L’imposture - Georges Bernanos - E-Book

L’imposture E-Book

Georges Bernanos

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

L'Imposture est un roman de Georges Bernanos publié en 1927.

Extrait
| – Mon cher enfant, dit l’abbé Cénabre, de sa belle voix lente et grave, un certain attachement aux biens de ce monde est légitime, et leur défense contre les entreprises d’autrui, dans les limites de la justice, me semble un devoir autant qu’un droit. Néanmoins, il convient d’agir avec prudence, discrétion, discernement... La vie chrétienne dans le siècle est toute proportion, toute mesure : un équilibre... On ne résiste guère à ces violences selon la nature, mais nous pouvons en régler le cours avec beaucoup de patience et d’application... Ne défendons que l’indispensable, sans prévention contre personne. À ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a perdue.
– Je vous remercie, dit alors M. Pernichon, avec l’accent d’une émotion sincère. La lutte pour les idées nous échauffe parfois, je l’avoue. Mais l’exemple de votre vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi.
(Il parlait ainsi la bouche encore tirée par une grimace convulsive, qui faisait trembler sa barbe.)
– J’accorde, reprit-il, que le rapport annuel eût pu être confié à un autre que moi. Il y a des confrères plus qualifiés. Par exemple, j’aurais cédé volontiers la place au vénérable doyen de la presse catholique, s’il n’avait décliné dès le premier jour un honneur qui lui revenait de droit... Pouvions-nous réellement supposer que l’effacement volontaire du vieux lutteur aurait cette conséquence d’élever un Larnaudin sur le pavois ?
Son regard exprimait une véritable détresse, l’anxiété d’une douleur physique, comme si le malheureux eût vainement cherché à suer sa haine.
– Je n’ai aucune prévention contre M. Larnaudin, fit de nouveau la belle voix lente et grave. Je l’estimerais plutôt. De ses critiques même injustes, j’ai toujours tiré quelque profit. Hé quoi ! mon ami : les doctrinaires ont cela de bon qu’ils réveillent, par contraste, certaines facultés que l’usage et l’expérience de la vie affaiblissent en nous. Ils nous fournissent de repères utiles.
Puis il se mit à rire, d’un rire dur...|

 

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

TROISIÈME PARTIE

QUATRIÈME PARTIE

L'IMPOSTURE

GEORGES BERNANOS

L'IMPOSTURE

roman

Paris, Librairie Plon, 1927

Raanan Editeur

Livre 678 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

 

 

– Mon cher enfant, dit l’abbé Cénabre, de sa belle voix lente et grave, un certain attachement aux biens de ce monde est légitime, et leur défense contre les entreprises d’autrui, dans les limites de la justice, me semble un devoir autant qu’un droit. Néanmoins, il convient d’agir avec prudence, discrétion, discernement... La vie chrétienne dans le siècle est toute proportion, toute mesure : un équilibre... On ne résiste guère à ces violences selon la nature, mais nous pouvons en régler le cours avec beaucoup de patience et d’application... Ne défendons que l’indispensable, sans prévention contre personne. À ce prix notre cœur gardera la paix, ou la retrouvera s’il l’a perdue.

– Je vous remercie, dit alors M. Pernichon, avec l’accent d’une émotion sincère. La lutte pour les idées nous échauffe parfois, je l’avoue. Mais l’exemple de votre vie et de votre pensée est un grand réconfort pour moi.

(Il parlait ainsi la bouche encore tirée par une grimace convulsive, qui faisait trembler sa barbe.)

– J’accorde, reprit-il, que le rapport annuel eût pu être confié à un autre que moi. Il y a des confrères plus qualifiés. Par exemple, j’aurais cédé volontiers la place au vénérable doyen de la presse catholique, s’il n’avait décliné dès le premier jour un honneur qui lui revenait de droit... Pouvions-nous réellement supposer que l’effacement volontaire du vieux lutteur aurait cette conséquence d’élever un Larnaudin sur le pavois ?

Son regard exprimait une véritable détresse, l’anxiété d’une douleur physique, comme si le malheureux eût vainement cherché à suer sa haine.

– Je n’ai aucune prévention contre M. Larnaudin, fit de nouveau la belle voix lente et grave. Je l’estimerais plutôt. De ses critiques même injustes, j’ai toujours tiré quelque profit. Hé quoi ! mon ami : les doctrinaires ont cela de bon qu’ils réveillent, par contraste, certaines facultés que l’usage et l’expérience de la vie affaiblissent en nous. Ils nous fournissent de repères utiles.

Puis il se mit à rire, d’un rire dur.

– Je vous admire ! s’écria passionnément Pernichon. Vous restez, dans ce vain tumulte, un calme observateur d’autrui – à l’autel et partout ailleurs sacerdotal. Néanmoins le tort fait aux intérêts les plus respectables par les polémiques de M. Larnaudin, son parti pris, son entêtement, votre bienveillance même ne peut l’oublier ! « Donner des gages et encore des gages ! » disait hier devant moi votre éminent ami Mgr Cimier, « le salut est là ! » Or, nous les avons donnés tous, à un seul près : le désaveu formel, nominal – oui, nominal ! – de quelques exaltés sans mandat, que suivent une poignée de naïfs. Est-ce trop demander ?

(La sueur ruisselait enfin sur le front du petit homme qui semblait en éprouver un soulagement infini.)

M. Pernichon rédige la chronique religieuse d’une feuille radicale, subventionnée par un financier conservateur, à des fins socialistes. Ce qu’il a d’âme s’épanouit dans cette triple équivoque, et il en épuise la honte substantielle, avec la patience et l’industrie de l’insecte. Presque inconnue aux bureaux de l’Aurore nouvelle, sa silhouette déjà usée, maléfique, encore déformée par une boiterie, est la plus familière à ce public si particulier d’écrivains sans livres, de journalistes sans journaux, de prélats sans diocèses, qui vit en marge de l’Église, de la Politique, du Monde et de l’Académie, d’ailleurs si pressé de se vendre que l’offre restant trop souvent supérieure à la demande, l’âpre commerce est sans cesse menacé d’un avilissement des prix. Telle crise, une fois dénouée, quand on l’a vue se multiplier jusqu’au pullulement, la denrée périssable, désormais sans valeur, achève de pourrir dans les antichambres.

Ancien élève du petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, jouant jusqu’au dernier jour la comédie à demi consciente d’une vocation sacerdotale, sitôt le cap franchi d’un baccalauréat hasardeux, on perdit sa trace un long temps, jusqu’à ce moment décisif où il obtint de signer chaque semaine, dans un Bulletin paroissial, des nouvelles édifiantes, puis des « Lettres de Rome » rédigées chez un petit traiteur de la rue Jacob. Quel autre que lui eût semblablement tiré parti de ce rôle obscur ? Mais il sait épargner sou par sou sa future renommée, pareil à ses ancêtres auvergnats qui, l’été, graissant de leur sueur une terre ingrate, viennent l’hiver vendre à Paris les châtaignes dont les cochons se rebutent, amassent lentement leur trésor pour finir inassouvis, seulement déliés par la mort de leur rêve absurde, et hâtivement décrassés, pour la première fois, par l’ensevelisseuse, avant la visite du médecin de l’état civil.

Ces lettres de Rome ne sont d’ailleurs point sans mérite. Elles en valent d’autres, moins connues, mais rédigées dans le même esprit par des vaniteux déçus pour y décharger, à petits coups, leurs âcretés. Le tour peut en varier sans doute, avec chaque auteur, non pas le sens profond et secret, la rancune vivace, la claire cupidité du pire, et, sous couleur de paix civique, une rage d’infirme contre tout ce qui dans l’Église garde le sens de l’honneur.

Ayant considéré un moment, avec respect, le visage du maître, souriant de ses mille rides précoces :

– Je renonce, dit Pernichon, à vous faire ressentir de l’indignation contre qui que ce soit... Le nonce, cependant, exprimait hier...

– Ne parlons pas du nonce, voulez-vous ? pria l’abbé Cénabre. Le zèle de Sa Sainteté à ne pas déplaire finira par paraître injurieux à nos ministres républicains... La démocratie aime le faste : on lui envoie de petits prélats intrigants, d’une bassesse à écœurer. Tenez ! celui-ci, je vous jure, n’entend pas le grec !... Chez M. le sénateur Hubert...

Il passa ses mains sur ses joues, rêva une seconde, et dit tranquillement :

– À quoi bon ? Vous ne l’entendez pas non plus.

– Vous oubliez, s’écria Pernichon avec une gaieté forcée (les vanités, même touchées à l’improviste, ont toujours un réflexe adroit), vous oubliez que j’ai remporté le prix de version grecque, en 1903, au séminaire de Paris ! Hélas ! j’aurais voulu plutôt me consacrer aux Lettres... Mais les tristes événements dont nous sommes les témoins...

– Le secret de la paix, dit Tagore, est de n’attendre rien d’heureux... Sainte Thérèse l’avait écrit avant lui... Ces rencontres, mon ami, ont quelque chose de singulier, d’amer...

Sa main, sur le drap rouge du bureau Louis XVI, battit un rappel énervé. L’horloge sonna onze coups.

– Je crains de vous fatiguer, dit M. Pernichon : je sais que vous veillez rarement. Mais ces haltes trop rares dans votre solitude, à deux pas du plus bruyant Paris, me font tant de bien ! Je vous quitte chaque fois en pleine certitude, en pleine foi. Le regard que vous posez sur l’événement et sur l’homme est si calme, votre malice même d’une indulgence si raffinée ! Je suis fier (laissez-moi le répéter, mon éminent maître !), je suis fier de voir en vous non seulement un protecteur selon le monde, mais aussi le père de ma pauvre âme...

L’abbé Cénabre regarda la pendule, se tassa dans son fauteuil et fermant à demi les yeux, exigeant le silence de sa main droite levée, il laissa tomber ces mots sur un ton de singulière autorité :

– J’apprécie, mon ami, votre patience et votre soumission à l’égard d’un prêtre qui ne vous ménage ni les avertissements, ni les reproches, parfois un peu sévères. C’est à contrecœur, cependant, que je vous entends presque chaque semaine : vous n’ignorez pas que l’exercice du ministère m’est rendu difficile, que mon modeste travail d’historien absorbe le plus clair de mon temps. Ce n’est pas, d’ailleurs, à un critique aussi discuté qu’un pieux jeune homme devrait demander l’absolution... Je ne vous refuse certes pas mes conseils si vous y trouvez quelque profit, mais je désire que vous recouriez désormais, au moins pour la matière du sacrement, à un autre prêtre que moi. Le choix vous est aisé... Vous ne manquez pas de relations avantageuses, s’il vous déplaît trop de vous adresser à quelque vicaire de paroisse, trop simple... Je vous écoute donc aujourd’hui pour la dernière fois.

Ils gagnèrent une extrémité de l’immense pièce où le chanoine s’assit sur une simple chaise de paille, du modèle le plus vulgaire, auprès d’un prie-Dieu de même aspect, sur lequel s’agenouilla son pénitent. Pour agrandir son bureau – sa librairie, disait-il – l’abbé Cénabre avait fait abattre la cloison, et découvert à cette place un cabinet de débarras, aux murs blanchis à la chaux, pavé de grands carreaux rouges. C’était comme si la Pauvreté, tant haïe, eût tout à coup fait irruption, la frêle muraille éventrée, dans la célèbre bibliothèque dont le luxe sévère a pour l’amateur seulement des détails exquis. Le contraste parut précieux au génie de l’abbé Cénabre. Il meubla sommairement ce coin désolé d’une mauvaise table, de chaises à la paille dorée par l’usage, et d’une simple étagère, mais où l’homme de goût peut admirer la plus jolie collection, et la plus rare, de ces missels aux reliures naïves, reliques à travers les âges de la piété paysanne. Au mur nu pend une Croix. Et par un raffinement suprême, c’est la seule dans la maison.

Déjà le murmure de M. Pernichon récitant le Confiteor s’élevait et s’abaissait dans le silence, car il affecte d’accentuer irréprochablement son latin. La tête penchée, les yeux clos, ses minces lèvres un peu serrées par un douloureux sourire, l’abbé Cénabre semblait attentif au murmure familier, bien qu’il n’en perçût encore que l’odeur. Une odeur fade et comme fanée, moins atroce qu’écœurante, flotte en effet autour de cet homme chétif, dévoré d’une austère envie. Mais sa conscience est d’une fétidité plus douce encore.

La piété du jeune rédacteur de la Vie moderne n’est pas hypocrisie pure : peut-être pourrait-on la dire sincère, car elle a sa source au plus secret de lui-même, dans la crainte obscure du mal, le goût sournois de l’atteindre par un biais, avec le moindre risque. Le peu qu’il a de doctrine politique ou sociale est commandé par ce même besoin pathétique de se livrer à l’ennemi, de livrer son âme. Ce que les niais qui l’entourent appellent indépendance, hardiesse, n’est que le signe visible, bien que méconnu, de sa morose nostalgie de l’abandon total, d’une définitive liquidation de lui-même. Tout ennemi de la cause qu’il prétend servir a déjà son cœur ; toute objection venue de l’adversaire trouve en lui une pensée complice. L’injustice commise envers les siens suscite aussitôt non la révolte, pas même une lâche complaisance, mais dans le double recès de son âme femelle, la haine de l’opprimé, l’ignoble amour du vainqueur.

Sa vie intérieure est mêmement trouble, équivoque, jamais aérée, malsaine. S’il prend des libertés avec la doctrine, il affecte un respect scrupuleux du précepte moral. Sans doute obéit-il ainsi à certaines règles capitales de son jeu, mais il craint aussi l’enfer, enviant si secrètement ceux qui le bravent qu’il croit seulement les mépriser. Soucieux d’éviter tout éclat en ce monde ou dans l’autre, il administre sa conscience avec dégoût, tel un boutiquier renié par sa clientèle à son comptoir désert. Il sent lui-même l’effrayante immobilité, la flétrissure d’une adolescence se survivant à elle-même dans l’âge mûr. Une seule fois, en danger de mort, il a tenté l’épreuve d’une confession générale, et d’avoir remué ce passé sans histoire, cette fiente aigrie, il a connu avec effroi que toutes ces fautes ensemble ne faisaient pas la matière d’un vrai remords.

À l’oreille de l’abbé Cénabre les ordinaires aveux se succédaient dans leur ordre accoutumé. Car c’est la coquetterie de M. Pernichon que cette confession rapide, méthodique, qu’il aborde avec une autorité risible et mène jusqu’au terme ainsi qu’un clinicien sa leçon... Des prêtres naïfs en demeurèrent quinauds : à peine osèrent-ils absoudre un pénitent si bien informé. Néanmoins, jamais jusqu’à ce jour le célèbre auteur des Mystiques florentins n’a daigné rompre le fil du discours avant le soupir final, qui s’achève même parfois en toux discrète d’une irréprochable candeur... Cette fois encore le petit homme fut écouté en silence. Mais quand il eut fini, surpris de ne rien entendre, il leva les yeux et rencontra le regard du prêtre rivé au sien dans une immobilité sinistre.

La curiosité n’a pas ce feu sombre, le mépris cette tristesse, la haine une telle amertume. Le blême Pernichon, comme pris dans l’étau, se sentit soudain ouvert, sondé jusqu’aux reins. Incapable de surmonter et fixer ce regard incompréhensible, il y chercha une seconde, il désira de toute son âme glacée, y découvrir l’imperceptible déviation de la démence, sa flamme oblique. Mais ce regard tombait d’aplomb sur ses épaules. Littéralement, il en sentit la forme et le poids comme si, dédaigneux de traverser la misérable conscience, le regard la modelait, la pétrissait avec dégoût, faisait jouer dessus la lumière. De ressentir l’effraction d’une clairvoyance supérieure est déjà une humiliation trop vive, mais la honte atteint son point de perfection quand la lucidité d’autrui nous découvre en plein notre propre avilissement. D’ailleurs, ce regard si dépouillé de toute cupidité vaine exprimait une sorte d’attention plus outrageante encore, bien que concertée, celle qu’on porte sur les choses dont la bassesse purement matérielle reste au-dessous d’un jugement particulier, n’est qu’un point de comparaison, une mesure commune aux formes supérieures et spirituelles de la honte.

Mais à quoi donc l’abbé Cénabre comparait-il intérieurement le petit homme ? Car on ne considère ainsi que la part déshonorée de soi-même.

– Mon ami, dit-il tout à coup (le feu de son regard, au même instant, tomba), comment vous voyez-vous ?... 

– Comment je me vois ? soupira M. Pernichon. Je ne comprends pas, vraiment... Je ne saisis pas très bien...

– Écoutez-moi, reprit l’abbé Cénabre avec douceur, cette question vous peut surprendre dans sa simplicité. Chacun porte un jugement sur sa propre personne, mais il y entre peu de sincérité, qu’on le veuille ou non : c’est une image retouchée cent fois, un compromis. Car observer est une opération double ou triple de l’esprit, au lieu que voir est un acte simple. Je vous demande d’ouvrir les yeux avec ingénuité, de vous saisir du regard entre les hommes, de vous surprendre tel que vous êtes, dans l’accomplissement de la vie.

– Je comprends votre pensée, s’écria Pernichon, délivré de sa première angoisse... J’avoue que... Je suis un homme plein de contradictions.

L’abbé Cénabre réfléchit un long moment, et de moins sots que le rédacteur de la Vie moderne eussent pu croire qu’il priait.

– J’avoue d’ailleurs – permettez-moi de vous faire cette objection, reprit aussitôt Pernichon – que l’examen que vous me proposez... n’est pas de ceux-là... enfin sort un peu de l’ordinaire... Je pensais qu’on n’apportait jamais, en ces matières, trop de méthode... d’attention... J’aurais craint même...

– Ne craignez rien, répondit le prêtre d’une voix glacée. Mais ne répondez pas si cela vous plaît.

– J’obéis, au contraire, poursuivit le petit homme, avec un zèle furieux, misérablement. Certes, je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà. Quelque effort que je fasse, en dépit du petit nombre de mes fautes réelles, la sensualité m’éprouve sans cesse. Cela aussi, vous le savez. Mais il est peut-être bon que vous me le fassiez redire, et que j’en sente la confusion.

D’abord, l’abbé Cénabre se tut. La mèche de la simple lampe posée sur la table à portée de sa main (car il craignait tout autre éclairage) grésilla, cracha dans le verre une mince ligne de fumée noire. Comme il se penchait en étendant le bras, Pernichon vit le tremblement de ses longs doigts. Presque aussitôt, la flamme ranimée fit sortir de l’ombre la tête osseuse, léonine, le front et les joues d’une pâleur extrême, presque livide. Et la soudaine apparition de ce visage contracté, découvert tout à coup à l’improviste, par surprise, serrait le cœur d’un remords obscur, comme d’une indiscrétion intolérable.

– Ainsi, dit-il enfin, la sensualité vous éprouve ? Cela est peut-être une vue de l’esprit. Vous vous croyez des passions fortes. Et cependant vous n’accusez que des fautes, en apparence du moins, légères ?

– Je n’attendais pas de vous ce reproche, murmura Pernichon. Et il regretta aussitôt ce mot imprudent.

Car déjà, sans daigner y répondre directement, la même voix glacée – si glacée que l’imperceptible accent meusien s’en trouvait stérilisé, ne s’entendait plus – prononça :

– Ne craignez rien de la sensualité. Vous ne me faites pas illusion, à moi, ni peut-être à vous-même. Ah ! c’est là sans doute un sujet de petit intérêt, une vérité à ramasser peu précieuse ! Les prêtres de quelque expérience, en dépit d’un préjugé constant, n’accordent à la vie sexuelle qu’une valeur de symptôme. Qui en fait l’objet unique de son investigation est sûr de se tromper lourdement. D’ailleurs, elle n’a d’intérêt, n’apporte d’utiles données, enfin ne révèle que les hautes cimes, quand elle est le miroir trouble, l’image difficile à interpréter, le signe matériel des contradictions d’un grand cœur. Encore faut-il qu’elle existe par elle-même, qu’elle ait son histoire, son caractère propre et singulier.

– Devrait-on accumuler les faiblesses pour mériter d’être réputé une âme haute, un grand cœur ! dit timidement Pernichon, que le sens de ces paroles assez obscures irritait moins que leur accent. Je vous écoute dans un esprit de soumission, mais si sévèrement que je me juge, il ne m’est pas défendu d’avoir conscience des efforts que j’ai faits, des tentations que j’ai surmontées ! Si je n’ai pu, hélas ! avancer bien loin dans la voie de la perfection, au moins ai-je maintenu ma ligne de résistance morale, suis-je resté sur place. La blessure est encore ouverte, j’en conviens ; grâce à Dieu, le mal ne m’a pas dévoré.

Il ronflait d’émotion entre ses mains, et son front, de nouveau, se couvrit de sueur.

– Ce dernier entretien sera poussé jusqu’au bout, reprit la voix, dans votre intérêt, mon ami, et encore pour ma délivrance. Je devrais me reprocher d’avoir tardé si longtemps. Observez comme ce premier coup de sonde a porté juste, et quel cri révélateur il tire de vous. J’ai vu éclater l’abcès, mon enfant.

– Mon Père, dit Pernichon, étouffé de surprise et de colère, je ne m’explique pas votre dureté.

– En vous écoutant, déjà bien des fois, à cette même place, j’avais ce mot sur les lèvres : Vous croyez-vous donc vivant ? 

– Je ne pense pas, répéta l’autre, qu’un véritable zèle apostolique s’exprime avec cette sorte de haine.

À ces paroles, et comme si le seul mot de haine l’eût touché, l’abbé Cénabre faillit perdre son habituelle maîtrise de soi. Il rougit, frappa vivement la table de sa main ouverte, rougit plus fort, et reprit enfin, d’une voix apaisée :

– Pardonnez-moi ce mouvement d’humeur : je ne suis pas un apôtre, je ne saurais l’être. L’esprit critique l’emporte chez moi, ou plutôt il absorbe toutes les autres facultés. Une extrême attention finit par consumer la pitié.

Il prit la main du petit homme dans les siennes.

– Mon ami, je m’étonne du parti pris de ces prêtres un peu sots et bornés qui, par leur zèle indiscret, entretiennent tant de bonnes gens dans l’illusion qu’ils donnent à faire à tous les démons de la luxure. Les termes de l’art militaire ajoutent à ces fadeurs un ridicule de plus. Il n’est parlé que de combats, d’assauts livrés ou repoussés, de défaites et de victoires... Hélas ! mon enfant, moi qui vis – je puis dire – dans la familiarité des saints, et parmi eux des plus subtils, que voulez-vous que je pense de cette guerre illusoire où les malheureux se mesurent avec leurs ombres ? Bien plus...

Il lui pressait plus affectueusement les mains.

– Il n’y a pas là, continua-t-il, qu’une erreur de jugement : une duplicité fort perverse. À vous prendre simplement (si vous voulez bien), j’estime, je tiens pour avéré que, loin d’opposer une résistance aux tentations extérieures, vous entretenez avec beaucoup de peine et d’application, une concupiscence dont chaque jour affadit le venin. De la source désormais tarie, vous remuez la boue, pour en respirer au moins l’odeur. Par économie de vos forces, il vous plaît de vivre dans ce mensonge d’un nom prodigué à des séductions imaginaires, lorsque votre sensualité suffit à peine à exercer utilement votre malice. Que me parlez-vous de lutte intérieure ? Je vois trop clairement les pensées suspectes, les désirs refroidis, l’acte avorté. Qui réaliserait ces fantômes vous ferait un tort bien cruel. C’est justement cette ombre que votre appétit veut consommer, non pas une chose vivante. Je vous parle ici plutôt en savant qu’en prêtre : le débauché va se jeter comme un dément sur les voluptés qu’il presse et, dans l’excès de sa folie, il offre du moins au regard le spectacle d’un homme qui ne se ménage pas... Mais vous !... Mais vous... Votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe moins.

Volontairement ou non, l’air siffla entre les lèvres de Pernichon, comme d’un baigneur surpris par le froid.

– L’idée que vous avez de vous-même, reprit la voix avec une sorte d’affreuse tendresse, n’est pas fausse : il en est d’elle comme de ces formules mathématiques, dont il faut seulement intervertir les signes. Votre médiocrité tend naturellement vers le néant, l’état d’indifférence entre le mal et le bien. Le pénible entretien de quelques vices vous donne seul l’illusion de la vie.

À ces mots, M. Pernichon se leva, mais il resta debout et muet devant son bourreau.

– L’expérience de la vie – et plus encore mes modestes travaux historiques – reprit l’abbé Cénabre, m’ont enseigné le petit nombre de vies positives...

– Je respecte assez votre caractère et votre personne, dit tout à coup le publiciste avec une espèce de dignité, pour vous laisser achever. Mais vos injustes paroles sont de celles auxquelles on ne répond pas.

– Je n’en terminerai avec vous que plus commodément, répondit le prêtre. Votre présence a été l’occasion de tout ceci, non sa cause. Votre disgrâce n’est que de vous trouver devant moi, à cette heure, aujourd’hui.

Il respira bruyamment, et quand il eut ainsi gonflé sa poitrine, le sang parut de nouveau se retirer de ses joues et de son front. Il resta d’une pâleur livide.

– Telle heure sonne, mon enfant, poursuivit-il, où la vie pèse lourd sur l’épaule. On voudrait mettre à terre le fardeau, l’examiner, choisir, garder l’indispensable, jeter le reste. Retenez cette confidence, puisque je la fais tout haut, devant vous. Je tenterai ce choix. Il le faut. Je suis prêt.

Il se tut brusquement, laissa tomber la tête. Puis soudain :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! s’écria-t-il par deux fois, avec une extraordinaire violence.

Tout autre que Pernichon eût sans doute obéi, mais sa maladresse porte le tragique en puissance. D’ailleurs un sort navrant le place toujours là où il ne doit pas être, et l’y tient jusqu’au complet épuisement, utilisation parfaite du ridicule ou de l’odieux.

– Je regrette d’avoir été la cause involontaire... commença-t-il.

– Cause de quoi ? pria doucement l’abbé Cénabre. Je vous le dis : vous n’êtes cause de rien. Pourquoi vous humilierais-je gratuitement ? Entendez néanmoins cette parole : le monde est plein de gens qui vous ressemblent, qui étouffent les meilleurs sous leur nombre. Qu’êtes-vous venu faire dans notre bataille d’idées ? Vous la quitterez sans regret, avec un petit profit.

Le visage de Pernichon, en dépit de sa vulgarité, eut une expression vraiment humaine, presque noble :

– Je n’ai pourtant pas choisi le parti des vainqueurs, dit-il.

– C’est que le parti des vainqueurs est le parti des maîtres, et vous sentez cruellement que vous n’êtes pas né un maître. Mais vous vivez dans leur ombre, et leur caresse vous fait du bien.

Et il ajouta, après un silence, posément :

– Il vous fallait, d’ailleurs, quelque chose à marchander.

– Jamais, monsieur le chanoine, s’écria Pernichon, jamais, dis-je, mes ennemis ne m’ont tenu pour un homme à vendre !

– Mon enfant, dit l’abbé Cénabre, ne vous fâchez pas si, dans cet entretien tout intime, j’utilise une connaissance particulière de vos ressources, de votre capacité morale. Vous êtes un intermédiaire-né. D’où vient que le parti – ou pour parler leur langage – le milieu catholique est si favorable à la multiplication de cette espèce ? Parce que dans une société politique de plus en plus étroitement solidaire, si fortement constituée en groupes dont la discipline est exacte et l’individualisme exclu, il est le suprême refuge d’un opportunisme démodé. Du radicalisme au socialisme, théoriquement, le passage semble aisé. Pratiquement, il n’en est pas de même, car c’est proprement changer de clientèle. Mais croire en Dieu, et vivre dans l’indulgente obédience de l’Église est une position si commode ! On est d’un parti sans en être. En cette matière, rien de moins étroit que le dogme : il semble même à certains proposer l’indifférence politique comme une règle. Aussi que de distinctions, de nuances, que de choix pour l’amateur, quel éventaire ! De concession en concession, de surenchère en surenchère, un jeune ambitieux qui n’aime pas le bruit et travaille avec méthode, peut aller aussi loin qu’il lui plaît, sans perdre le précieux avantage d’être moins un partisan qu’un allié, – un ami du dehors, toujours à contrôler, jamais sûr, – comme ces pauvres dames qui gardent dans le saint état du mariage pour quoi elles n’étaient pas faites, l’odeur et le ragoût du passé.

– Vous jouez un jeu cruel, dit Pernichon d’une voix tremblante, un jeu bien cruel. Et même si ces paroles ne devaient rester secrètes...

– Je vous les abandonne, dit l’abbé Cénabre. Faites-en ce qu’il vous plaira.

Puis, tout à coup, un mouvement intérieur, irrésistible, bouleversa de nouveau ses traits. Le sourire s’arrêta sur ses lèvres, son regard durcit, le tremblement de ses mains redevint visible. Et sa colère même parut comme dévorée par un sentiment plus violent et plus mystérieux.

Il baissa lentement les paupières. Le silence qui suivit fut difficile à surmonter.

Dès le premier moment de cette soudaine, imprévisible attaque, M. Pernichon s’était trouvé désarmé. Habile à certaine escrime du langage, au jeu de l’allusion, la violence directe le paralyse, agit littéralement comme un poison de sa volonté. Mais que dire de cette violence si cruellement calculée, passant de l’invective à un accent d’amertume douloureuse, puis de sollicitude incompréhensible ? Néanmoins la stupeur finit par laisser tout à fait la place à la crainte, puis à une confusion pire... Pour la première fois peut-être, sa pauvre âme creva son enveloppe et parut blême et hagarde aux propres yeux de Pernichon pour disparaître aussitôt, ainsi qu’un rêve égaré dans le matin... Et ce n’était point tant les paroles de l’abbé Cénabre que la transfiguration de ce prêtre subtil et la contagion d’un rêve que trahissaient son attitude et sa voix – non ! ce n’était point de telles paroles restées si vagues dans la colère ou le mépris, qui eussent à elles seules arraché un instant le malheureux hors de sa gaine, ainsi qu’un muscle qui, sous les doigts du chirurgien, jaillit tout à coup de la peau. D’être réputé habile, ambitieux, profond calculateur de ses chances, ami douteux, prudent ennemi, n’était pas pour l’offenser ; mais ces dernières violences l’atteignaient à un lieu plus sensible, profond, secret, comme au point d’équilibre de son humble destin : l’habitude, devenue consubstantielle à sa pensée, d’une lutte intime, une opinion de lui-même soudain déracinée, le besoin de se classer, une certaine stabilité. La seule hypothèse – soudain vraisemblable – d’une vie sans réalité spirituelle introduite comme par effraction dans une conscience d’ordinaire si ménagée, en découvrait brutalement le désordre absolu. Que d’autres, qui tiennent de leurs actes un compte plus ou moins sévère (comme on observerait les étoiles sans lire les indications du compas), négligent dans leur calcul l’orientation de la volonté, la perversion de l’instinct !... Le terrible n’est pas de ces étrangers dont les routes croisent nos routes, mais dans ce propre visage que l’âme arrachée verra soudain face à face, et ne reconnaîtra pas.

– Monsieur le chanoine... voulut dire Pernichon, dans un dernier effort de politesse et de respect pour le dangereux personnage. Mais il n’acheva point. Ce que l’humiliation n’avait pu faire, la crainte l’obtint, plus urgente que la honte. Il s’écarta de quelques pas, chercha gauchement son pardessus, jeté derrière lui sur une chaise, en passa les manches avec une peine infinie, soufflant par le nez d’affreux sanglots sans larmes, ramassé sur lui-même, contracté ainsi que d’une énorme grimace non du visage seul, mais de tout son corps chétif. Puis ce désespoir grotesque disparut dans le vestibule ténébreux. On entendit le grincement de la porte, refermée néanmoins avec prudence.

 

L’abbé Cénabre avait suivi des yeux le petit homme, et il resta debout un long moment, à la même place, en apparence frappé de stupeur à son tour, et tellement immobile que l’ombre même sur le mur n’avait pas un tressaillement. Quiconque l’eût observé à ce moment solennel, eût été frappé de la netteté de son regard qui n’était point celui d’un homme entraîné par un rêve, mais plutôt d’un discuteur hardi et tenace qui donne tout son effort contre un rival à demi vaincu, et cherche à s’emparer de sa pensée. De cet angle droit de la pièce on eût pu croire que les yeux fixaient simplement la porte par où Pernichon s’était enfui. Toutefois leur direction était différente. M. Pernichon, ni aucun autre à sa ressemblance, n’eût entretenu tel feu dans la prunelle assombrie... Elles avaient trouvé ailleurs quelque chose. Et plus d’un sceptique eût été bien embarrassé de convenir que l’interlocuteur invisible, au moins selon toute vraisemblance, c’était la croix nue pendue au mur. D’ailleurs le temps lui eût manqué d’un examen décisif. Car s’étant avancé brusquement, par un geste aussi prompt et aussi précis qu’une parade, l’abbé Cénabre empoigna la lampe et la brisa sur les dalles.

Le clair de lune entra aussitôt dans la chambre.

La violence du choc fut telle que la mèche s’éteignit sans doute avant d’avoir touché le sol. Du réservoir de cristal on entendit un moment l’huile de pétrole couler à petits coups. Puis ce dernier bruit s’effaça. Et il semblait que se fût effacé avec lui le souvenir du geste extraordinaire de ce prêtre célèbre dans les deux mondes pour son scepticisme élégant.

Une des singularités de l’abbé Cénabre est de n’accepter de soins domestiques que d’une vieille femme de ménage – sa nourrice, dit-on – qui tôt levée finit sa besogne dès midi, et ne reparaît plus. Autour de la courte et épaisse silhouette à peine visible dans le recueillement de la nuit, la solitude resta parfaite, le silence absolu. Puis cette silhouette se déplaça lentement, posément ; une porte claqua. Le clair de lune s’endormit dans la pièce vide. M. l’abbé Cénabre avait regagné sa chambre.

L’auteur des Mystiques florentins a longtemps dérouté la critique. Habile à s’emparer de l’attention, par surprise, son ambition ne va pas plus loin que séduire ; il disparaît avant de convaincre, laissant amis et adversaires dos à dos. Un parti s’est emparé de lui, comme il s’embarrasse de tout élément douteux, moins encore par goût du scandale, que par un besoin furieux de se masquer, de prendre un masque, de masquer son indigence. Dans la forte société spirituelle de Rome, ce demi-monde de la pensée ressemble à l’autre, même vanité, même envie, même accueil aux haines complices, même rage à dénigrer les hauts exemples qui le condamnent, même naïveté dans le mensonge et la feinte, même candeur de croire faire illusion à quiconque le regarde en face. Certes, la prostitution de l’hôtel particulier méprise celle de la rue, mais dans les cas urgents l’acte professionnel s’accomplit de lui-même et sous un certain regard, c’est toujours le même geste de dénouer la ceinture. Qui ne sait qu’on rencontre aux entresols de la rue des Martyrs des filles deux fois soumises, ou de bonnes mères ? Ainsi le parti compte d’honnêtes jeunes gens, des vieillards austères, des écrivains pleins de talent, et des prêtres, pour le grand nombre, de mœurs irréprochables. Rien ne semble permettre de les confondre avec des avares adolescents, ces patriarches dévorés d’ambition comme d’une lèpre, et ces ruffians en jupon noir, chassés de tous les diocèses, à face de croupiers marrons... Quel trait leur est donc commun ? Le goût de biaiser, une pensée lâche.

L’abbé Cénabre a souvent tiré profit de leur enthousiasme affecté, sans laisser toutefois annexer son sourire. De lui, les malheureux n’entendent et n’approuvent que son impuissance à conclure, la dissipation de la pensée, l’effort en sens contraire et pour un résultat de néant, d’une curiosité presque sensuelle et d’une critique énervée. Son Histoire de l’arianisme les a déçus, justement par ce qu’elle contient de positif, de défini. Mais ils se délectent au bavardage et à l’allusion des Mystiques florentins.

L’illustre écrivain connaît ce public, et il le mépriserait, s’il était capable de mépris. Il l’exècre seulement. Son jugement court, mais exquis, l’a renseigné depuis longtemps. Ils l’honorent d’être suspect. Cette sympathie équivoque, cette admiration protectrice exaspèrent son orgueil, et il leur fait payer cher une reconnaissance toute formelle. De les louer tarit sa veine : il n’est jamais las de les railler, il doit à cette raillerie ses meilleures pages, les mieux venues, ses pages ailées. Comment ne l’ont-ils pas reconnu à ce signe éclatant ? Ils reçoivent de lui la plus cruelle ironie. C’est peut-être que leur vanité met à haut prix la louange difficile, arrachée à un homme fort et seul, par la coalition des faibles.

Ils le croient fort, mais il est seul, sûrement.

Les fenêtres de la chambre s’ouvrent sur une rue du Paris provincial. À cette heure de la nuit, la lointaine et triple rumeur de la place de Rennes, comme égarée, y est, à force de solitude et de silence, pathétique. Qu’à travers les ténèbres, les villes appellent, d’une voix profonde ! Que leur joie respire avec peine, comme elle râle !... Chaque rue, traversée dans le tumulte et l’éblouissement, sitôt quittée, vous poursuit dans l’ombre d’une plainte affreuse, peu à peu assourdie, jusqu’à la limite d’un autre tumulte et d’un autre éblouissement qui joint bientôt à l’autre voix sa voix déchirante. Et encore, ce n’est pas ce mot de « voix » que j’écrirai, car la forêt, la colline, le feu et l’eau ont seuls des voix, parlent un langage. Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d’un accord auguste, de l’alliance ineffable de l’intelligence et des choses ne puisse être oublié du plus vil. La voix que nous ne comprenons plus est encore amie, fraternelle, faiseuse de paix, sereine. L’homme lyrique, au dernier rang de l’espèce, que le monde moderne a honoré comme un dieu, croyait risiblement l’avoir restituée, n’ayant délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes démodées que pour y lâcher le troupeau de ses mornes sensualités. Le plus fort d’eux tous, déjà pris à la gorge par la vieillesse, remplissait les rues et les bois de son infatigable lubricité. Derrière lui, la foule des disciples s’est ruée, comme on mange, à la solitude sacrée, dans le rêve abject de l’associer à ses ventrées, à sa mélancolie, à sa déception charnelle. La contagion, gagnant de proche en proche, s’est étendue aux antipodes : l’île déserte a reçu leurs confidences, témoigné de leurs amours, retenti de leurs grotesques sanglots devant la vieillesse et la mort. Nulle prairie, ruisselante de lumière et de rosée dans la candeur de l’aube, où vous ne trouverez leurs traces, comme des papiers sordides, sur les pelouses, un lundi matin.

Toutefois, s’il est dans l’homme d’imposer sa présence, et les signes de sa bassesse à la nature, il ne s’empare pas de son rythme intérieur, de sa profonde rumination. Il couvre la voix, mais il l’interroge en vain : elle continue son chant sublime ainsi qu’une corde en vibration choisit entre mille ses harmoniques et ne répond qu’à elles seules... Il n’en va pas ainsi des paysages de poutres, de fer et de moellons – les villes.

Pourquoi voudriez-vous qu’elles annoncent la joie, bâties dans la peine et la sueur ? La liberté, puisqu’elles sont les forteresses où s’est réfugié, devant la rébellion des choses et des éléments, Adam vaincu ? La vie – ces demeures transitoires, gardiennes seulement de nos os ?

L’abbé Cénabre s’était insensiblement rapproché de la fenêtre, comme si dans cette chambre obscure, le reflet douteux de la rue à travers les vitres lui eût été un asile. Immobile dans la haute embrasure, les bras croisés sur la poitrine, on l’eût cru volontiers absorbé, quand toute son attention n’était tendue au contraire qu’à la rumeur triste du dehors. Sa dernière violence n’avait certes pas été un geste d’emportement : nul moins que lui n’était capable de ces distractions. La lumière l’avait offensé cruellement, tout à coup, comme le signe sensible, sur le mur et sur la croix, d’une illumination intérieure qu’il eût voulu étouffer, repousser dans la nuit, avec une énergie désespérée. L’une des marques des grandes convulsions de l’âme est de se retrouver dans les choses, de sorte que telle déception capitale, par exemple, reste inséparable du lieu et de l’heure – non pas seulement par une association matérielle, mais par une sorte de compénétration – comme si un certain accord de la vie profonde avait été faussé par le coup de bélier de la passion. D’ailleurs la brusque révolte du prêtre n’était qu’un geste de défense, tardif seulement. Et il était vrai que cette cellule, pavée de grès, ces murs, ces livres, cette croix nue étaient ennemis. Les témoins muets jusqu’alors, allaient sans doute poser la question à laquelle il ne voulait pas répondre... C’est pourquoi il les avait replongés dans l’ombre.

Méprise fatale ! Ce geste posait un autre problème, non moins urgent. Il marquait le terme d’une étape et plus encore le point de départ d’une autre route, terrible à suivre, inconnue. Un fou couve tranquillement son délire jusqu’à ce qu’un cri – ou toute autre manifestation – le convainque de sa folie. Depuis des semaines, l’abbé Cénabre fermait sa conscience à un ordre de sentiments dont il soupçonnait à peine encore la violence. Et il venait inconsidérément de se trahir, de tout remettre en question. L’analyste délicat, dont l’ironie n’épargna jamais personne, pas même le tragique saint d’Assise, a horreur de l’examen particulier. Il sent d’instinct ce que sa critique tant admirée des badauds, a de dangereux pour lui-même, car on ne joue pas son propre destin sur le coup de dés d’une hypothèse, et l’hypothèse est la seule ressource de son analyse, son ressort. Toutefois la pensée née en lui depuis quelque temps déjà, plus forte chaque jour, s’imposait par elle-même, déjouait sa ruse. Il l’écartait pour la retrouver tout à coup, à sa stupeur, mêlée à la trame de la vie quotidienne, partout présente. Et dans le soudain accès de sa colère contre Pernichon, il l’avait encore reconnue.

L’érudition de l’auteur des Mystiques florentins est solide, comme est viril son visage épais et dur. L’étendue de la documentation, la puissance de travail qu’elle suppose peuvent faire illusion : heureux dans le choix de ses sujets, non pas même sans audace, il semble cependant n’oser les affronter qu’à demi, il les aborde de biais. Il en va de même dans le gouvernement de sa propre vie : ce professeur d’analyse morale répugne à se voir en face. Longtemps le scrupule ténébreux qu’une force irrésistible amène ce soir à la surface de sa conscience a été, avec effort, maintenu dans la région basse de la sensibilité pure. Sans doute, il lui devait faire sa part : c’était un malaise, une gêne, une diminution de l’activité, ou sa déviation morbide. C’était tout cela, et bien autre chose encore. Mais en évitant de cerner le point douloureux, la souffrance reste vague, diffuse, plus aisément supportée. Ce qui n’était que mélancolie devient promptement remords, pourvu que l’on en discute avec soi-même. Et qui peut faire au remords une part équitable ? Ce fils maudit de la divine charité n’est pas moins avide : il n’a rien, s’il n’a tout.