Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "GLYCÈRE - Connais-tu, Thaïs, ce soldat acharnien, qui entretenait autrefois Àbrotonon, et qui fut ensuite mon amant ; cet homme, toujours habillé de pourpre, et vêtu d'une chlamyde? Te le rappelles-tu, ou bien en as-tu perdu le souvenir ?"
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.
LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :
• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 360
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
EAN : 9782335087710
©Ligaran 2015
(D’après LE TITIEN)
« En toutes les chambrées de la philosophie ancienne, ceci se trouvera qu’un même ouvrier y publie des règles de tempérance et publie ensemble des écrits d’amour et de débauche. »
Ces paroles de Montaigne semblent écrites pour Lucien de Samosate, auquel elles s’appliquent à merveille. Ce doux sceptique, cet ironiste sans fiel est, parmi les écrivains grecs, un de ceux qui ont le plus brillamment opéré cette fusion, particulière au génie hellène, de la philosophie et de l’érotisme. Gardons-nous cependant de juger avec notre raison, avec notre sensibilité de chrétiens, la civilisation ancienne. Nous ne pouvons la comprendre qu’en éliminant complètement les idées admises, les conventions établies en matière de pudeur.
Les anciens s’exprimaient en toute liberté sur les sujets que, après les avoir qualifiés d’érotiques – comme pour rendre hommage au petit dieu malin – nous rejetons comme indécents. La Grèce eut des chroniques précises du baiser charnel, des livres traitant des qualités aphrodisiaques, des recueils d’attitudes amoureuses. Sur la scène, à Athènes, les personnages d’Aristophane se livraient aux manifestations les plus tendrement conjugales ; les femmes pouvaient déclarer qu’elles préféreraient passer par le feu plutôt que de se priver « de ce qu’il y a de plus doux au monde », plutôt que de s’endormir sans une mentule à leur côté. Elles pouvaient confesser leur bonne volonté passionnelle, leur ardeur dans le combat d’amour. Elles épilaient soigneusement leur sexe à la flamme d’une lampe ou au rasoir, et le disaient tout haut. Elles fréquentaient et recherchaient des magiciennes de Thessalie, capables de leur conserver ou de leur ramener des amants vigoureux, inlassables.
Au reste, l’art grec, fidèle miroir de la société, n’a pas eu plus de scrupules que la littérature.
Vers 1830, on a découvert dans l’île d’Égine un petit édifice souterrain de forme ronde, sur les murailles duquel étaient dessinés au pinceau des groupes d’hommes et de femmes extrêmement lascifs. Ces peintures furent malheureusement, par ordre des magistrats, couvertes d’une couche de plâtre avant qu’on en pût prendre un dessin.
Ces sujets érotiques, on les retrouvait dans le cabinet de l’Aphrodision, réduit consacré uniquement au culte de Vénus et toujours orné d’images obscènes. Les peintres Polygnote et Parrhasius sont cités par Pausanias et Pline comme ayant excellé dans ce genre de composition. Zeuxis, Philoxène, Apelle même s’amusèrent à des gravures priapesques. Suétone conte que Tibère reçut en legs un tableau de Parrhasius « où Atalante prostituait sa bouche à Méléagre », et le fit placer dans sa chambre à coucher.
Sur les vases peints, désignés sous le nom de vases étrusques, on voit souvent des compositions très libres dans un dessin du style le plus élevé et le plus pur, exécutées de façon extrêmement élégante et soignée.
Le baiser charnel, avec toutes ses lubricités, était d’ailleurs purifié par le culte ; car les Grecs, loin d’attacher une idée libertine à la représentation de l’organe de la génération, lui donnaient une haute signification symbolique. Priape est adoré comme le « sauveur du Monde », et les femmes apportent à son autel, sans rougir, des phallus en plâtre ou en bois, pour marquer leur reconnaissance émue des jouissances qu’elles doivent au dieu superbement membré. Elles portent d’ailleurs aux oreilles et au cou, sous forme d’amulettes, des colliers faits de têtes de phallus.
Sans doute, à l’époque où Lucien de Samosate écrit ses dissertations, au IIe siècle après Jésus-Christ, le sentiment religieux a perdu de son intensité, de sa pureté surtout, de sa sincérité. Lucien lui-même raille la mythologie grecque ; et c’est peut-être à cette satire que nous devons la conservation de ses œuvres, les Pères chrétiens, gardiens sévères de la pudeur, ayant jugé à propos de préserver de la destruction des œuvres battant en brèche par l’arme terrible du rire les fables païennes.
Mais il n’importe : le satiriste n’en a pas moins conté, avec une simplicité qui ressemble à de la foi, les légendes phalliques des temples de Syrie. Et pour ce qui est des mœurs amoureuses du peuple grec, elles sont décrites par Lucien avec une verve et un pittoresque hauts en couleur.
Ainsi les Dialogues des Courtisanes sont considérés à juste titre comme le tableau définitif, éternel, de la vie des filles trafiquant de leur beauté, de leurs baisers. Leurs intrigues, leurs manèges sont classiques : les courtisanes d’aucun temps, d’aucun pays ne les pourraient renier. Toujours Myrtale chassant Dorion, l’amant de la veillé, lui reprochera sa ladrerie. Toujours Soesse, trompant son amant Lysias, aura les meilleures raisons pour le convaincre de son innocence. Et quelle est la fille folle de son corps qui n’ait, à un moment de sa vie, son petit Chéréas préféré (nous disons aujourd’hui son amant de cœur), comme Mousarion ? Quelle est celle qui n’a jamais eu recours à la magie des sorcières de Thessalie… ou aux tireuses de cartes, comme le fait Mélitte, pour ramener à elle un amoureux qui la fuit ?
Reconnaissez-vous bien encore la morale éternelle du « lâchage » dans ce monde ondoyant ? La petite Glycère vient d’être abandonnée de son beau soldat d’Acharnie : elle l’avait elle-même enlevé à Abrotonon, Gorgone le lui a soufflé. Ce sont là, n’est-ce pas, choses communes chez les hétaïres. À quoi bon s’inquiéter ? la délaissée saura bien dénicher quelque autre pigeon aux plumes dorées.
Ce qu’il y a d’admirable en ces tableautins, ce sont les mères des courtisanes : elles ont un relief saisissant. La mère de Philinna, la mère de Mousarion, et aussi Crobyle, la mère de Corinne, jouent leur rôle avec une impudeur superbement naïve. Elles dirigent les pas de leurs filles dans la voie du vice rémunérateur, avec maîtrise et autorité. Elles savent donner à point le sage conseil, émettre l’apophtegme précieux, – « la corde trop tendue peut rompre » – mettre en garde une jeunesse irréfléchie contre les emballements ruineux du cœur, faire vibrer au besoin la corde filiale… Mme Cardinal, notre type national, a mis dans ses fonctions plus de dignité superficielle sans doute, mais au fond elle a peu inventé. Elle avait dû lire Lucien.
Pour les vices hors nature, dont nous trouvons l’indication en ces pages exquises, ils n’ont point cessé d’être de mode. Chez les courtisanes, le lesbianisme est comme une revanche des servitudes masculines souvent répugnantes ; il est comme le prolongement fatal d’intimités étroites de la chair.
Quant à l’amour socratique, aujourd’hui dénommé homosexualité, le dixième dialogue de Lucien en fait le privilège des philosophes, mais sans établir en leur faveur un monopole. Il fut en Grèce d’usage courant, familier, oserons-nous dire, peut-être à cause de la beauté saisissante du type masculin. Et s’il nous est permis de manifester, au gré de notre tempérament propre, quelque dégoût ou quelque mépris pour ces pratiques, nous n’avons pas le droit de les considérer comme inexistantes. La discussion établie par Lucien sur ce sujet dans les Amours est une des plus curieuses, des plus complètes. Le lecteur saura la dégager de son appareil sophistique et trop souvent métaphorique pour y voir, selon qu’il lui plaira, une condamnation ou une apologie du vice homosexuel. À moins qu’il ne préfère – et peut-être sera-t-il plus près de la vérité – y découvrir un reflet du pyrrhonisme reposant de Lucien, de cette douce indifférence qui ne saurait attribuer qu’une importance relative à un acte quelconque de l’humanité médiocre.
Les divinités d’ailleurs n’en valent guère mieux. L’Olympe n’est plus, au temps de Lucien, qu’une région élevée où les privilèges servent seulement à accuser, à mettre en relief les licences audacieuses.
Le puissant Jupiter se transforme en aigle pour enlever le berger Ganymède et satisfaire sur lui ses passions pédérastiques, au grand désespoir jaloux de Junon. Vénus et Mars se laissent surprendre en pleine action adultérine par Vulcain, le forgeron boiteux. Junon, Minerve et Vénus, vêtues seulement de leur admirable et voluptueuse nudité, font une cour vraiment effrontée au berger Pâris, pour obtenir le prix de la beauté, la pomme chèrement disputée.
Et tout cela est écrit sur le même ton ironiste, sans jamais une parole plus haute que l’autre, sans intention d’injure ou de blasphème. L’observation y est juste, mais sans pédantisme ; la gaieté y est malicieuse, jamais méchante ; les saillies y sont fines, jamais vraiment grossières.
Seul même Lucien pouvait traiter, sans tomber dans l’obscénité, un sujet aussi délicat que la gymnastique d’amour entre Lucius et l’accorte suivante Palestre, ou encore effleurer le récit des amours anormales d’une grande dame avec un âne.
« Ce sont évidemment des tableaux de pure imagination, a dit Paul-Louis Courier, mais où néanmoins chaque trait est d’après nature. »
Voilà précisément le grand charme de ces pages, qui deviennent en même temps, ainsi considérées, des documents de prix inestimable. Voilà enfin pourquoi nous nous sommes déterminé à les présenter au public sous cette forme et dans toute leur saveur originale.
B. de V.
Glycère, Thaïs
Connais-tu, Thaïs, ce soldat acharnien, qui entretenait autrefois Abrotonon, et qui fut ensuite mon amant ; cet homme, toujours habillé de pourpre, et vêtu d’une chlamyde ? Te le rappelles-tu, ou bien en as-tu perdu le souvenir ?
Non, ma petite Glycère, je le connais bien ; il faisait la noce avec nous l’an passé, aux fêtes de Cérès. Mais, quoi ? Tu voulais, ce me semble, en dire quelque chose.
Gorgone, cette coquine, que je croyais mon amie, l’a enjôlé et me l’a enlevé.
Il n’est plus avec toi ? Il a donc pris Gorgone pour maîtresse ?
Hélas ! oui, ma chère Thaïs, et cela me fait bien de la peine.
C’est une grande méchanceté, ma petite Glycère ; mais tu devais un peu t’y attendre. C’est un tour que nous nous jouons assez souvent, nous autres courtisanes. Il ne faut pas en prendre de chagrin, ni en faire de reproches à Gorgone, car Abrotonon ne t’en a pas fait quand l’Acharnien l’a quittée pour toi, et vous étiez amies. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il puisse trouver quelques attraits à Gorgone ; car, à moins d’être tout à fait aveugle, il a dû s’apercevoir qu’elle n’a plus que fort peu de cheveux, et encore fort éloignés du front. Ses lèvres sont livides et aussi pâles que celles d’un mort. Elle a le cou maigre, les veines grosses, le nez long. Seulement elle est grande et bien faite, et elle sourit d’une manière fort engageante.
Tu crois donc que c’est de sa beauté que cet Acharnien est amoureux ? Ne sais-tu pas qu’elle a pour mère la magicienne Chrysarion ? Cette femme est habile dans les enchantements, elle fait descendre la lune en terre ; on prétend même qu’elle s’envole pendant la nuit. C’est elle qui a rendu cet homme amoureux en lui faisant boire quelque philtre, et actuellement la mère et la fille le plument.
Et toi, ma petite Glycère, tu en plumeras quelque autre. Va, ne songe plus à celui-là.
Myrtion, Pamphile, Doris.
Tu te maries donc, Pamphile, avec la fille de Philon, le patron de vaisseau ? On dit même que tu l’as déjà épousée. Tant de serments que tu m’as faits, tant de larmes que tu as versées pour moi, tout cela s’est évanoui en un instant. Tu oublies à présent ta Myrtion ; et cela Pamphile, lorsque je suis à mon huitième mois de grossesse. C’est donc tout ce que m’a valu ton amour, d’avoir un si gros ventre. Bientôt il me faudra nourrir un enfant ; quelle charge pour une courtisane ! car ne crois pas que j’expose celui dont j’accoucherai, surtout si c’est un garçon ; je l’élèverai, je le nommerai Pamphile, il sera la consolation de ma tendresse ; et, quelque jour, il te reprochera, en t’abordant, d’avoir été infidèle à sa malheureuse mère. La fille que tu épouses n’est cependant pas si belle ; je la vis dernièrement aux Thesmophories avec sa mère, et je ne savais pas que bientôt elle serait la cause que je ne verrais plus Pamphile. Mais, de grâce, regarde-la bien auparavant, examine sa figure et ses yeux, et prends garde de te repentir un jour d’avoir pris une femme dont les yeux verts louchent en se regardant l’un l’autre. Ou, plutôt, tu as vu Philon, le père de cette belle prétendue, tu connais sa figure ; regarde-le bien, tu n’auras pas besoin de voir sa fille.
Entendrai-je longtemps tes discours insensés, Myrtion ? Que veux-tu dire avec ces filles de pilote et ces mariages marins ? Sais-je, moi, si cette prétendue est belle ou camuse ? ou si Philon d’Alopèce (car c’est de lui, sans doute, que tu veux parler) a une fille en âge d’être mariée ? Mais, d’ailleurs, il n’est point du tout l’ami de mon père ; je me souviens que, dernièrement, ils ont eu un procès ensemble pour quelque affaire de marine. Il devait, je crois, un talent à mon père, et ne voulait pas le lui payer : mon père le cita au tribunal de la marine ; Philon eut bien de la peine à s’acquitter, et encore ne l’a-t-il pas fait entièrement à ce que j’ai su. Si j’avais un si grand envie de me marier, épouserais-je la fille de Philon, après avoir refusé celle de Déméas, qui est ma cousine du côté de ma mère, et dont le père commandait notre armée l’année dernière ? Mais d’où as-tu appris cette nouvelle ? n’est-ce pas toi-même, Myrtion, qui a forgé ces chimériques inventions contre lesquelles se débat ta jalousie ?
Quoi ! tu ne te maries pas, Pamphile ?
Tu es folle, Myrtion, ou tu es ivre ; cependant nous ne nous somme pas grisés hier.
C’est Doris qui m’a causé ce chagrin. Je l’avais envoyée m’acheter quelques étoffes de laine pour mon ventre et faire en même temps des vœux pour moi dans le temple de Lucine : à son retour, elle m’a dit qu’elle avait rencontré Lesbie… Mais dis-lui plutôt toi-même, Doris, ce que Lesbie t’a raconté : à moins que tu n’aies inventé cette histoire.
Que je sois écrasée, ma maîtresse, si je vous ai menti d’un seul mot ! J’arrivais au Prytanée, lorsque Lesbie m’aborda en souriant et me dit : « Eh bien ! Pamphile, votre amant, se marie donc avec la fille de Philon ? » Elle ajouta que si j’en doutais, je n’avais qu’à regarder en passant dans votre ruelle, que je verrais les couronnes de guirlandes, les joueuses de flûte, tous les apprêts tumultueux d’une noce, et même des personnes chantant l’hyménée.
Eh bien ! as-tu regardé, Doris ?
Certainement, et j’ai vu tout ce qu’elle me disait.
Ah ! je comprends maintenant ce qui a causé votre erreur. Lesbie ne t’a pas absolument trompée, Doris, et ce que tu as rapporté à Myrtion est vrai ; mais vous avez pris l’alarme mal à propos, car il n’y a pas de noce chez nous. Je me rappelle que ma mère me dit hier au soir, lorsque je vous eus quittées : « Pamphile, ton camarade Charmide, le fils d’Aristénète, notre voisin, se marie déjà. Voilà qu’il se range ; et toi, quand cesseras-tu de vivre avec une courtisane ? » Je fis semblant de ne pas l’entendre et j’allai me coucher. Ce matin, je suis accouru ici dès la pointe du jour ; voilà, sans doute, pourquoi je n’ai rien aperçu des apprêts que Doris a vus. Mais si tu en doutes, retournes-y, Doris ; examine avec attention, non pas la ruelle, mais la porte même, et vois laquelle est couronnée de guirlandes, tu trouveras que c’est celle de nos voisins.
Ah ! tu me rends la vie, cher Pamphile ; car je serais morte de désespoir si un pareil malheur m’était arrivé.
Il ne saurait arriver : je ne suis pas assez insensé pour oublier Myrtion, surtout lorsqu’elle porte dans son ventre le fruit de nos amours.
Philinne, sa mère.
Es-tu folle, Philinne ? Qu’avais-tu donc hier pendant le souper ? Diphile est venu me trouver ce matin tout en pleurs, il m’a raconté tout ce qu’il a eu à souffrir de toi. Tu t’es enivrée, tu t’es levée au milieu du festin pour danser, malgré sa défense, ensuite tu as été caresser Lamprias, son ami ; et comme Diphile en paraissait mécontent, tu l’as quitté et tu es allée t’asseoir à côté de Lamprias que tu as embrassé, et ton amant était en rage de tout cela. Cette nuit même encore, je le sais, tu n’as pas voulu coucher avec lui ; et, sans égard pour ses pleurs, tu as mieux aimé aller reposer seule sur un lit de camp voisin du sien, et tu t’es mise à chanter pour lui faire de la peine.
Il ne t’a pas dit, ma mère, tout ce qu’il m’a fait, lui ; autrement tu ne prendrais pas le parti de cet insolent. Il m’a laissée pour aller causer avec Thaïs, la maîtresse de Lamprias, lequel n’était pas encore arrivé ; et comme il voyait que cela me faisait de la peine et que je le lui faisais comprendre d’un signe, il a pris Thaïs par le bout de l’oreille, et, lui faisant pencher la tête en arrière, il s’est mis à la baiser avec tant d’emportement qu’elle a eu de la peine à dégager ses lèvres. Je pleurais, il s’est mis à rire, à parler tout bas à l’oreille de Thaïs, et sans doute contre moi, car Thaïs souriait de temps en temps en me regardant. Enfin, quand ils furent fatigués à force de se baiser, et comme Lamprias entrait, j’allai me coucher à côté de Diphile, pour qu’il n’eût, dans la suite, aucune excuse. Alors Thaïs se leva et, la première, se mit à danser. Elle avait soin de se retrousser et de montrer ses jambes toutes nues le plus qu’elle pouvait, comme si elle était la seule à les avoir belles. Quand elle eut fini, Lamprias garda le silence ; mais Diphile prodigua les plus grands éloges à Thaïs, vanta ses grâces, sa légèreté, la précision et la justesse de ses pas qui s’accordaient toujours aux sons de la cithare, se récria sur la beauté de sa jambe, et mille autres choses. On eût dit, en vérité, qu’il admirait la Sosandrede Calamis, et non pas une Thaïs. Tu la connais, ma mère, elle a plus d’une fois pris le bain avec nous. Mais ne voilà-t-il pas qu’elle prend de là occasion de me railler ? « Si certaine personne, dit-elle, ne craignait pas de nous montrer une jambe sèche, elle se lèverait et danserait à son tour. » Je me levai aussitôt et je dansai. Je ne pouvais faire autrement. Fallait-il souffrir et accréditer sa raillerie ? Fallait-il laisser Thaïs régner en souveraine dans le festin ?
Tu es trop vaniteuse, ma fille. Il ne fallait pas faire attention à cette plaisanterie. Mais, ensuite, comment les choses se sont-elles passées ?
Tous les convives m’ont comblée d’éloges ; Diphile seul, couché sur le dos, regardait au plafond tandis que je dansais, jusqu’au moment où la fatigue m’a obligée de m’arrêter.
Mais est-il vrai que tu as donné des baisers à Lamprias, que tu as quitté ton lit pour aller l’embrasser ?… Que veut dire ce silence ? Voilà qui est impardonnable.
Mais, ma mère, je voulais rendre à Diphile tout le chagrin qu’il m’avait causé.
Et c’est pour cela que tu n’as pas voulu coucher avec lui ? et tu as chanté toute la nuit, tandis qu’il versait des pleurs et se désolait ? Ah ! ma fille, ma fille ! tu ne songes donc pas que nous sommes pauvres ; tu ne te souviens donc plus de tous les présents que nous avons reçus de Diphile ? Quel hiver nous eussions passé l’année dernière si Aphrodite ne nous eût envoyé ce jeune homme libéral !
Eh quoi ! faut-il pour cela que je supporte ses outrages ?
Témoigne-lui de la colère, mais non pas du mépris. Tu ne sais pas, sans doute, que l’amour méprisé s’éteint bientôt et se venge sur lui-même. Tu es trop susceptible avec cet homme. Prends garde, comme dit un proverbe, de rompre la corde à force de la tendre.
Mélitte, Bacchis
Connaîtrais-tu, Bacchis, quelque vieille qui sût, comme les femmes de Thessalie, rendre les gens aimables par enchantement et faire adorer la personne la plus détestée ? Si tu en connais une, puisses-tu être heureuse par elle ! Mais tu me rendrais un grand service de me l’amener. Je lui donnerais volontiers tous mes habits, tous ces bijoux d’or, si par son art je voyais Charinus revenir dans mes bras et porter à Simmique toute la haine qu’il me témoigne aujourd’hui.
Que dis-tu, Mélitte ? Charinus n’est plus avec toi ? Il entretient à présent Simmique ? Lui qui, pour l’amour de toi, a bravé la colère de ses parents et refusé d’épouser une fille riche qui lui apportait, dit-on, une dot de cinq talents ? Je me rappelle de te l’avoir entendu dire.
C’en est fini, ma chère Bacchis, ce temps est passé pour moi. Voilà cinq jours entiers que je ne l’ai vu. C’est à présent chez Pammène, son camarade, qu’il va faire la noce avec Simmique.
Je te plains, ma pauvre Mélitte, mais qui donc a pu vous brouiller ainsi ? Il faut, pour te quitter, qu’il ait eu de fortes raisons.
Je ne sais. Un de ces jours, en revenant du Pirée, où son père, je crois, l’avait envoyé réclamer une somme d’argent qu’on lui devait, il est entré chez moi, sans daigner me regarder ; et lorsque, selon ma coutume, je suis accourue au-devant de lui pour l’embrasser : « Laisse-moi, m’a-t-il dit en me repoussant, va trouver Hermotime, le patron de vaisseau ; va lire ce qui est écrit sur le mur du Céramique, où ton nom et le sien sont gravés sur une colonne, proclamant ton infamie. – De quelle Hermotime, lui ai-je dit, de quelle colonne veux-tu parler ? » Mais, sans me répondre un mot, sans vouloir se mettre à table, il s’est allé coucher, le visage tourné du côté de la muraille. Quelles caresses n’ai-je pas tentées pour le regagner ! Je l’ai serré dans mes bras, j’ai essayé de le retourner de mon côté, je l’ai baisé dans le dos. Mais l’ingrat, toujours insensible, loin de se laisser attendrir : « Si tu continues, m’a-t-il dit, à m’importuner davantage, quoique la nuit ne soit encore écoulée qu’à moitié, j’irai coucher ailleurs. »
Mais connais-tu cet Hermotime ?
Puisses-tu me voir encore plus malheureuse que je ne suis, si je connais ce patron ! Cependant Charinus, s’éveillant en sursaut au chant du coq, s’en est allé dès la pointe du jour. Impatiente de savoir si mon nom était réellement écrit sur le mur du Céramique, comme il me l’avait reproché, j’envoyai sur-le-champ Acis pour s’en assurer. Elle ne trouva rien autre chose que ces mots, écrits à droite en entrant, près du Dipyle : « Mélitte aime Hermotime » ; et plus bas : « Le patron Hermotime aime Mélitte. »
Malice de jeunes gens. Je comprends ce mystère. Quelqu’un, pour faire de la peine à Charinus, dont il connaît l’humeur jalouse, aura mis cette inscription, à laquelle Charinus a trop facilement ajouté foi. Mais quand je verrai ton amant, je lui en parlerai. Il est comme un enfant, il n’a pas la moindre expérience.
Et où pourras-tu le voir ? il s’enferme tout le jour avec Simmique. Ses parents sont venus en vain le chercher ici. Ah ! Bacchis, si je pouvais trouver quelque vieille comme je te disais, sa présence seule me rendrait la vie.
Je connais une Syrienne, encore assez robuste pour son âge et fort habile magicienne. C’est elle qui m’a raccommodée avec Phanias, qui, comme ton Charinus, avait pris de l’humeur pour une vétille. Après quatre mois d’absence, par la force de ses enchantements, elle m’a ramené l’infidèle au moment où je n’osais plus espérer le revoir.
Qu’a-t-elle fait pour cela, cette vieille ? Dis-le-moi, si tu t’en souviens encore.
Elle ne prend pas bien cher. Une drachme et un pain lui ont suffi comme salaire. Il faut, en outre, apporter du sel, sept oboles, du soufre et un flambeau de résine. La vieille prend le tout ; on verse aussi du vin dans un vase, et c’est elle qui le boit. Mais il te faudrait encore avoir quelque chose qui eût appartenu à ton amant, comme un habit, une chaussure, quelques cheveux, ou d’autres choses semblables.
Justement, j’ai ses sandales.
Elle les suspendra à un clou, brûlera du soufre dessous, répandra du sel sur le brasier en prononçant vos deux noms, le tien et celui de ton amant. Tirant ensuite une boule de son sein, elle la fera tourner et récitera avec rapidité son enchantement composé de plusieurs mots barbares et qui font frémir. Voilà, du moins, ce qu’elle fit pour moi ; et bientôt après Phanias, malgré les reproches de ses camarades, malgré les supplications de Phœbis, avec laquelle il vivait, revint à moi, entraîné par la puissance du charme. Bien plus, ma vieille m’apprit encore un secret pour inspirer à Phanias la haine la plus forte contre Phœbis. Je n’avais qu’à observer la trace des pas de cette fille, à les effacer en posant le pied droit où elle avait posé le gauche, et le pied gauche sur la trace de son pied droit, et à dire en même temps : « Je marche sur toi, je suis au-dessus de toi. » J’ai fait tout ce qu’elle m’avait prescrit.
Ne diffère plus, ma chère Bacchis, ne diffère plus ; fais venir au plus tôt cette Syrienne. Et toi, Acis, prépare du soufre, un pain et tout ce qui est nécessaire pour l’enchantement.
Clonarion, Lééna.
On dit d’étranges choses de toi, Lééna : que Mégilla, cette riche dame de Lesbos, est amoureuse de toi comme le serait un homme ; que vous vous accouplez en vous arrangeant je ne sais comment. Qu’en est-il ? Tu rougis ? Cela est-il vrai ?
C’est vrai, Clonarion, mais j’en ai honte. Il y a là quelque chose de si étrange !
Mais, par la déesse, qu’est-ce que cela signifie ? où veut en venir cette femme ? Que faites-vous quand vous êtes couchées ensemble ? Eh bien ! tu ne m’aimes point, autrement tu ne me cacherais rien.
Je t’aime plus qu’aucune autre femme. Mais cette femme est étrangement mâle.
Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Ton amie serait-elle une tribade, comme on dit qu’il y en a beaucoup à Lesbos, de ces femmes qui se refusent à rien souffrir des hommes, mais qui jouissent elles-mêmes des femmes, comme si elles étaient des hommes ?
C’est quelque chose de semblable.
Conte-moi, ma petite Lééna, comment elle te déclara sa passion, comment tu t’es laissé persuader et tout le reste.
Elle avait organisé un souper avec Demonossa, de Corinthe, qui est riche, elle aussi, et se plaît aux mêmes exercices que Mégilla. Elles m’envoyèrent chercher pour chanter et jouer de la cithare pendant le repas. Après que j’eus chanté, comme il était tard, que c’était l’heure d’aller se coucher et qu’elles avaient bien bu, Mégilla me dit : « Allons, ma chère Lééna, il est grand temps d’aller au lit, tu vas coucher ici, entre nous deux. »
Et tu t’es couchée. Alors, que s’est-il passé ?
Elles m’ont embrassée d’abord comme auraient fait des hommes, non seulement en appliquant les lèvres, mais en entrouvrant un peu la bouche ; elles m’enlaçaient, me pressaient les seins. Demonossa même me mordait en m’embrassant. Pour moi, je ne comprenais pas encore où elles voulaient en venir. Enfin Mégilla, qui s’était déjà fort échauffée, enlève de sa tête une fausse chevelure, très bien imitée et parfaitement appliquée, et apparaît rasée de près, comme les mâles athlètes. À cette vue, je fus bouleversée. Mais elle me dit : « Ma petite Lééna, as-tu déjà vu un jeune homme aussi beau ? – Mais je ne vois pas ici de jeune homme, Mégilla. – Ne fais pas de moi une femme. Je m’appelle Mégillus et j’ai épousé depuis longtemps Demonossa : c’est ma femme. »
Je me mets à rire, Clonarion. Ainsi donc, dis-je, tu étais un homme, Mégillus, et nous l’ignorions ? Ainsi, dit-on, Achille est resté caché au milieu de jeunes filles. Est-ce que tu as cette chose qui distingue les hommes ? est-ce que tu fais à Demonossa ce que font les hommes ?
– En vérité, Lééna, me répondit-elle, je n’ai pas cette chose, mais je n’en suis pas non plus tout à fait dépourvue. Tu verras que je m’accouple d’une façon à moi et qui ne laisse pas d’être plus agréable que l’autre.
– Mais alors, n’es-tu pas un hermaphrodite, comme on raconte qu’il en existe beaucoup qui ont les deux sexes ?
De vrai, ma chère Clonarion, j’ignorais encore ce qu’il en était. « Non, me répondit-elle, je suis absolument un homme. »
Alors je repris : « J’ai entendu dire par une joueuse de flûte de Béotie, Isménodore, qu’à Thèbes une femme était devenue homme et qu’elle avait été un devin très estimé, du nom de Tirésias, je crois. Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose de semblable ?
– Pas du tout, ma Lééna ; je suis venue au monde semblable à vous autres, mais mes goûts, mes passions, tout en moi est d’un homme.
– Cela te suffit-il, dis-je, les passions ?
– Donne-toi à moi, Lééna, si tu n’as pas de confiance en ce que je te dis, et tu verras que je ne le cède en rien aux hommes. J’ai, en effet, à la place de la chose des hommes, quelque chose qui en tient lieu ; mais viens, tu verras. »
Je me suis donnée, Clonarion ; elle me suppliait tellement ! Et puis elle m’a fait présent d’un collier splendide, de tuniques des plus fines. Alors moi, je l’ai embrassée comme un homme : elle me caressait, me baisait, s’essoufflait ; elle m’a paru jouir supérieurement.
Mais qu’a-t-elle fait ? et comment ? C’est cela surtout qu’il faut me dire.
Ne me pose pas de questions indiscrètes. Ce sont des choses honteuses. Non, par la Vénus céleste, je ne dirai plus rien.
Crobyle, Corinne.
Eh bien, Corinne, tu vois, à présent, que ce n’est pas aussi terrible que tu te l’imaginais de perdre son pucelage et de coucher avec un aimable jeune homme qui, dès sa première visite, pour prix de tes faveurs te donne une mine avec laquelle je vais t’acheter un beau collier.
Oui, maman ; et qu’il ait, je t’en prie, de belles pierres couleur de feu, comme celui de Philaenis.
Il sera tout semblable. Mais, à présent, j’ai autre chose à te dire ; écoute-moi, ma fille, apprends ce que tu as à faire et de quelle manière tu dois désormais te conduire avec les hommes. Nous n’avons plus d’autres moyens pour vivre. Depuis deux ans que ton bienheureux père est mort, tu ne sais pas comment nous avons vécu. Lorsqu’il vivait, nous ne manquions de rien. C’était un bon forgeron qui s’était fait dans le Pirée une réputation considérable, et tout le monde dit encore aujourd’hui qu’on ne verra plus de forgeron comme Philinus. Quand je l’eus perdu, je fus d’abord obligée, de vendre ses tenailles, son enclume et son marteau ; j’en trouvai deux mines, qui nous aidèrent à vivre quelque temps ; ensuite je travaillai, et tantôt en faisant de la toile, tantôt en poussant la navette ou en tournant le fuseau, j’ai réussi à gagner, avec bien de la peine, de quoi nous soutenir. Je t’ai élevée, ma fille, comme mon unique espérance.
Tu veux parler de la mine ?…
Non ; mais j’ai pensé que, parvenue à l’âge où tu es, tu pourrais me nourrir, tout en te procurant facilement de grandes richesses, de belles parures et des robes de pourpre et de quoi acheter des esclaves pour te servir.
Comment, ma mère ? et que veux-tu dire ?
Il ne faut, pour cela, que vivre avec les jeunes gens, faire avec eux la noce et coucher avec eux moyennant de l’argent.
Comme la fille de Daphnis, Lyra ?
Oui.
Mais, ma mère, c’est une courtisane.
Eh bien, ce n’est pas un si grand malheur. Tu t’enrichiras comme elle, tu auras un grand nombre d’amants. Tu pleures, Corinne ? Ne vois-tu pas combien il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, combien elles reçoivent d’argent ? J’ai connu Daphnis avant que sa fille fût parvenue à la fleur de son âge, ô bonne Adrastie ! Elle n’était couverte que de haillons : mais, à présent, vois comme elle est mise ; elle a de l’or, des habits brodés, quatre femmes pour la servir.
Comment Lyra a-t-elle gagné tant de richesses ?
Premièrement, par une parure élégante, par les grâces de son maintien, par l’air agréable qu’elle sait prendre avec tout le monde. On ne la voit pas, comme toi, faire à chaque instant de grands éclats de rire, mais elle sourit d’une manière gracieuse et agréable. Elle traite tous les hommes avec politesse, sans chercher à tromper ceux qui viennent la voir ou qui l’envoient chercher, mais aussi sans courir après les hommes la première. Si on la conduit à un festin après l’avoir payée, elle ne s’enivre point, car rien n’est plus ridicule, et les hommes haïssent les femmes qui ont ce défaut. Elle ne mange pas non plus avec avidité, comme font les gens sans éducation, mais elle touche les mets délicatement, du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence et ne remplit point sa bouche des deux côtés. Elle boit doucement, et non pas d’un seul trait, mais elle se repose de temps en temps.
Même lorsqu’elle a soif, ma mère ?
C’est alors qu’elle s’observe davantage, ma fille. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, ne raille point les convives, ne regarde que celui qui l’a payée. Aussi tout le monde l’aime.
Lorsqu’il faut se mettre au lit, elle ne montre ni lasciveté, ni froideur ; son unique objet est de donner du plaisir à son amant et de le rendre amoureux. C’est là surtout ce que tous les hommes approuvent en elle. Si tu retiens bien cette leçon, nous serons bientôt l’une et l’autre au comble du bonheur et tes attraits bien supérieurs aux siens… (ô Adrastie, pardon ! je ne dis rien de plus : que tu vives seulement !)
Dis-moi, ma mère, tous ceux qui m’entretiendront ressembleront-ils à Eucrite, avec qui j’ai couché hier ?
Non : il y en aura de plus beaux, d’autres seront plus robustes, d’autres aussi n’auront pas une figure aussi agréable.
Et il faudra que je couche aussi avec ceux-là ?
Plus encore qu’avec les autres, car ce sont ceux qui payent le mieux. Les beaux hommes ne veulent payer que de leur personne. Songe principalement à te faire des amants généreux, si tu veux qu’un jour on dise de toi, en te montrant : « Voyez Corinne, la fille de Crobyle, comme elle est riche ! et que sa mère est heureuse ! » Oui, te le feras, j’en suis sûre, et bientôt tu surpasseras toutes tes rivales. À présent, va prendre un bain, car le jeune Eucrite pourrait revenir aujourd’hui, il me l’a promis.
Mousarion, sa mère.
Si nous trouvons encore un amoureux tel que Chéréas, il faudra, ma fille, sacrifier une chèvre blanche à Vénus Pandème, une génisse à Vénus Uranie et à celle qui est dans les jardins d’Athènes, et dédier une couronne à la déesse des richesses ; car nous serons les plus fortunées de toutes les courtisanes. Ne vois-tu pas, en effet, ce que nous recevons tous les jours de ce jeune homme généreux, qui ne nous a pas encore donné seulement une obole, pas une robe, pas une chaussure, pas une boîte de parfums ? Il est, à la vérité, magnifique en promesses et en espérances lointaines. Il répète sans cesse : « Ah ! si mon père… Quand je serai maître de mon héritage, il sera tout à toi. » Et tu prétends qu’il t’a juré de t’épouser ?
Oui, ma mère, il l’a juré par nos deux déesses et par Minerve Poliade.
Tu le crois ? C’est apparemment pour cela que, dernièrement, comme il n’avait pas de quoi payer son écot, tu lui as donné ton anneau, à mon insu ; il a été le vendre et en a mangé le prix. Tu lui as encore donné ces deux colliers d’Ionie, qui pesaient chacun deux dariques, et que Praxias de Chio, le patron du vaisseau, t’avait apportés d’Ephèse, où il les avait fait faire. Il était, en effet, bien nécessaire que Chérias eut de quoi payer son écot pour faire la noce avec ses amis. Je ne parle ni de tes tuniques, ni de tes chemises, elles sont aussi vendues, sans doute. Mais, en vérité, ce jeune homme-là est un trésor que Mercure nous a fait rencontrer !
Mais, ma mère, il est beau ; il n’a point de barbe, il me dit qu’il m’adore et répand des larmes si touchantes ! D’ailleurs, il est le fils de Dinomaque et de Lâchés, sénateur de l’Aréopage. Il me promet de me prendre pour femme, et il nous fait concevoir les plus grandes espérances pour le jour où son bonhomme de père viendra à fermer l’œil.
Cela étant, Mousarion, lorsque nous aurions besoin d’une chaussure et que le cordonnier nous demandera deux drachmes, nous lui dirons : « Nous n’avons pas d’argent, mais nous allons vous donner une partie de nos espérances. » Nous en dirons autant au boulanger ; et lorsqu’on nous demandera notre loyer : « Attendez, dirons-nous, que Lachès de Collyte soit mort ; nous vous payerons après notre mariage. » N’es-tu pas honteuse d’être la seule de tes compagnes qui n’ait ni pendant d’oreilles, ni collier, ni robe de Tarente ?
Eh bien ! ma mère, sont-elles plus heureuses ou plus belles que moi ?
Non, mais elles sont plus sensées, elles savent leur métier et ne s’en rapportent pas à de belles paroles, ni à des jeunes gens trompeurs, qui ont toujours des serments sur le bord des lèvres. Pour toi, tu es fidèle à Chéréas, tu l’aimes comme s’il était ton époux, et tu ne te laisserais toucher par un autre que lui. Dernièrement encore, lorsque ce laboureur d’Acharnes vint t’offrir deux mines, prix du vin que son père l’avait envoyé vendre, tu le refusas d’un air dédaigneux ; il est jeune, cependant, celui-là, et il n’a point de barbe ; mais tu avais promis à ton Adonis de coucher avec lui.
Eh quoi, ma mère, fallait-il quitter Chéréas, pour recevoir un paysan qui sent le bouc ? Mon Chéréas a du moins la peau douce, et c’est, dit le proverbe, un vrai petit cochon d’Acharnes.
J’en conviens ; l’autre est un peu rustre et exhale une odeur désagréable ; mais Antiphon, fils de Ménécrate, qui te promettait une mine, pourquoi ne l’as-tu pas reçu ? Il est beau, poli, à peu près de l’âge de Chéréas.
Ah ! ma mère ! Chéréas m’a menacée, s’il me trouvait jamais avec ce jeune homme, de nous égorger tous les deux.
Combien d’autres ont fait de semblables menaces ! Cependant, cela sera cause que tu ne trouveras pas d’amants ; et au lieu de mener la vie d’une courtisane, tu vivras aussi chastement qu’une prêtresse de Cérès. À propos, c’est aujourd’hui fête de cette déesse : qu’est-ce que ton amant t’a donné pour la célébrer ?
Rien, maman.
C’est donc le seul jeune homme qui ne sache pas trouver des expédients pour tirer quelque chose de son père ? Ne pouvait-il envoyer une esclave pour le tromper par un faux avis, ou demander de l’argent à sa mère, en la menaçant, si elle ne lui en donnait pas, de s’embarquer pour l’armée ? Mais au lieu de travailler à nous être utile, il reste assis chez nous, il nous ruine, et non seulement il ne nous donne rien, mais il ne permet pas qu’on nous fasse des cadeaux. Crois-tu, Mousarion, que tu auras toujours seize ans ou que Chéréas aura toujours pour toi la même tendresse, lorsqu’il sera dans l’opulence, et que sa mère lui aura trouvé quelque riche mariage ? Devant une dot de cinq talents, se souviendra-t-il de ses serments, de ses larmes et de tes baisers ?
Oui, ma mère, il s’en souviendra ; et ce qui le prouve, c’est qu’il n’a point encore voulu se marier ; malgré les sollicitations pressantes de ses parents, malgré la violence qu’ils ont voulu lui faire, il a toujours refusé.
Fassent les dieux qu’il ne te trompe pas ! Mais si cela arrive, je te ferai souvenir de mes avis, Mousarion.
Ampélis, Chrysis
Quand on n’est point jaloux, Chrysis, quand on ne se met point en colère, qu’on ne donne pas de coups, qu’on n’arrache pas les cheveux de sa maîtresse ou qu’on ne lui déchire pas ses habits, c’est qu’on n’est pas amoureux.
Eh quoi ! sont-ce donc là les seules preuves d’amour ?
Oui, ma chère ; rien n’annonce mieux un homme bien enflammé : car tout le reste, les baisers, les larmes, les serments, les fréquentes visites sont bien les marques d’un amour qui commence et qui croît encore ; mais tout son feu ne peut bien éclater que par la jalousie ; et si ton Gorgias t’a donné un soufflet, comme tu me l’assures, s’il montre une violente jalousie, tu dois en concevoir les meilleures espérances et souhaiter qu’il continue.
Qu’il continue ! Tu veux qu’il me donne toujours des coups ?
Non, pas précisément ; mais qu’il prenne de l’humeur, si quelquefois tes yeux s’arrêtent sur un autre que sur lui ; car s’il n’était pas amoureux, il ne se mettrait pas en colère en te voyant un autre amant.
Mais je n’en ai point. C’est sans fondement qu’il me soupçonne d’aimer ce jeune homme opulent, dont je parlai un jour devant lui.
Il est déjà d’un favorable augure qu’il te soupçonne d’être recherchée par les riches, car ton amant en éprouvera plus de chagrin, il se piquera d’honneur et craindra que ses rivaux ne le surpassent en générosité.