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Extrait : "Dans le tumulte des idées contradictoires qui nous assiègent, c'est une excellente règle d'hygiène morale pour chacun de nous, de se rendre compte de temps en temps de l'état de ses propres croyances, de recueillir sa conscience errante à travers les systèmes et les livres, dispersée au dehors par l'agitation de la vie ou par la curiosité..."
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Seitenzahl: 579
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335031195
©Ligaran 2015
L’accueil qui a été fait à ce livre, dès son apparition, nous autorise à croire qu’il répondait à certaines préoccupations de l’esprit public, et que la raison n’a pas encore pris son parti, comme on le lui conseille, de renoncer aux problèmes de cet ordre. C’est là un symptôme favorable au succès des idées que nous défendons, en même temps qu’un précieux encouragement pour nos études.
La Préface de la première édition annonçait la publication prochaine d’un autre ouvrage sous ce titre : La Nature et Dieu, où l’auteur devait essayer de rétablir sur ce point, dans sa légitimité scientifique, la doctrine spiritualiste, gravement menacée par les théories contemporaines.
Mais il en est de ces hautes questions de la métaphysique comme des montagnes que l’on essaye de gravir : elles ont leurs illusions de perspective et leurs mirages. À mesure que l’on pense approcher du but par un plus grand effort, on dirait que le but, de loin entrevu, monte lui-même et recule plus haut.
C’est peut-être aussi qu’en avançant dans la vie philosophique, on mesure mieux la difficulté scientifique des problèmes et l’étendue des recherches que chacun d’eux comporte. Je ne désespère pas cependant d’atteindre bientôt le terme que je me suis dès longtemps proposé. Le public nous a rendu le courage facile et la tâche aisée par la rapide faveur avec laquelle il a bien voulu accueillir nos efforts, comme par les sympathies dont il a entouré la chaire de la Sorbonne, où il nous a été donné de soutenir la même cause. Nous saisissons avec empressement cette occasion de remercier nos amis inconnus.
Dans le tumulte des idées contradictoires qui nous assiègent, c’est une excellente règle d’hygiène morale pour chacun de nous, de se rendre compte de temps en temps de l’état de ses propres croyances, de recueillir sa conscience errante à travers les systèmes et les livres, dispersée au dehors par l’agitation de la vie ou par la curiosité. Il est bon de constater si notre manière de voir sur les questions fondamentales est restée la même ou si elle a insensiblement changé, sous quelles influences et jusqu’à quel point.
S’il y a profit à se remettre ainsi au courant de ses propres pensées et à se ressaisir soi-même, n’y aurait-il pas profit plus grand encore à faire le même examen de conscience, non plus pour un homme, mais pour une génération tout entière ?
Une nouvelle philosophie s’est élevée en France, dans ces derniers temps, par l’effet d’influences diverses et combinées, qu’il peut être intéressant d’analyser.
La première, la plus active de ces influences, est celle que les grandes écoles allemandes ont exercée sur l’esprit français. Pour être juste, il faudrait commencer par Kant lui-même. Il est véritablement le père de la philosophie critique. C’est à lui que doit remonter la première responsabilité de ce mouvement général des intelligences qui les éloigne de plus en plus de la métaphysique. C’est lui qui a inspiré à nos contemporains cette défiance pour toute croyance qui dépasse les objets d’expérience. La condamnation rigoureuse des réalités transcendantes est le résultat le plus clair de la Critique de la Raison pure. – Notre tentation perpétuelle, selon Kant, notre incorrigible illusion est de transformer nos idées régulatrices, les formes de notre entendement en substances, en êtres. La raison obéit dans l’homme à la tendance presque irrésistible qui l’entraîne à l’unité. De là cette fureur de dogmatiser sur Dieu, sur l’âme et le monde, en créant au-delà des données de nos facultés expérimentales des unités artificielles, des centres de réalité indépendants de la pensée, des objets absolus. Tout cela est l’œuvre de la raison, qui devient la dupe de ses propres créations. Voilà le fond de l’argumentation de Kant qui se résume en ces deux objections ; 1° impossibilité de rien saisir au-delà du phénomène, impossibilité de rien connaître du noumène ; 2° contradictions radicales que s’inflige la raison à elle-même en dogmatisant sur Dieu, sur l’âme, sur l’univers et qui se traduisent dans les antinomies de la cosmologie, dans les hypothèses gratuites de la psychologie, dans les paralogismes de la théologie.
Condamnation de la métaphysique, défiance à l’égard de nos plus hautes facultés qui s’entraînent elles-mêmes au-delà de leur juste portée, élimination de toute réalité qui n’est pas directement observable, toute la philosophie critique, et même les principes du Positivisme sont déjà là, dans la Critique de la Raison pure. À cette influence de Kant est venue se joindre celle de Hegel.
On n’a pas conservé de la philosophie de Hegel ces grandes lois, si fortement liées entre elles, qui ont fait de cette philosophie la construction la plus originale du dix-neuvième siècle. L’être pur, identique au néant, se développant par un rythme à trois temps ; la nécessité qui impose à la Nature et à l’Histoire le mouvement géométrique de l’idée, scientifiquement déterminé ; le commencement, l’évolution, la conclusion de cette vaste dialectique ; tout ce qui constitue par les parties essentielles et les détails savamment enchaînés l’unité du système ; le réel et le rationnel, déclarés Identiques, le développement de l’idée réglant le développement de l’être, la logique et l’ontologie réduites à une seule et même science ; tout cela n’aurait que difficilement cours parmi des intelligences françaises. On y a provisoirement renoncé.
Ce qu’on a gardé de Hegel, ce sont des habitudes d’esprit, des idées générales, des principes de critique, non rigoureusement enchaînés entre eux, mais d’autant plus puissants peut-être pour dissoudre les croyances spiritualistes. Un système, si spécieux qu’il soit, est toujours par quelque endroit artificiel et forcé. Au contraire, des vues isolées, flottantes, pénètrent bien plus facilement que le système lui-même dans les intelligences, moins en défiance, moins averties, si je puis dire.
La négation du Dieu réel et vivant ; la thèse de la personnalité divine déclarée un non-sens, et ne souffrant même plus la discussion des penseurs sérieux ; l’idée d’un certain être indéterminé, placé à l’origine des choses, principe obscur qui se détermine par la succession des phénomènes, sous la double forme de la Nature et de l’Histoire ; la cause efficiente et la cause finale du Monde inhérentes au Monde lui-même, immanentes, non transcendantes, ce qui revient à dire que le Monde est à lui-même sa cause efficiente et sa cause finale ; l’identité des contradictoires adoptée, sinon comme la base d’une logique nouvelle, du moins comme un excellent principe de critique ; toute vérité et toute réalité s’évanouissant dans les formes fugitives de l’universel devenir ; voilà quelques idées que l’on a mises en grand crédit, et qui sont de la plus pure race hégélienne. C’est l’esprit de Hegel, débarrassé du poids de ses formules et de la longue chaîne de ses déductions abstraites, mais d’autant plus souple, plus actif, partout reconnaissable dans les écoles les plus nouvelles et les talents les plus divers. La critique, l’histoire, la philosophie en ont senti tour à tour la secrète contagion.
La marque la plus générale par où je reconnais l’influence de l’esprit nouveau, c’est cette opinion partout répandue, que la vérité a un caractère essentiellement relatif. À supposer que l’absolu existe, on nous assure qu’il est situé hors des prises de notre esprit ; il est pour nous comme s’il n’était pas.
Les objets de la raison tombent sous la condition de la nature où tout est mouvement, transition : L’univers, nous dit-on, n’est que le flux éternel des choses, et il en est du beau, du vrai, du bien, comme du reste ; lis ne sont pas, ils se font ; ils sont moins le but vers lequel tend l’humanité, que le résultat changeant des efforts de tous les hommes et de tous les siècles.
Voilà la pensée abandonnée à ses propres incertitudes, condamnée à poursuivre sans fin un but qui fuit toujours, ne trouvant nulle part ni points de repère, ni points d’arrêt, rien de fixe où prendre son appui dans le vertige qui l’entraîne. Il n’y a plus que des points mouvants qu’elle sent vaciller autour d’elle, que le flot emporte au milieu de cet écoulement des choses, entre les rives mobiles du temps.
Le mouvement de la Nature détruisant toute réalité fixe ; l’objet de la pensée entraîné dans le torrent des phénomènes avec la pensée elle-même ; l’homme devenant la mesure du vrai, non pas par sa raison générale, qui est une fiction des métaphysiciens, mais par ses impressions individuelles, cette doctrine, qui reparaît avec éclat au jour, sera reconnue sans peine par tous ceux qui ont eu quelque commerce avec l’antiquité. Cinq siècles avant l’ère chrétienne, Protagoras l’enseignait sous les portiques d’Athènes, aux applaudissements d’une jeunesse fatiguée des vieux dogmes, et qui trouvait, elle aussi, que la philosophie avait fait son temps. « L’homme est la mesure de toutes choses, disait l’audacieux novateur, des choses qui sont en tant qu’elles sont, des choses qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas. »
On connaît l’admiration de Hegel, dans son Histoire de la Philosophie, pour cette célèbre maxime : Πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπος. Il la commente avec enthousiasme. C’est le retour de la pensée sur elle-même, dit-il. La dialectique tournée par les Éleates contre la nature se tourne maintenant contre les vérités rationnelles. Le sujet tend à s’ériger en principe absolu et à tout rapporter à lui. C’est une ère nouvelle qui commence en philosophie ; c’est l’arrêt de mort des vieux dogmatismes.
Aujourd’hui la négation est la même ; les conséquences sont les mêmes aussi : la vérité soumise à la loi du devenir, rentrant dans la catégorie des phénomènes, toujours en voie de dissolution ou de formation, changeant selon les modes de l’esprit, ce qui revient à dire qu’il n’y a plus de vérités, mais des opinions ; plus de couleurs fixes, mais des nuances.
Si l’on admet qu’il n’y ait pas de règle pour la raison, tout sera vrai à titre égal dans les conflits de l’opinion humaine, et rien ne sera vrai, aucune pensée ne saisissant l’ensemble complexe des choses. Chaque vérité est partielle, limitée, vraie et fausse à la fois. Pour être vraie autant qu’une approximation peut l’être, elle a besoin d’être complétée par ses contraires. La contradiction devient ainsi un élément Intégrant de la science. Les adeptes conservent pieusement ce culte pour la thèse et l’antithèse, pour l’affirmation et la négation, opposées par une sorte de symétrie logique dans les deux premiers moments de l’idée. Et ce n’est pas là un culte platonique, un stérile hommage au maître. Tous les écrits de la nouvelle école sont frappés au rythme de cette dialectique des contraires. La contradiction étant, on l’a dit, en certaines matières, le signe de la vérité, on s’en est fait un procédé, une façon habituelle de concevoir les choses. Voilà certes un trait bien reconnaissable qui nous permet de dire que si la doctrine de Hegel est morte, son esprit est plus vivant que jamais parmi nous.
L’absolu étant une chimère, il faut que l’on renonce à étudier l’esprit humain en soi, dans ses idées pures, dans ses objets immuables, dans son fond éternel. On ne doit plus l’étudier que dans ses évolutions diverses, dans le relatif, dans l’histoire. C’est là, nous dit-on, le grand progrès du dix-neuvième siècle : les sciences historiques remplaçant la science psychologique et la métaphysique elle-même. La nouvelle critique abandonne aux scolastiques et aux rêveurs l’étude abstraite des idées pures. Elle s’honore de n’avoir de goût que pour les faits. D’ailleurs les faits se confondent avec les idées pour un hégélien qui admet l’identité de l’être et de la pensée, du réel et du rationnel. Les faits, ce sont les idées vues du bon côté, du côté réel et expérimental. Les idées vues de l’autre côté, du côté purement rationnel, ce sont des idoles métaphysiques, inertes et stériles comme toutes les abstractions.
Sous cette influence se renouvellent simultanément toutes les formes de la critique littéraire, historique et religieuse.
S’il faut croire que le vrai, le beau, le bien, ne sont pas, mais qu’ils se font ; qu’ils sont moins un but fixe qu’une résultante mobile, la doctrine de l’idéal est condamnée d’avance dans la littérature et dans Fart. Il n’y a plus de beau absolu dont les différentes œuvres ou les différentes générations s’approchent plus ou moins. Plus de grands siècles littéraires, plus de littératures classiques, qui puissent être proposées comme des modèles à notre admiration. Toutes les littératures exprimant à titre égal un moment de l’esprit universel dans la succession fatale des choses, toutes doivent avoir une égale valeur aux yeux de la critique nouvelle. Une préférence, au nom d’un idéal chimérique, est ou bien un goût particulier qui se déguise sous une doctrine, ou bien une superstition. La perfection est comme l’infini, elle n’est dans aucun sujet particulier, mais seulement dans l’ensemble des choses.
Une curiosité sans préférence d’aucune sorte, sans choix, tel sera l’esprit de la critique. Le progrès intellectuel consiste à s’affranchir. Or, s’affranchir pour l’intelligence, c’est s’assouplir au contact de la réalité, c’est s’habituer à saisir les idées dans leurs rapports mobiles et leur succession nécessaire. – Le vrai critique, nous assure-t-on, s’identifie tour à tour avec tout ce qui s’offre à lui ; pour mieux pénétrer dans l’essence des choses, il s’abandonne à elles et se transforme à leur ressemblance. Comprendre, c’est sortir de sol pour se transporter, autant que possible, au sein des réalités, dans les intelligences qui ont conçu, sous telles ou telles conditions spéciales, cette œuvre d’art, ce poème, ce livre.
On peut prévoir que cette vue nouvelle des choses produira dans l’histoire la même indifférence que dans la littérature et dans l’art. Si chaque fait n’est qu’un moment fatal de la réalité universelle ou mieux de l’universelle mobilité, qui ne voit que la conséquence est une tolérance sans limite pour ce qui a été, est ou sera ? On substitue l’analyse purement expérimentale sans principe fixe, sans principe même (car tout principe tient sa nature de l’absolu), au jugement de la conscience morale qui, en étudiant les faits, les absout ou les condamne. Il ne s’agit plus de les juger, mais de les comprendre. Les comprendre, c’est les absoudre, puisque c’est les ramener sous leur loi. La moralité ou l’immoralité sont des mots qui n’ont plus de sens dans l’histoire, l’œuvre unique de l’historien étant de saisir la raison de chaque chose dans sa nécessité.
À ce compte, la critique n’est plus qu’une géométrie des forces : l’histoire n’est plus qu’une branche de la physique, qui plonge dans le passé.
Parmi tous ces phénomènes qui s’offrent à l’étude du critique, il n’en est pas de plus intéressants que ceux qui constituent les religions. Cette curiosité pour les évolutions et les formes de l’idée religieuse peut s’allier d’ailleurs, nous le savons, à un dédain absolu pour le contenu de ces formes, pour le résultat dogmatique de ces évolutions. Les religions n’ont plus qu’une valeur archéologique. On les classe avec l’indulgence de l’antiquaire sur les tablettes de l’histoire, comme les vases étrusques dans un musée. On en étudie le relief extérieur et les contours ; on en détaille avec une passion d’artiste l’ornementation et le décor ; on tâche de reconstruire par l’imagination la vertu plastique de l’esprit humain qui inventa cette forme religieuse, qui s’incarna en elle et se manifesta par elle ; mais ce but atteint, tout est fini. Pour ces artistes délicats, chaque religion n’a d’intérêt que par son histoire ou plutôt par l’histoire des dispositions de l’esprit humain qu’elle révèle dans une certaine série de siècles. C’est un témoignage d’érudition psychologique, rien de plus. Sous quelle forme l’esprit de l’homme rêva le divin, comment il l’a imaginé à un certain âge de son enfance ou transformé par sa raison adulte, voilà ce qu’il est noble et beau de savoir.
On est bien loin, d’ailleurs, on le dit avec orgueil, de la sécheresse d’esprit et de l’inintelligente fureur de certains rationalistes, qui condamnent inexorablement les révélations religieuses, et le christianisme en particulier, comme l’œuvre de l’imposture. Cette polémique vulgaire a fait son temps, elle déplaît aux esprits fins. Une transformation complète s’est opérée, depuis une trentaine d’années, dans l’esprit de la critique religieuse. Strauss, Baur, Ewald et leurs disciples ont fondé, en Allemagne, la théologie scientifique, la seule, paraît-il, qui convienne à notre époque. On a voulu démontrer que cette théologie conciliante satisfait les instincts les plus élevés de la conscience religieuse sans avoir recours à la fiction du surnaturel. Elle se sépare des orthodoxes, et, en ce sens, elle est scientifique, puisqu’elle supprime tout ce que les sciences positives repoussent, les miracles et les dogmes ; mais elle se sépare également des rationalistes étroits, qui ne comprennent pas la beauté du sentiment caché sous les symboles. C’est un éclectisme d’un nouveau genre.
Ces idées ont passé le Rhin dans ces dernières années. Une érudition étendue et variée plus que profonde, recueillie dans les travaux de la philologie et de l’exégèse allemande, mais atténuée, déguisée, habile à ne prendre en chaque matière et à n’offrir à des lecteurs français que la fleur des choses, ayant à cœur d’épargner la peine à des esprits pressés et toujours prête à donner son affirmation en guise de preuve pour aller plus vite au but ; sur ce fond varié, sur cette substance légère une grâce attendrie ; une mélancolie amoureuse de ce qu’elle détruit ; une poésie qui vibre dans l’âme du critique à tous les échos de ces belles doctrines qu’un devoir cruel le contraint de dissoudre ; le secret charmant de nous enlever nos plus chères illusions en nous persuadant qu’on chérit ces illusions et qu’on les respecte plus que nous-mêmes ; un don singulier de s’émouvoir aux grands noms qu’adore la foule humaine, même après qu’on a réduit ces mots à ne plus exprimer aucune réalité, voilà ce qui, dans la nouvelle critique religieuse, ravit la faveur, l’enthousiasme même. Son œuvre s’accomplit aux applaudissements du grand nombre ; et je ne sais trop ce que j’admire le plus dans ce succès, l’art des uns ou l’entraînement des autres.
Ces critiques indulgents font au Christianisme l’honneur de croire qu’il durera plus longtemps que les autres représentations de l’infini, et qu’il est impossible de fixer l’époque où les parties simples de l’humanité dépasseront ce symbole si bien assorti à leur degré de culture. En un sens même ils accordent que le Christianisme est la religion vraie, définitive, la bonne religion de l’humanité, puisque la critique l’a débarrassé du joug pesant des dogmes, et qu’en l’abandonnant aux inspirations du cœur, elle lui confère la faculté précieuse de se transformer indéfiniment, de s’adapter à toutes les situations individuelles, à tous les niveaux de la civilisation, à toutes les formes politiques et sociales que nous réserve l’avenir. Cette religion idéale, éternelle, repose sur un sentiment d’autant plus pur qu’il est absolument libre. Elle permet que chacun proportionne Dieu à sa hauteur.
Mais au moins ce sentiment a-t-il un objet ? L’Infini existe-t-il ? N’est-il que le rêve d’une ombre prolongé sur le néant ? Cette sublime agitation de l’esprit humain a-t-elle un but en dehors de l’esprit ? Il faut bien croire que non, d’après le témoignage de nos plus illustres critiques. L’idéal n’est rien en dehors de nous ; il n’a de réalité que dans notre pensée et par elle. Pour dire vrai, il n’y a d’infini que l’esprit humain, quand il pense l’infini. Penser Dieu, c’est le créer. Ce que le vulgaire appelle de ce nom n’est que le plus haut degré où puisse s’élever la raison. Dieu n’est que le divins c’est une qualité, non un cêtre. Il y a des choses divines, mais Dieu n’est pas. – La critique nouvelle, a-t-on dit, ne détruit pas Dieu, elle le dissout et le dissémine. En vérité, il faut être bien délicat pour apercevoir quelque différence entre ces deux opérations. – Il est trop clair que le mouvement religieux de l’humanité n’a plus d’objet. L’élan se continue, mais il se perd dans le vide. En vain, pour remplir ce vide infini, évoque-t-on de grandes idées, de grands mots. Ces idées ne sont plus que de purs fantômes d’abstraction. L’absolu sans l’être, l’universel sans substance, l’idéal sans réalité, tout cela n’est pas Dieu, il y a là je ne sais quelle suprême ironie : des mots qui prennent la place des êtres ; un nom qui devient Dieu. L’axiome Nomina Numina est à la lettre une vérité pour les nouvelles écoles.
On voit à quoi aboutit cette fameuse religion du sentiment libre. Elle n’est plus qu’un phénomène subjectif ; c’est une sensation sans objet, une hallucination d’un nouveau genre, l’hallucination du divin.
Dieu n’est pas un être. Dès lors, il n’y a pas pour l’homme d’autre destinée que celle de l’espèce. Tous ces mots, immortalité, Ciel, vie future, sont le leurre des imaginations mystiques. Les vrais penseurs, fortifiés par la science, se font un cœur intrépide en conformant leurs sentiments aux idées vraies : ils écartent dédaigneusement cette nuée de chimères, qui assiègent les cerveaux faibles. La véritable forme de l’immortalité, c’est notre pensée, quand elle s’attache aux choses éternelles ; le vrai ciel, le seul, c’est notre raison. Connaître sa dépendance de l’ordre universel, qui est l’universel mécanisme, c’est la seule consolation qui nous soit laissée.
Indifférence philosophique à l’égard des compensations de destinée que réclame notre cœur affamé de justice ; indifférence historique à l’égard des misères, des souffrances et des crimes du passé, qui, expliqués et ramenés sous leur loi, ne sont pas autre chose que des fatalités de race, de temps et de lieu ; c’est là une doctrine bien dure, implacable. Mais, quel intérêt voulez-vous que nous inspire cette multitude d’individualités, sans lien dans le passé, sans espérances dans l’avenir, formes fugitives dont l’apparition et l’évanouissement dans le temps sont réglés par la fatalité de lois inexorables ? Au vrai, sont-ce des êtres ? Non pas, ce sont des formes d’être, dont le seul but est de réaliser un instant le type, de manifester l’espèce. Ce qui existe seul, c’est le type. Lui seul importe ; la nature ne s’intéresse qu’à lui et proclame sa souveraine indifférence pour l’individu, dont le rôle est fini dès qu’il a transmis à d’autres l’hérédité de l’idée que l’espèce représente. Pouvons-nous faire mieux que d’imiter la nature, c’est-à-dire la nécessité des choses ? Pourquoi nous attendrir sur le sort de ces éphémères, qui n’ont rien de sacré que par les lois naturelles qu’ils manifestent ? Étudions ces lois et nous aurons atteint le but le plus élevé de la vie, la science.
L’attendrissement sur des misères individuelles serait donc une indigne faiblesse pour qui s’est élevé à la contemplation de l’universel. Qu’importent les souffrances de cette vie, les douleurs vulgaires, les oppressions subies par les peuples, les injustices souffertes par les individus ? Qu’importe tout cela à qui, une fois, a conçu l’ensemble des choses et substitué en lui l’idée de la totalité de l’existence à l’étroite et basse préoccupation d’un simulacre d’individualité ?
Il se crée ainsi dans certains esprits une habitude de curiosité désintéressée qui peut devenir, si l’on n’y prend garde, une jouissance mauvaise. On assiste au spectacle de l’humanité ; on ne se soucie que de mesurer les forces mécaniques par lesquelles se meut l’immense décor, et les forces intellectuelles, également fatales, par lesquelles sont produits les divers actes du drame qui se joue ; on ne s’inquiète d’ailleurs ni de la vérité des idées que contiennent les symboles éphémères, qui se succèdent, ni de l’obscur dénouement poursuivi par chacune des générations qui passent sur la scène et la remplissent tour à lourde leurs passions, de leurs douleurs, de leurs misères. Qu’il y ait des larmes et du sang sur cette scène, il importe peu. Les acteurs y passent si vite ! Tout cela, pure tragédie, blessures et cris de théâtre ! Le Penseur, simple spectateur dans l’univers, s’est dit d’avance à lui-même que le monde ne lui appartient que comme sujet d’étude. Ne le troublez pas dans ses joies d’artiste.
D’ailleurs, pourquoi s’inquiéter de l’avenir ? On ne nie pas le progrès, on l’explique, on démontre qu’il s’accomplira bien malgré nous, sans nous. Les conceptions de Hegel ont renouvelé la philosophie de l’histoire. Le mouvement est fatal, continu, il ne se laisse ni arrêter ni diriger. Nos faibles efforts ne réussiraient pas plus à l’accélérer que nos résistances insensées à le suspendre. L’illusion de la volonté humaine se montre ici dans toute son impuissance. De là un quiétisme nouveau qui se fonde sur la conviction de l’universelle fatalité. L’idée fera bien son chemin toute seule, à travers les obstacles et les abîmes, vers le but qui fuit toujours, mais qu’elle poursuit sans trêve. L’esprit souffle où il veut ; il prend à son service et quitte tour à tour les plus hautes individualités humaines, qui ne sont que les formes passagères de son éternelle incarnation, Socrate ou Confucius, Bouddha ou Jésus, Périclès ou Washington, César ou Napoléon. Laissez-le accomplir, sans prétendre l’aider, son éternel labeur. Le seul effort digne du Penseur, qui n’en doit pas faire d’inutiles, est d’essayer de comprendre le sens divin des grands symboles dans lesquels passe successivement l’esprit infini. Comprendre, c’est égaler. Comprendre l’infini, c’est le devenir soi-même. La philosophie de l’histoire, ainsi entendue, ne sollicite ni le dévouement actif, ni l’effort pratique. Le dévouement spéculatif lui suffit. L’hommage le plus délicat qu’on puisse rendre à l’humanité, c’est d’essayer de saisir les lois qui la gouvernent. Le seul héroïsme qu’elle réclame, c’est l’héroïsme de l’étude. Son plus utile collaborateur, c’est le critique. Je cherchais le nom de ce quiétisme. C’est le quiétisme scientifique.
Par bonheur la logique absolue n’est pas toujours celle que l’on suit. Plus d’un de nos hégéliens de Paris protestera contre ces conséquences. Il y a, parmi eux, des esprits ardents qui professent des doctrines sociales, très sympathiques à l’humanité, dans lesquelles se mêlent confusément des idées généreuses et d’incroyables illusions. Ils ont leur utopie au service de laquelle ils mettent un dévouement tout prêt. C’est un singulier contraste avec l’indifférence systématique des autres penseurs de la même école. Mais il faut tenir compte des contradictions de cette école, qui sont un des éléments essentiels de son histoire.
« Nous poursuivrons le bonheur des peuples, s’écriait Henri Heine ; nous ne combattrons point pour les droits humains des peuples, mais pour les droits divins de l’humanité ; nous fonderons une démocratie de dieux terrestres, égaux en béatitude. » Je n’examinerai pas si le poète de l’ironie par excellence était sérieux en ce moment-là, ni si le programme de la démocratie hégélienne, tel que le développent certains adeptes, est, sur tous les points, d’accord avec la philosophie même de Hegel. Je reconnais volontiers, dans quelques hégéliens qui portent plus librement l’esprit du maître, une sorte de foi que j’appellerais religieuse (s’il ne se faisait un abus insupportable de ce mot), dans la liberté, et cet accent que donne aux âmes le sentiment vraiment agissant, non simplement spéculatif, de l’humanité. Je consens avec joie qu’il y ait chez eux un point fixe dans les agitations de la pensée et de la vie.
Je n’ai que deux observations à présenter. D’abord, comme ils le disent eux-mêmes, la liberté est un moyen plutôt qu’un but. Si on l’aime d’un si ardent amour, c’est apparemment qu’elle est la condition d’un bien supérieur : le progrès du droit, par exemple, la réalisation d’une part plus grande de vérité et de justice sur la terre. Mais tout cela suppose la foi au bien, au vrai, et l’on nous répète sans cesse que le bien, le vrai ne sont pas un but fixe, mais une résultante variable. Nous retombons ainsi dans le relatif, et la foi à la liberté ne nous sauve un instant du scepticisme que pour nous y replonger.
De plus, celle liberté elle-même, qu’est-elle en soi ? Vaut-elle toutes ces grandes luttes qu’on livre pour elle, si tout d’abord il n’est pas bien démontré qu’elle est la réalité même, le fait humain par excellence ? Comment se fait-il que ces esprits remplis de doute, d’incertitude, qui proclament que l’unique réalité est celle du rêve qui se sait rêve et du néant qui s’affirme, ces esprits si passionnément rebelles à tout dogmatisme dans l’ordre de la pensée pure, montrent un dogmatisme aussi passionné que leurs négations, dans l’ordre des applications politiques et sociales ? Quel est le principe de cette liberté dont ils se portent chaque jour, dans de vives polémiques, les ardents défenseurs ? La liberté politique n’est que l’expression de la liberté morale. Or, cette liberté n’existe pas pour eux. Ils avouent que leur philosophie détruit la liberté en l’expliquant, puisque l’expliquer c’est la ramener à la nécessité universelle. La liberté subsiste aussi longtemps que notre ignorance. Dès qu’elle est connue dans sa vraie nature, elle devient un fait semblable aux autres, elle rentre dans la succession fatale des choses… Eh quoi ! dépenser tant de passion et de talent au service d’une chimère, défendre avec une si vive éloquence une liberté qui n’est qu’une illusion, n’est-ce pas une contradiction trop forte, et qui pourrait la soutenir ?
Comment la passion du progrès social peut se combiner avec une doctrine qui, en éliminant l’absolu de la raison, énerve le droit, et qui, en réduisant le tout de l’homme à un pur phénomène, supprime sa liberté, je n’entreprendrai pas de l’expliquer, ne le comprenant pas moi-même. Ce sont là, tout simplement, des contradictions à l’honneur de ceux qui les commettent. Je reste convaincu que les résultats naturels, logiques, de cette nouvelle philosophie sont une curiosité absolument désintéressée, une suprême indifférence.
Tout homme qui prend à cœur les intérêts élevés de son temps et de son pays est en droit de redouter ces mortelles influences et de les combattre dans leur principe même, dans l’esprit nouveau dont elles sont sorties.
Ces dispositions philosophiques, qui sont des signes non équivoques de l’esprit du temps, ont trouvé un secours énergique, décisif, dans la prédominance des méthodes expérimentales, qui tendent à remplacer toutes les autres et qui deviendront en effet l’unique méthode, le jour où il n’y aura plus qu’une science, celle du monde physique.
Par suite des progrès accomplis ou espérés dans les sciences de la nature, par l’effet des perspectives, peut-être chimériques, qu’elles semblent ouvrir à l’esprit sur le problème des origines, il s’est produit, à n’en pas douter, une décroissance notable de foi philosophique et religieuse dans les âmes. Pendant que s’éclaire de plus en plus la région moyenne des connaissances positives, l’ombre s’étend et s’épaissit sur les sommets de la pensée. Cette nuit qui se retire d’en bas devant la lumière active et bienfaisante des sciences naturelles remonte vers les hauteurs et les enveloppe. Il se fait ainsi comme un déplacement alternatif de lumière et d’ombre dans l’esprit humain. À mesure qu’il connaît mieux les lois des phénomènes et qu’il pénètre plus avant dans l’action complexe des forces de la nature, il semble qu’il perde de vie le Principe suprême d’où procèdent la loi, la vie, la pensée. La conscience religieuse de l’humanité s’obscurcit et se trouble.
Voici quelques traits de cette philosophie naturelle, qui retient dans le cercle de ses enchantements presque magiques un grand nombre d’intelligences sincères.
On fait remarquer les progrès que la science de la nature a faits depuis Galilée, depuis Bacon. On attribue avec raison la rapidité merveilleuse de ces progrès à la sévérité de la méthode appliquée depuis deux siècles. Or l’axiome fondamental, je pourrais presque dire unique de cette méthode, est que toute réalité doit être établie par l’observation, qu’aucune réalité ne peut être atteinte par le raisonnement. Mais il faut voir quelle extension on donne à ce principe. Ce qui est vrai des réalités et des relations physiques, on l’applique à toute réalité et à toute relation quelle qu’elle soit. On établit qu’il n’y a pas deux définitions de la science, parce qu’il n’y a qu’une science ; que la science est un enchaînement de faits liés entre eux par des relations directement observables et progressivement généralisées jusqu’aux lois les plus abstraites. Tout ce qui ne rentre pas dans cette définition n’est qu’un rêve, un jeu plus ou moins heureux d’imagination. La philosophie expérimentale déclare impossible toute définition rationnelle du réel, elle repousse toute déduction absolue et à priori, le monde ne saurait être deviné, pas plus le monde métaphysique, s’il y en a un, que le monde moral ou le monde physique ; il ne saurait non plus être déduit ni construit à l’image de la géométrie. La méthode qui résout chaque jour les problèmes du monde matériel et industriel est la seule qui puisse servir de fondement à la connaissance scientifique de l’esprit humain et à la solution des questions qui l’intéressent. C’est la méthode positive ; elle a donné son nom à une philosophie, le Positivisme.
On nous répète avec insistance que les résultats de cette méthode sont la seule mesure de la certitude. Or, ces résultats sont strictement renfermés dans l’ordre des phénomènes et des relations directement observables. Il est trop clair qu’en s’interdisant toute notion qui dépasse la généralisation progressive des phénomènes, on arrive à nier les rapports qui lient ces phénomènes à un principe supérieur dont ils dépendent. On exclut de la science toute tentative pour pénétrer dans ce monde supérieur, qui échappe à la perception expérimentale, j’en conviens, et ne se laisse atteindre qu’à la conception idéale, dans ce monde des réalités nécessaires, pressenties, affirmées par nous, bien que leur essence reste inaccessible à nos expériences et voilée à nos yeux ; jusqu’à Dieu enfin, la première de ces réalités, la Cause primordiale par excellence. Nous pourrions demander si concevoir même idéalement ces réalités cachées, ces causes premières, ce n’est pas en quelque manière les connaître, s’il n’y a pour l’esprit qu’un mode de la connaissance, le mode expérimental, si les intuitions rationnelles, que l’on confond à tort avec la déduction logique, n’ont pas leur certitude, égale à toutes les autres. C’est qu’en effet toute la question est là, et trancher cette question par d’impérieuses négations, ce n’est pas la résoudre.
Le premier trait de l’empirisme est donc la condamnation absolue de toute recherche concernant les principes. Avec les causes primordiales, on bannit les causes finales, qui sont, paraît-il, au milieu des progrès de la science contemporaine, comme un débris de la superstition. L’esprit positif nous tient en garde aussi bien contre le prestige de la finalité que contre la séduction mystique des réalités invisibles. Les deux questions se tiennent par un lien indissoluble. Reconnaître dans la nature les traces d’un plan et d’un dessein suivi, c’est déjà affirmer l’existence d’une pensée organisatrice. La croyance aux causes finales suppose une certaine solution du problème des origines. Cette question étant de celles que la science positive écarte, l’idée même de la finalité doit disparaître avec elle.
Qu’est-ce donc, au juste, que cette idée de la finalité que l’on élimine de l’étude de la nature, et que veut-on y substituer ?
La doctrine des causes finales n’a rien d’aussi ridicule que se l’imaginent d’impitoyables adversaires. Quand ils la condamnent, il semble toujours qu’ils aient en vue les Harmonies de la Nature ou les Lettres à Sophie, Grâce à Dieu, nous n’en sommes plus là et les spiritualistes les plus déterminés sourient des exagérations de Bernardin de Saint-Pierre et des naïvetés de M. Aimé Martin. Nous pensons, nous aussi, que c’est rapetisser les vues de la Providence que de s’imaginer que « l’Éternel, prévoyant que l’homme ne pourrait pas habiter la zone torride, y éleva les plus hautes montagnes pour en faire un climat agréable, » ou encore « qu’il ne pleut pas dans les lieux sablonneux et arides, parce que la pluie y serait perdue. » Ces imaginations ne diffèrent pas sensiblement de celles du bon M. Le Prieur « qui prétend que les marées sont données à l’Océan pour que les vaisseaux entrent plus aisément dans les ports, et pour empêcher que l’eau de la mer ne se corrompe. »
Vouloir expliquer le pourquoi de chaque chose, la fin de telle ou telle espèce, la destination de telle ou telle configuration des continents, les mouvements des corps célestes, et tout cela par le rapport de chaque chose à l’utilité particulière, souvent même accidentelle, de l’homme, pris pour centre et pour but de la création, c’est une tentative qui ne peut aboutir qu’à la peinture la plus mesquine et même à la caricature de la Providence. Mais est-ce là l’idée scientifique que nous devons nous faire des causes finales ?
Non certes, et le même M. Biot qui, dans des pages célèbres, avait fait la critique impitoyable des Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre, ne craignait pas de reconnaître la finalité dans la nature, sans prétendre à expliquer le pourquoi et le comment de chaque chose : « Tous les êtres organisés, disait-il, ont en eux leurs moyens propres de vie, aussi nombreux, aussi multipliés dans les variations de leur mécanisme, que les étoiles du ciel. Et encore n’en apercevons nous que ce qui paraît au dehors ; le plus merveilleux nous est caché. Quand notre entendement peut tout au plus arriver jusqu’à reconnaître les dispositions extérieures de l’organisme, et à saisir les relations intentionnelles, qu’ont entre elles quelques-unes des pièces qui le composent, il y aurait, ce me semble, une contradiction logique à ne pas voir, au fond de cet ensemble, le principe intelligent ayant tout ordonné et réglé. » Newton, après avoir expliqué les lois des mouvements de la lumière se demandait si l’œil a pu être fait sans aucune connaissance de l’optique, et l’oreille sans aucune connaissance des lois du son.
Voilà ce que d’excellents esprits croient pouvoir garder des causes finales sans compromettre la sévérité de la science dans les aventures de l’imagination. Saisir les relations intentionnelles entre les diverses pièces de l’organisme, constater les harmonies des fonctions entre elles, observer l’adaptation exacte des moyens aux fins, cela ne peut être interdit. Et dès lors, comment pourrions-nous refuser l’accès de notre raison à la notion d’un plan et d’un dessein suivis dans la nature ? L’idée de plan ne nous conduit-elle pas à celle d’une intelligence ; n’implique-t-elle pas que la vue du but a été présente à une pensée organisatrice ? Ne peut-on affirmer cela, même à travers la complexité infinie des rapports qui constituent l’ordre et dont un grand nombre nous échappe, même sans connaître la destination totale et dernière des choses et de chaque chose ?
Que les causes finales demandent à n’être employées qu’avec beaucoup de précaution et de réserve dans l’étude des faits, que ce soit une méthode périlleuse pour l’observation, j’y consens ; mais qu’on nous interdise de recueillir, dans les relations des faits déterminés par l’observation, ces traces de finalité qui y sont profondément empreintes, le sens se révolte devant de pareilles exigences. Les causes finales ne seront pas une méthode de découverte, soit ; elles resteront au moins comme la conclusion et le résultat de l’étude de la nature. Cela nous suffit. Aller, non pas des causes finales aux faits, mais des faits aux causes finales, c’est la vraie méthode, selon M. Flourens ; c’est la marche scientifique de l’esprit, selon M. Biot ; c’est la vérité, selon la raison. Ce serait mal observer la nature que d’y chercher des causes finales conçues à priori ; mais ce ne serait pas l’observer mieux que de s’obstiner à n’y voir ni des convenances, ni des intentions réalisées, ni une pensée, mère de l’ordre.
Ce peu que nous demandons, Kant ne nous le refuse pas absolument. Mais il joint à la concession qu’il nous tait, une restriction bien grave. Selon l’esprit de sa critique, l’idée d’une finalité de la nature sert à nous guider dans l’étude des êtres organisés ; mais ce n’est qu’un principe régulateur, sans aucune valeur objective. Quant à l’empirisme, il va plus loin que Kant, il est plus logique, et comprenant qu’un principe sans valeur objective ne pourrait d’aucune manière nous diriger dans l’étude de la nature, il le supprime.
Rien n’est plus frivole, nous assure-t-on, moins scientifique, que de s’enquérir du but et du pourquoi des organes, ils existent ; la seule question est de savoir comment ils n’existent pas en vue d’un but ; ils atteignent ce but parce qu’ils existent de telle manière plutôt que de telle autre. Un organe se caractérise par sa conformation et non par son usage ; car le même organe remplit les rôles les plus divers, et, réciproquement, la même fonction peut être accomplie par des organes très différents : ainsi le nez chez l’éléphant et la queue chez certains singes peuvent remplir l’office de la main ; celle-ci à son tour devient une aile, une rame, une nageoire. Aussi de Candolle disait-il : « Les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes, mais un véritable naturaliste ne dira jamais : les oiseaux ont des ailes pour voler. » Les fonctions sont un résultat et non pas un but. L’animal subit le genre de vie que ses organes lui imposent. Le naturaliste étudie le jeu de ses appareils, et s’il a le droit d’admirer la perfection du plus grand nombre, il a aussi celui de constater l’imperfection de quelques autres et l’inutilité pratique de ceux qui ne remplissent aucune fonction.
Les fonctions sont un résultat et non pas un but. Voilà sans contredit l’interversion la plus complète de nos idées, la négation radicale de la finalité. Si c’était là une simple recommandation de prudence dans l’emploi de la méthode pour découvrir les faits, nous n’aurions rien à dire. Mais c’est toute une doctrine, et elle est grave. Elle substitue une industrie aveugle dans la nature à un travail intelligent ; elle affirme que quand le résultat est atteint, cela se fait sans qu’aucune intelligence l’ait voulu ou pensé, par un simple concours de causes mécaniques, travaillant sans direction, sans plan, par une sorte de fatalité qui n’a rien à voir avec la finalité et qui même l’exclut.
Nous connaissions déjà cette théorie de la Nature. Lucrèce l’avait exposée dans des vers d’une précision rare quand il nous dit :
Les organes ne nous sont pas donnés en vue de l’usage que nous pouvons en faire, c’est en se formant qu’ils déterminent l’usage que nous en faisons. N’est-ce pas là, précisément, la théorie de nos modernes naturalistes ? On nous assure que lorsque nous admirons la conformité au but, nous admirons une merveille que nous créons nous-mêmes. Les choses fussent-elles tout autres qu’elles ne sont, par l’effet de causes mécaniques autrement disposées, nous n’en serions pas moins déterminés à les trouver conformes au but. Nous ne renoncerions pas pour cela à la merveille ; nous l’expliquerions autrement, voilà tout. C’est ici, comme ailleurs, le miracle psychologique se transformant en miracle théologique ; c’est le merveilleux de l’imagination humaine mis à la place du mécanisme universel, seul principe, seul cause.
Si la finalité est ailleurs que dans l’esprit humain, si elle est dans le système des êtres, comment se fait-il, nous dit-on, que la Nature produise un si grand nombre de créations inexplicables par la conformité au but ? Comment comprendre qu’elle commette tant de bévues et d’inepties apparentes, qu’elle tâtonne si souvent, qu’elle se laisse si gravement troubler dans ses procédés par des accidents extérieurs qu’elle ne sait ni prévoir, ni réparer ? Les monstruosités, les anomalies, le gaspillage des créations inutiles et des forces perdues, la fécondité ridicule de certains animaux qui couvriraient en peu d’années la terre, s’ils ne périssaient aussi aisément qu’ils naissent, tant de détours si compliqués pour atteindre de prétendues fins que la Nature atteindrait facilement, si elle y tenait et si elle les connaissait, tout cela n’est-ce pas la condamnation des causes finales ? Ces arguments ne varient guère. Kant les indiquait déjà avec une précision qu’on n’a pas dépassée. Mais la science en s’étendant et en multipliant ses observations, a multiplié les incidents et les faits, sans rien changer à l’objection fondamentale. C’est toujours la même irrégularité dénoncée dans les opérations de la Nature, la même incertitude, le même et perpétuel tâtonnement. Dans chaque espèce organique, l’anatomie comparée nous montre des formes et des organes inutiles à cette espèce, nullement conformes au but que poursuit l’animal et à son genre de vie. C’est l’humérus caché dans la nageoire des cétacés, ce sont les deux mamelles rudimentaires dans l’homme ; ce sont les formes transitoires du fœtus, dans lesquelles les mammifères ressemblent aux poissons et aux reptiles avant d’atteindre leur forme véritable. De ces faits et de mille autres semblables, on conclut qu’il y a de l’inutile dans le monde organique, ce qui est l’assertion la plus contraire à la finalité. On soutient qu’il y a même de l’incohérence et du désordre, si l’on prétend expliquer chaque détail par l’idée d’une cause finale. Cette idée a fait son temps, elle ne suffit plus à la science.
Mais voici une théorie qui explique précisément tous ces désordres, toutes ces inutilités, tous ces détours et ces tâtonnements constatés dans les opérations de la Nature. C’est l’idée de l’unité de composition, d’un procédé unique suivi par la force aveugle des choses.
Geoffroy Saint-Hilaire et Goethe se sont emparés en maîtres de cette grande vérité, à savoir, que la Nature ne se dissipe pas, comme on pourrait le croire, dans une variété sans limites et dans la profusion des détails ; que pour le regard de l’observateur attentif au fond des choses, l’apparente et inépuisable diversité des formes recouvre une certaine unité, sensible par ses effets, qui rattache ces formes les unes aux autres et les domine toutes ; que la Nature compense par l’universalité de ses lois, on pourrait dire par l’unité de la loi fondamentale, l’incroyable fécondité de ses combinaisons ; que partout, prodigue de variétés, avare d’innovations, elle diversifie à l’infini la vie en lui assignant, dans quelques conditions très simples et très générales, une limite qu’elle ne franchit pas.
Au fond, qu’est-ce que cette unité ? C’est à tort que l’on se sert pour la désigner de ces expressions qui rappellent trop la théorie condamnée des causes finales, unité de composition, de type, de plan, M. Littré propose de dire plus simplement la loi de développement. – L’analogie des formes que l’on retrouve partout dans la structure des êtres organisés, même quand ces formes leur sont tout à fait inutiles, révèle aux positivistes deux faits : le premier, que la nature agit sans l’intelligence du but ; le second, qu’elle agit toujours et partout uniformément. La similitude de ses effets, dans les organismes les plus différents, démontre la monotonie de son procédé. La diversité de ces organismes ne tient qu’à des accidents extérieurs qui réagissent sur le procédé unique et en altèrent la direction fondamentale. La nature est un pur mécanisme élaborant tout ce qui vit d’après une seule loi, se répétant sans fin et ne variant pas les êtres en raison des fins différentes qu’elle leur assigne, mais en raison des circonstances qu’elle rencontre au dehors et auxquelles il faut bien qu’elle s’accommode.
Nous n’avons à discuter ici ni la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire, ni les conséquences que l’on en fait sortir. Il nous suffira de dire en ce moment que cette loi de l’unité de composition n’est vraie que dans certaines limites, en dehors desquelles elle succombe sous les objections de Cuvier. Inexacte et contestable si on ne la restreint pas, même dans les limites où elle se trouve exacte elle laisse sans explication un grand nombre de faits ; ceux qu’elle explique ne sont peut-être ni les plus nombreux ni les plus importants. Enfin, dans l’opinion de Geoffroy Saint-Hilaire, cette théorie de l’unité de composition est loin d’avoir les conséquences que l’on en tire aujourd’hui contre l’idée d’une Cause intelligente. Il y voit au contraire « une des manifestations les plus glorieuses de la puissance créatrice et un motif de plus d’admiration, de gratitude et d’amour. » Mais tout cela est de la discussion et nous ne voulons pas en faire. Notre intention est de constater simplement les tendances de cette philosophie naturelle qui se développe chaque jour, s’aidant de toutes les données que la science lui fournit, exagérant la portée des inductions que les faits lui suggèrent et poussant à outrance les conséquences de chaque hypothèse.
Au premier rang des hypothèses les plus récentes, se place celle de Darwin, qui n’est autre chose qu’une ingénieuse et savante application de la théorie de Geoffroy Saint-Hilaire, reportée aussi loin que possible dans l’histoire rétrospective des espèces organiques. Darwin ne se contente pas d’affirmer et de démontrer l’unité de composition, sensible dans la diversité des formes. Il essaye de reconstruire le passé du règne animal et de nous faire assister à ses principales transformations jusqu’à l’état actuel. Il ne lui suffit pas d’affirmer que les causes efficientes ont tout fait, il tente de nous expliquer comment elles ont tout fait, comment se sont successivement préparées ces organisations si industrieuses, si compliquées, sans qu’il s’y mêle à aucun degré et à aucun instant une action intelligente, une conception du but, une cause finale.
Le principe de la théorie est que les espèces ne sont pas, comme le voulait Buffon, des êtres réels, permanents, de la nature, fixés dans leur perfection relative depuis le commencement de la création. Darwin pose en fait la variabilité indéfinie des espèces qu’il confond perpétuellement, selon une remarque très juste de M. Flourens, avec la mutabilité. L’espèce n’est pour lui qu’une variété agrandie, la variété est une espèce naissante. Chaque espèce ne peut donc avoir été créée dans une indépendance absolue des autres ; elle descend comme les variétés d’autres espèces, dont elle s’est de plus en plus éloignée. Toute la question est de savoir comment les innombrables espèces qui habitent ce monde ont été modifiées successivement, en s’éloignant des types primitifs, de manière à acquérir cette perfection compliquée de structure et cette adaptation des organes à leurs fonctions qui font l’admiration des finalistes. Celui qui sera arrivé à une conception claire des moyens d’appropriation et des perfectionnements successifs employés par la nature, en dehors de toute intention préconçue, et par un concours de causes purement mécaniques, celui-là aura résolu un des grands problèmes de la création. Les moyens auxquels Lamark, Diderot, Maillet, bien d’autres encore ont eu recours, tels que les habitudes et les conditions extérieures de climat et de nourriture, sont démontrés insuffisants pour rendre compte d’une si grande divergence de formes et de fins.
Il y faut joindre, selon Darwin, le principe de l’élection naturelle qui conserve, qui accumule toutes les variations favorables produites dans le cours des âges chez les individus, qui en assure la transmission indéfinie par vole d’hérédité et qui, par là, garantit à ceux qui jouis sent de cet avantage, si faible qu’il soit, la victoire définitive dans la lutte acharnée de la vie. L’élection naturelle et la concurrence vitale expliquent l’économie de la création organique, la variété illimitée des espèces, leur distribution géographique sur les différents points du globe, l’abondance ou la rareté des individus qui la composent, l’extinction ou le développement de chacune d’elles, toute leur histoire enfin, qui n’est qu’un résultat des circonstances extérieures et de ce procédé uniforme de la nature, conservant les variations favorables, éliminant les déviations nuisibles.
La conséquence dernière de cette loi toujours agissante de l’élection naturelle, c’est que toute forme vivante, héritière de variations favorables accumulées et transmises par ses ancêtres doit devenir de mieux en mieux adaptée à ses conditions d’existence. Le perfectionnement continuel des individus organisés conduit inévitablement à la divergence des espèces, à l’extinction des variétés les plus voisines et les moins favorisées, et par là au progrès général de l’organisme. Darwin essaye de tenir jusqu’au bout son engagement de n’avoir recours, à aucun moment de la théorie, aux causes finales et d’expliquer sans elles la formation des espèces actuelles, descendant probablement d’un seul prototype, commun aux animaux et aux plantes. Geoffroy Saint-Hilaire se figurait la série zoologique s’élevant depuis les plus humides degrés de la vie jusqu’à la plus grande complication organique, comme un seul être abstrait, résidant dans l’animalité tout entière, comme une idée simple, réalisée sous des figures diverses. Darwin a tiré cet être idéal de son abstraction ; il en fait un être réel, historique, se perpétuant par une suite de métamorphoses naturelles, qui, à travers la chaîne des âges, unissent le polype à l’homme et la monade à Newton.
Tous deux ont dressé ce qu’on peut appeler l’échelle continue de l’animalité. Mais ils se sont arrêtés à la limite de la vie. Au-delà, ils ont reconnu l’abîme et n’ont pas essayé de le franchir. D’autres l’ont franchi, et de même que Darwin comble par les intermédiaires l’intervalle entre le polype et l’homme, ils ont essayé de combler l’intervalle entre l’atome pur et le polype. Nous touchons ici aux hypothèses les plus aventureuses, à celle par exemple des générations spontanées qui explique avec tant d’aisance l’éclosion de la vie à la surface de notre planète ; hypothèse qui, mille fois réfutée, aujourd’hui plus victorieusement que jamais par les décisives expériences de M. Pasteur, s’obstine cependant à ne pas avouer sa défaite, recueille pour un temps meilleur ses espérances en déroute, et garde sur un grand nombre d’intelligences un prestige que rien ne dissipe. Nous rencontrons enfin, chemin faisant, quelques rêves, vagues encore, qui n’osent pas se montrer ouvertement, mais qui agitent confusément certains esprits, surtout depuis le jour où la synthèse chimique a réussi, par la seule action réciproque des corps simples, à reproduire quelques-uns de ces principes élémentaires qui, sans être doués de vie, entrent dans la composition de tout ce qui est vivant. On s’est ému, comme à l’aspect d’un monde nouveau. Il s’est produit des attentes, chimériques sans doute, mais passionnées. M. Berthelot aurait-il retrouvé dans ses cornues les matériaux de la vie ? Serait-il sur la voie du grand secret ? Va-t-on fabriquer artificiellement des substances organiques ? La vie, au moins à son plus bas degré, serait-elle un jour dans la main de l’homme ? Ces espérances ne s’avouent pas encore dans la science sérieuse, M. Berthelot serait peut-être le premier à les répudier. Mais dans un temps comme le nôtre, où chacun aime à construire sa cosmogonie ou sa théodicée, les imaginations vont vite. Elles se précipitent dans l’inconnu, et l’audace même des conclusions entrevues est, de tous les attraits, le plus irrésistible. Les savants n’acceptent pas ces responsabilités hasardeuses ; mais quelques-uns d’entre eux ne s’émeuvent pas trop de les voir porter par d’au très ; ils voient, non sans plaisir peut-être, dans ces témérités excessives, un gage de l’affranchissement des esprits, un signe favorable des temps. Sans applaudir, ils sourient et laissent tout espérer. – Les substances inorganiques donnant naissance, dans certaines conditions propices, à ces vésicules, humble berceau, ou mieux, premier germe de la vie ; la vie, une fois éclose, se métamorphosant sans cesse, soit sous forme végétale, soit sous forme animale, en mille espèces variées, indéfiniment perfectibles, certes, voilà une théorie qui laisse peu de chose à faire au Créateur. La force plastique (ce que Kant appelle la technique de la nature) suffit à tout. Les causes efficientes ont tout produit, les causes finales sont reléguées dans l’ombre des vieilles superstitions. On tient enfin la clef de la nature. Cette clef universelle, c’est l’idée du mécanisme. L’univers est le produit de deux facteurs, l’atome et le mouvement. Ces deux facteurs doivent expliquer tout. Ce qui n’est pas encore expliqué le sera un jour, n’en doutez pas.
On était encore tenté d’admettre je ne sais quelle action intermittente d’une force supérieure qui pouvait ressembler à une action divine, du temps où l’on supposait de grands cataclysmes, véritables crises de la nature, qui marquent les époques géologiques. La théorie de la terre d’après Cuvier présentait quelques vestiges des vieilles idées. Le système de Charles Lyell est venu tranquilliser les consciences que gênait ce dernier reste de superstition, en substituant à ces coups presque merveilleux d’une puissance mystérieuse, trop semblables à des actes distincts de la création, la théorie des causes actuelles et des actions lentes (celles de la mer et des marées, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, la pluie, les vents), qui n’ont rien de si mystérieux et qui, en agissant continûment depuis des myriades de siècles, ont produit la forme actuelle du globe, la configuration des continents, la physionomie de la Terre. L’archéologie de la nature n’offre plus au savant ce paradoxe des grands bouleversements où il était tenté de voir le dessein suivi et préparé d’une cause supérieure. On nous assure que le principe de ces révolutions est toujours agissant ; que l’univers le porte dans ses conditions physiques, et que si nous n’en voyons pas paraître sous nos yeux les irrésistibles effets, c’est que l’échelle du temps n’est pas la même pour le Cosmos et pour l’homme. La vie de chacun de nous est une minute dans l’existence de ce globe qui nous porte : il n’est pas étonnant que le changement qui ne cesse pas de s’opérer en lui, nous semble Insensible. L’immutabilité apparente de la terre nous trompe. Elle cache un travail qui ne s’arrête jamais, et qui changera bien des fois encore la face mobile du globe.
Toutes ces hypothèses n’ont déjà plus rien d’original. Elles flottent dans l’air, elles appartiennent à qui se donne la peine de les recueillir et de les disposer. Elles exercent sur la philosophie naturelle une influence qui la conduit tout droit à l’athéisme scientifique. Même quand on ne nie pas Dieu explicitement, on finit par se passer de lui ; on l’écarte, on l’ajourne, on le relègue dans une oisiveté qui le supprime. Les causes secondes prennent tout et laissent le reste à la Cause première qui n’a plus qu’à disparaître. La science reconduit Dieu avec honneur jusqu’à ses frontières, en le remerciant de ses services provisoires.
Ainsi s’effacent successivement, dans la philosophie de la nature, et les causes primordiales et les causes finales. On ne conserve que les causes mécaniques. On élimine tout ce qui, dans les phénomènes cosmiques, impliquerait un choix à priori, une volonté préconçue, un plan. Les esprits qui restent attachés à l’idée d’une intelligence et d’une volonté directrices, tous ceux qui s’obstinent à en reconnaître les traces dans le développement de l’univers sont encore, paraît-il, dans les liens des vieilles illusions. L’esprit vraiment scientifique s’achève dans l’homme quand il arrive à comprendre que ce que nous appelons l’harmonie de la nature n’est qu’un effet, non un principe ; une résultante, non une cause finale ; que toute résultante agit comme agirait un principe, et un principe intelligent ; que l’harmonie des causes finales n’est que le produit fatal des réactions nécessaires amenées les unes par les autres, l’expression mathématique de l’équilibre des forces. Ce qui vous fait croire, nous dit-on, que Dieu meut le monde, c’est que le monde se meut, en définitive, comme ai Dieu le mouvait. La seule difficulté qui vous arrête, sans doute, c’est la difficulté de concevoir un si grand nombre de combinaisons, tour à tour essayées à travers le conflit désordonné des forces. Mais puisez largement à l’inépuisable trésor de l’éternité, Jetez par la pensée des milliards de siècles derrière vous, et dans cet infini du temps, une infinité de combinaisons, qui se sont succédé jusqu’à ce qu’il s’en soit produit une dernière où le chaos a cessé, où, dans des conditions propices, la vie a pu éclore, et concluez hardiment que ce qu’on appelle faction créatrice de Dieu n’est rien que ce dernier système viable, après des milliers de systèmes avortés, et qu’en définitive, la Providence n’est qu’une affaire d’équilibre.
Gœthe n’était pas fort éloigné de cette idée. Il nous en donne à chaque instant, dans ses poèmes et dans ses ouvrages scientifiques, le pressentiment. Il ouvre devant nos yeux les abîmes muets de l’Être et du Temps ; il se plaît à ressentir le vertige et le frisson du mystère cosmique qui révèle Dieu aux uns, qui le remplace pour les autres, pour Gœthe lui-même. On en douterait en vain ; sa pensée est bien celle de Faust, méditant sur le texte sacré : « Au commencement était le Verbe… Est-ce bien cela ? Non ; lisons l’Intelligence… Pèse la première ligne et que ta plume ne se hâte pas trop… Est-ce l’Intelligence qui fait et produit tout ? Il faudrait lire la Force… Non, je me sens éclairé et j’écris avec confiance l’Action. » L’action universelle, l’activité aveugle ; les choses éternelles s’agitant d’un mouvement vague dans la nuit, se démêlant, parvenant successivement à la forme, à la vie, à la pensée, selon l’infaillible loi d’une nécessité qui s’impose et s’ignore elle-même ; la perpétuité de l’Être se transformant sans trêve dans la perpétuité du Temps : voilà bien les idées chères à Gœthe, que Faust nous traduit dans sa sombre méditation. Ce naturalisme hardi se joue à côté des terreurs du Moyen Âge, au milieu des sorcelleries. Imaginez Hegel dans la cuisine des sorcières, ou Spinoza égaré sur le sommet du Brocken, un Jour de sabbat.