— Mon cher enfant, dit
l’abbé Cénabre, de sa belle voix lente et grave, un certain
attachement aux biens de ce monde est légitime, et leur défense
contre les entreprises d’autrui, dans les limites de la justice, me
semble un devoir autant qu’un droit. Néanmoins, il convient d’agir
avec prudence, discrétion, discernement… La vie chrétienne dans le
siècle est toute proportion, toute mesure : un équilibre… On ne
résiste guère à ces violences selon la nature, mais nous pouvons en
régler le cours avec beaucoup de patience et d’application… Ne
défendons que l’indispensable, sans prévention contre personne. À
ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a
perdue.
— Je vous remercie, dit alors M.
Pernichon, avec l’accent d’une émotion sincère. La lutte pour les
idées nous échauffe parfois, je l’avoue. Mais l’exemple de votre
vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi.
(Il parlait ainsi la bouche
encore tirée par une grimace convulsive, qui faisait trembler sa
barbe.)
— J’accorde, reprit-il, que le
rapport annuel eût pu être confié à un autre que moi. Il y a des
confrères plus qualifiés. Par exemple, j’aurais cédé volontiers la
place au vénérable doyen de la presse catholique, s’il n’avait
décliné dès le premier jour un honneur qui lui revenait de droit…
Pouvions-nous réellement supposer que l’effacement volontaire du
vieux lutteur aurait cette conséquence d’élever un Larnaudin sur le
pavois ?
Son regard exprimait une
véritable détresse, l’anxiété d’une douleur physique, comme si le
malheureux eût vainement cherché à suer sa haine.
— Je n’ai aucune prévention
contre M. Larnaudin, fit de nouveau la belle voix lente et grave.
Je l’estimerais plutôt. De ses critiques même injustes, j’ai
toujours tiré quelque profit. Hé quoi ! mon ami : les doctrinaires
ont cela de bon qu’ils réveillent, par contraste, certaines
facultés que l’usage et l’expérience de la vie affaiblissent en
nous. Ils nous fournissent de repères utiles.
Puis il se mit à rire, d’un rire
dur.
— Je vous admire ! s’écria
passionnément Pernichon. Vous restez, dans ce vain tumulte, un
calme observateur d’autrui — à l’autel et partout ailleurs
sacerdotal. Néanmoins le tort fait aux intérêts les plus
respectables par les polémiques de M. Larnaudin, son parti pris,
son entêtement, votre bienveillance même ne peut l’oublier ! «
Donner des gages et encore des gages ! » disait hier devant moi
votre éminent ami Mgr Cimier, « le salut est là ! » Or, nous les
avons donnés tous, à un seul près : le désaveu formel, nominal —
oui, nominal ! — de quelques exaltés sans mandat, que suivent une
poignée de naïfs. Est-ce trop demander ?
(La sueur ruisselait enfin sur le
front du petit homme qui semblait en éprouver un soulagement
infini.)
M. Pernichon rédige la chronique
religieuse d’une feuille radicale, subventionnée par un financier
conservateur, à des fins socialistes. Ce qu’il a d’âme s’épanouit
dans cette triple équivoque, et il en épuise la honte
substantielle, avec la patience et l’industrie de l’insecte.
Presque inconnue aux bureaux de l’Aurore nouvelle, sa silhouette
déjà usée, maléfique, encore déformée par une boiterie, est la plus
familière à ce public si particulier d’écrivains sans livres, de
journalistes sans journaux, de prélats sans diocèse, qui vit en
marge de l’Église, de la Politique, du Monde et de l’Académie,
d’ailleurs si pressé de se vendre que l’offre restant trop souvent
supérieure à la demande, l’âpre commerce est sans cesse menacé d’un
avilissement des prix. Telle crise, une fois dénouée, quand on l’a
vue se multiplier jusqu’au pullulement, la denrée périssable,
désormais sans valeur, achève de pourrir dans les
antichambres.
Ancien élève du petit séminaire
de Notre-Dame des Champs, jouant jusqu’au dernier jour la comédie à
demi consciente d’une vocation sacerdotale, sitôt le cap franchi
d’un baccalauréat hasardeux, on perdit sa trace un long temps,
jusqu’à ce moment décisif où il obtint de signer chaque semaine,
dans un Bulletin paroissial, des nouvelles édifiantes, puis des «
lettres de Rome » rédigées chez un petit traiteur de la rue Jacob.
Quel autre que lui eût semblablement tiré parti de ce rôle obscur ?
Mais il sait épargner sou par sou sa future renommée, pareil à ses
ancêtres auvergnats qui, l’été, graissant de leur sueur une terre
ingrate, viennent l’hiver vendre à Paris les châtaignes dont les
cochons se rebutent, amassent lentement leur trésor pour finir
inassouvis, seulement déliés par la mort de leur rêve absurde, et
hâtivement décrassés, pour la première fois, par l’ensevelisseuse,
avant la visite du médecin de l’état civil.
Ces lettres de Rome ne sont
d’ailleurs point sans mérite. Elles en valent d’autres, moins
connues, mais rédigées dans le même esprit par des vaniteux déçus
pour y décharger, à petits coups, leurs âcretés. Le tour peut en
varier sans doute, avec chaque auteur, non pas le sens profond et
secret, la rancune vivace, la claire cupidité du pire, et, sous
couleur de paix civique, une rage d’infirme contre tout ce qui dans
l’Église garde le sens de l’honneur.
Ayant considéré un moment, avec
respect, le visage du maître, souriant de ses mille rides précoces
:
— Je renonce, dit Pernichon, à
vous faire ressentir de l’indignation contre qui que ce soit… Le
nonce, cependant, exprimait hier…
— Ne parlons pas du nonce,
voulez-vous ? pria l’abbé Cénabre. Le zèle de Sa Sainteté à ne pas
déplaire finira par paraître injurieux à nos ministres
républicains… La démocratie aime le faste : on lui envoie de petits
prélats intrigants, d’une bassesse à écœurer. Tenez ! celui-ci, je
vous jure, n’entend pas le grec !… Chez M. le sénateur
Hubert…
Il passa ses mains sur ses joues,
rêva une seconde, et dit tranquillement :
— À quoi bon ? Vous ne l’entendez
pas non plus.
— Vous oubliez, s’écria Pernichon
avec une gaieté forcée (les vanités, même touchées à l’improviste,
ont toujours un réflexe adroit), vous oubliez que j’ai remporté le
prix de version grecque, en 1903, au séminaire de Paris ! Hélas !
j’aurais voulu plutôt me consacrer aux Lettres… Mais les tristes
événements dont nous sommes les témoins…
— Le secret de la paix, dit
Tagore, est de n’attendre rien d’heureux… Sainte Thérèse l’avait
écrit avant lui… Ces rencontres, mon ami, ont quelque chose de
singulier, d’amer…
Sa main, sur le drap rouge du
bureau Louis XVI, battit un rappel énervé. L’horloge sonna onze
coups.
— Je crains de vous fatiguer, dit
M. Pernichon ; je sais que vous veillez rarement. Mais ces haltes
trop rares dans votre solitude, à deux pas du plus bruyant Paris,
me font tant de bien ! Je vous quitte chaque fois en pleine
certitude, en pleine foi. Le regard que vous posez sur l’événement
et sur l’homme est si calme, votre malice même d’une indulgence si
raffinée ! Je suis fier (laissez-moi le répéter, mon éminent maître
!), je suis fier de voir en vous non seulement un protecteur selon
le monde, mais aussi le père de ma pauvre âme…
L’abbé Cénabre regarda la
pendule, se tassa dans son fauteuil et fermant à demi les yeux,
exigeant le silence de sa main droite levée, il laissa tomber ces
mots sur un ton de singulière autorité :
— J’apprécie, mon ami, votre
patience et votre soumission à l’égard d’un prêtre qui ne vous
ménage ni les avertissements, ni les reproches, parfois un peu
sévères. C’est à contre-cœur, cependant, que je vous entends
presque chaque semaine : vous n’ignorez pas que l’exercice du
ministère m’est rendu difficile, que mon modeste travail
d’historien absorbe le plus clair de mon temps. Ce n’est pas,
d’ailleurs, à un critique aussi discuté qu’un pieux jeune homme
devrait demander l’absolution… Je ne vous refuse certes pas mes
conseils si vous y trouvez quelque profit, mais je désire que vous
recouriez désormais, au moins pour la matière du sacrement, à un
autre prêtre que moi. Le choix vous est aisé… Vous ne manquez pas
de relations avantageuses, s’il vous déplaît trop de vous adresser
à quelque vicaire de paroisse, trop simple… Je vous écoute donc
aujourd’hui pour la dernière fois.
Ils gagnèrent une extrémité de
l’immense pièce où le chanoine s’assit sur une simple chaise de
paille, du modèle le plus vulgaire, auprès d’un prie-Dieu de même
aspect, sur lequel s’agenouilla son pénitent. Pour agrandir son
bureau — sa librairie, disait-il — l’abbé Cénabre avait fait
abattre la cloison, et découvert à cette place un cabinet de
débarras, aux murs blanchis à la chaux, pavé de grands carreaux
rouges. C’était comme si la Pauvreté, tant haïe, eût tout à coup
fait irruption, la frêle muraille éventrée, dans la célèbre
bibliothèque dont le luxe sévère a pour l’amateur seulement des
détails exquis. Le contraste parut précieux au génie de l’abbé
Cénabre. Il meubla sommairement ce coin désolé d’une mauvaise
table, de chaises à la paille dorée par l’usage, et d’une simple
étagère, mais où l’homme de goût peut admirer la plus jolie
collection, et la plus rare, de ces missels aux reliures naïves,
reliques à travers les âges de la piété paysanne. Au mur nu pend
une Croix. Et par un raffinement suprême, c’est la seule dans la
maison.
Déjà le murmure de M. Pernichon
récitant le Confiteor s’élevait et s’abaissait dans le silence, car
il affecte d’accentuer irréprochablement son latin. La tête
penchée, les yeux clos, ses minces lèvres un peu serrées par un
douloureux sourire, l’abbé Cénabre semblait attentif au murmure
familier, bien qu’il n’en perçût encore que l’odeur. Une odeur fade
et comme fanée, moins atroce qu’écœurante, flotte en effet autour
de cet homme chétif, dévoré d’une austère envie. Mais sa conscience
est d’une fétidité plus douce encore.
La piété du jeune rédacteur de la
Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la
dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans
la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un
biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique
ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer
à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent
appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien
que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une
définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il
prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de
l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise
envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une
lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle,
la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.
Sa vie intérieure est mêmement
trouble, équivoque, jamais aérée, malsaine. S’il prend des libertés
avec la doctrine, il affecte un respect scrupuleux du précepte
moral. Sans doute obéit-il ainsi à certaines règles capitales de
son jeu, mais il craint aussi l’enfer, enviant si secrètement ceux
qui le bravent qu’il croit seulement les mépriser. Soucieux
d’éviter tout éclat en ce monde ou dans l’autre, il administre sa
conscience avec dégoût, tel un boutiquier renié par sa clientèle à
son comptoir désert. Il sent lui-même l’effrayante immobilité, la
flétrissure d’une adolescence se survivant à elle-même dans l’âge
mûr. Une seule fois, en danger de mort, il a tenté l’épreuve d’une
confession générale, et d’avoir remué ce passé sans histoire, cette
fiente aigrie, il a connu avec effroi que toutes ces fautes
ensemble ne faisaient pas la matière d’un vrai remords.
À l’oreille de l’abbé Cénabre les
ordinaires aveux se succédaient dans leur ordre accoutumé. Car
c’est la coquetterie de M. Pernichon que cette confession rapide,
méthodique, qu’il aborde avec une autorité risible et mène jusqu’au
terme ainsi qu’un clinicien sa leçon… Des prêtres naïfs en
demeurèrent quinauds : à peine osèrent-ils absoudre un pénitent si
bien informé. Néanmoins, jamais jusqu’à ce jour le célèbre auteur
des Mystiques florentins n’a daigné rompre le fil du discours avant
le soupir final, qui s’achève même parfois en toux discrète d’une
irréprochable candeur… Cette fois encore le petit homme fut écouté
en silence. Mais quand il eut fini, surpris de ne rien entendre, il
leva les yeux et rencontra le regard du prêtre rivé au sien dans
une immobilité sinistre.
La curiosité n’a pas ce feu
sombre, le mépris cette tristesse, la haine une telle amertume. Le
blême Pernichon, comme pris dans l’étau, se sentit soudain ouvert,
sondé jusqu’aux reins. Incapable de surmonter et fixer ce regard
incompréhensible, il y chercha une seconde, il désira de toute son
âme glacée, y découvrir l’imperceptible déviation de la démence, sa
flamme oblique. Mais ce regard tombait d’aplomb sur ses épaules.
Littéralement, il en sentit la forme et le poids comme si,
dédaigneux de traverser la misérable conscience, le regard la
modelait, la pétrissait avec dégoût, faisait jouer dessus la
lumière. De ressentir l’effraction d’une clairvoyance supérieure
est déjà une humiliation trop vive, mais la honte atteint son point
de perfection quand la lucidité d’autrui nous découvre en plein
notre propre avilissement. D’ailleurs, ce regard si dépouillé de
toute cupidité vaine exprimait une sorte d’attention plus
outrageante encore, bien que concertée, celle qu’on porte sur les
choses dont la bassesse purement matérielle reste au-dessous d’un
jugement particulier, n’est qu’un point de comparaison, une mesure
commune aux formes supérieures et spirituelles de la honte.
Mais à quoi donc l’abbé Cénabre
comparait-il intérieurement le petit homme ? Car on ne considère
ainsi que la part déshonorée de soi-même.
— Mon ami, dit-il tout à coup (le
feu de son regard, au même instant, tomba), comment vous voyez-vous
?…
— Comment je me vois ? soupira M.
Pernichon. Je ne comprends pas, vraiment… Je ne saisis pas très
bien…
— Écoutez-moi, reprit l’abbé
Cénabre avec douceur, cette question vous peut surprendre dans sa
simplicité. Chacun porte un jugement sur sa propre personne, mais
il y entre peu de sincérité, qu’on le veuille ou non : c’est une
image retouchée cent fois, un compromis. Car observer est une
opération double ou triple de l’esprit, au lieu que voir est un
acte simple. Je vous demande d’ouvrir les yeux avec ingénuité, de
vous saisir du regard entre les hommes, de vous surprendre tel que
vous êtes, dans l’accomplissement de la vie.
— Je comprends votre pensée,
s’écria Pernichon, délivré de sa première angoisse… J’avoue que… Je
suis un homme plein de contradictions.
L’abbé Cénabre réfléchit un long
moment, et de moins sots que le rédacteur de la Vie moderne eussent
pu croire qu’il priait.
— J’avoue d’ailleurs —
permettez-moi de vous faire cette objection, reprit aussitôt
Pernichon — que l’examen que vous me proposez… n’est pas de
ceux-là… enfin sort un peu de l’ordinaire… Je pensais qu’on
n’apportait jamais, en ces matières, trop de méthode… d’attention…
J’aurais craint même…
— Ne craignez rien, répondit le
prêtre d’une voix glacée. Mais ne répondez pas si cela vous
plaît.
— J’obéis, au contraire,
poursuivit le petit homme avec un zèle furieux, misérablement.
Certes, je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà.
Quelque effort que je fasse, en dépit du petit nombre de mes fautes
réelles, la sensualité m’éprouve sans cesse. Cela aussi, vous le
savez. Mais il est peut-être bon que vous me le fassiez redire, et
que j’en sente la confusion.
D’abord, l’abbé Cénabre se tut.
La mèche de la simple lampe posée sur la table à portée de sa main
(car il craignait tout autre éclairage) grésilla, cracha dans le
verre une mince ligne de fumée noire. Comme il se penchait en
étendant le bras, Pernichon vit le tremblement de ses longs doigts.
Presque aussitôt, la flamme ranimée fit sortir de l’ombre la tête
osseuse, léonine, le front et les joues d’une pâleur extrême,
presque livide. Et la soudaine apparition de ce visage contracté,
découvert tout à coup à l’improviste, par surprise, serrait le cœur
d’un remords obscur, comme d’une indiscrétion intolérable.
— Ainsi, dit-il enfin, la
sensualité vous éprouve ? Cela est peut-être une vue de l’esprit.
Vous vous croyez des passions fortes. Et cependant vous n’accusez
que des fautes, en apparence du moins, légères ?
— Je n’attendais pas de vous ce
reproche, murmura Pernichon. Et il regretta aussitôt ce mot
imprudent.
Car déjà, sans daigner y répondre
directement, la même voix glacée — si glacée que l’imperceptible
accent meusien s’en trouvait stérilisé, ne s’entendait plus —
prononça :
— Ne craignez rien de la
sensualité. Vous ne me faites pas illusion, à moi, ni peut-être à
vous-même. Ah ! c’est là sans doute un sujet de petit intérêt, une
vérité à ramasser peu précieuse ! Les prêtres de quelque
expérience, en dépit d’un préjugé constant, n’accordent à la vie
sexuelle qu’une valeur de symptôme. Qui en fait l’objet unique de
son investigation est sûr de se tromper lourdement. D’ailleurs,
elle n’a d’intérêt, n’apporte d’utiles données, enfin ne révèle que
les hautes cimes, quand elle est le miroir trouble, l’image
difficile à interpréter, le signe matériel des contradictions d’un
grand cœur. Encore faut-il qu’elle existe par elle-même, qu’elle
ait son histoire, son caractère propre et singulier.
— Devrait-on accumuler les
faiblesses pour mériter d’être réputé une âme haute, un grand cœur
! dit timidement Pernichon, que le sens de ces paroles assez
obscures irritait moins que leur accent. Je vous écoute dans un
esprit de soumission, mais si sévèrement que je me juge, il ne
m’est pas défendu d’avoir conscience des efforts que j’ai faits,
des tentations que j’ai surmontées ! Si je n’ai pu, hélas ! avancer
bien loin dans la voie de la perfection, au moins ai-je maintenu ma
ligne de résistance morale, suis-je resté sur place. La blessure
est encore ouverte, j’en conviens ; grâce à Dieu, le mal ne m’a pas
dévoré.
Il ronflait d’émotion entre ses
mains, et son front, de nouveau, se couvrit de sueur.
— Ce dernier entretien sera
poussé jusqu’au bout, reprit la voix, dans votre intérêt, mon ami,
et encore pour ma délivrance. Je devrais me reprocher d’avoir tardé
si longtemps. Observez comme ce premier coup de sonde a porté
juste, et quel cri révélateur il tire de vous. J’ai vu éclater
l’abcès, mon enfant.
— Mon père, dit Pernichon,
étouffé de surprise et de colère, je ne m’explique pas votre
dureté.
— En vous écoutant, déjà bien des
fois, à cette même place, j’avais ce mot sur les lèvres : Vous
croyez-vous donc vivant ?
— Je ne pense pas, répéta
l’autre, qu’un véritable zèle apostolique s’exprime avec cette
sorte de haine.
À ces paroles, et comme si le
seul mot de haine l’eût touché, l’abbé Cénabre faillit perdre son
habituelle maîtrise de soi. Il rougit, frappa vivement la table de
sa main ouverte, rougit plus fort, et reprit enfin, d’une voix
apaisée :
— Pardonnez-moi ce mouvement
d’humeur : je ne suis pas un apôtre, je ne saurais l’être. L’esprit
critique l’emporte chez moi, ou plutôt il absorbe toutes les autres
facultés. Une extrême attention finit par consumer la pitié.
Il prit la main du petit homme
dans les siennes.
— Mon ami, je m’étonne du parti
pris de ces prêtres un peu sots et bornés qui, par leur zèle
indiscret, entretiennent tant de bonnes gens dans l’illusion qu’ils
donnent à faire à tous les démons de la luxure. Les termes de l’art
militaire ajoutent à ces fadeurs un ridicule de plus. Il n’est
parlé que de combats, d’assauts livrés ou repoussés, de défaites et
de victoires… Hélas ! mon enfant, moi qui vis — je puis dire — dans
la familiarité des saints, et parmi eux des plus subtils, que
voulez-vous que je pense de cette guerre illusoire où les
malheureux se mesurent avec leurs ombres ? Bien plus…
Il lui pressait plus
affectueusement les mains.
— Il n’y a pas là, continua-t-il,
qu’une erreur de jugement : une duplicité fort perverse. À vous
prendre simplement (si vous voulez bien), j’estime, je tiens pour
avéré que, loin d’opposer une résistance aux tentations
extérieures, vous entretenez avec beaucoup de peine et
d’application, une concupiscence dont chaque jour affadit le venin.
De la source désormais tarie, vous remuez la boue, pour en respirer
au moins l’odeur. Par économie de vos forces, il vous plaît de
vivre dans ce mensonge d’un nom prodigué à des séductions
imaginaires, lorsque votre sensualité suffit à peine à exercer
utilement votre malice. Que me parlez-vous de lutte intérieure ? Je
vois trop clairement les pensées suspectes, les désirs refroidis,
l’acte avorté. Qui réaliserait ces fantômes vous ferait un tort
bien cruel. C’est justement cette ombre que votre appétit veut
consommer, non pas une chose vivante. Je vous parle ici plutôt en
savant qu’en prêtre : le débauché se va jeter comme un dément sur
les voluptés qu’il presse et, dans l’excès de sa folie, il offre du
moins au regard le spectacle d’un homme qui ne se ménage pas… Mais
vous !… Mais vous… Votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe
moins.
Volontairement ou non, l’air
siffla entre les lèvres de Pernichon, comme d’un baigneur surpris
par le froid.
— L’idée que vous avez de
vous-même, reprit la voix avec une sorte d’affreuse tendresse,
n’est pas fausse : il en est d’elle comme de ces formules
mathématiques, dont il faut seulement intervertir les signes. Votre
médiocrité tend naturellement vers le néant, l’état d’indifférence
entre le mal et le bien. Le pénible entretien de quelques vices
vous donne seul l’illusion de la vie.
À ces mots, M. Pernichon se leva,
mais il resta debout et muet devant son bourreau.
— L’expérience de la vie — et
plus encore mes modestes travaux historiques — reprit l’abbé
Cénabre, m’ont enseigné le petit nombre de vies positives…
— Je respecte assez votre
caractère et votre personne, dit tout à coup le publiciste avec une
espèce de dignité, pour vous laisser achever. Mais vos injustes
paroles sont de celles auxquelles on ne répond pas.
— Je n’en terminerai avec vous
que plus commodément, répondit le prêtre. Votre présence a été
l’occasion de tout ceci, non sa cause. Votre disgrâce n’est que de
vous trouver devant moi, à cette heure, aujourd’hui.
Il respira bruyamment, et quand
il eut ainsi gonflé sa poitrine, le sang parut de nouveau se
retirer de ses joues et de son front. Il resta d’une pâleur
livide.
— Telle heure sonne, mon enfant,
poursuivit-il, où la vie pèse lourd sur l’épaule. On voudrait
mettre à terre le fardeau, l’examiner, choisir, garder
l’indispensable, jeter le reste. Retenez cette confidence, puisque
je la fais tout haut, devant vous. Je tenterai ce choix. Il le
faut. Je suis prêt.
Il se tut brusquement, laissa
tomber la tête. Puis soudain :
— Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
s’écria-t-il par deux fois, avec une extraordinaire violence.
Tout autre que Pernichon eût sans
doute obéi, mais sa maladresse porte le tragique en puissance.
D’ailleurs un sort navrant le place toujours là où il ne doit pas
être, et l’y tient jusqu’au complet épuisement, utilisation
parfaite du ridicule ou de l’odieux.
— Je regrette d’avoir été la
cause involontaire… commença-t-il.
— Cause de quoi ? pria doucement
l’abbé Cénabre. Je vous le dis : vous n’êtes cause de rien.
Pourquoi vous humilierais-je gratuitement ? Entendez néanmoins
cette parole : le monde est plein de gens qui vous ressemblent, qui
étouffent les meilleurs sous leur nombre. Qu’êtes-vous venu faire
dans notre bataille d’idées ? Vous la quitterez sans regret, avec
un petit profit.
Le visage de Pernichon, en dépit
de sa vulgarité, eut une expression vraiment humaine, presque noble
:
— Je n’ai pourtant pas choisi le
parti des vainqueurs, dit-il.
— C’est que le parti des
vainqueurs est le parti des maîtres, et vous sentez cruellement que
vous n’êtes pas né un maître. Mais vous vivez dans leur ombre, et
leur caresse vous fait du bien.
Et il ajouta, après un silence,
posément :
— Il vous fallait, d’ailleurs,
quelque chose à marchander.
— Jamais, monsieur le chanoine,
s’écria Pernichon, jamais, dis-je, mes ennemis ne m’ont tenu pour
un homme à vendre !
— Mon enfant, dit l’abbé Cénabre,
ne vous fâchez pas si, dans cet entretien tout intime, j’utilise
une connaissance particulière de vos ressources, de votre capacité
morale. Vous êtes un intermédiaire-né. D’où vient que le parti — ou
pour parler leur langage — le milieu catholique est si favorable à
la multiplication de cette espèce ? Parce que dans une société
politique de plus en plus étroitement solidaire, si fortement
constituée en groupes dont la discipline est exacte et
l’individualisme exclu, il est le suprême refuge d’un opportunisme
démodé. Du radicalisme au socialisme, théoriquement, le passage
semble aisé. Pratiquement, il n’en est pas de même, car c’est
proprement changer de clientèle. Mais croire en Dieu, et vivre dans
l’indulgente obédience de l’Église est une position si commode ! On
est d’un parti sans en être. En cette matière, rien de moins étroit
que le dogme : il semble même à certains proposer l’indifférence
politique comme une règle. Aussi que de distinctions, de nuances,
que de choix pour l’amateur, quel éventaire ! De concession en
concession, de surenchère en surenchère, un jeune ambitieux qui
n’aime pas le bruit et travaille avec méthode, peut aller aussi
loin qu’il lui plaît, sans perdre le précieux avantage d’être moins
un partisan qu’un allié, — un ami du dehors, toujours à contrôler,
jamais sûr, — comme ces pauvres dames qui gardent dans le saint
état du mariage pour quoi elles n’étaient pas faites, l’odeur et le
ragoût du passé.
— Vous jouez un jeu cruel, dit
Pernichon d’une voix tremblante, un jeu bien cruel. Et même si ces
paroles ne devaient rester secrètes…
— Je vous les abandonne, dit
l’abbé Cénabre. Faites-en ce qu’il vous plaira.
Puis, tout à coup, un mouvement
intérieur, irrésistible, bouleversa de nouveau ses traits. Le
sourire s’arrêta sur ses lèvres, son regard durcit, le tremblement
de ses mains redevint visible. Et sa colère même parut comme
dévorée par un sentiment plus violent et plus mystérieux.
Il baissa lentement les
paupières. Le silence qui suivit fut difficile à surmonter.
Dès le premier moment de cette
soudaine, imprévisible attaque, M. Pernichon s’était trouvé
désarmé. Habile à certaine escrime du langage, au jeu de
l’allusion, la violence directe le paralyse, agit littéralement
comme un poison de sa volonté. Mais que dire de cette violence si
cruellement calculée, passant de l’invective à un accent d’amertume
douloureuse, puis de sollicitude incompréhensible ? Néanmoins la
stupeur finit par laisser tout à fait la place à la crainte, puis à
une confusion pire… Pour la première fois peut-être, sa pauvre âme
creva son enveloppe et parut blême et hagarde aux propres yeux de
Pernichon pour disparaître aussitôt, ainsi qu’un rêve égaré dans le
matin… Et ce n’était point tant les paroles de l’abbé Cénabre que
la transfiguration de ce prêtre subtil et la contagion d’un rêve
que trahissaient son attitude et sa voix — non ! ce n’était point
de telles paroles restées si vagues dans la colère ou le mépris,
qui eussent à elles seules arraché un instant le malheureux hors de
sa gaine, ainsi qu’un muscle qui, sous les doigts du chirurgien,
jaillit tout à coup de la peau. D’être réputé habile, ambitieux,
profond calculateur de ses chances, ami douteux, prudent ennemi,
n’était pas pour l’offenser ; mais ces dernières violences
l’atteignaient à un lieu plus sensible, profond, secret, comme au
point d’équilibre de son humble destin : l’habitude, devenue
consubstantielle à sa pensée, d’une lutte intime, une opinion de
lui-même soudain déracinée, le besoin de se classer, une certaine
stabilité. La seule hypothèse — soudain vraisemblable — d’une vie
sans réalité spirituelle introduite comme par effraction dans une
conscience d’ordinaire si ménagée, en découvrait brutalement le
désordre absolu. Que d’autres, qui tiennent de leurs actes un
compte plus ou moins sévère (comme on observerait les étoiles sans
lire les indications du compas) négligent dans leur calcul
l’orientation de la volonté, la perversion de l’instinct !… Le
terrible n’est pas de ces étrangers dont les routes croisent nos
routes, mais dans ce propre visage que l’âme arrachée verra soudain
face à face, et ne reconnaîtra pas.
— Monsieur le chanoine… voülut
dire Pernichon, dans un dernier effort de politesse et de respect
pour le dangereux personnage. Mais il n’acheva point. Ce que
l’humiliation n’avait pu faire, la crainte l’obtint, plus urgente
que la honte. Il s’écarta de quelques pas, chercha gauchement son
pardessus, jeté derrière lui sur une chaise, en passa les manches
avec une peine infinie, soufflant par le nez d’affreux sanglots
sans larmes, ramassé sur lui-même, contracté ainsi que d’une énorme
grimace non du visage seul, mais de tout son corps chétif. Puis ce
désespoir grotesque disparut dans le vestibule ténébreux. On
entendit le grincement de la porte, refermée néanmoins avec
prudence.
L’abbé Cénabre avait suivi des
yeux le petit homme, et il resta debout un long moment, à la même
place, en apparence frappé de stupeur à son tour, et tellement
immobile que l’ombre même sur le mur n’avait pas un tressaillement.
Quiconque l’eût observé à ce moment solennel, eût été frappé de la
netteté de son regard qui n’était point celui d’un homme entraîné
par un rêve, mais plutôt d’un discuteur hardi et tenace qui donne
tout son effort contre un rival à demi vaincu, et cherche à
s’emparer de sa pensée. De cet angle droit de la pièce on eût pu
croire que les yeux fixaient simplement la porte par où Pernichon
s’était enfui. Toutefois leur direction était différente. M.
Pernichon, ni aucun autre à sa ressemblance, n’eût entretenu tel
feu dans la prunelle assombrie… Elles avaient trouvé ailleurs
quelque chose. Et plus d’un sceptique eût été bien embarrassé de
convenir que l’interlocuteur invisible au moins selon toute
vraisemblance, c’était la croix nue pendue au mur. D’ailleurs le
temps lui eût manqué d’un examen décisif. Car s’étant avancé
brusquement, par un geste aussi prompt et aussi précis qu’une
parade, l’abbé Cénabre empoigna la lampe et la brisa sur les
dalles.
Le clair de lune entra aussitôt
dans la chambre.
La violence du choc fut telle que
la mèche s’éteignit sans doute avant d’avoir touché le sol. Du
réservoir de cristal on entendit un moment l’huile de pétrole
couler à petits coups. Puis ce dernier bruit s’effaça. Et il
semblait que se fût effacé avec lui le souvenir du geste
extraordinaire de ce prêtre célèbre dans les deux mondes pour son
scepticisme élégant.
Une des singularités de l’abbé
Cénabre est de n’accepter de soins domestiques que d’une vieille
femme de ménage — sa nourrice, dit-on — qui tôt levée finit sa
besogne dès midi, et ne reparaît plus. Autour de la courte et
épaisse silhouette à peine visible dans le recueillement de la
nuit, la solitude resta parfaite, le silence absolu. Puis cette
silhouette se déplaça lentement, posément ; une porte claqua. Le
clair de lune s’endormit dans la pièce vide. M. l’abbé Cénabre
avait regagné sa chambre.
L’auteur des Mystiques florentins
a longtemps dérouté la critique. Habile à s’emparer de l’attention,
par surprise, son ambition ne va pas plus loin que séduire ; il
disparaît avant de convaincre, laissant amis et adversaires dos à
dos. Un parti s’est emparé de lui, comme il s’embarrasse de tout
élément douteux, moins encore par goût du scandale, que par un
besoin furieux de se masquer, de prendre un masque, de masquer son
indigence. Dans la forte société spirituelle de Rome, ce demi-monde
de la pensée ressemble à l’autre, même vanité, même envie, même
accueil aux haines complices, même rage à dénigrer les hauts
exemples qui le condamnent, même naïveté dans le mensonge et la
feinte, même candeur de croire faire illusion à quiconque le
regarde en face. Certes, la prostitution de l’hôtel particulier
méprise celle de la rue, mais dans les cas urgents l’acte
professionnel s’accomplit de lui-même et sous un certain regard,
c’est toujours le même geste de dénouer la ceinture. Qui ne sait
qu’on rencontre aux entresols de la rue des Martyrs des filles deux
fois soumises, ou de bonnes mères ? Ainsi le parti compte
d’honnêtes jeunes gens, des vieillards austères, des écrivains
pleins de talent, et des prêtres, pour le grand nombre, de mœurs
irréprochables. Rien ne semble permettre de les confondre avec des
avares adolescents, ces patriarches dévorés d’ambition comme d’une
lèpre, et ces ruffians en jupon noir, chassés de tous les diocèses,
à face de croupiers marrons… Quel trait leur est donc commun ? Le
goût de biaiser, une pensée lâche.
L’abbé Cénabre a souvent tiré
profit de leur enthousiasme affecté, sans laisser toutefois annexer
son sourire. De lui, les malheureux n’entendent et n’approuvent que
son impuissance à conclure, la dissipation de la pensée, l’effort
en sens contraire et pour un résultat de néant, d’une curiosité
presque sensuelle et d’une critique énervée. Son Histoire de
l’arianisme les a déçus, justement par ce qu’elle contient de
positif, de défini. Mais ils se délectent au bavardage et à
l’allusion des Mystiques florentins.
L’illustre écrivain connaît ce
public, et il le mépriserait, s’il était capable de mépris. Il
l’exècre seulement. Son jugement court, mais exquis, l’a renseigné
depuis longtemps. Ils l’honorent d’être suspect. Cette sympathie
équivoque, cette admiration protectrice exaspèrent son orgueil, et
il leur fait payer cher une reconnaissance toute formelle. De les
louer tarit sa veine : il n’est jamais las de les railler, il doit
à cette raillerie ses meilleures pages, les mieux venues, ses pages
ailées. Comment ne l’ont-ils pas reconnu à ce signe éclatant ? Ils
reçoivent de lui la plus cruelle ironie. C’est peut-être que leur
vanité met à haut prix la louange difficile, arrachée à un homme
fort et seul, par la coalition des faibles.
Ils le croient fort, mais il est
seul, sûrement.
Les fenêtres de la chambre
s’ouvrent sur une rue du Paris provincial. À cette heure de la
nuit, la lointaine et triple rumeur de la place de Rennes, comme
égarée, y est, à force de solitude et de silence, pathétique. Qu’à
travers les ténèbres, les villes appellent, d’une voix profonde !
Que leur joie respire avec peine, comme elle râle !… Chaque rue,
traversée dans le tumulte et l’éblouissement, sitôt quittée, vous
poursuit dans l’ombre d’une plainte affreuse, peu à peu assourdie,
jusqu’à la limite d’un autre tumulte et d’un autre éblouissement
qui joint bientôt à l’autre voix sa voix déchirante. Et encore, ce
n’est pas ce mot de « voix » que j’écrirai, car la forêt, la
colline, le feu et l’eau ont seuls des voix, parlent un langage.
Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d’un accord
auguste, de l’alliance ineffable de l’intelligence et des choses ne
puisse être oubliée du plus vil. La voix que nous ne comprenons
plus est encore amie, fraternelle, faiseuse de paix, sereine.
L’homme lyrique, au dernier rang de l’espèce, que le monde moderne
a honoré comme un dieu, croyait risiblement l’avoir restitué,
n’ayant délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes
démodées que pour y lâcher le troupeau de ses mornes sensualités.
Le plus fort d’eux tous, déjà pris à la gorge par la vieillesse,
remplissait les rues et les bois de son infatigable lubricité.
Derrière lui, la foule des disciples s’est ruée, comme on mange, à
la solitude sacrée, dans le rêve abject de l’associer à ses
ventrées, à sa mélancolie, à sa déception charnelle. La contagion,
gagnant de proche en proche, s’est étendue aux antipodes : l’Île
déserte a reçu leurs confidences, témoigné de leurs amours, retenti
de leurs grotesques sanglots devant la vieillesse et la mort. Nulle
prairie, ruisselante de lumière et de rosée dans la candeur de
l’aube, où vous ne trouverez leurs traces, comme des papiers
sordides, sur les pelouses, un lundi matin.
Toutefois, s’il est dans l’homme
d’imposer sa présence, et les signes de sa bassesse à la nature, il
ne s’empare pas de son rythme intérieur, de sa profonde rumination.
Il couvre la voix, mais il l’interroge en vain : elle continue son
chant sublime ainsi qu’une corde en vibration choisit entre mille
ses harmoniques et ne répond qu’à elles seules… Il n’en va pas
ainsi des paysages de poutres, de fer et de moellons — les
villes.
Pourquoi voudriez-vous qu’elles
annoncent la joie, bâties dans la peine et la sueur ? La liberté,
puisqu’elles sont les forteresses où s’est réfugié, devant la
rébellion des choses et des éléments, Adam vaincu ? La vie — ces
demeures transitoires, gardiennes seulement de nos os ?
L’abbé Cénabre s’était
insensiblement rapproché de la fenêtre, comme si dans cette chambre
obscure, le reflet douteux de la rue à travers les vitres, lui eût
été un asile. Immobile dans la haute embrasure, les bras croisés
sur la poitrine, on l’eût cru volontiers absorbé, quand toute son
attention n’était tendue au contraire qu’à la rumeur triste du
dehors. Sa dernière violence n’avait certes pas été un geste
d’emportement : nul moins que lui n’était capable de ces
distractions. La lumière l’avait offensé cruellement, tout à coup,
comme le signe sensible, sur le mur et sur la croix, d’une
illumination intérieure qu’il eût voulu étouffer, repousser dans la
nuit, avec une énergie désespérée. L’une des marques des grandes
convulsions de l’âme est de se retrouver dans les choses, de sorte
que telle déception capitale, par exemple, reste inséparable du
lieu et de l’heure — non pas seulement par une association
matérielle, mais par une sorte de compénétration — comme si un
certain accord de la vie profonde avait été faussé par le coup de
bélier de la passion. D’ailleurs la brusque révolte du prêtre
n’était qu’un geste de défense, tardif seulement. Et il était vrai
que cette cellule, pavée de grès, ces murs, ces livres, cette croix
nue étaient ennemis. Les témoins muets jusqu’alors, allaient sans
doute poser la question à laquelle il ne voulait pas répondre…
C’est pourquoi il les avait replongés dans l’ombre.
Méprise fatale ! Ce geste posait
un autre problème, non moins urgent. Il marquait le terme d’une
étape et plus encore le point de départ d’une autre route, terrible
à suivre, inconnue. Un fou couve tranquillement son délire jusqu’à
ce qu’un cri — ou toute autre manifestation — le convainc de sa
folie. Depuis des semaines, l’abbé Cénabre fermait sa conscience à
un ordre de sentiments dont il soupçonnait à peine encore la
violence. Et il venait inconsidérément de se trahir, de tout
remettre en question. L’analyste délicat, dont l’ironie n’épargna
jamais personne, pas même le tragique saint d’Assise, a horreur de
l’examen particulier. Il sent d’instinct ce que sa critique tant
admirée des badauds, a de dangereux pour lui-même, car on ne joue
pas son propre destin sur le coup de dés d’une hypothèse, et
l’hypothèse est la seule ressource de son analyse, son ressort.
Toutefois la pensée née en lui depuis quelque temps déjà, plus
forte chaque jour, s’imposait par elle-même, déjouait sa ruse. Il
l’écartait pour la retrouver tout à coup, à sa stupeur, mêlée à la
trame de la vie quotidienne, partout présente. Et dans le soudain
accès de sa colère contre Pernichon, il l’avait encore
reconnue.
L’érudition de l’auteur des
Mystiques florentins est solide, comme est viril son visage épais
et dur. L’étendue de la documentation, la puissance de travail
qu’elle suppose peuvent faire illusion : heureux dans le choix de
ses sujets, non pas même sans audace, il semble cependant n’oser
les affronter qu’à demi, il les aborde de biais. Il en va de même
dans le gouvernement de sa propre vie : ce professeur d’analyse
morale répugne à se voir en face. Longtemps le scrupule ténébreux
qu’une force irrésistible amène ce soir à la surface de sa
conscience a été, avec effort, maintenu dans la région basse de la
sensibilité pure. Sans doute, il lui devait faire sa part : c’était
un malaise, une gêne, une diminution de l’activité, ou sa déviation
morbide. C’était tout cela, et bien autre chose encore. Mais en
évitant de cerner le point douloureux, la souffrance reste vague,
diffuse, plus aisément supportée. Ce qui n’était que mélancolie
devient promptement remords, pourvu que l’on en discute avec
soi-même. Et qui peut faire au remords une part équitable ? Ce fils
maudit de la divine charité n’est pas moins avide : il n’a rien,
s’il n’a tout.
Par malheur, et pour le scandale
de la Bête matérialiste, il n’est pas bon, ni sûr, de se croire
tout à fait à l’abri, dans son sac de peau, des entreprises de
l’âme. Éviter de scruter les intentions, se contraindre à ne
connaître de l’événement moral que son contre-coup sur le système
vaso-dilatateur, mène à une déception très amère. L’homme peut bien
se contredire, mais il ne peut entièrement se renier. L’examen de
conscience est un exercice favorable, même aux professeurs
d’amoralisme. Il définit nos remords, les nomme, et par ainsi les
retient dans l’âme, comme en vase clos, sous la lumière de
l’esprit. À les refouler sans cesse, craignez de leur donner une
consistance et un, poids charnel. On préfère telle souffrance
obscure à la nécessité de rougir de soi, mais vous avez introduit
le péché dans l’épaisseur de votre chair, et le monstre n’y meurt
pas, car sa nature est double. Il s’engraissera merveilleusement de
votre sang, profitera comme un cancer, tenace, assidu, vous
laissant vivre à votre guise, aller et venir, aussi sain en
apparence, inquiet seulement. Vous irez ainsi de plus en plus
secrètement séparé des autres et de vous-même, l’âme et le corps
désunis par un divorce essentiel, dans cette demi-torpeur que
dissipera soudain le coup de tonnerre de l’angoisse, l’angoisse,
forme hideuse et corporelle du remords. Vous vous réveillerez dans
le désespoir qu’aucun repentir ne rédime, car à cet instant même
expire votre âme. C’est alors qu’un malheureux écrase d’une balle
un cerveau qui ne lui sert plus qu’à souffrir.
Quelques-uns des lecteurs de
l’abbé Cénabre parmi ceux qu’il irrite, que sa gentillesse, son
goût de plaire n’ont point désarmés, recherchent dans ses derniers
livres, avec clairvoyance, cet accent singulier, douloureux qui
semble marquer une blessure de l’orgueil, un doute de soi.
L’ironie, toujours un peu pédante, grince maintenant. Peut-être
échappe-t-elle au contrôle de l’auteur ? Jadis asservie au texte,
alignée, elle le déborde parfois, pousse au dehors un coup furieux,
reprend sa place avec contrainte… L’art, ou plutôt la formule
heureuse de l’auteur, exploitée à fond, peut se définir ainsi :
écrire de la sainteté comme si la charité n’était pas. L’homme
Renan, de qui le blasphème est toujours un peu scolaire, s’est
contenté d’une simple transposition d’un ordre à l’autre, insérant
l’être miraculeux dans un univers sans miracles, charge facile,
dont sa vanité n’a jamais perçu le comique énorme. Pour celui qui
sait lire, la Vie de Jésus est un vaudeville, a tous les éléments
d’un bon vaudeville, moins le naturel et la facilité. L’abbé
Cénabre, lui, n’a jamais nié le miracle, et même il a le goût du
miraculeux. Il n’approche les grandes âmes que dans un sentiment de
vénération, et sa curiosité même a un tel élan qu’on la prendrait
pour l’amour. Il lui est simplement donné d’imaginer un ordre
spirituel découronné de la charité.