– Qui va là ? C’est toi,
Phémie ?
Mais il était peu probable que la
sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard
anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le
premier tournant de l’allée ; le petit jardin se perdait au-delà,
dans les ténèbres.
– C’est-i vous, Phémie !
reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait
tremblante.
Elle n’osait plus fermer la
fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la
vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne
s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle
redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire
pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains
restèrent crispées sur le montant de la fenêtre ; elle dut faire
effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore
sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.
– Dieu ! que vous m’avez fait
crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une
belette, mams’elle Phémie ?
La fille répondit en riant
:
– Ben, par le lavoir, donc. Drôle
de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste !
On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole
d’honneur.
Sans attendre la réponse, elle
prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de
la remplir de genièvre.
– Vous allez tout de même pas me
boire ma goutte ?
– On voit bien que vous restez là
au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté
des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de
fichu qui tienne là-contre !
Elle s’essuya les lèvres à son
tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la
vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne
s’expliqua pas d’abord la cause :
– Vaudrait mieux vous coucher,
mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses
draps, vous pouvez me croire. Pensez ! La moto du messager vient
d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui
presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par
les cols.
– Savoir, ma petite. Un jeune
curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus
naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos
montagnes. Écoutez…
Le ciel venait de vibrer d’un
seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et
pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs,
comme du battant d’une énorme cloche de bronze.
– Le vent vient de tourner encore
un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les
Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.
Elle remplit sa tasse, la choqua
contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante,
elle reprit entre ses dents noires :
– Ça ne présage rien de
bon.
– Tiens, mademoiselle Céleste,
voilà que vous fumez la pipe à ct’heure ?
– Touchez pas ! dit la
vieille.
Ses deux mains maigres et
brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe,
volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à
fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son
caraco la recouvrirent presque tout entière.
– Qu’est-ce qui vous prend ?
C’est-i donc sacré, une pipe ?
– C’était la sienne, dit la
servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de
finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais
j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez : elle est encore toute
bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me
retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses
mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours…
Oh ! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé,
voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.
Elle repoussa l’assiette au
milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa
chaise, dans l’ombre.
– En voilà deux, tout de même,
deux curés que je vois mourir ici.
– Baste, le jeune aura bientôt
fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça,
mams’elle Céleste ?
– Oui… enfin, du moins je le
suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être ? Les gens
prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse,
comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique ! Aucun de ces
messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être
dur !
– Vingt-cinq ou trente, pensez !
A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà
celle-ci à dix lieues de la ville et des routes ? Parlez-moi des
routes ! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze.
Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens
qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre
garçon.
– Ce garçon, grogna la vieille en
haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée
!
– Ben oui, quoi, un garçon ! Et
si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il
n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire.
Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par
une bise !… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que
sur ma main, c’est pas croyable.
– Possible qu’il aura été retenu
à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh ! rien… du
moins pas grand-chose : deux malles et une grande caisse de bois,
mais d’un lourd. Des livres, probable.
– Enfin, vous le prendrez quand
il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous ; il
n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous
souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une
nuit est bientôt passée.
Le regard de la vieille se fit
tout à coup suppliant.
– Écoutez, ma fine, pourquoi ne
s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment ? J’ai un peu
de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds,
bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites
pas non.
La fille l’écoutait les yeux
brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.
– Et qu’est-ce qu’elle penserait,
ma tante, mams’elle Céleste ? Justement qu’elle m’attendait ce soir
pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on
peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes
conditions.
– Quelles conditions ? demanda la
vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma
fine !
La sonneuse avait déjà posé la
main sur la poignée de la porte.
– La pipe, dit-elle en éclatant
d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire,
je veux fumer la pipe du mort !
Elle fit quelques pas vers la
table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit,
tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa
bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de
partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre
expression que celle d’une terreur servile, que trahissait
d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers
l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux
petites mains grises.
– C’est pas sérieux, voyons,
mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète :
qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite ? Je vas
faire chauffer l’eau.
Mais la sonneuse finit par
s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine
:
– Non, vrai, mams’elle Céleste,
j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…
Les yeux brillaient de malice, et
elle évitait exprès le regard de la servante.
– Si le vent ne fraîchit pas
trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour
l’histoire de rire, dit-elle.
– Alors vous resterez à la porte,
ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À
personne ! entendez-vous ! cria-t-elle encore une fois du haut de
l’escalier. À pers...
Mais le vent, s’engouffrant
brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole :
– Vous auriez pu au moins fermer
votre porte, maudite !…
Les socques de Phémie claquaient
déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à
une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant
d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux
bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de
chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait
du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut
d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la
paillasse.
Certes, nul recoin de cette
maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du
haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise,
la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance
lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de
sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son
matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta
jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La
lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans
toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore
invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que
glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le
parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint
s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive
aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier,
aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui,
depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.
Quand elle rouvrit les yeux, la
fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les
paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car
elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et,
cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de
flotter autour d’elle tout proche.
– Tiens, dit-elle à haute voix,
le vent est tombé.
Sans qu’elle pût expliquer
pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi
alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même
s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.
– Ça doit aller maintenant sur
cinq heures ! fit-elle.
Elle résolut de descendre à la
cuisine pour s’y faire un peu de café. « Je devrais aussi souffler
la lampe du vestibule », pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants.
Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son
sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se
redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son
front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit
toute grande.
Le presbytère, racheté par la
commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une
maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques
centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard
ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui
l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager,
mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est
clos sur un côté par une simple haie d’épines ; sur les deux
autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison
occupe le quatrième. Elle a deux entrées : l’une, sur la gauche,
donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit,
protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la
façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade
opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on
entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la
surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un
papier goudronné.
Ce fut vers l’angle plus obscur
de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là
où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent
d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette
bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte
pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus
sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non ? Il était
difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre
le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle
Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque
soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans
cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.
Toute crainte s’était maintenant
évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement
l’aube prochaine.
– Qui va là ? dit-elle d’une voix
mal assurée.
La réponse lui vint aussitôt, et
de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la
maison ténébreuse.
– C’est moi…
– Qui, vous ?
– Moi, le nouveau curé de
Mégère.
À cause de sa petite taille, elle
dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du
mur, et pour la première fois, son maître.
– Attendez une seconde, monsieur
le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre. Mais elle saisit d’abord
la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête.
Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.
Le visage apparaissait très
nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater
de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui
s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de
réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en
éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues
étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de
froid.
– Vous êtes venu, répétait-elle
machinalement, vous êtes venu…
Elle ne trouvait rien d’autre. Le
vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.
– Veuillez d’abord descendre, fit
le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner
à sa voix un accent d’autorité.
– J’arrive, dit Mlle
Céleste.
Elle descendit aussi vite qu’elle
put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée ! Certes,
l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une
des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse,
l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui
paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut
régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au
rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi
que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la
neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent
été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés,
que d’essieux tordus ! La semaine dernière encore… Mais elle
pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain
vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à
l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. «
Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse,
dimanche, à la messe… »
Il était certainement transi,
mais il ne laissa paraître aucune déception lorsque, s’étant
approché du fourneau de la cuisine, il constata qu’il était
froid.
– Je désirerais, dit-il, une
boisson chaude. Est-ce possible ?
– Le temps d’aller chercher un
fagot. Monsieur le curé m’excusera, le bois et le charbon sont dans
la resserre. Si monsieur le curé veut bien tenir la lampe un petit
moment ?… oh ! rien qu’au ras du couloir, ça suffit.
Elle remarqua tout à coup qu’il
portait des gants de filoselle noire, mince protection contre le
vent du nord. Sa soutane était usée, mais propre, et, d’un coup
d’œil, elle vit que deux boutons y manquaient. Leurs regards alors
se croisèrent.
– Voilà du travail pour vous,
mademoiselle Céleste, fit-il en souriant.
Elle ne devait jamais oublier ce
sourire qui, si vite, avait conquis son cœur, gagné sa fidélité
pour toujours. Eut-elle dès ce moment le pressentiment qu’il serait
la consolation de sa dernière heure, la suprême vision qu’elle
emporterait de ce monde où sa simplicité ne s’était guère étonnée
de rien ?
L’idée ne lui vint qu’au seuil de
la resserre. Elle se retourna brusquement, comme piquée d’un
taon.
– Comment savez-vous que je
m’appelle Céleste ? Le curé de Mégère sourit encore.
– On m’a beaucoup parlé de vous
hier, dit-il, et pas très clairement, je l’avoue. Mais j’ai
cependant retenu votre nom.
Elle grimaça de plaisir et
feignit de compter les fagotins qu’elle jetait l’un après l’autre
dans son tablier.
– Le messager ? demanda-t-elle
enfin d’un ton d’indifférence affectée. Ça m’étonne, il ne me
connaît guère.
– Pas le messager, un
autre.
Le prêtre tenait levée sa lampe à
la hauteur de son front, mais l’ombre de l’abat-jour ne laissait
voir que ses yeux calmes, un peu vagues, et tandis qu’elle le
précédait vers la cuisine, il continua derrière son dos :
– Je dois vous dire avant tout
que je suis très… très… enfin, oui, très maladroit, très distrait
et aussi très malchanceux.
L’unique chaise était chargée
d’une pile d’assiettes, et il restait debout, une main timidement
appuyée au dossier.
– Que monsieur le curé m’excuse,
grogna la servante avec un haussement d’épaules presque
maternel.
Elle essuya le siège d’un coup de
torchon, l’approcha du fourneau, fit basculer la porte du
four.
– Mettez vos pieds là-dessus, ça
ne tardera pas à chauffer.
Il obéit et resta un long moment
tête basse, écoutant le ronron du feu, le sifflement des pommes de
pin, les épaules secouées d’un frisson qu’il ne réprimait qu’à
grand-peine.
– Très malchanceux, reprit-il
d’une voix rêveuse. Vous devinez sans doute que j’ai manqué la
patache de 11 heures. À l’hôtel où je m’étais rendu après la
descente du train…
– Quel hôtel ?
– L’Univers. Un voyageur de
commerce, un monsieur très complaisant, m’avait offert une place
dans sa voiture, une automobile aménagée tout exprès pour la
montagne, une machine très forte, paraît-il. Ainsi me serais-je
trouvé, sans beaucoup de retard, au rendez-vous de ces messieurs.
Il a fallu que le carbu… non, le radiateur… que le radiateur gelât
au passage du premier col, – Roque-Noire ?
De ses mains gonflées par le
froid il portait le bol à ses lèvres et humait la boisson brûlante
avec un frémissement de plaisir.
– Roque-Noire, oui. Rien n’était
perdu cependant. Du moins aurais-je pu retourner avec lui jusqu’à
la ville, vaille que vaille. C’est alors qu’une petite
carriole…
– Qué carriole ?
Il replaça comme à regret le bol
sur la table, et poussa une sorte de gémissement.
– L’onglée, dit la servante
attendrie. Faudrait mettre un moment vos doigts sous le robinet. Y
a pas meilleur. Et à qui donc cette petite carriole ?
– La carriole d’un pauvre garçon,
d’un brave garçon, continua le curé de Mégère. Je le crois
seulement un peu… un peu simple.
– Mathurin ! s’écria-t-elle. Vous
avez fait la route avec Mathurin !
– Et qu’est-ce donc, Mathurin
?
– Le berger des Malicorne.
– Un berger ?
– Plutôt l’ancien berger. Un
idiot… Qu’ils disent ! Moi, je le crois malicieux, pis qu’un singe,
un vrai singe avec ses grimaces. Il a hérité d’une tante, l’an
dernier, et il a acheté un cheval et une voiture. On lui confie des
chargements, par-ci, par-là, cause qu’il n’est pas demandant, mais
des voyageurs, pensez-vous ? Ça part quand ça veut et ça revient de
même…
– Il avait promis que nous
serions ici vers huit heures, seulement…
– Seulement il s’est arrêté
partout, je vois ça, rapport à ses peaux de lapin ! Des peaux de
lapin ! Il met dessous du tabac, de l’alcool, que sait-on ? Les
gendarmes en sont pour leurs frais, il paraît que le procureur de
Grenoble le protège. Joli messager ! Parions qu’il vous a déposé
sur la route à la Poterie, hein ? Oh, je connais ses manières. Pas
de danger qu’il engage son cheval, la nuit, dans un mauvais
sentier. Son cheval, c’est sa femme quasi. Et qu’est-ce que vous
lui avez donné pour ça, monsieur le curé ?
Elle le vit rougir jusqu’aux yeux
:
– Ça n’a aucune importance,
fit-il doucement.
– Oui, oui, s’écria-t-elle avec
une indignation feinte, monsieur le curé se sera dépouillé pour cet
idiot qui ne lui en aura pas plus de reconnaissance qu’une bête –
et encore ! Tenez, de votre billet, à l’heure que voilà, il ne s’en
souvient même plus.
– Vous croyez ? dit brusquement
le jeune prêtre. Et comme honteux d’une telle vivacité, il remit le
nez dans son bol.
– Je vois ce qu’est monsieur le
curé, soupira Céleste, trop bon, trop tendre. Par ici, les gens
sont durs. Monsieur le curé devra se défendre ou sans quoi… Elle
fit comiquement le geste de se dépouiller de sa jupe et de son
caraco.
– Mademoiselle Céleste, dit le
curé tout à coup avec une chaleur singulière bien que contenue, je
crois que nous serons amis.
La vieille faillit laisser tomber
la cafetière de faïence.
– Monsieur le curé me plaît de
même, fit-elle naïvement. L’autre… l’ancien, ce n’était pas un
mauvais homme, mais pas commode à servir, non. Un malade, quoi.
Monsieur le curé n’est pas malade ?
– Non, reprit-il, je ne vous
embarrasserai pas, je n’embarrasse jamais personne. Voyez-vous,
mademoiselle Céleste, un jeune prêtre comme moi, dans son premier
contact avec une nouvelle paroisse, doit être très discret, très
prudent, s’afficher le moins possible, n’est-ce pas votre idée ?
Les préjugés sont bien forts ! Retenez aussi que j’appartiens à un
autre diocèse et mes confrères eux-mêmes…
– Oh ! monsieur le curé n’aura
pas beaucoup de visites à faire. Trois ou quatre, sûrement pas
plus. Et puis les curés de ces pays, je vais vous dire, je connais
les personnes, ce sont des gens de montagne, un peu lourds, un peu
grossiers. Tel que vous voilà, si gracieux, si doux, si honnête,
vous en ferez ce que vous voudrez…
– Le Ciel vous entende,
mademoiselle Céleste, observa-t-il en souriant. Votre expérience me
sera précieuse… Mon Dieu, je ne vous cacherai pas qu’au séminaire,
il nous arrive de faire de nos futures servantes le sujet
d’innocentes plaisanteries. Et par exemple, nous avons ce proverbe
: « Une bonne de curé, disons-nous, c’est comme une belle-mère,
tout bon ou tout mauvais. »
Leurs regards se croisèrent et
celui de la vieille éclatait d’une innocente tendresse.
– Vous avez des parents ? Une
famille, mademoiselle Céleste ?
– Non, monsieur le curé, je suis
native de la Mûre, j’ai toujours servi.
– C’est que… je n’en ai guère non
plus, avoua-t-il, et l’accent de ces simples mots en faisait
quelque chose de plus émouvant qu’une prière. Il se tut.
– Monsieur le curé peut compter
sur moi, dit-elle, les yeux humides.
Le cri d’un coq – du même sans
doute – éclata si brusquement et si fort, qu’il semblait surgir des
profondeurs du jardin.
– L’air porte bien le son,
remarqua-t-elle, signe de froid.
Le curé de Mégère parut ne pas
entendre, absorbé par ses réflexions.
– Croyez-vous, dit-il enfin, que
je doive dès demain rendre visite à M. le maire ? Cela serait
convenable peut-être ?…
– Dame, ils vous ont tous attendu
– et longtemps… La patache n’est arrivée qu’à quatre heures… Et
tenez, dimanche au prône, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient.
– Oh ! dimanche… nous avons cinq
jours devant nous, mademoiselle Céleste. J’avouerai même que, sauf
la complication de ce maudit retard, mon projet était de prendre
quelques jours de repos avant… avant ces démarches officielles. Je
les eusse faites en compagnie de M. le chanoine Duperron, mon
protecteur auprès de Son Excellence, et que je dois retrouver à
Grenoble, jeudi ou vendredi. Mais vous croyez sans doute…
– Monsieur le curé fera ce qu’il
voudra, répliqua-t-elle d’un ton piqué. Monsieur le curé est juge.
Monsieur le curé devrait d’abord aller s’étendre un peu avant le
jour. On ne doit plus être loin de cinq heures.
Le prêtre tira de sa poche un
gros oignon d’argent.
– Mais non ! Trois heures et
quart seulement, fit-il de sa voix douce. Vous vous trompez,
mademoiselle Céleste.
Elle l’accompagna jusqu’à la
chambre et, comme il lui tournait le dos, elle eut son même sourire
de compassion maternelle. La ceinture du nouveau curé,
maladroitement serrée à la taille, s’enroulait à la hanche comme
une corde.
– Monsieur le curé voudra bien
laisser sa soutane à la porte, dit-elle. Je lui donnerai un petit
coup de fer.
Mais ce coup de fer ne fut jamais
donné.
Cela commença par un incident
presque comique. Elle avait cru entendre battre le volet de la
cuisine et, au plus creux de son sommeil, luttait contre le
souvenir encore trop vivace de l’acte accompli quelques instants
plus tôt, de la pression des doigts sur le métal glacé, du choc de
la barre de fer rentrant dans sa logette. Cette lutte absurde, qui
dura sans doute une minute ou deux, lui parut se prolonger des
heures. Puis, comme il arrive souvent, la logique intérieure du
rêve, plus pressante et plus impérieuse que l’autre, l’emporta dans
le moment même où le corps sortait de son engourdissement. Elle se
dirigea vers la porte à tâtons, l’ouvrit avant d’avoir réussi à
lever ses paupières. Le curé de Mégère était devant elle.
– Je vous demande pardon, dit-il
d’une voix effrayante.
La lampe tremblait si fort entre
ses doigts qu’elle la lui arracha. Elle ne songeait même pas
qu’elle était là, dans le couloir, sa jupe retroussée sur ses
cuisses, presque nue. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce
visage si jeune, creusé soudain par l’angoisse, vieilli,
méconnaissable.