La joie - Georges Bernanos - E-Book

La joie E-Book

Georges Bernanos

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Beschreibung

La joie est un roman de Georges Bernanos publié en 1929 aux éditions Plon et ayant reçu la même année le prix Femina.
Résumé
M. de Clergerie, sa mère (qui joue la comédie de la folie) et sa fille, Chantal, ont provisoirement quitté Paris pour un séjour à Laigneville. Ils profitent de l'agréable été normand. Au cours d'une discussion avec son père, la jeune Chantal laisse percevoir sa nature mystique, sa pureté et sa simplicité, mais elle ne se sent pas prête pour prendre le voile. Son père souhaite pourtant qu'elle s'établisse: il est surtout soucieux de sa carrière de savant et du fauteuil qu'il brigue à l'Académie. Une scène avec sa grand-mère qui a perdu la raison montre les aptitudes étranges et comme surnaturelles de Chantal de Clergerie: elle semble capable de communiquer avec les âmes...

Extrait
| I
Elle ouvrit doucement la porte, et resta un moment sur le seuil, immobile, tenant levée sa main à mitaine noire. Puis elle reprit sa marche à pas menus, furtive, éblouie, sa vieille petite tête invisible sous le triple bandeau d’un châle de laine, aussi seule qu’une morte dans le jour éclatant. Un rayon de soleil traversait la pièce obliquement, de bout en bout. Quand elle s’arrêta, l’ombre lumineuse du tilleul continua de flotter sur le mur.
– Qui vous a laissée venir ici, maman, pourquoi ? dit M. de Clergerie. À une heure pareille ! De si bon matin. Que fait donc Francine ?
Il était apparu à l’autre extrémité de la salle, avec ses lunettes d’écaille et son petit bonnet de drap, un veston de chambre à brandebourgs sur sa chemise de nuit. Mais elle ne cessait pas de le regarder fixement, comme pour le mieux reconnaître et lui trouver une place dans la mystérieuse et implacable succession de ses pensées. Il s’approcha d’elle, en haussant les épaules, et lui serra un peu le bras sans parler.
– Les clefs ? dit-elle.
– Peut-être les avez-vous laissées sur votre table de nuit ? Hier déjà, maman, souvenez-vous... Et tenez, je les sens dans votre poche : les voilà.
La main ridée sauta dessus, avec l’agilité d’une petite bête. Elle les approcha de son oreille, les fit cliqueter, puis sourit malicieusement. La voix de son fils, une pression de ses doigts, sa seule présence réussissait toujours à l’apaiser. Mais ses traits ne se détendirent cette fois qu’un instant, et elle se mit de nouveau à parler pour elle seule, à voix basse.
– Je sais ce qui vous inquiète, oui, oui, dit-il, sans lâcher le bras dont il sentait à travers l’épaisseur de l’étoffe la résistance impuissante. Je sais. Ne vous mettez pas en peine... Elle ne se lèvera pas encore aujourd’hui, elle ne sortira pas de sa chambre. Je compte absolument sur vous, maman...|

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

DEUXIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

Notes

LA JOIE

Ce roman fait suite à : L’Imposture

GEORGES BERNANOS

LA JOIE

roman

1928

Raanan Editeur

Livre 679 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

I

Elle ouvrit doucement la porte, et resta un moment sur le seuil, immobile, tenant levée sa main à mitaine noire. Puis elle reprit sa marche à pas menus, furtive, éblouie, sa vieille petite tête invisible sous le triple bandeau d’un châle de laine, aussi seule qu’une morte dans le jour éclatant. Un rayon de soleil traversait la pièce obliquement, de bout en bout. Quand elle s’arrêta, l’ombre lumineuse du tilleul continua de flotter sur le mur.

 

– Qui vous a laissée venir ici, maman, pourquoi ? dit M. de Clergerie. À une heure pareille ! De si bon matin. Que fait donc Francine ?

Il était apparu à l’autre extrémité de la salle, avec ses lunettes d’écaille et son petit bonnet de drap, un veston de chambre à brandebourgs sur sa chemise de nuit. Mais elle ne cessait pas de le regarder fixement, comme pour le mieux reconnaître et lui trouver une place dans la mystérieuse et implacable succession de ses pensées. Il s’approcha d’elle, en haussant les épaules, et lui serra un peu le bras sans parler.

– Les clefs ? dit-elle.

– Peut-être les avez-vous laissées sur votre table de nuit ? Hier déjà, maman, souvenez-vous... Et tenez, je les sens dans votre poche : les voilà.

La main ridée sauta dessus, avec l’agilité d’une petite bête. Elle les approcha de son oreille, les fit cliqueter, puis sourit malicieusement. La voix de son fils, une pression de ses doigts, sa seule présence réussissait toujours à l’apaiser. Mais ses traits ne se détendirent cette fois qu’un instant, et elle se mit de nouveau à parler pour elle seule, à voix basse.

– Je sais ce qui vous inquiète, oui, oui, dit-il, sans lâcher le bras dont il sentait à travers l’épaisseur de l’étoffe la résistance impuissante. Je sais. Ne vous mettez pas en peine... Elle ne se lèvera pas encore aujourd’hui, elle ne sortira pas de sa chambre. Je compte absolument sur vous, maman.

– Quelle faible santé ! Pauvre ami, reprit la vieille dame après avoir réfléchi profondément. Quelle faible santé... N’importe : je veillerai à tout, mon garçon, laisse-moi faire. Je me sens aujourd’hui si active, si gaillarde, c’est à ne pas croire. Nous surveillerons la lessive. Edmond a-t-il rendu la clef du grenier à foin ? Oh ! c’est une lourde charge pour moi qu’une maison comme la nôtre... Ton père est très bas, très bas.

Elle avait écarté un coin du châle, et montrait son regard gris, encore plein de méfiance, mais néanmoins déjà raffermi. Et tout à coup son bras cessa lui-même toute résistance, s’abandonna. Elle se mit à rire, délivrée.

– Pourquoi me caches-tu qu’elle est morte, mon garçon ? fit-elle. Voilà son trousseau de clefs. Elle ne se lèvera pas encore aujourd’hui, dis-tu, pauvre fille. Hé non ! elle ne se lèvera pas, bien sûr. Quelle affreuse comédie ! Est-ce que tu me crois folle ?

– Mais non, maman, mais non ! reprit Mlle Clergerie, en rougissant. Je vois au contraire que vous êtes à présent tout à fait réveillée, ne vous creusez plus la tête. Avez-vous écrit notre menu pour la journée ? Je le ferai porter à la cuisine.

– Voilà, voilà, dit-elle, en tirant vivement de son giron un carré de papier couvert de signes incompréhensibles. J’ai très faim. J’ai fameusement faim. De son temps – je ne lui reprocherai rien, pauvre enfant, c’était ainsi, voilà tout – la cuisinière n’en faisait qu’à son bon plaisir ; quelle nourriture !... Et à ce propos... et à ce propos, mon ami...

Elle frappa plusieurs fois son menton du bout de l’index, avec une colère soudaine qui fit monter le sang à ses joues. Son regard dansa de nouveau :

– Elle a mangé hier, à elle seule, la moitié du plat, je l’ai vue – le morceau du rognon, si gras, si luisant, à elle seule – un péché, un vrai péché. Est-ce que les malades ont cet appétit, je te demande ? Mais tu es aussi simple qu’un enfant.

Il n’osait l’interrompre, il n’osait même plus porter la main sur le corps fragile, tout tremblant de colère. Cette voix, que la vieillesse avait bizarrement aigrie sans toutefois en changer le timbre, c’était celle que petit garçon il avait appris à redouter, mais c’était celle encore qui avait toujours apaisé ses terreurs, tranché d’un mot ses scrupules, répondu de lui devant les hommes, et il semblait qu’elle gardât, qu’elle dût emporter un jour du côté des ombres le médiocre secret de sa vie, ses joies tristes, ses remords. Il l’aimait. Il l’aimait surtout parce qu’elle était la seule chose vivante qu’il comprît pleinement, qu’il comprît comme on aime, par un élan de sympathie profonde, charnelle. Il eût désiré de pouvoir l’entendre, à l’heure de la mort – telle quelle – non pas amollie, mais avec cet accent particulier, cette même vibration de fureur contenue ou de mépris, qui avait tant de fois jadis calmé ses nerfs, lorsque au temps de sa chétive adolescence il s’éveillait brusquement la nuit, dans un délire d’angoisse, « Imbécile ! disait la voix espérée, libératrice. Tu n’as rien vu du tout. Et si tu réveilles ton père, tu auras affaire à moi. » Alors il savourait sa honte, le nez sous les draps, soulagé d’un poids immense.

 

M. de Clergerie est un petit homme noir et tragique, avec une tête de rat. Et son inquiétude est aussi celle d’un rat, avec les gestes menus, précis, la perpétuelle agitation de cette espèce. Douze volumes ennuyeux sont écrits, sur sa face étroite que plisse et déplisse sans cesse une pensée secrète, vigilante, assidue, toujours la même à travers les saisons de la vie, et si étroitement familière qu’il ne la reconnaît même plus, ne saurait désormais l’exprimer en langage intelligible : il rumine le malheur de ses rivaux, mais sans aucune dépense de haine, d’un cœur exact et laborieux. Ainsi croit-il seulement peser ses chances. Car il a l’honneur d’appartenir à l’Académie des Sciences morales, et il brigue un siège à l’Académie tout court.

Mais la pitié divine, qui de rien n’est absente, n’a pas voulu que le petit homme fit mieux que grignoter et ronger, selon la loi de sa nature. Il n’exerce ses dents ferventes que sur des biens de nul prix. Toute grandeur l’étonne, et il s’en écarte avec stupeur. À peine l’ose-t-il contempler de loin, sans appétit, en passant dans sa courte barbe grise une main fébrile. Sa méchanceté, qui n’a que les traits d’une ingénieuse sottise, n’est mortelle qu’aux sots moins ingénieux que lui. Car la seule farce de cet ambitieux minuscule est de n’admirer rien, ni personne, se tenant lui-même pour un pauvre homme, avide de déguiser son néant. Ainsi va-t-il d’instinct aux médiocres qui lui ressemblent, et il les traite comme tels avec une sorte d’ingénuité terrible ; il entre dans leur mensonge sans se laisser détourner un moment par de pauvres obstacles, dont il connaît la fragilité. Chaque être, si misérable qu’on le suppose, a néanmoins sa vérité. Mais qu’importe la vérité des êtres à qui n’a jamais entrepris de rechercher sa propre vérité ?

Parmi ses confrères de journalisme ou d’académie, qu’émeut favorablement le vaste escalier de son hôtel de la rue de Luynes, il passe assez pour grand seigneur. Ainsi est-il : noble à la ville, et rustre aux champs. Les vieux philosophes de cabaret, tout fleuris d’expérience et de magnifiques ribotes, experts à évaluer d’un coup d’œil le poids d’un sac de farine ou la généreuse capacité des flancs d’une génisse, ne s’y sont pas trompés : il est un paysan comme eux, trop faible seulement, devenu simple spectateur, spectateur aigri, inconsolable, de l’énorme fécondité de la terre. Sa ladrerie les enchante. Sa poltronnerie légendaire – car il passe pour craindre également les ivrognes et les braconniers – les attendrit. Ce qu’ils apprennent de ses travaux et de ses succès, ce qu’ils en lisent dans les gazettes, les remplit d’une joie maligne, et ils n’en croient pas un mot, supputant les frais d’une telle publicité. « Quoi ! disent-ils, c’est son pé craché ; pas sot de rapports, mais mal vivant » – sans pouvoir exprimer leur pensée trop subtile autrement que par un rire muet, ou même un simple battement des paupières.

La méprise de la gloire, lorsqu’elle se refuse incompréhensiblement au génie, est sans doute une tragique aventure : la médiocrité méconnue a aussi son calvaire. La charge en est si lourde à M. de Clergerie, l’accable à son insu depuis tant d’années, qu’il lui arrive d’évoquer, pour son plaisir, par une sorte de morose délectation, les souvenirs pourtant cruels de sa jeunesse, alors qu’il n’était au collège de Cautances qu’un maigre garçon, chétif et sournois, inhabile à tous les jeux. Il ne croyait rien souhaiter de plus en ce temps-là que l’humble revanche, sur ses camarades plus vigoureux, d’une vie de propriétaire opulent, maire de son village, peut-être conseiller général. Mais ses premiers succès universitaires en avaient décidé autrement. Après la brillante soutenance d’une thèse sur la querelle des Investitures, l’évêque de Bayeux, en tournée de confirmation, avait daigné faire le voyage de Courville, pour féliciter de vive voix le jeune docteur. Dès ce moment, secrètement effrayé d’une promotion si soudaine, il commença de jouer, bon gré mal gré, son rôle de gentilhomme érudit, conseiller bénévole de la société bien pensante, et futur académicien. L’admiration paternelle ne lui laissa plus de repos. Né pour faire une carrière et non pas une vie, il n’en dut pas moins épouser à trente ans Louise d’Alliges, petite fée provençale au regard marin, sacrifiée sur l’autel de l’histoire et de l’archéologie par un tuteur imbécile. Elle l’aimait, d’un cœur sans tache. Elle mourut peu après, d’ennui à ce qu’elle crut, mais c’était du remords de le trouver, malgré elle, sot et laid, d’être indigne de lui. Elle laissait une fille âgée de dix-huit mois, Chantal, dont la grand-mère s’empara aussitôt comme on retrouve un bien volé. Car la vieille femme avait toujours méprisé – mais avec une prudence et un ménagement villageois, sans une seule parole injurieuse, ni même un geste hasardeux – l’étrangère aux yeux tristes qui n’avait jamais pesé son beurre, et laissait son trousseau de clefs sur un coin de la table – les clefs...

 

*

 

– Maman, dit-il enfin, vous me faites beaucoup de peine. À quoi bon ? Dès que vous le voulez un peu, vous êtes aussi raisonnable que moi. Allez-vous donc faire rire Francine ? Elle peut nous entendre.

– On entre ici comme dans un moulin, remarqua la folle, sentencieusement. Il en a toujours été ainsi. Tu n’as aucune méfiance. Non plus que ton père... De son vivant, quel désordre ! Et dis-moi donc encore, mon garçon : qu’ai-je à trembler comme ça ? Ai-je froid ?

– Vous venez seulement de vous mettre en colère, oui.

– Je ne me souviens plus, dit-elle après un silence. Contre qui ? Dois-je le croire ? Je n’ai jamais parlé sans réflexion. Écoute-moi, tu es malheureux, très malheureux, je le sais : tu n’as pas de caractère, voilà le mot, pas plus de caractère que mon petit doigt. Elle non plus.

– De qui parlez-vous, maman ?

Elle le regarda un moment d’un air rusé.

– La saison n’est pas bonne pour toi, mon garçon, fit-elle. Tu as les oreilles rouges, le sang à la tête. Tout le mal vient de là. Ce n’est rien, rien du tout. Bah ! Bah ! tu n’es occupé que de toi, de ta santé. Je parie que tu prends encore ta température deux fois par jour, comme à vingt ans, te souviens-tu ? J’ai jeté le thermomètre par la fenêtre. Une femme malade, chez toi, bonté divine ! c’était la ruine de la maison.

– De qui parlez-vous, maman ?...

– Ne fais donc pas le nigaud. Quelle question !

Il saisit au hasard, sur la table, la main à mitaine noire, et la garda dans la sienne :

– Taisez-vous du moins. Soyez sage. Je vais sonner Francine et elle vous promènera un peu, jusqu’au déjeuner. Allons !

– Tu évites de répondre, dit-elle, tu es un finaud... (Elle le menaçait de sa main restée libre.) Mon Dieu, je suis lasse ! Vois-tu, je ne comprends pas toujours tes malices du premier coup, mais elles me reviennent après, j’ai l’habitude. Ainsi voilà dix ans que Louise est mariée, vingt ans peut-être ? Lorsque tu m’as dit tout à l’heure : « Ne vous mettez pas en peine : elle ne se lèvera pas aujourd’hui... » pourquoi t’aurais-je cru ? Pauvre chérie ! Je ne risque pas de la rencontrer dans le couloir, avec ses belles dents, et mon trousseau de clefs à la main. L’innocente ! Un trousseau de clefs, à quoi ça pouvait bien lui servir, je te le demande ? Elle ne fermait pas un placard, jamais rien.

– Pourquoi revenir là-dessus ? Vous ne l’aimiez pas. Voilà tout.

– Comment, je ne l’aimais pas ! s’écria la vieille dame, en croisant convulsivement sur sa poitrine les deux pointes de son châle. Elle était gourmande, c’est vrai. Que de bons morceaux elle a pris dans le plat, sous mon nez ! Je n’y faisais même pas attention, alors... et maintenant j’y pense toujours : je les revois, ils me font faim, c’est une manie. À mon âge... Et toi, veux-tu que je te dise, tu n’as pas l’espèce de santé qu’il faut à un homme. Tu manges aussi comme un glouton, mais sans profit, ça se tourne en bile. Elle avait horreur de ton teint jaune, pauvre chérie. Une mère voit tout. Elle se le reprochait, sûrement, elle devait s’en accuser à confesse. Tu n’as jamais rien compris aux femmes, mon garçon.

– Cela se peut, dit-il en haussant les épaules, et regardant vers la porte avec impatience. Je me demande seulement quel plaisir vous pouvez prendre à me tourmenter. J’ai énormément à faire, maman, vous le savez ; beaucoup de travail.

– Baste ! fit-elle, le travail ? Tu dois travailler. Tu dois briser tes nerfs : le travail est ta santé. Autrement ton foie t’étoufferait, je l’ai toujours dit. Tu ne ressembles pas à ton père, c’est de nous que tu tiens.

Elle s’arrêta brusquement, prêta l’oreille, et lorsque la porte s’ouvrit, elle baissa vers la terre un regard glacé.

– Francine, dit M. de Clergerie en rougissant, Madame fera son tour de promenade aujourd’hui un peu plus tôt que d’habitude. Prenez garde au grand soleil, veillez bien à suivre le côté gauche de l’avenue. Vous tournerez au carrefour, et vous reviendrez tranquillement par la charmille et le bois de noisetiers. Si Madame veut s’asseoir à l’ombre, il sera bon de porter sa capeline et de la jeter à ce moment sur ses épaules.

Tandis qu’il parlait, la vieille dame, soudain livide, et probablement humiliée jusqu’au fond de sa pauvre âme obscure, redressait sa petite taille, s’efforçait de cacher sous son châle le tremblement de ses mains. Elle parut enfin se calmer.

– Je regrette de vous déranger de si bonne heure, Francine, dit-elle, et un jeudi encore ! Il y a tant d’ouvrage ! Nous aurons la lessive demain. Je...

Elle se caressait lentement les tempes du bout de ses doigts pointus, peut-être pour retenir une minute de plus, ou ressaisir, dans sa cervelle exténuée, les idées devenues si légères, sans forme, sans poids, sans couleur, ou tout à coup impétueuses et bourdonnantes, comme des mouches.

– Je verrai où en est le maçon. Qu’il attende une semaine et le voilà pris par son travail en ville, nous ne l’aurons plus. C’est chaque fois ainsi, à cette époque de l’année, tu sais bien... Jadis nous allions chercher nous-mêmes notre provision à la briqueterie ; juge un peu : le cent de briques nous revenait à dix sous. La grange des Deruault, avec la toiture, nous a coûté trois mille francs.

De nouveau ses mains se mirent à trembler de fatigue, et disparurent sous le tricot de laine. D’un dernier effort qui fit sourire cruellement la fille aux cheveux jaunes, elle pinça fortement les lèvres pour arrêter les paroles absurdes, les mots dangereux qu’elle sentait venir, que sa volonté ne contrôlerait plus, et, le front moite, le regard trouble mais encore dur, elle salua son fils d’un sourire et disparut à petits pas, impénétrable.

M. de Clergerie rappela Francine d’un geste, et à voix basse :

– Laissez Madame prendre les devants, à son aise, n’ayez pas l’air de la surveiller, n’approchez qu’à bon escient. Une fois de plus, je vous prie aussi de ne parler devant elle, entre vous, qu’avec précaution. La vieillesse a sans doute beaucoup affaibli sa mémoire, mais l’intelligence et la volonté restent intactes ; elle comprend tout, peut tout comprendre, au moment même où vous vous y attendrez le moins. N’est-ce pas ? Je sais que je puis avoir confiance en vous, Francine... Et veuillez aussi prévenir Mademoiselle que je désire la voir, dès son retour de la messe.

– Bien, monsieur... Je promets à Monsieur... Monsieur peut compter... répétait la fille en agitant comiquement sa tête ronde, d’un air sagace.

Elle s’échappa, rejoignit sa maîtresse sur le seuil de la cuisine, et avec le plus grand calme, sans élever ni baisser la voix, dit simplement :

– Tu finiras l’escalier, François, il faut que je promène le chameau.

Le valet de chambre montra un instant son visage blême, et fixa de nouveau les yeux sur ses belles savates de cuir grenat :

– Ça va, dit-il. Tâche de la flanquer dans la mare aux grenouilles. T’auras le bonjour d’Alexis.

La vieille dame s’était arrêtée docilement à sa place ordinaire, dans l’angle obscur de la pièce, la face tournée vers la fenêtre, attentive. Visiblement, depuis des jours et des jours, elle prenait sa part de ce divertissement matinal, le cœur défaillant d’angoisse, recevant dans sa misérable poitrine, comme autant de coups, chacun de ces mots injurieux, dont elle entendait le sens à merveille. Mais bien qu’elle s’y appliquât de toutes ses forces, il lui était impossible de les séparer de son rêve intérieur, de la monotone rumination de sa mémoire engourdie. Étaient-ils vraiment prononcés ? Les pensait-elle seulement, comme elle pensait tant de choses, connues d’elle seule, incommunicables ? En vain, sous les paupières mi-closes, par prudence, son regard avide épiait les lèvres, tâchait d’y surprendre, d’y saisir l’insulte au vol, à peine formée, en vain dépensait-elle à cette entreprise immense sa patience et sa ruse. Peine perdue. Elle voyait le pli sardonique de la bouche dans les visages impassibles, et longtemps, longtemps après, à ce qui lui semblait, le mot féroce venait l’atteindre, trop tard, beaucoup trop tard. Le mensonge des attitudes déférentes lui en imposait malgré elle. L’invraisemblance d’un tel supplice lui donnait l’illusion du cauchemar. D’ailleurs, hors de la présence de son fils, la vie quotidienne ne lui proposait plus que de telles énigmes, qu’elle osait à peine essayer de résoudre, de peur de sentir aussitôt chanceler sa raison. Un jour, à bout de patience, elle avait giflé la fille aux cheveux jaunes, et la consternation générale, la pitié qu’elle avait cru lire dans tous les yeux avait plus cruellement blessé son orgueil qu’aucune insulte. Elle souffrait désormais sans se plaindre, avec la vigilance et la ténacité d’un animal.

 

– Écoute bien, reprit le valet de chambre, retiens ce que je vais te dire, ma toute belle. En plus du chameau, la maison va devenir intenable : vivement l’hiver et Paris ! J’ai été sonné au poker par Fiodor, nous avons joué toute la nuit.

– Tu peux te regarder dans la glace, répondit tranquillement la fille sur le même ton, tu es jaune comme un coing, tu t’épuises la santé. Vise-moi le gars de Falaise avec sa lanterne, qui veut faire la pige à M. Fiodor.

– M. Fiodor... M. Fiodor... Pourquoi monsieur ? Pourquoi Fiodor ? Parfaitement... Un ancien officier russe, qu’est-ce que ça me fait ? Je ne suis pas arrivé hier de mon village, ma petite, avec du foin dans mes sabots. Chez la baronne Voinard, tiens, j’ai vu des copains aussi distingués, le maître d’hôtel par exemple, un type de Mont-de-Marsan, un ancien séminariste, qui payait cinq louis ses cravates.

– Allons, Français, dit une voix douce et chantante derrière la porte, ne vous en faites pas pour moi, mon vieux. À quoi ça sert de se rendre jaloux : c’est bas... Mademoiselle vient de rentrer. Je pense que vous devriez emmener la vieille dame, Francine ?

La femme de chambre rougit, haussa les épaules, et prenant le bras de sa maîtresse remonta lentement les marches, vers le jardin.

– Idiote, cette gosse, remarqua François, en secouant l’une de ses précieuses savates pour en faire tomber la poussière.

– Pas du tout, répondit M. Fiodor. Pourquoi idiote ? Seulement, elle perd son naturel – comment dites-vous ? – enfin elle perd sa nature. Comme c’est laid ! Je l’aimais tant ! On aurait cru qu’elle sortait d’une boîte à joujoux, avec une métairie, des arbres, et des petites vaches en bois. Positivement, elle sentait le sapin verni.

De surprise, le valet de chambre faillit lâcher sa savate :

– Quand même, vous allez fort ! s’écria-t-il. C’est vous qui lui payez son pastel Heurtebise, sa poudre et son rouge. Farceur ! Et voilà maintenant que vous lui avez fait boire de l’éther. Elle a failli s’empoisonner.

– À qui la faute, reprit l’autre de sa voix douce. Cela est ma nature, je l’avoue. Chacun doit défendre sa nature, telle est la morale. Pourquoi n’a-t-elle pas défendu la sienne ? Personne ne défend ici sa nature, j’en ai mal au cœur. Ni Francine, ni vous, ni le patron, personne. Oui, parlez-moi du patron, j’ai lu ses livres ; c’est sans doute un homme considérable, mais combien aveugle ! (... Laissez les odieuses pantoufles, écoutez-moi...) Hé bien ! cette maison bourgeoise paraît digne et honnête : elle est rongée par les insectes.

– Dites donc !

– Par les insectes, répéta le chauffeur en colère. Parfaitement !

– Monsieur Fiodor, dit François, vous vous suicidez avec vos stupéfiants ; il faudrait vous enfermer – oui – pour votre bien. Selon moi, le devoir du gouvernement serait de protéger l’homme contre sa faiblesse de caractère. Un type supérieur comme vous, donner dans ces bobards-là, non !

– Vous me suivez mal, répliqua l’ancien officier russe, en étouffant un bâillement du bout de ses doigts, vous ne comprenez rien aux insectes. Notre immense pays lui-même a été dévoré par les insectes. Les insectes finiront pas avoir raison de toute la terre, souvenez-vous. Cher ami, vous êtes un garçon naturellement distingué, mais vous manquez d’éducation, permettez-moi... Je crains de ne pouvoir continuer à parler aussi franchement.

– Quels insectes ? Le mildiou ? Le charançon ? Ou quoi ?

– Ne blaguez pas... À mon sens, il y a ici deux êtres qui vivent selon leur nature bonne ou mauvaise : cette vieille dame, et la mademoiselle, ni plus ni moins. Les autres sont des insectes.

– Vous vous payez ma tête, monsieur Fiodor.

– Nullement, je vous prie. En aucune façon. Ils sont simplement hors de la vie. Je suis moi-même dehors, volontairement d’ailleurs, notez-le bien. Peut-être y rentrerai-je un jour ? Actuellement, nous ne pouvons que nous dévorer les uns les autres. Tel est le pouvoir du mensonge. Quelle idée a eue ce vieux respectable monsieur d’introduire dans sa maison un serviteur comme moi ? Je vous demande : suis-je ici à ma place ? Et il ne mettrait pour rien au monde les pieds dans un salon de danse ; il se couche à neuf heures et demie ! Mais je lui ai été recommandé par la comtesse Daveluy, cela est chic, il veut être généreux, entendez comme il me parle. Et néanmoins, il a peur de moi... Je pousse la voiture terriblement, lorsque j’ai besoin de me délasser. Quelle misère ! Vous autres, vous avez aussi peur de moi, et moi, en un sens, j’ai peur de vous. Nous nous faisons peur mutuellement, parce que nous ne connaissons que nos mensonges, et quoi derrière ? Quel piège ? Pourquoi jouez-vous au poker, mon vieux ? Pourquoi vous exercez-vous à boire du whisky et du champagne affreusement sec, comme au club ? Pourquoi cette petite, l’éther ? Pourquoi ces mensonges ? Ni la vieille dame ni la demoiselle n’ont peur, je l’avoue. C’est que la première, ami, est pleine de haine et de péché ; l’autre est un enfant. Qu’elle siffle entre ses dents de lait, vous verrez paraître un ange sur la crête du mur, un vrai petit ange, aussi léger qu’une fleur de chardon.

– Vous êtes saoul, dit tranquillement le valet de chambre qui depuis un moment curait ses ongles avec la pointe de son couteau. Chacun son vice. Tout de même, le vin abîme moins son homme, avouez-le.

M. Fiodor ouvrit ses lèvres rouges, dans un rire muet :

– Je ne redoute pas le vin non plus, fit-il, quelle blague ! J’ai seulement bavardé un peu trop : je regrette de vous avoir ennuyé. À présent, je m’en vais voir la bagnole ; il faut que je fasse le train de 6 h. 30, ce soir : une arrivée.

– Qui donc ? Je n’ai pas d’ordre, ni Francine non plus. Personne.

– Ça viendra, ne vous agitez pas, restez tranquille, mon vieux. Vous devriez plutôt me plaindre : j’ai un démontage embêtant, je vais barboter dans la graisse. Et puis, tenez, voulez-vous que je les donne, moi, les ordres ? Hé bien, mettez des draps à la chambre – comment diable l’appelez-vous ?... – la chambre canari, c’est ça, oui !... Quelle idée ? Enfin la chambre dont le cabinet s’ouvre sur la bibliothèque, la chambre des travailleurs, quoi !

– Je comprends, dit le valet de chambre, je vous vois venir. Il n’y a pas de travailleurs ici. Vous ne pouvez parler que de deux types, puisque l’Auvergnat est mort : Mazenet ou M. Cénabre.

– Vous avez gagné : c’est l’abbé Cénabre. Je dois même le conduire en passant jusqu’à Dorville. Et entre nous, mon vieux, pourquoi Mazenet tout court, pourquoi M. Cénabre ?

– Je ne sais pas, fit l’autre en rougissant. Une idée. Ça m’est venu comme ça. Oh ! vous êtes trop malin. Vous allez chercher des choses...

M. Fiodor s’étira, les bras levés au plafond, avec un petit gémissement de plaisir, et s’approcha brusquement de la fenêtre encore dans l’ombre. Le reflet de la pelouse inondée de soleil faisait paraître un peu plus pâles ses joues rasées, son front triste. L’immense jardin épanoui se peignit une seconde au fond de son regard dormant. Puis un gros bourdon vint heurter la vitre, comme une balle.

– Voyez-les, dit-il, de sa voix redevenue si douce. Voyez-les, ami, là-bas ; elles sortent de la charmille, toutes les deux. La vieille dame écoute sûrement les oiseaux, et elle se dépêche de les aimer, car jamais son vieux cœur dur ne s’est ému pour personne, en vérité... Sérieusement, que pensez-vous de cette maison et de ces maîtres, vous, François ?

– Ce que je pense ? Mais rien. Que voulez-vous que je pense ? C’est une maison mieux tenue que bien d’autres. Des savants, des académiciens, de gros propriétaires solides, presque pas de femmes, ça va.

– Je vous déclare qu’elle est rongée par les insectes, poursuivit M. Fiodor, sur le même ton de confidence. Oui, je le répète, et que vous y verrez des choses épatantes.

– C’est déjà rigolo de vous y voir, remarqua le valet de chambre, en rougissant de nouveau.

 

– François ! dit Mlle Chantal.

Elle avait seulement passé la tête dans l’entrebâillement de la porte, et ne montrait que ses cheveux cendrés, son regard lumineux, la tache plus vive de ses dents.

– Je voulais vous prier d’aller chercher Francine, dit-elle encore, mais elle est sans doute auprès de grand-mère ? Il s’agit simplement de tenir prête pour ce soir la chambre canari. C’est tout. Fiodor vous aura prévenu, peut-être ?

Elle s’était avancée en parlant jusqu’à la table, une main posée sur le rebord, et elle interrogeait le beau Russe de ses yeux tranquilles.

– Je regrette, mademoiselle, fit-il sèchement. Ce n’est pas mon service. Je n’ai pas d’ordres.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, on va sans ordres ! Et puis, je suis sûre que vous avez fait pour le mieux, il en est toujours ainsi. Est-ce vrai, François ? Ne le saviez-vous pas déjà ?

– Mademoiselle a deviné juste, parfaitement, répondit aussitôt le valet de chambre avec un petit rire sournois. Je sais que M. l’abbé Cénabre arrive au train de 18 h. 30.

– Bien ! n’en parlons plus ! Voilà donc cette affaire réglée. Vous trouverez les draps sur l’armoire de la lingerie, le nécessaire de toilette et les savons. Mais ces savons, quelle horreur ! Ils empestent.

– Francine les a choisis elle-même, à Falaise, l’autre jour. Je lui en ai fait l’observation. Oh ! j’ai l’habitude du service, Mademoiselle peut croire. Mais le dernier envoi de Guerlain nous est arrivé hier : la caisse n’est pas ouverte encore. Je vais la déclouer et vérifier tout de suite.

Il disparut si vite (sans doute à dessein) que Mlle Chantal ne put retenir un geste de surprise, ou peut-être d’effroi. D’ailleurs elle reposa presque instantanément sur la table sa petite main toujours calme.

– Je dois dire, commença l’étrange chauffeur, sans qu’une seule ride remuât dans son visage muet, je dois vous rendre compte que...

– Vous ne me devez aucun compte, Fiodor, interrompit-elle. Mon père est satisfait, cela suffit. Avez-vous à vous plaindre de quelqu’un ?

– Non pas, dit l’homme. Daignez seulement remarquer que je ne puis sans votre permission m’exposer à vous offenser par un excès de franchise, une franchise maladroite.

Elle secoua doucement la tête :

– Il n’y a pas de franchise maladroite, fit-elle. Aucune franchise ne m’offense. Il reçut dans le sien ce regard si pur, à peine tremblant. Il essaya de le soutenir, et ne réussit qu’une sorte de grimace à la fois douloureuse et cruelle.

– Je ne puis quitter cette maison, murmura-t-il, et cependant il m’est impossible aussi de supporter plus longtemps votre mépris.

Un flot de sang vint aux joues de Mlle Chantal.

– Et moi, dit-elle sans daigner dissimuler l’altération de sa voix, je n’ai rien fait pour mériter d’entendre des paroles telles que celles-ci. Non, je n’ai rien fait. Mon Dieu ! comprenez du moins que votre ton seul est une humiliation bien cruelle, et que je la souffre injustement. N’avez-vous pas honte d’abuser ainsi d’un secret prétendu, qui d’ailleurs est à vous comme un bien volé ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Il fit un geste d’insouciance :

– Où irais-je ? répliqua-t-il, de sa voix au chant puéril, qui contrastait si étrangement avec l’expression têtue et rusée de ses traits. Où voulez-vous que j’aille ? S’il me reste une chance de retrouver jamais mon âme, cette chance est ici. Vous ferez ce miracle quand vous voudrez. Tout est possible à ces saintes mains.

– Ces saintes mains ! murmura-t-elle en s’efforçant bravement de sourire, bien que ses yeux fussent pleins de larmes.

Tout à coup, elle rougit fortement de nouveau, et un sentiment qui ressemblait sans doute autant à la colère qu’à la honte gonfla ses lèvres.

– Vous n’avez rien dit ! Non, il n’est pas possible que vous ayez osé parler. Si vous l’aviez fait, vous ne prendriez plus autant de plaisir à me tourmenter.

– À qui aurais-je parlé ? Qui donc ici saurait comprendre ? Et daignez encore me permettre : vous disiez tout à l’heure « aucune franchise ne m’offense », je l’ai cru. Mes paroles peuvent vous déplaire, mais j’agis avec simplicité. Ce que j’ai vu, je l’ai vu. Qu’importe si j’étais digne de le voir ou non ? Suis-je déjà réprouvé en ce monde, pour n’avoir pas même le droit d’admirer les œuvres de Dieu ? Nous autres Russes, nous sommes des enfants.

– Dieu sait, fit-elle à voix basse, Dieu sait le mal que vous faites en prononçant exprès son nom, à cause de moi. Les œuvres de Dieu ! S’il reste un peu de sa grâce dans votre âme baptisée, le remords devrait maintenant vous fermer la bouche. D’ailleurs, il s’agit bien des œuvres de Dieu ! Il n’y a qu’une pauvre malade, que vous avez surprise un jour par hasard, et que vous épiez depuis sans cesse, avec une infernale malice, oui !... ou du moins une curiosité bien cruelle. Je ne crains pas tant d’être ridicule ! Je ferais bon marché de tout cela. Mais on a besoin de moi ici, comprenez-vous ? Je suis encore pour mon père le bon sens, la raison, une alliée sûre. Je le sais si facile à effrayer, si craintif ! Il me croirait tout à fait folle, et il n’aurait pas tort, sans doute... Mais vous ! Vous ! Quel intérêt pouvez-vous prendre à des... des...

– Des miracles, dit-il. De vrais miracles, qui tombent de vous comme des fleurs. Je suis un homme vil, et je ne crois nullement en Dieu. Pourquoi néanmoins vous ai-je trouvée, cette première nuit, sans vous chercher, pourquoi moi plutôt qu’un autre ? Oui : n’importe quel autre aurait pu aussi bien pousser la porte. Pourquoi moi ? Et si les mots de sainte et d’extase ont un sens, vous étiez cette sainte en extase.

Elle secoua la tête, découragée, mais sans colère.

– Quelle confiance puis-je avoir en vous ? Les sottises que vous taisez encore aujourd’hui, vous les direz demain, par intérêt, par vanité, ou par le seul goût de nuire. Quelle lâcheté me pousse à vous disputer ce misérable secret ? Mieux vaudrait tout avouer, dès maintenant, si j’avais plus de courage. Ma pauvre maman souffrait de ces crises nerveuses, m’a-t-on dit, de celles-là, ou d’autres, qu’importe. Alors ? Mais voilà, je n’ai pas de courage, la moindre épreuve me lasse.

Elle essaya des deux mains ses yeux ruisselants de larmes, dans un geste enfantin.

– Et puis quoi, je ne peux plus, reprit-elle, non, je ne peux plus vivre dans cette perpétuelle contrainte. Je n’ose même plus respirer librement. De jouer à mon insu, malgré moi, cette absurde comédie, quelle horreur ! Je ne suis pas une petite fille, je sens très bien ce qu’un tel abus de confiance a de déshonorant pour un homme. Si vous étiez celui que vous prétendez être, ne seriez-vous pas déjà loin d’ici ?

Il la vit pâlir si fort à ces derniers mots que la compassion l’emporta en lui un moment, et il détourna son regard par une sorte de pudeur.

– Humiliez-moi, dit-il. Évidemment, je suis un homme vil, sans mœurs, mais je suis aussi un homme malheureux. Vous avez pitié de tout, vous souriez à tout, même aux feuilles des arbres, même aux mouches. Et cependant vous n’avez jamais pour moi que des paroles de mépris.

– Non pas de mépris, s’écria-t-elle. De pitié. Parce que je vous connais menteur, et il n’y a rien que Dieu déteste autant. Oui, monsieur, je n’ai ni expérience ni esprit, mais je sais que vous haïssez votre âme, et que vous la tueriez, si vous pouviez.

– Elle est, en effet, un fardeau assez lourd, répliqua-t-il froidement. Ce que j’ai vu ici depuis trois semaines m’aide néanmoins à la porter. Il vous plaît de dire que je vous espionne. Daignez plutôt convenir que, sans moi, ce que vous désirez tant cacher serait peut-être déjà connu. Hier encore...

– Ce n’est pas vrai ! fit-elle d’une voix tremblante. Vous voulez seulement me faire peur.