Journal d'un curé de campagne - Georges Bernanos - E-Book

Journal d'un curé de campagne E-Book

Georges Bernanos

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Beschreibung

Journal d'un curé de campagne est un roman de Georges Bernanos publié en 1936 aux éditions Plon et ayant reçu la même année le Grand prix du roman de l'Académie française. En 1950, ce roman fut inclus dans la liste du Grand prix des Meilleurs romans du demi-siècle.

Présentation
| Le roman décrit l’existence discrète d’un jeune prêtre catholique dans la petite paroisse artésienne d'Ambricourt dans le nord de la France. Il est marqué par ses douleurs à l’estomac et son désespoir devant le manque de foi dans la population du village. Il se sait faible, inférieur, et se pense parfois touché par la folie, mais croit vivement que la grâce de Dieu passe par son sacerdoce : « Tout est grâce ! »... |

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

DEUXIÈME PARTIE

II

TROISIÈME PARTIE

III

JOURNAL

D'UN CURÉ DE CAMPAGNE

DELLY

JOURNAL

D'UN CURÉ DE CAMPAGNE

roman

Plon, 1936

Raanan Editeur

Livre 677 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

I

Ma paroisse est une paroisse comme les autres. Toutes les paroisses se ressemblent. Les paroisses d’aujourd’hui, naturellement. Je le disais hier à M. le curé de Norenfontes : le bien et le mal doivent s’y faire équilibre, seulement le centre de gravité est placé bas, très bas. Ou, si vous aimez mieux, l’un et l’autre s’y superposent sans se mêler, comme deux liquides de densité différente. M. le curé m’a ri au nez. C’est un bon prêtre, très bienveillant, très paternel et qui passe même à l’archevêché pour un esprit fort, un peu dangereux. Ses boutades font la joie des presbytères, et il les appuie d’un regard qu’il voudrait vif et que je trouve au fond si usé, si las, qu’il me donne envie de pleurer.

Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.

L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sous lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître… Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mènerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi — sans grand espoir — après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile.

Oh ! je sais bien que ce sont des idées folles, que je ne puis même pas prendre tout à fait au sérieux, des rêves… Les villages ne se lèvent pas à la voix d’un petit écolier, comme les bêtes. N’importe ! Hier soir, je crois qu’un saint l’eût appelé.

Je me disais donc que le monde est dévoré par l’ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C’est une espèce de poussière. Vous allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous la buvez, et elle est si fine, si ténue qu’elle ne claque même pas sous la dent. Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s’agite beaucoup.

On dira peut-être que le monde est depuis longtemps familiarisé avec l’ennui, que l’ennui est la véritable condition de l’homme. Possible que la semence en fût répandue partout et qu’elle germât çà et là, sur un terrain favorable. Mais je me demande si les hommes ont jamais connu cette contagion de l’ennui, cette lèpre ? Un désespoir avorté, une forme turpide du désespoir, qui est sans doute comme la fermentation d’un christianisme décomposé.

Évidemment, ce sont là des pensées que je garde pour moi. Je n’en ai pas honte pourtant. Je crois même que je me ferais très bien comprendre, trop bien peut-être pour mon repos — je veux dire le repos de ma conscience. L’optimisme des supérieurs est bien mort. Ceux qui le professent encore l’enseignent par habitude, sans y croire. À la moindre objection, ils vous prodiguent des sourires entendus, demandent grâce. Les vieux prêtres ne s’y trompent pas. En dépit des apparences et si l’on reste fidèle à un certain vocabulaire, d’ailleurs immuable, les thèmes de l’éloquence officielle ne sont pas les mêmes, nos aînés ne les reconnaissent plus. Jadis, par exemple, une tradition séculaire voulait qu’un discours épiscopal ne s’achevât jamais sans une prudente allusion — convaincue, certes, mais prudente — à la persécution prochaine et au sang des martyrs. Ces prédictions se font beaucoup plus rares aujourd’hui. Probablement parce que la réalisation en paraît moins incertaine.

Hélas ! il y a un mot qui commence à courir les presbytères, un de ces affreux mots dits « de poilu » qui, je ne sais comment ni pourquoi, ont paru drôles à nos aînés, mais que les garçons de mon âge trouvent si laids, si tristes. (C’est d’ailleurs étonnant ce que l’argot des tranchées a pu réussir à exprimer d’idées sordides en images lugubres, mais est-ce vraiment l’argot des tranchées ?…) On répète donc volontiers qu’il ne « faut pas chercher à comprendre ». Mon Dieu ! mais nous sommes cependant là pour ça ! J’entends bien qu’il y a les supérieurs. Seulement, les supérieurs, qui les informe ? Nous. Alors quand on nous vante l’obéissance et la simplicité des moines, j’ai beau faire, l’argument ne me touche pas beaucoup…

Nous sommes tous capables d’éplucher des pommes de terre ou de soigner les porcs pourvu qu’un maître des novices nous en donne l’ordre. Mais une paroisse, ça n’est pas si facile à régaler d’actes de vertu qu’une simple communauté ! D’autant qu’ils les ignoreront toujours et que d’ailleurs ils n’y comprendraient rien.

L’archiprêtre de Baillœil, depuis qu’il a pris sa retraite, fréquente assidûment chez les RR. PP. Chartreux de Verchocq. Ce que j’ai vu à Verchocq, c’est le titre d’une de ses conférences à laquelle M. le doyen nous a fait presque un devoir d’assister. Nous avons entendu là des choses très intéressantes, passionnantes même, au ton près, car ce charmant vieil homme a gardé les innocentes petites manies de l’ancien professeur de lettres, et soigne sa diction comme ses mains. On dirait qu’il espère et redoute tout ensemble la présence improbable, parmi ses auditeurs en soutane, de M. Anatole France, et qu’il lui demande grâce pour le bon Dieu au nom de l’humanisme avec des regards fins, des sourires complices et des tortillements d’auriculaire. Enfin, il paraît que cette sorte de coquetterie ecclésiastique était à la mode en 1900 et nous avons tâché de faire un bon accueil à des mots « emporte-pièce » qui n’emportaient rien du tout. (Je suis probablement d’une nature trop grossière, trop fruste, mais j’avoue que le prêtre lettré m’a toujours fait horreur. Fréquenter les beaux esprits, c’est en somme dîner en ville — et on ne va pas dîner en ville au nez de gens qui meurent de faim.)

Bref, M. l’archiprêtre nous a conté beaucoup d’anecdotes qu’il appelle, selon l’usage, des « traits ». Je crois avoir compris. Malheureusement je ne me sentais pas aussi ému que je l’eusse souhaité. Les moines sont d’incomparables maîtres de la vie intérieure, personne n’en doute, mais il en est de la plupart de ces fameux « traits » comme des vins de terroir, qui doivent se consommer sur place. Ils ne supportent pas le voyage.

Peut-être encore… dois-je le dire ? peut-être encore ce petit nombre d’hommes assemblés, vivant côte à côte jour et nuit, créent-ils à leur insu l’atmosphère favorable… Je connais un peu les monastères, moi aussi. J’y ai vu des religieux recevoir humblement, face contre terre, et sans broncher, la réprimande injuste d’un supérieur appliqué à briser leur orgueil. Mais dans ces maisons que ne trouble aucun écho du dehors, le silence atteint à une qualité, une perfection véritablement extraordinaires, le moindre frémissement y est perçu par des oreilles d’une sensibilité devenue exquise… Et il y a de ces silences de salle de chapitre qui valent un applaudissement.

(Tandis qu’une semonce épiscopale…)

Je relis ces premières pages de mon journal sans plaisir. Certes, j’ai beaucoup réfléchi avant de me décider à l’écrire. Cela ne me rassure guère. Pour quiconque a l’habitude de la prière, la réflexion n’est trop souvent qu’un alibi, qu’une manière sournoise de nous confirmer dans un dessein. Le raisonnement laisse aisément dans l’ombre ce que nous souhaitons d’y tenir caché. L’homme du monde qui réfléchit calcule ses chances, soit ! Mais que pèsent nos chances, à nous autres, qui avons accepté, une fois pour toutes, l’effrayante présence du divin à chaque instant de notre pauvre vie ? À moins de perdre la foi — et que lui reste-t-il alors puisqu’il ne peut la perdre sans se renier ? — un prêtre ne saurait avoir de ses propres intérêts la claire vision, si directe — on voudrait dire si ingénue, si naïve — des enfants du siècle. Calculer nos chances, à quoi bon ? On ne joue pas contre Dieu.

♦♦♦ Reçu la réponse de ma tante Philomène, avec deux billets de cent francs, — juste ce qu’il faut pour le plus pressé. L’argent file entre mes doigts comme du sable, c’est effrayant.

Il faut avouer que je suis d’une sottise ! Ainsi, par exemple, l’épicier d’Heuchin, M. Pamyre, qui est un brave homme (deux de ses fils sont prêtres), m’a tout de suite reçu avec beaucoup d’amitié. C’est d’ailleurs le fournisseur attitré de mes confrères. Il ne manquait jamais de m’offrir, dans son arrière-boutique, du vin de quinquina et des gâteaux secs. Nous bavardions un bon moment. Les temps sont durs pour lui, une de ses filles n’est pas encore pourvue et ses deux autres garçons, élèves à la faculté catholique, coûtent cher. Bref, en prenant ma commande, il m’a dit un jour, gentiment : « J’ajoute trois bouteilles de quinquina, ça vous donnera des couleurs. » J’ai cru bêtement qu’il me les offrait.

Un petit pauvre qui, à douze ans, passe d’une maison misérable au séminaire, ne saura jamais la valeur de l’argent. Je crois même qu’il nous est difficile de rester strictement honnêtes en affaires. Mieux vaut ne ne pas risquer de jouer, serait-ce innocemment, avec ce que la plupart des laïques tiennent non pour un moyen, mais pour un but.

Mon confrère de Verchin, qui n’est pas toujours des plus discrets, a cru devoir faire sous forme de plaisanterie, allusion, devant M. Pamyre, à ce petit malentendu. M. Pamyre en était sincèrement affecté. « Que M. le curé, a-t-il dit, vienne autant de fois qu’il lui plaira, nous aurons du plaisir à trinquer ensemble. Nous n’en sommes pas à une bouteille près, grâce à Dieu ! Mais les affaires sont les affaires, je ne puis donner ma marchandise pour rien. » Et Mme Pamyre aurait ajouté, paraît-il : « Nous autres, commerçants, nous avons aussi nos devoirs d’état. »

♦♦♦ J’ai décidé ce matin de ne pas prolonger l’expérience au delà des douze mois qui vont suivre. Au 25 novembre prochain, je mettrai ces feuilles au feu, je tâcherai de les oublier. Cette résolution prise après la messe ne m’a rassuré qu’un moment.

Ce n’est pas un scrupule au sens exact du mot. Je ne crois rien faire de mal en notant ici, au jour le jour, avec une franchise absolue, les très humbles, les insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère. Ce que je vais fixer sur le papier n’apprendrait pas grand’chose au seul ami avec lequel il m’arrive encore de parler à cœur ouvert et pour le reste je sens bien que je n’oserai jamais écrire ce que je confie au bon Dieu presque chaque matin sans honte. Non, cela ne ressemble pas au scrupule, c’est plutôt une sorte de crainte irraisonnée, pareille à l’avertissement de l’instinct. Lorsque je me suis assis pour la première fois devant ce cahier d’écolier, j’ai tâché de fixer mon attention, de me recueillir comme pour un examen de conscience. Mais ce n’est pas ma conscience que j’ai vue de ce regard intérieur ordinairement si calme, si pénétrant, qui néglige le détail, va d’emblée à l’essentiel. Il semblait glisser à la surface d’une autre conscience jusqu’alors inconnue de moi, d’un miroir trouble où j’ai craint tout à coup de voir surgir un visage — quel visage : le mien peut-être ?… Un visage retrouvé, oublié.

Il faudrait parler de soi avec une rigueur inflexible. Et au premier effort pour se saisir, d’où viennent cette pitié, cette tendresse, ce relâchement de toutes les fibres de l’âme et cette envie de pleurer ?

J’ai été voir hier le curé de Torcy. C’est un bon prêtre, très ponctuel, que je trouve ordinairement un peu terre à terre, un fils de paysans riches qui sait le prix de l’argent et m’en impose beaucoup par son expérience mondaine. Les confrères parlent de lui pour le doyenné d’Heuchin… Ses manières avec moi sont assez décevantes parce qu’il répugne aux confidences et sait les décourager d’une gros rire bonhomme, beaucoup plus fin d’ailleurs qu’il n’en a l’air. Mon Dieu, que je souhaiterais d’avoir sa santé, son courage, son équilibre ! Mais je crois qu’il a de l’indulgence pour ce qu’il appelle volontiers ma sensiblerie, parce qu’il sait que je n’en tire pas vanité, ah ! non. Il y a même bien longtemps que je n’essaie plus de confondre avec la véritable pitié des saints — forte et douce — cette peur enfantine que j’ai de la souffrance des autres.

— Pas fameuse la mine, mon petit !

Il faut dire que j’étais encore bouleversé par la scène que m’avait faite le vieux Dumonchel quelques heures plus tôt, à la sacristie. Dieu sait que je voudrais donner pour rien, avec mon temps et ma peine, les tapis de coton, les draperies rongées des mites, et les cierges de suif payés très cher au fournisseur de Son Excellence, mais qui s’effondrent dès qu’on les allume, avec un bruit de poêle à frire. Seulement les tarifs sont les tarifs : que puis-je ?

— Vous devriez fiche le bonhomme à la porte, m’a-t-il dit.

Et, comme je protestais :

— Le fiche dehors, parfaitement ! D’ailleurs, je le connais, votre Dumonchel : le vieux a de quoi… Sa défunte femme était deux fois plus riche que lui, — juste qu’il l’enterre proprement ! Vous autres, jeunes prêtres…

Il est devenu tout rouge et m’a regardé de haut en bas.

— Je me demande ce que vous avez dans les veines aujourd’hui, vous autres jeunes prêtres ! De mon temps, on formait des hommes d’église — ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de vous calotter — oui, des hommes d’église, prenez le mot comme vous voudrez, des chefs de paroisse, des maîtres, quoi, des hommes de gouvernement. Ça vous tenait un pays, ces gens-là, rien qu’en haussant le menton. Oh ! je sais ce que vous allez me dire : ils mangeaient bien, buvaient de même, et ne crachaient pas sur les cartes. D’accord ! Quand on prend convenablement son travail, on le fait vite et bien, il vous reste des loisirs et c’est tant mieux pour tout le monde. Maintenant les séminaires nous envoient des enfants de chœur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. Ça lit des tas de livres et ça n’a jamais été fichu de comprendre — de comprendre, vous m’entendez ! — la parabole de l’Époux et de l’Épouse. Qu’est-ce que c’est qu’une épouse, mon garçon, une vraie femme, telle qu’un homme peut souhaiter d’en trouver une s’il est assez bête pour ne pas suivre le conseil de saint Paul ? Ne répondez pas, vous diriez des bêtises ! Hé bien, c’est une gaillarde dure à la besogne, mais qui fait la part des choses, et sait que tout sera toujours à recommencer jusqu’au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu. J’avais jadis — je vous parle de mon ancienne paroisse — une sacristaine épatante, une bonne sœur de Bruges sécularisée en 1908, un brave cœur. Les huit premiers jours, astique que j’astique, la maison du bon Dieu s’était mise à reluire comme un parloir de couvent, je ne la reconnaissais plus, parole d’honneur ! Nous étions à l’époque de la moisson, faut dire, il ne venait pas un chat, et la satanée petite vieille exigeait que je retirasse mes chaussures — moi qui ai horreur des pantoufles ! Je crois même qu’elle les avait payées de sa poche. Chaque matin, bien entendu, elle trouvait une nouvelle couche de poussière sur les bancs, un ou deux champignons tout neufs sur le tapis de chœur, et des toiles d’araignées — ah, mon petit ! des toiles d’araignées de quoi faire un trousseau de mariée.

« Je me disais : astique toujours, ma fille, tu verras dimanche. Et le dimanche est venu. Oh ! un dimanche comme les autres, pas de fête carillonnée, la clientèle ordinaire, quoi. Misère ! Enfin, à minuit, elle cirait et frottait encore, à la chandelle. Et quelques semaines plus tard, pour la Toussaint, une mission à tout casser, prêchée par deux Pères rédemptoristes, deux gaillards. La malheureuse passait ses nuits à quatre pattes entre son seau et sa vassingue — arrose que j’arrose — tellement que la mousse commençait de grimper le long des colonnes, l’herbe poussait dans les joints des dalles. Pas moyen de la raisonner, la bonne sœur ! Si je l’avais écoutée, j’aurais fichu tout mon monde à la porte pour que le bon Dieu ait les pieds au sec, voyez-vous ça ? Je lui disais : « Vous me ruinerez en potions, » — car elle toussait, pauvre vieille ! Elle a fini par se mettre au lit avec une crise de rhumatisme articulaire, le cœur a flanché et plouf ! voilà ma bonne sœur devant saint Pierre. En un sens, c’est une martyre, on ne peut pas soutenir le contraire. Son tort, ça n’a pas été de combattre la saleté, bien sûr, mais d’avoir voulu l’anéantir, comme si c’était possible. Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le grand jour du Jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées — quelle vidange ! Alors, mon petit, ça prouve que l’Église doit être une solide ménagère, solide et raisonnable. Ma bonne sœur n’était pas une vraie femme de ménage ; une vraie femme de ménage sait qu’une maison n’est pas un reliquaire. Tout ça, ce sont des idées de poète. »

Je l’attendais là. Tandis qu’il rebourrait sa pipe, j’ai maladroitement essayé de lui faire comprendre que l’exemple n’était peut-être pas très bien choisi, que cette religieuse morte à la peine n’avait rien de commun avec « les enfants de chœur », les va-nu-pieds « qui pleurnichent au lieu de commander ».

— Détrompe-toi, m’a-t-il dit sans douceur. L’illusion est la même. Seulement les va-nu-pieds n’ont pas la persévérance de ma bonne sœur, voilà tout. Au premier essai, sous prétexte que l’expérience du ministère dément leur petite jugeote, ils lâchent tout. Ce sont des museaux à confitures. Pas plus qu’un homme, une chrétienté ne se nourrit de confitures. Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or, notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. Avec l’idée d’exterminer le diable, votre autre marotte est d’être aimés, aimés pour vous-même, s’entend. Un vrai prêtre n’est jamais aimé, retiens ça. Et veux-tu que je te dise ? L’Église s’en moque que vous soyez aimés, mon garçon. Soyez d’abord respectés, obéis. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille — la nuit appartient au diable.

— La nuit, ai-je dit (je savais que j’allais le mettre en colère), c’est l’office des réguliers ?…

— Oui, m’a-t-il répondu froidement. Ils font de la musique.

J’ai essayé de paraître scandalisé.

— Vos contemplatifs, je n’ai rien contre eux, chacun sa besogne. Musique à part, ce sont aussi des fleuristes.

— Des fleuristes ?

— Parfaitement. Quand nous avons fait le ménage, lavé la vaisselle, pelé les pommes de terre et mis la nappe sur la table, on fourre des fleurs fraîches dans le vase, c’est régulier. Remarque que ma petite comparaison ne peut scandaliser que les imbéciles, car bien entendu, il y a une nuance… Le lis mystique n’est pas le lis des champs. Et d’ailleurs, si l’homme préfère le filet de bœuf à une gerbe de pervenches, c’est qu’il est lui-même une brute, un ventre. Bref, tes contemplatifs sont très bien outillés pour nous fournir de belles fleurs, des vraies. Malheureusement, il y a parfois du sabotage dans les cloîtres comme ailleurs, et on nous refile trop souvent des fleurs en papier. »

Il m’observait de biais sans en avoir l’air et dans ces moments-là, je crois voir au fond de son regard beaucoup de tendresse et — comment dirais-je ? — une espèce d’inquiétude, d’anxiété. J’ai mes épreuves, il a les siennes. Mais il m’en coûte, à moi, de les taire. Et si je ne parle pas, c’est moins par héroïsme, hélas, que par cette pudeur que les médecins connaissent aussi, me dit-on, du moins à leur manière et selon l’ordre de préoccupations qui leur est propre. Au lieu que lui, il taira les siennes, quoi qu’il arrive, et sous sa rondeur bourrue, plus impénétrable que ces Chartreux que j’ai croisés dans les couloirs de Z…, blancs comme des cires.

Brusquement, il m’a pris ma main dans la sienne, une main enflée par le diabète, mais qui serre tout de suite sans tâtonner, dure, impérieuse.

— Tu me diras peut-être que je ne comprends rien aux mystiques. Si, tu me le diras, ne fais pas la bête ! Eh bien, mon gros, il y avait comme ça de mon temps, au grand séminaire, un professeur de droit canon qui se croyait poète. Il te fabriquait des machines étonnantes avec les pieds qu’il fallait, les rimes, les césures, et tout, pauvre homme ! il aurait mis son droit canon en vers. Il lui manquait seulement une chose, appelle-la comme tu voudras, l’inspiration, le génie — ingenium — que sais-je ? Moi, je n’ai pas de génie. Une supposition que l’Esprit-Saint me fasse signe un jour, je planterai là mon balai et mes torchons tu penses ! — et j’irai faire un tour chez les séraphins pour y apprendre la musique, quitte à détonner un peu, au commencement. Mais tu me permettras de pouffer de rire au nez des gens qui chantent en chœur avant que le bon Dieu ait levé sa baguette ! »

Il a réfléchi un moment et son visage, pourtant tourné vers la fenêtre, m’a paru tout à coup dans l’ombre. Les traits mêmes s’étaient durcis comme s’il attendait de moi — ou de lui peut-être, de sa conscience — une objection, un démenti, je ne sais quoi… Il s’est d’ailleurs rasséréné presque aussitôt.

— Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché. Je sais bien que les pauvres écrivains bien pensants qui fabriquent des Vies de saints pour l’exportation, s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y trouve au chaud et en sûreté comme dans le sein d’Abraham. En sûreté !… Oh ! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir, et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, les vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par supplier qu’on leur gardât le secret : « Ne parlez à personne de ce que vous avez vu… » Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte d’être des enfants gâtés du Père, d’avoir bu à la coupe de béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Pour rien. Par faveur. Ces sortes de grâces !… Le premier mouvement de l’âme est de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre : « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! » Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un Stradivarius et on te dit : « Allez, mon garçon, je vous écoute. » Brr !… Viens voir mon oratoire, mais d’abord essuie-toi les pieds, rapport au tapis. »

Je ne connais pas grand’chose au mobilier, mais sa chambre m’a paru magnifique : un lit d’acajou massif, une armoire à trois portes, très sculptée, des fauteuils recouverts de peluche et sur la cheminée une énorme Jeanne d’Arc en bronze. Mais ce n’était pas sa chambre que M. le curé de Torcy désirait me montrer. Il m’a conduit dans une autre pièce très nue, meublée seulement d’une table et d’un prie-Dieu. Au mur un assez vilain chromo, pareil à ceux qu’on voit dans les salles d’hôpital et qui représente un Enfant Jésus bien joufflu, bien rose, entre l’âne et le bœuf.

— Tu vois ce tableau, m’a-t-il dit. C’est un cadeau de ma marraine. J’ai bien les moyens de me payer quelque chose de mieux, de plus artistique, mais je préfère encore celui-ci. Je le trouve laid, et même un peu bête, ça me rassure. Nous autres, mon petit, nous sommes des Flandres, un pays de gros buveurs, de gros mangeurs — et riches… Vous ne vous rendez pas compte, vous, les pauvres noirauds du Boulonnais, dans vos bicoques de torchis, de la richesse des Flandres, des terres noires ! Faut pas trop nous demander de belles paroles qui chavirent les dames pieuses, mais nous en alignons tout de même pas mal, de mystiques, mon garçon ! Et pas des mystiques poitrinaires, non. La vie ne nous fait pas peur : un bon gros sang bien rouge, bien épais, qui bat à nos tempes même quand on est plein de genièvre à ras bord, ou que la colère nous monte au nez, une colère flamande, de quoi étendre roide un bœuf — un gros sang rouge avec une pointe de sang bleu espagnol, juste assez pour le faire flamber. Allons, bref, tu as tes ennuis, j’ai eu les miens — ce ne sont probablement pas les mêmes. Ça peut t’arriver de te coucher dans les brancards, moi j’ai rué dedans, et plus d’une fois, tu peux me croire. Si je te disais… Mais je te le dirai un autre jour, pour le moment tu m’as l’air trop mal fichu, je risquerais de te voir tomber faible. Pour revenir à mon Enfant Jésus, figure-toi que le curé de Poperinghe, de mon pays, d’accord avec le vicaire général, une forte tête, s’avisèrent de m’envoyer à Saint-Sulpice. Saint-Sulpice, à leur idée, c’était le Saint-Cyr du jeune clergé, Saumur — ou l’École de guerre. Et puis, monsieur mon père (entre parenthèses, j’ai cru d’abord à une plaisanterie, mais il paraît que le curé de Torcy ne désigne jamais autrement son père : une coutume de l’ancien temps ?), monsieur mon père avait du foin dans ses bottes et se devait de faire honneur au diocèse. Seulement, dame !… Quand j’ai vu cette vieille caserne lépreuse qui sentait le bouillon gras, brr !… Et tous ces braves garçons si maigres, pauvres diables, que même vus de face, ils avaient l’air toujours d’être de profil… Enfin avec trois ou quatre bons camarades, pas plus, on secouait ferme les professeurs, on chahutait un peu, quoi, des bêtises. Les premiers au travail et à la soupe, par exemple, mais hors de là… des vrais diablotins. Un soir, tout le monde couché, on a grimpé sur les toits, et que je te miaule… de quoi réveiller tout le quartier. Notre maître de novices se signait au pied de son lit, le malheureux, il croyait que tous les chats de l’arrondissement s’étaient donné rendez-vous à la Sainte Maison pour s’y raconter des horreurs — une farce imbécile, je ne dis pas non ! À la fin du trimestre, ces messieurs m’ont renvoyé chez moi, et avec des notes ! Pas bête, brave garçon, bonne nature, et patati, et patata. En somme, je n’étais bon qu’à garder les vaches. Moi qui ne rêvais que d’être prêtre. Être prêtre ou mourir ! Le cœur me saignait tellement que le bon Dieu permit que je fusse tenté de me détruire — parfaitement. Monsieur mon père était un homme juste. Il m’a conduit chez Monseigneur, dans sa carriole, avec un petit mot d’une grand’tante, supérieure des Dames de la Visitation à Namur. Monseigneur aussi était un homme juste. Il m’a fait entrer tout de suite dans son cabinet. Je me suis jeté à ses genoux, je lui ai dit la tentation que j’avais, et il m’a expédié la semaine suivante à son grand Séminaire, une boîte pas trop à la page, mais solide. N’importe ! Je peux dire que j’ai vu la mort de près, et quelle mort ! Aussi j’ai résolu dès ce moment de me tenir à carreau, de faire la bête. En dehors du service, comme disent les militaires, pas de complications. Mon Enfant Jésus est trop jeune pour s’intéresser encore beaucoup à la musique ou à la littérature. Et même il ferait probablement la grimace aux gens qui se contenteraient de tortiller de la prunelle au lieu d’apporter de la paille fraîche à son bœuf, ou d’étriller l’âne. »

Il m’a poussé hors de la pièce par les épaules, et la tape amicale d’une de ses larges mains a failli me faire tomber sur les genoux. Puis nous avons bu ensemble un verre de genièvre. Et tout à coup il m’a regardé droit dans les yeux, d’un air d’assurance et de commandement. C’était comme un autre homme, un homme qui ne rend de compte à personne, un seigneur.

— Les moines sont les moines, a-t-il dit, je ne suis pas un moine. Je ne suis pas un supérieur de moines. J’ai un troupeau, un vrai troupeau, je ne peux pas danser devant l’arche avec mon troupeau — du simple bétail — à quoi je ressemblerais, veux-tu me dire ? Du bétail, ni trop bon ni trop mauvais, des bœufs, des ânes, des animaux de trait et de labour. Et j’ai des boucs aussi. Qu’est-ce que je vais faire de mes boucs ? Pas moyen de les tuer ni de les vendre. Un abbé mitré n’a qu’à passer la consigne au Frère portier. En cas d’erreur, il se débarrasse des boucs en un tour de mains. Moi, je ne peux pas, nous devons nous arranger de tout, même des boucs. Boucs ou brebis, le maître veut que nous lui rendions chaque bête en bon état. Ne va pas te mettre dans la tête d’empêcher un bouc de sentir le bouc, tu perdrais ton temps, tu risquerais de tomber dans le désespoir. Les vieux confrères me prennent pour un optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de ton espèce pour un croquemitaine, ils me trouvent trop dur avec mes gens, trop militaire, trop coriace, Les uns et les autres m’en veulent de ne pas avoir mon petit plan de réforme comme tout le monde ou de le laisser au fond de ma poche. Tradition ! grognent les vieux. Évolution ! chantent les jeunes. Moi je crois que l’homme est l’homme, qu’il ne vaut guère mieux qu’au temps des païens. La question n’est d’ailleurs pas de savoir ce qu’il vaut, mais qui le commande. Ah ! si on avait laissé faire les hommes d’Église ! Remarque que je ne coupe pas dans le moyen âge des confiseurs : les gens du treizième siècle ne passaient pas pour de petits saints et si les moines étaient moins bêtes, ils buvaient plus qu’aujourd’hui, on ne peut pas dire le contraire. Mais nous étions en train de fonder un empire, mon garçon, un empire auprès duquel celui des Césars n’eût été que de la crotte — une paix, la Paix romaine, la vraie. Un peuple chrétien, voilà ce que nous aurions fait tous ensemble. Un peuple de chrétiens n’est pas un peuple de saintes-nitouches. L’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face, tranquillement, et même, à l’exemple de Notre-Seigneur, elle le prend à son compte, elle l’assume. Quand un bon ouvrier travaille convenablement les six jours de la semaine, on peut bien lui passer une ribote, le samedi soir. Tiens, je vais te définir un peuple chrétien par son contraire. Le contraire d’un peuple chrétien, c’est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu me diras que la définition n’est pas trop théologique. D’accord. Mais elle a de quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent à la messe du dimanche. Bien sûr qu’ils baillent ! Tu ne voudrais pas qu’en une malheureuse demi-heure par semaine, l’Église puisse leur apprendre la joie ! Et même s’ils savaient par cœur le catéchisme du Concile de Trente, ils n’en seraient probablement pas plus gais.

« D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant ? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie ! L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu ? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait laissés faire, nous autres, l’Église eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle ! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée, dans la caboche — et non pas une idée apprise seulement dans les livres, — non. Parce qu’elle eût inspiré, grâce à nous, les mœurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu’aux plus humbles nécessités. Ça n’aurait pas empêché l’ouvrier de gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou même l’ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes. Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du cœur d’Adam le sentiment de sa solitude. Avec leur ribambelle de dieux, les païens n’étaient pas si bêtes ; ils avaient tout de même réussi à donner au pauvre monde l’illusion d’une grossière entente avec l’invisible. Mais le truc maintenant ne vaudrait plus un clou. Hors l’Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d’enfants trouvés. Évidemment, il leur reste encore l’espoir de se faire reconnaître par Satan. Bernique ! Ils peuvent l’attendre longtemps, leur petit Noël noir ! Ils peuvent les mettre dans la cheminée, leurs souliers ! Voilà déjà que le diable se lasse d’y déposer des tas de mécaniques aussi vite démodées qu’inventées, il n’y met plus maintenant qu’un minuscule paquet de cocaïne, d’héroïne, de morphine, une saleté de poudre quelconque qui ne lui coûte pas cher. Pauvres types ! Ils auront usé jusqu’au péché. Ne s’amuse pas qui veut. La moindre poupée de quatre sous fait les délices d’un gosse toute une saison, tandis qu’un vieux bonhomme bâillera devant un jouet de cinq cents francs. Pourquoi ? Parce qu’il a perdu l’esprit d’enfance. Hé bien, l’Église a été chargée par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d’enfance, cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n’était pas l’ennemi de la nature, mais le christianisme seul l’agrandit, l’exalte, la met à la mesure de l’homme, du rêve de l’homme. Je voudrais tenir un de ces savantasses qui me traitent d’obscurantiste, je lui dirais : « Ce n’est pas ma faute si je porte un costume de croque-mort. Après tout, le Pape s’habille bien en blanc, et les cardinaux en rouge. J’aurais le droit de me promener vêtu comme la Reine de Saba, parce que j’apporte la joie. Je vous la donnerais pour rien si vous me la demandiez. L’Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. Est-ce que je vous empêche, moi, de calculer la précession des équinoxes ou de désintégrer les atomes ? Mais que vous servirait de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie ? Vous n’auriez plus qu’à vous faire sauter la cervelle devant vos cornues. Fabriquez de la vie tant que vous voudrez ! L’image que vous donnez de la mort empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l’explosion des feux d’artifice. Mais attendez, attendez le premier quart d’heure de silence. Alors, ils l’entendront la parole — non pas celle qu’ils ont refusée, qui disait tranquillement : Je suis la Voie, la Vérité, la Vie — mais celle qui monte de l’abîme : je suis la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition. »

Il a prononcé ces derniers mots d’une voix si sombre que j’ai dû pâlir ou plutôt jaunir, ce qui est, hélas ! ma façon de pâlir depuis des mois — car il m’a versé un second verre de genièvre et nous avons parlé d’autre chose. Sa gaieté ne m’a pas paru fausse ni même affectée, car je crois qu’elle est sa nature même, son âme est gaie. Mais son regard n’a pas réussi tout de suite à se mettre d’accord avec elle. Au moment du départ, comme je m’inclinais, il m’a fait du pouce une petite croix sur le front, et glissé un billet de cent francs dans ma poche :

— Je parie que tu es sans le sou, les premiers temps sont durs, tu me les rendras quand tu pourras. Fiche le camp, et ne dis jamais rien de nous deux aux imbéciles. »

♦♦♦ « Apporter de la paille fraîche au bœuf, étriller l’âne », ces paroles me sont revenues ce matin à l’esprit tandis que je pelais mes pommes de terre pour la soupe. L’adjoint est arrivé derrière mon dos et je me suis levé brusquement de ma chaise sans avoir eu le temps de secouer les épluchures ; je me sentais ridicule. Il m’apportait d’ailleurs une bonne nouvelle : la municipalité accepte de faire creuser mon puits, ce qui m’économisera les vingt sous par semaine que je donne au petit enfant de chœur qui va me chercher de l’eau à la fontaine. Mais j’aurais voulu lui dire un mot de son cabaret car il se propose maintenant de donner un bal chaque jeudi et chaque dimanche – il intitule celui du jeudi « le bal des familles » et il y attire jusqu’à des petites filles de la fabrique que les garçons s’amusent à faire boire.

Je n’ai pas osé. Il a une façon de me regarder avec un sourire en somme bienveillant, qui m’encourage à parler comme si, de toutes manières, ce que j’allais dire n’avait sûrement aucune importance. Il serait d’ailleurs plus convenable d’aller le trouver à son domicile. J’ai le prétexte d’une visite, son épouse étant gravement malade, et ne quittant pas la chambre depuis des semaines. Elle ne passe pas pour une mauvaise personne et même était jadis, me dit-on, assez exacte aux offices.

… « Apporter de la paille fraîche au bœuf, étriller l’âne… », soit. Mais les besognes simples ne sont pas les plus faciles, au contraire. Les bêtes n’ont que peu de besoins, toujours les mêmes, tandis que les hommes ! Je sais bien qu’on parle volontiers de la simplicité des campagnards. Moi qui suis fils de paysans, je les crois plutôt horriblement compliqués. À Béthune, au temps de mon premier vicariat, les jeunes ouvriers de notre patronage, sitôt la glace rompue, m’étourdissaient de leurs confidences, ils cherchaient sans cesse à se définir, on les sentait débordant de sympathie pour eux-mêmes. Un paysan s’aime rarement, et s’il montre une indifférence si cruelle à qui l’aime, ce n’est pas qu’il doute de l’affection qu’on lui porte ; il la mépriserait plutôt. Sans doute cherche-t-il peu à se corriger. Mais on ne le voit pas non plus se faire illusion sur les défauts ou les vices qu’il endure avec patience toute sa vie, les ayant jugés par avance irréformables, soucieux seulement de tenir en respect ces bêtes inutiles et coûteuses, de les nourrir au moindre prix. Et comme il arrive, dans le silence de ces vies paysannes toujours secrètes, que l’appétit des monstres aille croissant, l’homme vieilli ne se supporte plus qu’à grand’peine et toute sympathie l’exaspère, car il la soupçonne d’une espèce de complicité avec l’ennemi intérieur qui dévore peu à peu ses forces, son travail, son bien. Que dire à ces misérables ? On rencontre ainsi au lit de mort certains vieux débauchés dont l’avarice n’aura été qu’une âpre revanche, un châtiment volontaire subi des années avec une rigueur inflexible. Et jusqu’au seuil de l’agonie, telle parole arrachée par l’angoisse témoigne encore d’une haine de soi-même pour laquelle il n’est peut-être pas de pardon.

♦♦♦ Je crois qu’on interprète assez mal la décision que j’ai prise, voilà quinze jours, de me passer des services d’une femme de ménage. Ce qui complique beaucoup la chose, c’est que le mari de cette dernière, M. Pégriot, vient d’entrer au château eu qualité de garde-chasse. Il a même prêté serment, hier, à Saint-Vaast. Et moi qui avais cru bien manœuvrer en lui achetant un petit fût de vin ! J’ai dépensé ainsi les deux cents francs de ma tante Philomène, sans aucun profit puisque M. Pégriot ne voyage plus désormais pour sa maison de Bordeaux à laquelle il a tout de même passé la commande. Je suppose que son successeur tirera tout le profit de ma petite libéralité. Quelle bêtise !

♦♦♦ Oui, quelle bêtise ! J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer ma pensée qui se dérobe toujours aux rares moments où je puis réfléchir un peu. Dans mon idée, il devait être une conversation entre le bon Dieu et moi, un prolongement de la prière, une façon de tourner les difficultés de l’oraison, qui me paraissent encore trop souvent insurmontables, en raison peut-être de mes douloureuses crampes d’estomac. Et voilà qu’il me découvre la place énorme, démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits soucis quotidiens dont il m’arrivait parfois de me croire délivré. J’entends bien que Notre-Seigneur prend sa part de nos peines, même futiles, et qu’il ne méprise rien. Mais pourquoi fixer sur le papier ce que je devais au contraire m’efforcer d’oublier à mesure ? Le pire est que je trouve à ces confidences une si grande douceur qu’elle devrait suffire à me mettre en garde. Tandis que je griffonne sous la lampe ces pages que personne ne lira jamais, j’ai le sentiment d’une présence invisible qui n’est sûrement pas celle de Dieu — plutôt d’un ami fait à mon image, bien que distinct de moi, d’une autre essence… Hier soir, cette présence m’est devenue tout à coup si sensible que je me suis surpris à pencher la tête vers je ne sais quel auditeur imaginaire, avec une soudaine envie de pleurer qui m’a fait honte.

Mieux vaut d’ailleurs pousser l’expérience jusqu’au bout — je veux dire au moins quelques semaines. Je m’efforcerai même d’écrire sans choix ce qui me passera par la tête (il m’arrive encore d’hésiter sur le choix d’une épithète, de me corriger), puis je fourrerai mes paperasses au fond d’un tiroir et je les relirai un peu plus tard à tête reposée.