ici à la paléontologie. «Les terrains pliocènes et miocènes nous réservent certainement de curieuses, de passionnantes découvertes... Un jour viendra où l'on découvrira un Hominien de petite taille, à la station à peu près droite, à la boîte cérébrale relativement très grande par rapport au volume total du corps, mais très inférieure, en valeur absolue, à celle de tous les Hominiens déjà connus[12].» L'histoire ancienne des historiens «n'est en réalité qu'une histoire ultra-moderne pour le préhistorien et à plus forte raison pour le paléontologiste[13]». Dans la plus ancienne histoire, l'histoire «hominienne», chaque centimètre cube et chaque pli du cerveau représentent des siècles d'une lente expérience, à laquelle répond l'ingéniosité croissante de la main[14].

* * *

Dès l'époque où l'Hominien nous apparaît,—par des restes encore trop rares,—au début du quaternaire, dans le pleistocène inférieur et moyen, il est muni d'instruments artificiels[15]: c'est le paléolithique inférieur, la période du premier outillage—qui date, par conséquent, de centaines de siècles. Au pleistocène supérieur, après la dernière phase glaciaire, nous trouvons l'Homo Sapiens fossile[16] et la civilisation déjà avancée du paléolithique supérieur. Avec le commencement de la dernière phase, holocène, nous avons affaire à l'Homo Sapiens actuel[17]. Son activité fabricatrice, son génie inventif se manifeste si bien au cours du néolithique,—qui date de quelque 14 000 ans en Orient, de 9 000 ans dans nos régions,—puis à l'âge des métaux,—dont le point de départ varie également selon les pays,—que la technique essentielle a été constituée. «Les divers outils manuels, les premières machines élémentaires, les industries de première nécessité, filature, tissage, céramique, métallurgie; le roulage et la navigation, l'utilisation des animaux domestiques, les pratiques agricoles, la construction en pierre, toutes ces acquisitions sont antérieures à l'histoire[18].»

Mais ce sont les premières inventions qui ont été décisives, quand la main, de plus en plus adroite, s'est employée à la fabrication d'instruments artificiels, qui la prolongeaient, pour la défense et l'attaque, pour la multiplication des utilités, pour l'amélioration de la vie. Complété par l'outil, l'organe d'action sur les choses devient lui-même instrument universel. Ou, plus exactement, c'est le cerveau qui le devient,—le cerveau qui se développe merveilleusement par l'effet même des outils que la main lui permet de réaliser. Et en même temps que s'accroît l'universalité de l'espèce, les facilités de spécialisation fonctionnelle de l'individu se trouvent accrues.

Comment ont été créés les premiers instruments? Problème évidemment insoluble pour qui voudrait une solution rigoureuse.

On a fait des hypothèses. La théorie de la projection spontanée,—d'après laquelle les hommes ont projeté le bras dans le bâton, le doigt dans le crochet, le poing dans la massue,—n'est pas très explicative. Que les instruments aient prolongé, à l'origine, et imité les organes, c'est assez évident: mais l'invention humaine est surtout dans l'utilisation des propriétés diverses de matières diverses et le façonnement de ces matières[19].

Il y a, au surplus, des inventions primitives, comme celle du feu, que la projection ne peut expliquer. Dès le début du paléolithique l'homme savait faire du feu; et c'est «l'acte humain par excellence, celui qui est à la base de tous les progrès futurs, qui contient en puissance toutes les civilisations, celui dont la découverte constitue le fait de génie le mieux caractérisé dont l'Humanité puisse se vanter[20].» Arme, lumière, agent modificateur des substances les plus diverses[21], le feu marque une date de la préhistoire, plus importante que toutes les révolutions de l'histoire. Prométhée est le grand révélateur.

Car il y eut un Prométhée, des Prométhées, pour cette invention à deux degrés: conserver le feu spontané, créer le feu artificiel. Il faut insister, ici, devant les origines de l'industrie humaine, sur le rôle de l'intelligence et de l'individu. Suite de l'habileté manuelle, qui est suite elle-même de l'activité vitale et créatrice d'organes, une intelligence pratique, que meut l'intérêt, doit être distinguée nettement de l'intelligence théorique, de la curiosité désintéressée. Cette forme de l'intelligence qui tend à la «conquête des réalités», au savoir direct pour le pouvoir immédiat, est antérieure à la forme spéculative; ou, tout au moins, c'est la fonction utilitaire de l'intelligence qui a été longtemps prépondérante.

Cette faculté, que Voltaire appelait l'instinct mécanique et dont le xviiie siècle a, le premier, souligné le rôle, est quelque chose, non de social, mais de spécifique, et qui se trouve chez tous les individus, quoiqu'à des degrés divers chez les divers individus. Prométhée, c'est le «Prévoyant», l'individu doué d'attention, capable de dissocier un élément d'un tout et de le faire entrer dans une combinaison pratique[22]: c'est celui qui a utilisé un tison d'un incendie allumé par la foudre, la propriété de deux branches frottées par le vent ou de deux cailloux entrechoqués par hasard. Et c'est celui, également, qui, remarquant la détente d'une branche pliée, par analogie avec le bras qui lance la pierre en vient à imaginer l'arc; celui qui, associant à l'œuvre de l'ongle ou de la dent le tranchant d'un éclat de silex, invente le premier instrument externe: c'est celui qui sait voir ce que ne voyaient pas les autres (comme Galilée vit la lampe qui se balançait dans la cathédrale de Pise) et en tirer parti.

L'imitation de ces initiatives et l'addition des progrès successifs sont tout autre chose que l'action de la société. Avec certains penseurs, nous posons ce principe que l'invention technique, à son point vif, pour ainsi dire, porte la marque de l'individu,—comme toute invention. Elle est née de l'expérience directe, au contact d'un cerveau et de l'univers[23].

Sans aucun doute, la vie sociale favorise de mille façons la technique: elle est instigatrice et propagatrice des inventions; mais elle les entrave aussi, bien souvent, par la tradition, la routine, le développement de pratiques illusoires liées à une spéculation inefficace[24],—tandis qu'une spéculation implicite est virtuellement contenue dans la technique la plus primitive.

Déjà l'organisme vivant est comme une intelligence en acte: «Tous nos organes supposent une sorte de connaissance du monde extérieur objectivée et matérialisée... Les poumons d'un quadrupède, les branchies d'un poisson sont en quelque sorte la connaissance du milieu où l'animal doit respirer; les pieds, les nageoires, les ailes sont une connaissance du milieu où les êtres différents ont à se mouvoir... Toute organisation, tout système suppose quelque chose d'analogue à la connaissance et qui permet l'existence et le fonctionnement du système, comme ils supposent quelque chose d'analogue au désir et à la volonté, une tendance qui en est l'essentiel, ainsi qu'elle est l'essentiel de l'activité humaine[25].»

S'il y a une mécanique et une physique concrètes dans l'exercice des énergies musculaires, l'extension de ces énergies par la technique suppose une représentation suffisamment objective du monde matériel et, tout au moins, le sentiment net d'une certaine régularité dans les choses. Avant d'être conçue, la loi de causalité a été de mieux en mieux sentie par le déploiement de l'activité humaine dans un monde régi par cette loi et dont l'homme est partie intégrante.

La technique a précédé la technologie et, à plus forte raison, la science; mais elle a préparé l'une et l'autre, «La technique est mère de la logique rationnelle[26].»

* * *

Bien plutôt que Homo Sapiens, l'homme aux origines, est Homo Faber. Et il demeure Homo Faber. Nous aurons à montrer plus tard que, décisif au début, le rôle de la technique est immense tout le long de l'évolution humaine[27]: l'homme est «ouvrier et ingénieur», «fabricant infatigable d'outils, d'instruments, de machines»[28].

Paul Lacombe, ce vigoureux et original théoricien de l'histoire, qui faisait une place prépondérante à l'économique[29], devait donner à notre tome XX une préface où il aurait relié la technique de la préhistoire à l'Économie des Grecs et des Romains. Ce qu'il a écrit sur ces matières,—par exemple dans son Histoire considérée comme science,—certaines notes de son Journal, qui répondent à cette préoccupation, nous font vivement regretter un collaborateur si bien préparé. Non seulement il analysait avec une pénétrante ingéniosité cette évolution qui va des propriétés superficielles aux propriétés profondes des choses, et où peu à peu l'art et la science se dégagent de la technique; mais il mettait en lumière ce fait que dans l'histoire de la technique—chaine continue de l'histoire générale—la masse, la plèbe, joue sa partie, une partie capitale: «L'histoire de la technique ne serait pas l'histoire universelle, mais à coup sûr la plus universelle des histoires, puisque l'homme de tous les temps a été en grande masse un ouvrier[30].»

C'est en nous inspirant de lui que nous reviendrons, plus tard, sur le déroulement des inventions; que nous distinguerons celles qui augmentent le pouvoir de nos mains, qui les suppléent, qui nous permettent non seulement d'utiliser les objets, mais de capter et tourner à notre profit des énergies de toutes sortes, celles qui accroissent la portée de nos sens et nous donnent, pour ainsi dire, des «sens artificiels», celles qui accroissent nos facilités de déplacement dans l'espace, de communication avec nos semblables; que nous insisterons sur ce développement infini de l'outillage, né de la main, dont les répercussions sont infinies elles-mêmes, absolument imprévisibles bien souvent,—et qui de l'homme a fait comme un dieu. On a observé que les machines sont des organes extérieurs qui rendent inutiles nos muscles de chair et que, par elles, nous tendons vers l'étal de «purs esprits».

* * *

Ce qu'on trouvera dans le présent volume, c'est l'humanité préhistorique, non pas l'homme: je veux dire qu'il ne sera pas question ici d'anthropologie préhistorique. Ce qui concerne les caractères physiques de nos lointains ancêtres—le complément des brèves indications données par M. Edmond Perrier à la fin de la Terre avant l'Histoire—sera réuni, dans le tome V de l'Évolution de l'Humanité, à l'étude des races protohistoriques et de l'élément race en général. Pour une juste distribution des matières et une pleine utilisation des compétences, il a semblé bon de pratiquer cette disjonction.

M. Cartailhac, à l'origine, nous avait fait l'honneur d'apporter à notre œuvre la grande autorité que lui a acquise une longue et probe carrière scientifique. Plus tard, il s'est méfié de ses forces,—certainement à tort; il a craint de nous retarder; et M. de Morgan, sur son désir, a bien voulu le remplacer. Comme devait le faire M. Cartailhac, l'ancien directeur des antiquités de l'Égypte et délégué général en Perse a traité le sujet de l'activité humaine considérée dans les premières traces qui en subsistent et marqué les grandes étapes primitives du progrès humain.

De cette science, très française, du préhistorique, M. de Morgan est un des représentants les plus éminents. Personne ne l'embrasse avec une curiosité plus large et un savoir plus étendu. Les ouvrages relatifs à la préhistoire prennent tous pour base nos régions et négligent l'Orient. Il n'y a pas là seulement une insuffisance de documentation mais, peut-être, une erreur de point de vue. C'est l'Orient, semble-t-il, qui a joué, aux origines, le rôle prépondérant. La vérité consiste, dans tous les cas, à mettre en parallèle l'évolution de ces contrées et celles de l'Occident européen, à fondre les notions qu'on possède sur l'une et sur l'autre. M. de Morgan le peut faire, parce qu'il a passé six ans en Égypte, trois ans au Caucase et en Arménie, seize ans en Perse: sa préoccupation synthétique est tout à fait heureuse, tout à fait neuve, et bien appropriée à notre dessein.

Si dans l'espace M. de Morgan cherche à atteindre la primitive humanité tout entière, s'il traite les diverses régions et les diverses civilisations comme des cas particuliers de la préhistoire générale, d'autre part il connaît les diverses sciences qui demandent à être mises en contact pour une interprétation approfondie des faits. La géologie, la paléozoologie et la paléobotanique, la climatologie sont nécessaires à l'intelligence de l'évolution humaine: la complexité des causes implique la diversité du savoir.

Enfin M. de Morgan n'est pas seulement l'auteur d'un texte riche et précis: il l'est aussi d'une abondante illustration. L'homme primitif n'est atteint dans son humble vie que grâce aux vestiges de son industrie: il faut que le préhistorien interroge des objets de toutes sortes; et il faut, naturellement, qu'il les fasse connaître au lecteur. M, de Morgan a estimé avec raison que ce serait alléger l'ouvrage, en évitant de longues descriptions et de longues comparaisons, que de présenter les objets eux-mêmes; et il y trouvait cet avantage encore de pouvoir accorder plus de place aux idées générales. Les 190 planches de ce volume, les 1300 figures—dont certaines reproduisent ses propres trouvailles—ont été, pour la plupart, dessinées par lui: il n'a cherché de repos, au cours de son travail, que dans l'alternance des occupations. Par leur choix, leur groupement, leur opportune insertion dans le texte, ces figures donnent au livre un prix inestimable; M. de Morgan l'a conçu de telle sorte qu'il parlât tout à la fois aux yeux et à l'esprit.

* * *

C'est la préhistoire véritable—avec les époques paléolilique et néolithique—et c'est l'industrie qui occupent ici la place principale. Mais, dans cette large fresque de notre plus lointain passé, M. de Morgan a embrassé les âges des métaux, et il a résumé à grands traits ce qu'on peut entrevoir de la vie primitive sous ses divers aspects. Il a dressé ainsi le programme général des civilisations protohistoriques qui seront étudiées en détail dans des volumes spéciaux; et son volume en constitue, pour ainsi dire, le tableau d'assemblage[31].

Un de ses grands mérites, au surplus,—que nous tenons à souligner parce qu'il répond bien au caractère général de cette œuvre,—c'est de ne pas forcer la part du connu, de ne pas dissimuler les problèmes qui subsistent, d'y insister tout au contraire. «Ce que nous savons aujourd'hui est bien peu de chose en comparaison de ce qu'il nous reste à apprendre»: tels sont ses derniers mois. Mais tout le long du livre il met en garde le public contre les «hypothèses qui n'ont rien de scientifique», et il multiplie les réserves prudentes. Sur les foyers originels de l'espèce humaine, sur le synchronisme des étapes pour les races et les groupements divers, sur leurs mouvements migratoires et leurs relations, sur les questions d'indépendance ou de communication dans le développement des industries, il montre cette modestie de savoir qui est le caractère des vrais savants. Les «amateurs de cailloux taillés» ne manquent pas: les historiens tournés vers la préhistoire sont trop peu nombreux. Rien n'est plus utile que de faire embrasser aux travailleurs, aux débutants surtout, l'évolution entière de l'humanité et de leur signaler les lacunes de la connaissance. Pour la préhistoire une partie de la terre reste à explorer, et les recherches ne sont pas organisées. M. de Morgan aura bien mérité de la science en précisant ce qui reste à faire dans un domaine immense, singulièrement attachant, et d'une importance capitale pour la synthèse historique[32].

Henri Berr.

L'HUMANITÉ PRÉHISTORIQUE

ESQUISSE DE PRÉHISTOIRE GÉNÉRALE

 

AVERTISSEMENT

Il n'est pas un seul livre traitant de questions dans lesquelles l'observation est la base, qui puisse être considéré comme étant définitif. De tels ouvrages ne peuvent qu'exposer l'état de la science au jour de leur apparition: un mois après, l'auteur modifierait déjà certains passages de son texte, c'est ce qu'il en advient pour l'Humanité préhistorique. Je manquerais à mon devoir si je ne faisais pas part au lecteur des découvertes et des idées nouvelles, survenues en quelques mois, depuis que j'ai donné le «bon à tirer» de la première édition de mon livre.

Entre temps, j'ai consulté mes amis scientifiques: tous m'ont répondu qu'ils étaient satisfaits de mon exposé, mais ce n'est pas là ce que j'attendais d'eux. Un livre, embrassant en 300 pages des milliers et des milliers d'années de la lutte de l'homme pour atteindre le progrès, ne peut être exempt de lacunes.

Ces causes de corrections ne sont pas les seules: Bien des ouvrages ont, depuis 1921, été publiés en diverses langues et, parfois, après en avoir pris connaissance, j'ai été amené à modifier ma manière de voir; de plus les études très approfondies auxquelles je me suis livré pour terminer un grand ouvrage: la Préhistoire orientale m'ont invité à discuter de l'interprétation de certains faits, avec des spécialistes et ce pour mon plus grand bénéfice. Je tiens à faire profiter le lecteur des fruits de ces discussions.

25 janvier 1923.

de Morgan.

 

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

Les études relatives à la préhistoire de l'homme, à cette phase de son évolution pour laquelle aucun document écrit ne vient guider les recherches, bien qu'elles soient nées depuis bientôt un siècle, sont encore dans l'enfance. D'une part nos investigations, bien sommaires encore, hélas! ne portent que sur un petit nombre de régions, d'autre part nous ne possédons aucun terme de comparaison permettant de mesurer, dans le temps comme dans l'espace, l'étendue de ces premiers efforts de l'humanité pour améliorer ses conditions d'existence; et l'ampleur du sujet est telle, que cette branche d'études fait appel à la plupart des connaissances scientifiques. La géologie, la zoologie, la botanique, la climatologie, l'anthropologie, l'ethnographie sont les bases de la préhistoire qui, comme toutes les sciences d'observation, côtoie cette muraille de ténèbres derrière laquelle se dissimulent à nos yeux les origines des êtres et des choses.

Quand on s'engage dans les divers chemins de la science pour remonter vers les origines, bientôt on se heurte à l'inconnu. Au fur et à mesure qu'on avance, l'obscurité s'accroît jusqu'à devenir la nuit, nuit du passé, nuit de l'avenir, où l'insuffisance de nos moyens d'investigation ne nous permet pas encore de pénétrer. C'est qu'en toutes choses nos moyens d'observation se montrent insuffisants, c'est que le temps a détruit la plupart des témoins à la portée de notre intellect et que ceux qui ont survécu aux injures des siècles échappent trop souvent, hélas! à notre perspicacité. Plus on remonte dans les âges, plus est difficile la perception des traces épargnées par le temps; et dans les contrées mêmes dont nos pieds foulent le sol, dans ces régions que nous pensons connaître le mieux, nos observations ne sont encore que bien superficielles. Durant des siècles et des siècles on a méconnu les vestiges des vieilles civilisations de la pierre; demain paraîtront peut-être des témoins plus anciens encore, les ténèbres reculeront quelque peu; mais jamais nous ne parviendrons au but, jamais nous ne dissiperons complètement les obscurités des origines.

Aujourd'hui d'ailleurs, en ce qui regarde la haute antiquité de l'homme sur la terre, nos recherches ne portent encore que sur une aire géographique bien limitée; l'Europe occidentale, le nord de l'Afrique, quelques points de l'Asie antérieure et de l'Amérique du Nord, seulement, nous ont livré quelques-uns de leurs secrets, confidences bien incomplètes, d'étendue fort restreinte, dont il serait dangereux au plus haut point de tirer des conclusions d'ordre général. À peine sommes-nous en droit de proposer quelques hypothèses. Il ne faut pas oublier, en effet, que très certainement une multitude d'indices nous échappent encore, que les industries de la pierre sur lesquelles nous basons nos théories ne forment qu'une infime part des témoignages de la vie humaine et que les autres traces ne nous sont pas encore apparues ou sont à jamais perdues.

Fatalement l'esprit est enclin à la généralisation des phénomènes dont il constate l'existence, à négliger les inconnues sans nombre des questions dans lesquelles il pénètre par un côté; et ces tendances, très humaines d'ailleurs, ont été l'origine et la cause des théories relatives à la vie préhistorique de l'homme, théories absolues bien qu'elles fussent irrationnelles. Pouvons-nous admettre, en effet, que les pays occidentaux de l'Europe ont joué dans les débuts du progrès un rôle prépondérant par rapport au reste du monde, qu'ils ont été des foyers de développement? Certes non, car nous ignorons ce qui s'est passé dans les autres parties de l'Univers, non seulement dans les continents modernes, dans ceux qui émergent actuellement des mers, mais aussi dans ces vastes régions abîmées aujourd'hui dans la profondeur des mers, et dont nous soupçonnons seulement l'antique existence. Ce n'est pas de l'imparfaite connaissance de quelques millions de kilomètres carrés, trois tout au plus, que nous sommes en droit de déduire des lois s'appliquant au monde entier, ce n'est pas par l'étude de quelques rares squelettes et d'industries locales que nous pouvons juger de ces innombrables mouvements des peuples primitifs, classer ces vagues humaines qui, semblables à celles que les vents soulèvent sur les océans, ont couvert les continents, se sont brisées sur les montagnes, ce n'est pas d'observations géologiques localisées sur quelques points, mieux étudiés que d'autres, qu'on peut déduire la marche générale des mers de glace, qu'on peut juger des convulsions du sol de notre planète, de ces grands mouvements variables à l'infini, suivant les lieux, suivant les temps, dont l'importance a été si considérable dans les destinées de l'humanité primitive.

Aucun indice, jusqu'ici, ne nous permet de connaître les foyers originels des divers groupes humains, et bien rares sont les témoignages des migrations primitives. La nuit enveloppe encore le berceau de notre propre civilisation; comment parlerions-nous des origines de ces peuples que nous ne connaissons que par les produits de leurs grossières industries?

Il ne faut pas chercher à donner à la préhistoire une précision qu'elle ne peut pas posséder. Souvenons-nous toujours que nous nous trouvons en face de l'inconnu le plus vaste qui soit, que de nos observations locales nous ne devons tirer que des conclusions locales elles-mêmes, et que ces constatations portent seulement sur des temps où l'homme était déjà singulièrement développé.

Ce n'est pas ici la place d'entrer dans des considérations sur les origines possibles des hominiens, puisqu'il est traité spécialement de ce sujet dans l'un des volumes de cette série; mais, avant d'aborder l'exposé des industries primitives, il est important de faire observer que nous ne connaissons rien des origines humaines, et qu'il en est de même de tout ce qui concerne les débuts de l'évolution organique.

Les couches géologiques les plus anciennes, celles dans lesquelles apparaissent pour la première fois les vestiges de la vie, nous montrent une faune très développée déjà; ce n'est pas que l'existence animale et végétale eût débuté pourvue d'organismes supérieurs, c'est que les premiers efforts de la nature n'ont pas laissé de traces. Les gneiss pré-cambriens et les granits ont certainement connu les êtres organisés; mais ils ne nous en ont pas transmis les empreintes. Il en est de même en ce qui regarde les origines humaines; l'homme a peut-être vécu dans les temps tertiaires; il se peut qu'un jour on rencontre ses restes dans quelqu'un de ces ossuaires qui, comme ceux de Pikermi, de Maragha, du Dakota, etc., permettent de reconstituer les faunes disparues, dans les vases de quelque lac tel que celui de Sansan, où sont venus s'amonceler les cadavres entraînés par les fleuves; mais, jusqu'à ce jour, aucune découverte de cette nature n'est venue à l'appui des hypothèses relatives à l'homme et à ces instruments primitifs qu'on désigne sous le nom d'éolithes. Ces éolithes d'ailleurs qu'on nous donne comme façonnées par la main de l'homme ne sont pas concluantes par elles-mêmes, quant à l'antiquité de l'humanité sur la terre. Nous devons donc nous borner à prendre l'être humain lorsqu'il nous apparaît d'une manière certaine, aux temps quaternaires, de même que nous prenons le développement animal à la période cambrienne. La faune pré-silurienne est déjà très élevée dans l'ordre zoologique, et, aux temps glaciaires, l'homme possède déjà une industrie très avancée; c'est là tout ce que nous savons. Au delà, tant sur la paléontologie que sur l'anthropologie, plane le mystère.

Quelques terres privilégiées, la Chaldée, l'Élam et l'Égypte ont, plus tôt que le reste du monde, connu les bienfaits de l'écriture. Six mille ans environ se sont écoulés depuis que cette aurore, levée sur l'Orient, a répandu sa lumière sur les régions du Tigre, de l'Euphrate et du Nil; mais, pendant bien des siècles, ce foyer n'a brillé que pour lui-même, et le reste du monde est demeuré plongé dans les ténèbres: enfin, peu à peu, de proche en proche, la clarté s'est faite, de nos jours encore elle se répand, couvre de nouvelles régions; mais bien des siècles s'écouleront avant que, sur toute la terre, l'être humain soit complètement sorti de l'ignorance et de la barbarie.

En Asie même, en Égypte, avant que survînt la plus grande des inventions de l'homme, celle qui permit de fixer la pensée par l'écriture, que de siècles ont dû s'écouler pour que l'humanité sortît enfin, peu à peu, de la condition inférieure, animale, dans laquelle certainement elle a vécu aux origines, pour que l'être, naturellement doué de raison, se comprît lui-même, pour qu'il s'affranchît de quelques-uns de ses instincts, de ceux qui s'opposaient à son développement intellectuel et moral!

C'est alors que, parmi ces innombrables familles humaines, intervint un facteur puissant, celui des aptitudes. Toutes les hordes n'étaient point égales en vitalité physique et intellectuelle, soit que l'ambiance dans laquelle elles avaient vécu fût impropre à leur développement, soit que par atavisme elles fussent condamnées à l'infériorité.

Là survient le mystère de l'origine unique ou multiple de la race humaine, problème dont nous ne pouvons même pas entrevoir la solution. Les descendants d'Adam, dit la tradition, ont épousé les filles des hommes. Il existait donc des hommes, des êtres inférieurs, ces vieux souvenirs l'affirment et l'ethnographie semble devoir confirmer leurs dires.

Que penser de cette inégalité de culture chez les aborigènes du Nouveau-Monde, du grand développement de certains peuples au Mexique, au Pérou, et de l'infériorité de certains clans de l'Amérique du Nord, des tribus de l'Amazone ou des Guyanes, des Patagons, des Esquimaux, de tous ces êtres inférieurs que l'exemple même n'a pu tirer de leur vie de primitifs? Comment juger ces races noires qui, malgré la culture qu'elles reçoivent dans certains pays, ne fournissent qu'une bien faible proportion d'individus qui véritablement soient des hommes?

Cette inégalité des facultés cérébrales, qui existe encore chez les peuples les plus civilisés, parmi les individus, il la faut accepter aussi chez l'homme d'avant l'Histoire: comme de nos jours elle ne séparait pas seulement les êtres entre eux, mais s'appliquait aux familles humaines elles-mêmes. De là vint la naissance de foyers de développement multiples, d'intensité diverse, à des époques qu'on ne saurait fixer, car les causes mêmes de ce développement ne permettent de leur assigner ni un lieu ni un temps. Il n'existe pas, pour le progrès intellectuel, de phases comparables à celles des diverses évolutions de la vie animale.

Mais en dehors des aptitudes cérébrales plus ou moins grandes, chez les fractions diverses de la race humaine, il était une autre cause de supériorité de certains groupes sur les autres, cause certainement prédominante dans les sociétés primitives, l'aptitude au développement physique. Car, en ces temps, comme souvent encore de nos temps, la force brutale primait celle de l'intelligence. Tout comme de nos jours, plus même encore, le climat exerçait une influence prépondérante sur les groupes humains, parce que l'homme était plus près de la nature qu'il n'est aujourd'hui, et il existait sur le globe de grandes inégalités dans le climat et dans les facilités d'existence. Ce fut la cause de terribles luttes pour la possession du sol, de ces migrations, de ces mouvements dont nous retrouvons les vagues traces. Que de guerres alors! Que de massacres! L'esclavage était le sort du vaincu, dont la horde s'éteignait peu à peu, laissant, par ses femmes, quelque peu de sa vie dans les veines des descendants de ses vainqueurs; et pendant que se transformaient ainsi les races, le climat, le relief du sol lui-même se modifiaient continuellement, causant de nouveaux changements dans la nature ethnique des populations.

L'Histoire n'est faite que de ces luttes des hommes entre eux, que d'invasions, de conquêtes, de l'asservissement, de la disparition de peuples entiers, de la fusion des vaincus avec les vainqueurs. Que sont devenus les Phrygiens, les Cappadociens, les Hétéens, les Elamites, les Ourartiens, les Ibères, les Étrusques, et tant d'autres nations dont nous connaissons l'existence par d'irréfutables preuves, mais dont nous ne retrouvons plus que très rarement des traces ethniques fugitives? Elles se sont fondues pour devenir éléments constitutifs d'autres nations qui souvent elles-mêmes ont disparu. Quel dédale de complications ethniques dans ces quelques millénaires dont nous possédons l'Histoire, et quelle idée devons-nous nous faire des luttes qui ont ravagé la terre durant les temps préhistoriques! Ne prenons pas pour la lumière complète les renseignements que nous fournissent nos découvertes d'industries oubliées, d'arts ignorés ou de squelettes humains. Ce ne sont là que de faibles lueurs, capables seulement de jeter un jour pâle sur l'existence de nos précurseurs en ce monde.

Bien que ce ne soit pas ici la place d'étudier l'homme au point de vue de sa constitution physique, ni à celui des langues dont la connaissance est parvenue jusqu'à nous, il est utile cependant de montrer en quelques mots combien ces branches de la science sont décevantes pour celui qui songerait à s'appuyer sur elles pour la recherche de la préhistoire humaine.

Nous ne possédons aucune indication, même des plus vagues, sur la nature des idiomes qui se parlaient dans le monde, aux siècles qui, de quelques millénaires, ont précédé l'invention de l'écriture. Les plus anciennes inscriptions parvenues à notre connaissance, celles de la Chaldée, de l'Élam et de l'Égypte, nous montrent déjà des langages parfaitement organisés, possédant des grammaires savantes, littéraires même, et il en est ainsi pour les textes archaïques qu'on découvre chaque année dans les divers pays.

Le jour où nous saurons interpréter les textes hétéens, minoens, étrusques, ibères, mexicains etc., nous nous trouverons certainement en face de parlers déjà fort évolués, quel que soit le groupe auquel ils appartiennent. Est-il plus belle chose que ces études comparatives sur les langues de souche aryenne, par exemple, qui, s'appuyant sur des rameaux détachés depuis des milliers d'années du tronc, permettent de retrouver un grand nombre de racines originelles, et de pénétrer dans la pensée déjà si développée de sociétés dont nous ne pouvons pas nous permettre de mesurer l'antiquité?

Ces sortes de recherches ont permis de reconnaître l'existence de quelques groupes, de familles; cependant il est encore certains dialectes antiques et modernes qui, résistant à l'analyse, ne rentrent pas dans les grandes divisions tant au point de vue grammatical qu'à celui des racines, et semblent être les survivances de quelques-unes des langues qui se parlaient, avant la venue dans nos régions de ces hordes humaines que les linguistes désignent sous les noms de Sémites, d'Aryens et de Touraniens. Parmi ces langues, dont quelques-unes paraissent remonter à des origines très anciennes, citons le Basque, l'Ibérien, l'Etrusque, le Susien, l'Ourartien et les parlers du Caucase dits Karthwéliens (Géorgien, Mingrélien, Laze, etc.), idiomes qui ne présentent pas de relations avec les vieilles langues et qu'on ne parvint à réunir à aucun autre groupe; on ne peut pas dire cependant, avec la moindre apparence de raison, qu'ils appartiennent à des langues qui se parlaient aux temps quaternaires.

En ce qui regarde les découvertes anthropologiques, qui, en se multipliant, parviendront à jeter beaucoup de lumière sur les questions d'ethnographie antique locale, nous sommes portés à un certain scepticisme quant aux conclusions d'ordre général qu'on s'efforce d'en tirer; car si nous en jugeons par les mélanges d'éléments ethniques qui ont eu lieu dans tous les pays durant la période si courte de l'Histoire, nous sommes amenés à penser que, pendant les phases préhistoriques, les fusions entre groupes humains divers n'ont pas été moins importantes. À peine pouvons-nous présenter un classement ethnographique rationnel des races actuelles, classement pour lequel nous disposons cependant de matériaux sans nombre; que penser dès lors des conclusions résultant de l'étude de quelques rares squelettes découverts de-ci de-là, alors que nous ne savons pas si ces hommes étaient réellement les auteurs des industries au milieu desquelles on trouve leurs restes, ou s'ils ne vivaient pas là soit comme anciens habitants vaincus, soit comme esclaves importés de régions peut-être très lointaines? Ce n'est pas parce qu'on trouverait dans des couches caractérisées par des restes de la culture romaine le squelette d'un nègre du Soudan qu'on serait autorisé à conclure que Romulus et Rémus avaient la peau noire et les cheveux crépus. Les incertitudes dépendent de tant de facteurs dont nous ne soupçonnons même pas l'essence, qu'il importe de se tenir dans une extrême réserve quant à la nature des populations qui nous ont devancés sur notre sol.

Pour l'ethnologie des peuples depuis les débuts des temps historiques jusqu'a nos jours, nous ne pouvons suivre que deux guides: la linguistique et l'anthropologie; or, dans la plupart des cas, ces deux moyens d'investigation en arrivent à des conclusions absolument opposées. Quelques exemples suffiront pour le montrer.

Dans le centre de la grande chaîne caucasienne habitent les Ostèthes, peuple qui s'exprime dans un dialecte iranien très archaïque, bien que depuis des siècles et des siècles, plus de deux mille ans, il soit entouré de toutes parts de gens de parler karthwélien; mais, par suite de mélanges du sang, il a pris chez ses voisins son type physique. L'anthropologie en fait donc des Caucasiens, la linguistique les déclare Aryens-iraniens.

En Élam, dans les tribus nomades, on rencontre des individus du type susien le plus pur, tel que nous le montrent les bas-reliefs vieux de trois ou quatre mille ans; or ces gens, de culture sémitique, sont musulmans et parlent arabe. Le langage de leurs pères s'est perdu, mais leur type physique a survécu.

Nous avons vu que Cappadociens, Phrygiens, Hétéens, Étrusques, etc., ont disparu en tant que nations et ont perdu leur langage: mais, en se fondant avec d'autres peuples, ils ont certainement apporté à leurs vainqueurs certains de leurs caractères physiques; et il en est de même pour tous les peuples, dans tous les pays.

Sans nul doute il s'est opéré de tous temps une sélection dans les races humaines, les êtres inférieurs disparaissant devant des groupes plus forts, mieux doués par la nature. Cette sélection se produit encore de nos jours en Amérique, en Océanie, dans notre vieille Europe elle-même; pourquoi n'aurait-elle pas régi les destinées de l'humanité, en des temps où les instincts du plus fort n'étaient pas contenus par des conceptions philosophiques ou par des lois?

De telles considérations ne sont-elles pas de nature à rendre sceptique quant aux résultats des observations anthropologiques?

Nos seuls guides vraiment scientifiques, dans l'étude des peuples oubliés, sont donc dans les traces laissées par ces hommes eux-mêmes de leur passage sur le globe, dans ces restes de leur vie de chaque jour, accumulés dans les cavernes qu'ils habitaient, dans les ruines de leurs demeures artificielles, dans les lieux de leurs campements et, pour les périodes les plus anciennes, souvent dans les alluvions produites par des courants qui, après avoir lavé la surface de la terre, l'ont recouverte de matières qu'ils entraînaient dans leur course. Nos observations à cet égard sont forcément localisées et chaque station préhistorique doit faire l'objet d'une étude spéciale. Puis, les observations se multipliant, les mêmes phénomènes se montrant sur un grand nombre de points, on est amené à donner aux conclusions une portée plus étendue, à les appliquer à des districts entiers, et l'étude stratigraphique des couches, dans lesquelles on rencontre les restes des industries humaines est, pour nous, le seul moyen d'établir une chronologie relative des faits qui ont pris place dans une même région.

Mais la stratigraphie, dont les données sont souvent discutables, en ce qui concerne les assises géologiques marines, alors que la succession présente des lacunes, devient plus incertaine encore dans le cas des alluvions pleistocènes et récentes, de telle sorte que, suivant les contrées sur lesquelles ils ont porté leurs observations, les géologues ne sont pas toujours d'accord, tant s'en faut. C'est ainsi qu'ils diffèrent d'opinion sur le nombre des oscillations glaciaires, aussi bien que sur leur importance. Certains en admettent trois[33] et d'autres[34] jusqu'à six. On ne s'entend même pas au sujet de la période glaciaire dans laquelle apparaissent pour la première fois les produits de l'industrie humaine, le type Chelléen, M. Obermaier, par exemple, après une étude approfondie de la région pyrénéenne, est amené à rajeunir considérablement cette époque et, par suite, l'antiquité de l'homme sur la terre[35].

Ces divergences dans les opinions sont dues à l'extrême complexité des bases sur lesquelles s'appuient les déductions: ici ce sont des alluvions caillouteuses, là des moraines avec leurs variétés latérales et frontales, plus loin des tourbières, et les divers témoins de l'action glaciaire sont, le plus souvent, indépendants et fort éloignés les uns des autres.

D'ailleurs, il est à penser que, sur toute la surface du globe, les mêmes phénomènes n'ont pas pris place en même temps. Les oscillations glaciaires correspondent, sans nul doute, à des mouvements de l'écorce terrestre; toutefois, beaucoup d'entre eux n'ont pas affecté la totalité des massifs où se déposaient les neiges. L'affaissement général de l'inlandsis Scandinave, il est vrai, a marqué la fin de la période glaciaire et le commencement des temps modernes; mais cet effondrement des continents septentrionaux n'a certainement pas affecté les massifs du Nord tout entiers.

Cependant les incertitudes qui planent sur les temps glaciaires n'ont pas rebuté les partisans de la très haute antiquité de l'homme sur la terre; et des esprits très pondérés, des hommes fort instruits des choses de la géologie, se sont laissé entraîner à chercher une évaluation en millénaires d'années des périodes de l'enfance humaine. Tout d'abord ils commettaient la grande faute d'accepter le synchronisme des diverses phases des industries, en prenant pour base les découvertes faites dans l'occident de l'Europe: ensuite leurs évaluations, ne reposant sur aucun fondement scientifique, ont inévitablement donné libre cours à la fantaisie.

Goldschmidt, d'après Haeckel, ne compte pas moins de un milliard quatre cent millions d'années depuis l'apparition sur la terre des êtres organisés jusqu'à nos jours; alors que nous savons que la faune cambrienne, la plus ancienne connue, a été précédée par d'autres dont il est impossible de mesurer l'importance et par suite la durée. Credner[36] estime les temps géologiques à cent millions d'années, dont trois millions pour le tertiaire et cinq cent mille pour l'anthropozoïque ou quaternaire.

Gabriel de Mortillet[37] accorde deux cent trente à deux cent quarante mille ans à la durée des temps quaternaires depuis l'apparition de l'homme (Chelléen), dont deux cent mille sont consacrés à l'époque glaciaire et à ses oscillations, trente ou quarante mille ans au post-glaciaire.

Pour Lyell[38], Croll[39] et J. Lubbock[40], l'homme chelléen serait vieux de trois cent mille ans. Lyell[41] admet que la formation des tourbières danoises a exigé seize mille ans, alors que Stennstrup[42] réduit ce nombre à quatre mille.

Tous les moyens d'estimation ont été mis en œuvre pour arriver à l'évaluation des temps, observations astronomiques, étude des glaciers, des tourbières, de la formation de la terre de bruyère, des alluvions des fleuves, du creusement des vallées, transformation de l'uranium en hélium[43], etc., etc., mais, dans toutes les données du problème, il est beaucoup d'éléments qui font défaut et la meilleure preuve en est que les nombres proposés ne concordent pas entre eux[44]. L'une des plus curieuses méprises est celle de Broca. Après avoir constaté qu'entre la grotte de Moustier et celle de la Madelaine, dans la vallée de la Vézère, il y a une différence de 27 mètres, Broca écrivait: «Ce creusement de 27 mètres, dû à l'action des eaux, s'est effectué sous les yeux de nos troglodytes et, depuis lors, pendant toute la durée de l'époque moderne, c'est-à-dire pendant des centaines de siècles, il n'a fait que très peu de progrès. Jugez, d'après cela, combien de générations humaines ont dû s'écouler entre l'époque de Moustier et celle de la Madelaine[45]!» Or, d'une part, il y a seulement eu, depuis l'époque des plus hautes cavernes, déblaiement d'une vallée occupée par des dépôts meubles, et, d'autre part, s'il ne s'est rien fait depuis ce déblaiement achevé, c'est que la rivière avait conquis sa pente d'équilibre[46].

Est-il besoin de s'étendre plus longuement sur un pareil sujet? nous ne le pensons pas. La diversité des appréciations suffit à prouver qu'il ne faut pas se lancer dans des spéculations de cet ordre. D'ailleurs, même dans les cas où nous connaissons la valeur chronologique des diverses couches, dans les Tells de la Chaldée et de l'Égypte, les évaluations ne peuvent être que spéciales à chacun des dépôts envisagés, car la formation de ces dépôts, sur des points différents, est essentiellement variable. La ville de Suse dont la durée a été, pensons-nous, de six mille à six mille cinq cents ans, depuis l'époque de sa fondation jusqu'à l'abandon de son site par les Arabes, vers le XVe siècle de notre ère, a laissé un monticule de 30 mètres de hauteur dans ses parties les plus hautes, alors qu'à Memphis le sol de l'ancien empire égyptien, vieux d'environ cinq mille ans, est à 9 mètres de profondeur au-dessous du sommet des buttes, et que, près du vieux Caire, on voit des monticules, entièrement créés par les Arabes du moyen âge, atteindre 12 à 15 mètres de hauteur. En toutes circonstances, les données fournies par la superposition des détritus résultant de l'habitation doivent être envisagées avec une prudence extrême.

Fig. 1.—Coupe théorique de la vallée du Nil.

La coupe théorique de la vallée du Nil que nous donnons ci-contre (fig. 1) montre quelle est la répartition générale des témoins préhistoriques et historiques dans l'un des pays les plus vieux du monde; elle permet, mieux que toute explication, de comprendre qu'il n'est pas possible de baser une évaluation chronologique sérieuse sur l'épaisseur des alluvions ou des dépôts, de même que sur la position des sites, qui varie à l'infini. Il n'est pas jusqu'à l'épaisseur des apports annuels nilotiques qui ne change avec chacune des crues. Les inscriptions accompagnant, au temple de Karnak, les traits marqués par les prêtres, lors des inondations, ne laissent aucun doute à cet égard.

Parmi les phénomènes qui ont eu le plus d'influence sur les destinées de la race humaine, il faut citer en première ligne les modifications naturelles de la surface du globe, oscillations de la croûte terrestre qui non seulement ont été la grande cause des cataclysmes glaciaires, et ont modifié le climat des diverses régions habitées, mais aussi ont fait disparaître sous les eaux des continents entiers, rompu les voies de communication entre des terres qui, de nos jours, sont séparées entre elles par les mers.

Fig. 2.—La fosse de Cap Breton.

Les preuves de ces oscillations du sol sont indiscutables. Les vallées sous-marines, jadis creusées à l'air libre, et que nous rencontrons aujourd'hui sur toutes les côtes de l'Europe septentrionale, sont témoins d'un affaissement considérable de notre sol. La fosse dite du cap Breton prouve un abaissement du littoral gascon d'un millier de mètres environ (fig. 2)[47]. Il en est de même pour le plateau de la mer du Nord (fig. 3) et pour l'Islande (fig. 4). Sur les côtes de la Norvège, on a reconnu l'existence d'une plate-forme, aujourd'hui située vers menille mètres de profondeur, qui jadis était au littoral de la péninsule. Cette surélévation du massif scandinave, qui s'est produite à la fin de la période tertiaire, portait à 4000 mètres, pour le moins, sa hauteur maxima. Or la Scandinavie se trouve à la même latitude que le Groenland et, certainement, n'était pas, à l'époque quaternaire, réchauffée par des courants marins tels que le Gulf-Stream; elle se trouvait donc, au point de vue de la condensation de l'humidité atmosphérique, dans des conditions analogues à celles du Groenland dont l'un des pics les plus élevés, le mont Petermann, atteint une hauteur de 3 480 mètres. Mais alors que le Groenland est entouré par des mers qui absorbent ses glaces sous forme d'icebergs, le massif Scandinave, bordé au sud par les plaines de l'Europe occidentale et centrale, à l'est par celles de la Russie, trouvait le champ libre pour développer ses mers de glace, et les étendait au loin jusque dans les régions tempérées, sans rencontrer de barrière (fig. 5). C'est ainsi qu'en Nouvelle-Zélande[48] des montagnes de 3000 mètres de hauteur envoient leurs glaciers jusqu'au milieu des forêts de fougères arborescentes[49].

 

Fig. 3.—Le plateau sous-marin de la mer du Nord. (agrandir)

Fig. 4.—Les vallées sous-marines de l'Islande. (agrandir)

Nous ne pouvons donc mieux faire, afin d'avoir un aperçu réel de ce qu'était l'inlandsis scandinave aux temps quaternaires, que de jeter les yeux sur les phénomènes glaciaires actuels du Groenland.

Le plateau de cette péninsule, haut de 1 000 à 1 500 mètres en moyenne (c'était l'altitude des plaines Scandinaves aux temps glaciaires), renfermant des pics élevés, est un immense réservoir où se précipitent constamment les névés, même au cours de l'été. Ces neiges se transforment en glace par la pression causée par leur propre accumulation, et ces glaces descendent sur les flancs du plateau jusqu'à la mer; là elles se brisent en icebergs qui s'en vont à la dérive dans la direction de Terre-Neuve.

Bien que la pente d'écoulement de ces mers de glace ne soit que de 0°, 30' environ, la pression centrale est telle que la vitesse de ces glaciers atteint des proportions hors de pair avec celles que nous connaissons sous nos latitudes. Le glacier de Iakobhavn s'avance, en juillet, avec une vitesse de 19 mètres en vingt-quatre heures[50], celui du nord d'Upernivick parcourt 31 mètres par jour, celui de Torsukatak 10 mètres seulement.

Nous sommes donc autorisés, par ces constatations irréfutables, à penser que les glaciers scandinaves ont parfois, à la suite de périodes humides, et par conséquent de grandes productions de neige, lancé leurs glaciers vers l'Europe centrale avec une vitesse de six à huit mille mètres par an; moins de deux siècles étaient dès lors plus que suffisants pour que des glaces parties des sommets les plus élevés de la chaîne Scandinave pussent arriver sur les lieux où s'élève aujourd'hui la ville de Bruxelles, et ces glaciers, qui avançaient ou reculaient suivant que les conditions climatériques avaient été plus ou moins favorables à la condensation de l'humidité atmosphérique quelques années auparavant, suivant qu'il se produisait dans l'écorce terrestre des oscillations plus ou moins importantes, pénétraient jusque dans les régions les plus fertiles de nos pays.

Fig. 5.—Extension maxima des glaciers pléistocènes.

Fig. 6.—L'îlot d'Erlanic (Morbihan).

Mais le mouvement d'affaissement du sol, qui fut cause de la fin des phénomènes glaciaires intenses, ne s'est pas encore arrêté de nos jours. Peut-être est-il plus lent qu'autrefois, cependant il s'est fait encore sentir en bien des occasions que la préhistoire et l'histoire même enregistrent. Dans la baie du Morbihan, à l'îlot d'Erlanic, voisin de Gavrinis, des dolmens et leurs cercles de pierres sont aujourd'hui sous les eaux et ne se montrent qu'à la marée basse (fig. 6). La formation du Zuider-Zée, celle du lac de Grandlieu, la disparition de la ville d'Ys sont des témoignages de l'affaissement graduel de nos côtes, de même que la séparation de la terre ferme des Îles Normandes, et combien d'exemples encore en pourrait-on citer.

À ces modifications du relief du sol sont venues se joindre les transformations climatériques qui, forcément, devaient en être la conséquence. Les vents et les courants maritimes ont eux-mêmes changé, et, là où s'étendait la glace, il se produisait, lors de sa fusion, un abaissement considérable dans la température. Ces modifications ne sont certainement pas survenues subitement; elles ont été graduelles, entrecoupées de périodes de stagnation, et, durant ces siècles, l'homme et les animaux ont fui devant les glaces ou se sont adaptés insensiblement aux nouvelles conditions de leur vie. C'est ainsi que les grands pachydermes dont on retrouve les corps dans les glaces de la Sibérie, et que ceux mêmes de nos pays, si nous en jugeons par leurs représentations contemporaines, s'étaient peu à peu revêtus d'épaisses toisons. La flore avait changé et le mammouth se nourrissait de bourgeons de mélèze. L'homme se protégea peut-être, lui aussi, contre les rigueurs du climat: car on voit, sur les gravures magdaléniennes le représentant, des hachures qui semblent figurer de longs poils. Chassé des pays envahis par les mers de glace, il se retira vers le sud, à la recherche d'un climat plus doux et de conditions d'existence plus favorables; puis il colonisa de nouveau ses anciens domaines, quand ils furent abandonnés par les glaciers, se retira encore, obéissant toujours aux glaces; enfin, lors du grand dégel, occupa l'aire que nous habitons aujourd'hui, et d'autres terres, dont assurément nous ne soupçonnons pas même l'antique existence.

Des seuils existaient bien certainement alors dans la mer Méditerranée, et peut-être que, par l'Atlantide, ou quelque autre terre disparue, le Nouveau Monde correspondait avec notre Europe. Il ne manque pas, sur notre globe, de régions que des affinités zoologiques avec d'autres terres nous invitent à rejoindre par la pensée entre elles ou à des continents engloutis en des temps peu éloignés. Bien que le voile de l'ignorance nous cache encore la plupart des transformations de la surface terrestre contemporaines de l'existence de l'homme, nous n'en percevons pas moins l'énorme influence qu'ont eu ces grands phénomènes naturels sur les destinées de l'humanité.

Les causes des migrations humaines sont multiples, complexes, plus nombreuses encore dans les temps modernes qu'à ces époques où l'être ne cherchait que des ressources pour satisfaire à ses besoins matériels. À ce mobile aujourd'hui se joint la soif de la richesse. C'est à l'attraction qu'exerce l'or sur les esprits qu'est due l'expansion de la race européenne sur toute la surface du globe, ainsi que la disparition de familles humaines de culture inférieure: mais alors que le précieux métal n'était qu'une pierre sans valeur, ce sont les climats doux, les sols fertiles, les terrains de chasse et de pêche qui guidaient les pas des envahisseurs, et les hommes du Nord, accoutumés aux luttes contre les éléments, avaient vite raison de populations rendues nonchalantes par la vie facile. Puis, peu à peu, les vainqueurs perdaient eux-mêmes leur virilité et n'étaient plus aptes à défendre leur sol contre de nouveaux envahisseurs, venant de régions moins favorisées par la nature et, par conséquent, supérieurs comme forces physiques.

Il est un fait constant, démontré par l'histoire et par la répartition des diverses familles humaines qui peuplent notre globe, fait très rationnel d'ailleurs: c'est que tout peuple vaincu se réfugie dans les lieux où il espère pouvoir conserver son indépendance, chaînes de montagnes, îles ou presqu'îles, contrées désertiques. Les Celtes se sont retirés dans la presqu'île bretonne et dans celles des Cornouailles et du pays de Galles, les Basques habitent les Pyrénées; les Kurdes, jadis maîtres de tout le nord du plateau iranien, sont aujourd'hui cantonnés dans les grandes chaînes bordières de la Perse, et chaque vallée du Caucase est occupée par des tribus de langage différent, etc. De tout temps il en a été de même. Aussi ne doit-on pas déduire de découvertes faites en des pays d'un accès difficile, ce qu'était la culture des populations des régions voisines plus ouvertes.

Innombrables sont les invasions dans les temps historiques, et elles se continuent jusqu'à nos jours, comme les destructions de peuples sans défense, depuis les temps où les Sémites, absorbant les anciens éléments de la population chaldéenne, ont marché vers le Nord, fondé El Assar et Ninive, repaires d'où chaque année ils partaient pour écraser des peuples moins habiles qu'eux dans le maniement des armes. Six mille ans d'histoire sont là pour nous édifier quant à cet instinct des hommes de se détruire entre eux. Que dire de ces flots successifs qui, du fond de l'Asie, sont venus battre les murailles du monde romain, de ces conquêtes coloniales de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de cet envahissement, au nom de la civilisation, de pays qu'habitaient jadis des hommes vivant heureux de leurs libertés, des indigènes que nous dépossédons chaque jour, parce qu'ils sont les plus faibles, parce que les richesses naturelles de leur sol nous attirent!