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"Un personnage rapporte la longue confidence que Michel, « l'immoraliste », a faite devant quelques amis. Érudit peu concerné par la chair, celui-ci a jadis épousé, sans réel amour, une femme dévouée, Marceline, qui éprouve pour lui des sentiments plus vifs.
Au cours de leur voyage de noces en Afrique du Nord, il tombe gravement malade et lutte contre la mort à Biskra, en Algérie. La contemplation des jeunes garçons pleins de santé lui redonne le goût de la vie et il met toute sa volonté à guérir. Le convalescent est bientôt un homme neuf, attentif à son corps, au monde présent et sensuel qui l'entoure. "
À PROPOS DE L'AUTEUR
André Gide (1869 - 1951) était un auteur français et lauréat du prix Nobel de littérature (en 1947). La carrière de Gide s'étend de ses débuts dans le mouvement symboliste à l'avènement de l'anticolonialisme entre les deux guerres mondiales. Auteur de plus de cinquante livres, au moment de sa mort sa nécrologie dans le New York Times le décrivait comme "le plus grand homme de lettres contemporain de France" et "jugé le plus grand écrivain français de ce siècle par les connaisseurs littéraires".
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Veröffentlichungsjahr: 2022
Section 1
PRÉFACE
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
L’immoraliste
André Gide
– 1902 –
Je te loue, ô mon Dieu, de ce que tu m’as fait créature si admirable.
PSAUMES, CXXXIX, 14
PRÉFACE
Je donne ce livre pour ce qu’il vaut. C’est un fruit plein de cendre amère ; il est pareil aux coloquintes du désert qui croissent aux endroits calcinés et ne présentent à la soif qu’une plus atroce brûlure, mais sur le sable d’or ne sont pas sans beauté.
Que si j’avais donné mon héros pour exemple, il faut convenir que j’aurais bien mal réussi1 ; les quelques rares qui voulurent bien s’intéresser à l’aventure de Michel, ce fut pour le honnir de toute la force de leur bonté. Je n’avais pas en vain orné de tant de vertus Marceline ; on ne pardonnait pas à Michel de ne pas la préférer à soi.
Que si j’avais donné ce livre pour un acte d’accusation contre Michel, je n’aurais guère réussi davantage, car nul ne me sut gré de l’indignation qu’il ressentait contre mon héros ; cette indignation, il semblait qu’on la ressentît malgré moi ; de Michel elle débordait sur moi-même ; pour un peu, l’on voulait me confondre avec lui.
Mais je n’ai voulu faire en ce livre non plus acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. Le public ne pardonne plus, aujourd’hui, que l’auteur, après l’action qu’il peint, ne se déclare pas pour ou contre ; bien plus, au cours même du drame on voudrait qu’il prît parti, qu’il se prononçât nettement soit pour Alceste, soit pour Philinte, pour Hamlet ou pour Ophélie, pour Faust ou pour Marguerite, pour Adam ou pour Jéhovah. Je ne prétends pas, certes, que la neutralité (j’allais dire : l’indécision) soit signe sûr d’un grand esprit ; mais je crois que maints grands esprits ont beaucoup répugné à… conclure – et que bien poser un problème n’est pas le supposer d’avance résolu.
C’est à contrecœur que j’emploie ici le mot « problème ». À vrai dire, en art, il n’y a pas de problèmes – dont l’œuvre d’art ne soit la suffisante solution.
Si par « problème »on entend « drame », dirai-je que celui que ce livre raconte, pour se jouer en l’âme même de mon héros, n’en est pas moins trop général pour rester circonscrit dans sa singulière aventure. Je n’ai pas la prétention d’avoir inventé ce « problème » ; il existait avant mon livre ; que Michel triomphe ou succombe, le « problème »continue d’être, et l’auteur ne propose comme acquis ni le triomphe, ni la défaite.
Que si quelques esprits distingués n’ont consentide voir en ce drame que l’exposé d’un cas bizarre, et en son héros qu’un malade ; s’ils ont méconnu que quelques idées très pressantes et d’intérêt très général peuvent cependant l’habiter – la faute n’en est pas à ces idées ou à ce drame, mais à l’auteur, et j’entends : à sa maladresse – encore qu’il ait mis dans ce livre toute sa passion, toutes ses larmes et tout son soin. Mais l’intérêt réel d’une œuvre et celui que le public d’un jour y porte, ce sont deux choses très différentes. On peut sans trop de fatuité, je crois, préférer risquer de n’intéresser point le premier jour, avec des choses intéressantes – que passionner sans lendemain un public friand de fadaises.
Au demeurant, je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclairer bien ma peinture.
À HENRI GHÉON
son franc camarade
À. G.
(À Monsieur D. R., président du conseil.)
Sidi b. M. 30 juillet 189.
Oui, tu le pensais bien : Michel nous a parlé, mon cher frère. Le récit qu’il nous fit, le voici. Tu l’avais demandé ; je te l’avais promis ; mais à l’instant de l’envoyer, j’hésite encore, et plus je le relis et plus il me paraît affreux. Ah ! que vas-tu penser de notre ami ? D’ailleurs qu’en pensé-je moi-même ? Le réprouverons-nous simplement, niant qu’on puisse tourner à bien des facultés qui se manifestent cruelles ? – Mais il en est plus d’un aujourd’hui, je le crains, qui oserait en ce récit se reconnaître. Saura-t-on inventer l’emploi de tant d’intelligence et de force – ou refuser à tout cela droit de cité ? En quoi Michel peut-il servir l’État ? J’avoue que je l’ignore… Il lui faut une occupation. La haute position que t’ont value tes grands mérites, le pouvoir que tu tiens, permettront-ils de la trouver ? – Hâte-toi. Michel est dévoué : il l’est encore ; il ne le sera bientôt plus qu’à lui-même.
Je t’écris sous un azur parfait ; depuis les douze jours que Denis, Daniel et moi sommes ici, pas un nuage, pas une diminution de soleil. Michel dit que le ciel est pur depuis deux mois.
Je ne suis ni triste, ni gai ; l’air d’ici vous emplit d’une exaltation très vague et vous fait connaître un état qui paraît aussi loin de la gaieté que de la peine ; peut-être que c’est le bonheur.
Nous restons auprès de Michel ; nous ne voulons pas le quitter ; tu comprendras pourquoi, si tu veux bien lire ces pages ; c’est donc ici, dans sa demeure, que nous attendons ta réponse ; ne tarde pas.
Tu sais quelle amitié de collège, forte déjà, mais chaque année grandie, liait Michel à Denis, à Daniel, à moi. Entre nous quatre une sorte de pacte fut conclu : au moindre appel de l’un devaient répondre les trois autres. Quand donc je reçus de Michel ce mystérieux cri d’alarme, je prévins aussitôt Daniel et Denis, et tous trois, quittant tout, nous partîmes.
Nous n’avions pas revu Michel depuis trois ans. Il s’était marié, avait emmené sa femme en voyage, et, lors de son dernier passage à Paris, Denis était en Grèce, Daniel en Russie, moi retenu, tu le sais, auprès de notre père malade. Nous n’étions pourtant pas restés sans nouvelles ; mais celles que Silas et Will, qui l’avaient revu, nous donnèrent, n’avaient pu que nous étonner. Un changement se produisait en lui, que nous n’expliquions pas encore. Ce n’était plus le puritain très docte de naguère, aux gestes maladroits à force d’être convaincus, aux regards si clairs que devant eux souvent nos trop libres propos s’arrêtèrent. C’était… mais pourquoi t’indiquer déjà ce que son récit va te dire ?
Je t’adresse donc ce récit, tel que Denis, Daniel et moi l’entendîmes. Michel le fit sur sa terrasse où près de lui nous étions étendus dans l’ombre et dans la clarté des étoiles. À la fin du récit, nous avons vu le jour se lever sur la plaine. La maison de Michel la domine, ainsi que le village dont elle n’est distante que peu. Par la chaleur, et toutes les moissons fauchées, cette plaine ressemble au désert.
La maison de Michel, bien que pauvre et bizarre, est charmante. L’hiver, on souffrirait du froid, car pas de vitres aux fenêtres ; ou plutôt pas de fenêtres du tout, mais de vastes trous dans les murs. Il fait si beau que nous couchons dehors sur des nattes.
Que je te dise encore que nous avions fait bon voyage. Nous sommes arrivés ici le soir, exténués de chaleur, ivres de nouveauté, nous étant arrêtés à peine à Alger, puis à Constantine. De Constantine un nouveau train nous emmenait jusqu’à Sidi b. M. où une carriole attendait. La route cesse loin du village. Celui-ci perche au haut d’un roc comme certains bourgs de l’Ombrie. Nous montâmes à pied ; deux mulets avaient pris nos valises. Quand on y vient par ce chemin, la maison de Michel est la première du village. Un jardin fermé de mursbas, ou plutôt un enclos l’entoure, où croissent trois grenadiers déjetés et un superbe laurier-rose. Un enfant kabyle était là, qui s’est enfui dès notre approche, escaladant le mur sans façon.
Michel nous a reçus sans témoigner de joie ; très simple, il semblait craindre toute manifestation de tendresse ; mais sur le seuil, d’abord, il embrassa chacun de nous trois gravement.
Jusqu’à la nuit nous n’échangeâmes pas dix paroles. Un dîner presque tout frugal était prêt dans un salon dont les somptueuses décorations nous étonnèrent, mais que t’expliquera le récit de Michel. Puis il nous servit le café qu’il prit soin de faire lui-même. Puis nous montâmes sur la terrasse d’où la vue à l’infini s’étendait, et, tous trois, pareils aux trois amis de Job, nous attendîmes, admirant sur la plaine en feu le déclin brusque de la journée. Quand ce fut la nuit, Michel dit :
1Il a paru en juin 1902 une édition petit in-8° de ce livre, tirée à 300 exemplaires sur vergé d’Arches.
PREMIÈRE PARTIE
I
Mes chers amis, je vous savais fidèles. À mon appel vous êtes accourus, tout comme j’eusse fait au vôtre. Pourtant voici trois ans que vous ne m’aviez vu. Puisse votre amitié, qui résiste si bien à l’absence, résister aussi bien au récit que je veux vous faire. Car si je vous appelai brusquement, et vous fis voyager jusqu’à ma demeure lointaine, c’est pour vous voir, uniquement, et pour que vous puissiez m’entendre. Je ne veux pas d’autre secours que celui-là : vous parler. Car je suis à tel point de ma vie que je ne peux plus dépasser. Pourtant ce n’est pas lassitude. Mais je ne comprends plus. J’ai besoin… J’ai besoin de parler, vous dis-je. Savoir se libérer n’est rien ; l’ardu, c’est savoir être libre. – Souffrez que je parle de moi ; je vais vous raconter ma vie, simplement, sans modestie et sans orgueil, plus simplement que si je parlais à moi-même. Écoutez-moi :
La dernière fois que nous nous vîmes, c’était, il m’en souvient, aux environs d’Angers, dans la petite église de campagne où mon mariage se célébrait. Le public était peu nombreux, et l’excellence des amis faisait de cette cérémonie banale une cérémonie touchante. Il me semblait que l’on était ému, et cela m’émouvait moi-même. Dans la maison de celle qui devenait ma femme, un court repas vous réunit à nous au sortir de l’église ; puis la voiture commandée nous emmena, selon l’usage qui joint en nos esprits, à l’idée d’un mariage, la vision d’un quai de départ.
Je connaissais très peu ma femme et pensais, sans en trop souffrir, qu’elle ne me connaissait pas davantage. Je l’avais épousée sans amour, beaucoup pour complaire à mon père, qui, mourant, s’inquiétait de me laisser seul. J’aimais mon père tendrement ; occupé par son agonie, je ne songeai, en ces tristes moments, qu’à lui rendre sa fin plus douce ; et ainsi j’engageai ma vie sans savoir ce que pouvait être la vie. Nos fiançailles au chevet du mourant furent sans rires, mais non sans grave joie, tant la paix qu’en obtint mon père fut grande. Si je n’aimais pas, dis-je, ma fiancée, du moins n’avais-je jamais aimé d’autre femme. Cela suffisait à mes yeux pour assurer notre bonheur ; et, m’ignorant encore moi-même, je crus me donner tout à elle. Elle était orpheline, elle aussi, et vivait avec ses deux frères. Marceline avait à peine vingt ans ; j’en avais quatre de plus qu’elle.
J’ai dit que je ne l’aimais point ; du moins n’éprouvais-je pour elle rien de ce qu’on appelle amour, mais je l’aimais, si l’on veut entendre par là de la tendresse, une sorte de pitié, enfin une estime assez grande. Elle était catholique et je suis protestant… mais je croyais l’être si peu ! Le prêtre m’accepta ; moi j’acceptai le prêtre ; cela se joua sans impair.
Mon père était, comme l’on dit, « athée » ; du moins je le suppose, n’ayant, par une sorte d’invincible pudeur que je crois bien qu’il partageait, jamais pu causer avec lui de ses croyances. Le grave enseignement huguenot de ma mère s’était, avec sa belle image, lentement effacé en mon cœur ; vous savez que je la perdis jeune. Je ne soupçonnais pas encore combien cette première morale d’enfant nous maîtrise, ni quels plis elle laisse à l’esprit. Cette sorte d’austérité dont ma mère m’avait laissé le goût en m’en inculquant les principes, je la reportai toute à l’étude. J’avais quinze ans quand je perdis ma mère ; mon père s’occupa de moi, m’entoura et mit sa passion à m’instruire. Je savais déjà bien le latin et le grec ; avec lui j’appris vite l’hébreu, le sanscrit, et enfin le persan et, l’arabe. Vers vingt ans, j’étais si chauffé qu’il osait m’associer à ses travaux. Il s’amusait à me prétendre son égal et voulut m’en donner la preuve. L’Essai sur les cultes phrygiens, qui parut sous son nom, fut mon œuvre ; à peine l’avait-il revu ; rien jamais ne lui valut tant d’éloges. Il fut ravi. Pour moi, j’étaisconfus de voir cette supercherie réussir. Mais désormais je fus lancé. Les savants les plus érudits me traitaient comme leur collègue. Je souris maintenant de tous les honneurs qu’on me fit… Ainsi j’atteignis vingt-cinq ans, n’ayant presque rien regardé que des ruines ou des livres, et ne connaissant rien de la vie ; j’usais dans le travail une ferveur singulière. J’aimais quelques amis (vous en fûtes), mais plutôt l’amitié qu’eux-mêmes ; mon dévouement pour eux était grand, mais c’était besoin de noblesse ; je chérissais en moi chaque beau sentiment. Au demeurant, j’ignorais mes amis, comme je m’ignorais moi-même. Pas un instant ne me survint l’idée que j’eusse pu mener une existence différente ni qu’on pût vivre différemment.
À mon père et à moi des choses simples suffisaient ; nous dépensions si peu tous deux, que j’atteignis mes vingt-cinq ans sans savoir que nous étions riches. J’imaginais, sans y songer souvent, que nous avions seulement de quoi vivre, et j’avais pris, près de mon père, des habitudes d’économie telles que je fus presque gêné quand je compris que nous possédions beaucoup plus. J’étais à ce point distrait de ces choses, que ce ne fut même pas après le décès de mon père, dont j’étais unique héritier, que je pris conscience un peu plus nette de ma fortune, mais seulement lors du contrat de mon mariage, et pour m’apercevoir du même coup que Marceline ne m’apportait presque rien.
Une autre chose que j’ignorais, plus importanteencore peut-être, c’est que j’étais d’une santé très délicate. Comment l’eussé-je su, ne l’ayant pas mise à l’épreuve ? J’avais des rhumes de temps à autre, et les soignais négligemment. La vie trop calme que je menais m’affaiblissait et me préservait à la fois. Marceline, au contraire, semblait robuste ; et qu’elle le fût plus que moi, c’est ce que nous devions bientôt apprendre.
Le soir même de nos noces, nous couchions dans mon appartement de Paris, où l’on nous avait préparé deux chambres. Nous ne restâmes à Paris que le temps qu’il fallut pour d’indispensables emplettes, puis gagnâmes Marseille, d’où nous nous embarquâmes aussitôt pour Tunis.
Les soins urgents, l’étourdissement des derniers événements trop rapides, l’indispensable émotion des noces venant sitôt après celle plus réelle de mon deuil, tout cela m’avait épuisé. Ce ne fut que sur le bateau que je pus sentir ma fatigue. Jusqu’alors chaque occupation, en l’accroissant, m’en distrayait. Le loisir obligé du bord me permettait enfin de réfléchir. C’était, me semblait-il, pour la première fois.
Pour la première fois aussi, je consentais d’être privé longtemps de mon travail. Je ne m’étais accordé jusqu’alors que de courtes vacances. Un voyage en Espagne avec mon père, peu de temps après la mort de ma mère, avait, il est vrai, duré plus d’un mois ; un autre, en Allemagne, six semaines ; d’autres encore ; mais toujours des voyages d’études ; mon père ne s’y distrayait point de ses recherches très précises ; moi, sitôt que je ne l’y suivais plus, je lisais. Et pourtant, à peine avions-nous quitté Marseille, divers souvenirs de Grenade et de Séville se ravivèrent, de ciel plus pur, d’ombres plus franches, de fêtes, de rires et de chants. Voilà ce que nous allons retrouver, pensai-je. Je montai sur le pont du navire et regardai Marseille s’écarter.
Puis, brusquement, je songeai que je délaissais un peu Marceline.
Elle était assise à l’avant ; je m’approchai, et, pour la première fois vraiment, la regardai.
Marceline était très jolie. Vous le savez ; vous l’avez vue. Je me reprochai de ne m’en être pas d’abord aperçu. Je la connaissais trop pour la voir avec nouveauté ; nos familles de tout temps étaient liées ; je l’avais vue grandir ; j’étais habitué à sa grâce… Pour la première fois je m’étonnai, tant cette grâce me parut grande.
Sur un simple chapeau de paille noire elle laissait flotter un grand voile. Elle était blonde, mais ne paraissait pas délicate. Sa jupe et son corsage pareils étaient faits d’un châle écossais que nous avions choisi ensemble. Je n’avais pas voulu qu’elle s’assombrît de mon deuil.
Elle sentit que je la regardais, se retourna vers moi… Jusqu’alors je n’avais eu près d’elle qu’un empressement de commande ; je remplaçais, tantbien que mal, l’amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l’importunait un peu ; Marceline sentit-elle à cet instant que je la regardais pour la première fois d’une manière différente ? À son tour, elle me regarda fixement ; puis, très tendrement, me sourit. Sans parler, je m’assis près d’elle. J’avais vécu pour moi ou du moins selon moi jusqu’alors ; je m’étais marié sans imaginer en ma femme autre chose qu’un camarade, sans songer bien précisément que, de notre union, ma vie pourrait être changée. Je venais de comprendre enfin que là cessait le monologue.
Nous étions tous deux seuls sur le pont. Elle tendit son front vers moi ; je la pressai doucement contre moi ; elle leva les yeux ; je l’embrassai sur les paupières, et sentis brusquement, à la faveur de mon baiser, une sorte de pitié nouvelle ; elle m’emplit si violemment, que je ne pus retenir mes larmes.
– Qu’as-tu donc ? me dit Marceline.