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Au singulier docteur Balthazar Cherbonneau, revenu des Indes et recommandé par sa mère, Octave de Saville avoue qu'il meurt d'amour pour la comtesse Prascovie Labinska rencontrée à Florence. Fidèle à son mari, le comte Olaf, elle a repoussé les avances de son adorateur. Mais pour le médecin et thaumaturge, "la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait l'âme d'Octave de Saville dans le corps d'Olaf Labinski..."
II. Jettatura:
Paul d'Aspremont rejoint à Naples sa fiancée Miss Alicia, nièce du commodore Ward. Intrigué par les mimiques et les imprécations des napolitains à son égard, M.d'Aspremont doit se rendre à l'évidence : il est un jettatore...
III. Spirite:
Invité à prendre le thé chez Mme d'Ymbercourt, une jeune veuve dont il est "médiocrement amoureux", Guy de Malivert décide de lui écrire un billet d'excuse. À sa grande surprise, c'est sa main, prise de fourmillements, qui écrit la lettre. Un soupir venu de nulle part, un souffle à son oreille, Malivert vient d'entrer dans le monde du spiritisme...
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Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement Octave de Saville. Il ne gardait pas le lit et menait son train de vie ordinaire ; jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et cependant il dépérissait à vue d'oeil. Interrogé par les médecins que le forçait à consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n'accusait aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul symptôme alarmant : sa poitrine auscultée rendait un son favorable, et à peine si l'oreille appliquée sur son coeur y surprenait quelque battement trop lent ou trop précipité ; il ne toussait pas, n'avait pas de fièvre, mais la vie se retirait de lui et fuyait par une de ces fentes invisibles dont l'homme est plein, au dire de Térence.
Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes on eût pu le croire mort ; puis le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n'étant plus retenu, reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller d'un songe. On l'avait envoyé aux eaux ; mais les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d'Albert Dürer ; la chauve−souris qui porte écrit dans son aile ce mot : melancholia, fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui ; il s'était senti glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi−nus se cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze.
Il était donc revenu à son petit appartement de la rue Saint−Lazare et avait repris en apparence ses habitudes anciennes.Cet appartement était aussi confortablement meublé que peut l'être une garçonnière. Mais comme un intérieur prend à la longue la physionomie et peut−être la pensée de celui qui l'habite, le logis d'Octave s'était peu à peu attristé ; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu'une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis : l'or des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait lentement rougi sous une implacable poussière ; le feu découragé s'éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de Boule incrustée de cuivre et d'écaille verte retenait le bruit de son tic−tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une chambre de malade ; les portes retombaient silencieuses, et les pas des rares visiteurs s'amortissaient sur la moquette ; le rire s'arrêtait de lui−même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le domestique d'Octave, s'y glissait comme une ombre, un plumeau sous le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité. − Aux murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des fleurets ; mais il était facile de voir qu'on n'y avait pas touché depuis longtemps ; des livres pris et jetés insouciamment traînaient sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu'on l'achevât, et s'étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité, l'appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y entrant on recevait à la figure cette bouffée d'air froid qui sort des tombeaux quand on les ouvre.
Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n'aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait plus à l'aise que partout ailleurs, − ce silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient ; le joyeux tumulte de la vie l'effarouchait, quoiqu'il fît parfois des efforts pour s'y mêler ; mais il revenait plus sombre des mascarades, des parties ou des soupers où ses amis l'entraînaient ; aussi ne luttait−il plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait−il aller les jours avec l'indifférence d'un homme qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l'avenir, et il avait tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu'il l'acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage extérieur, vous vous tromperiez ; tout au plus apercevrait−on quelques meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées autour de l'orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de veines bleuâtres. Seulement l'étincelle de l'âme ne brillait pas dans l'oeil, dont la volonté, l'espérance et le désir s'étaient envolés. Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux allumés de fièvre, de la maladie ordinaire.
Octave sourit faiblement, comme pour remercier M. Cherbonneau de lui épargner d'inutiles et fastidieux remèdes. − Non, docteur, répondit Octave, je n'ai pas même eu ce bonheur. − Et quelle est cette pièce que je traduis sans le savoir ? dit Octave, dont la curiosité s'éveillait malgré lui. − Love's labour's lost, continua le docteur avec une pureté d'accent qui trahissait un long séjour dans les possessions anglaises de l'Inde. − Cela veut dire, si je ne me trompe, peines d'amour perdues. − Précisément." − A quoi bon ? En supposant que vous ayez deviné juste, vous raconter mes douleurs ne les soulagerait pas. Je n'ai pas le chagrin bavard, − aucun pouvoir humain, même le vôtre, ne saurait me guérir. − Peut−être", fit le docteur en s'établissant plus carrément dans son fauteuil, comme quelqu'un qui se dispose à écouter une confidence d'une certaine longueur. − N'avez aucune crainte ; il n'y a plus que le commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant. − Eh bien, docteur, je me meurs d'amour." "J'ignore ce que j'eusse fait, si la comtesse, devinant la cause de mon trouble, ne se fût redressée à demi en tendant vers moi sa belle main, comme pour me fermer la bouche. "Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet aveu si franc, si loyal et si noblement pudique, et je sentis en moi se briser le ressort de ma vie. "Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux : "Je fis un geste de dénégétion. "Le lendemain je quittai Florence ; mais ni l'étude, ni les voyages, ni le temps, n'ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir : ne m'en empêchez pas, docteur ! − Avez−vous revu la comtesse Prascovie Labinska ? " dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement. "Non, répondit Octave, mais elle est à Paris." Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait : "La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi." Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l'époque où se passe cette histoire, un vrai feu d'artifice fleuri tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d'une terre de bruyère. "Votre récit, que j'ai écouté attentivement, dit le docteur à Octave, me prouve que tout espoir de votre part serait chimérique. Jamais la comtesse ne partagera votre amour. − Vous voyez bien monsieur Cherbonneau, que j'avais raison de ne pas chercher à retenir ma vie qui s'en va. "Que voulez−vous dire, docteur ? s'écria Octave ; je n'ose sonder l'effrayante profondeur de votre pensée. Le comte Olaf Labinski fit un signe pour témoigner qu'il ne souffrait plus de la haute température de l'appartement. − Ma curiosité n'est pas si frivole, répondit le comte, et j'ai plus de respect pour un des princes de la science. "Cet étrange médecin, dit en lui−même Olaf, est peut−être un adorateur de Shiva, et il aura sacrifié cette victime à son idole." "Oh ! il ne souffre pas du tout ; piquez−le sans crainte, pas un muscle de sa face ne bougera" ; et le docteur lui enlevait les flèches du corps, comme l'on retire les épingles d'une pelote. "Dans le coffret de cèdre il y a un morceau de terre saupoudrée de sable fin sur lequel se voit l'empreinte d'un petit pied. − A−t−elle deviné juste ? " dit le docteur négligemment et comme sûr de l'infaillibilité de sa somnambule. M. Balthazar Cherbonneau, qui était un homme de bonne compagnie, voyant l'embarras du comte, n'insista pas et le conduisit à une table sur laquelle était posée une eau aussi claire que le diamant. Le docteur le prit dans ses bras, l'enleva comme une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte : "Allez chercher M. Octave de Saville." Le docteur prit la rêverie d'Octave pour de l'hésitation : un vague sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et lui dit : − Je suis prêt, répondit simplement Octave. Une légère rougeur des pommettes indiquait que la vie venait de rentrer dans ces argiles humaines restées sans âme pendant quelques secondes, et dont l'Ange noir eût fait sa proie sans la puissance du docteur. − Docteur, répondit Octave−Labinski, vous avez le pouvoir d'un Dieu, ou, tout au moins, d'un démon. − Par quelle reconnaissance, par quel dévouement reconnaître cet inestimable service ? Pour des chevaux de cette allure la course n'est pas longue de la rue du Regard au faubourg Saint−Honoré ; l'espace fut dévoré en quelques minutes, et le cocher cria de sa voix de Stentor : La porte ! Il continua sa route. Un salon blanc et or, où il n'y avait personne, suivait l'antichambre. Octave tira une sonnette. Une femme de chambre parut. "Madame peut−elle me recevoir ? − Madame la comtesse est en train de se déshabiller, mais tout à l'heure elle sera visible." Olaf−de Saville répondit par un signe de tête en manière d'assentiment, et sortit de l'appartement, accompagné du docteur Cherbonneau, qui lui faisait de profonds saluts à chaque porte. Le brougham s'avança en rasant les marches, et l'âme du mari de la comtesse Labinska y monta avec le corps d'Octave de Saville sans trop se rendre compte que ce n'était là ni sa livrée ni sa voiture... Le cocher demanda où monsieur allait. Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher criant "La porte ! " le rappelèrent à lui ; il baissa la glace, mit la tête dehors et vit à la clarté du réverbère une rue inconnue, une maison qui n'était pas la sienne. "Où diable me mènes−tu, animal ? s'écria−t−il. Sommes−nous donc faubourg Saint−Honoré, hôtel Labinski ? − Pardon, monsieur ; je n'avais pas compris", grommela le cocher en faisant prendre à sa bête la direction indiquée. − Ivre ou fou vous−même, mon petit monsieur, répliqua le suisse, qui, de cramoisi qu'il était naturellement, devint bleu de colère. − Misérable ! rugit Olaf−de Saville, si je ne me respectais... Olaf−de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, qu'il pénétra sous le porche. Quelques valets qui n'étaient pas couchés encore accoururent au bruit de l'altercation. "Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat ! je ne veux pas même que tu passes la nuit à l'hôtel ; sauve−toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne me fais pas verser l'ignoble sang d'un laquais." − Infâmes, s'écria Olaf−de Saville en interpellant les laquais, vous laissez insulter par cette adjecte canaille votre maître, le noble comte Labinski ! " "Pour que vous soyez bien sûr de n'être pas le comte Labinski, dit un des plus insolents de la bande, regardez là−bas, le voilà lui−même qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade." Octave−Labinski s'avança vers son ancienne forme, où se débattait, s'indignait et frissonnait l'âme du comte, et lui dit d'un ton de politesse hautaine et glaciale : Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira d'un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur lui. "Monsieur se sent−il mieux ? demanda Jean au comte, qu'il prenait pour son maître. − Oui, répondit Olaf−de Saville ; ce n'était qu'une faiblesse passagère. − Puis−je me retirer ou faut−il que je veille monsieur ? − Non, laissez−moi seul ; mais, avant de vous retirer, allumez les torchères près de la glace. − Monsieur n'a pas peur que cette vive clarté ne l'empêche de dormir ? − Nullement ; d'ailleurs je n'ai pas sommeil encore. − Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose, j'accourrai au premier coup de sonnette", dit Jean, intérieurement alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte. Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur l'identité du faux Octave de Saville qu'il aidait à s'habiller, lui dit : "A quelle heure monsieur désire−t−il déjeuner ? Un coup d'oeil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne ; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique. Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s'élança dans la chambre avec la familiarité d'un ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui rendre la réponse du maître. En débitant cette tirade d'un ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu'il avait prise. "Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l'esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd'hui que d'ordinaire ; je ne me sens pas en train ; je vous attristerais et vous gênerais. − Ne craignez rien, ma mère, cela n'a rien de grave, répondit Olaf−de Saville ; je suis beaucoup mieux aujourd'hui." Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, qu'elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude. Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques ; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse : "A quoi tient la destinée ! j'avais envie d'aller à Constantinople, je ne l'aurais pas rencontrée ; je reste à Florence, je la vois et je meurs." "Mais si cet Octave avait fait un pacte avec le diable pour me dérober mon corps et surprendre sous ma forme l'amour de Prascovie ! " L'invraisemblance, au XIXe siècle, d'une pareille supposition, la fit bientôt abandonner au comte, qu'elle avait cependant étrangement troublé. Au bruit des pas du comte, le docteur releva la tête. "Ah ! c'est vous, mon cher Octave ; j'allais passer chez vous ; mais c'est bon signe quand le malade vient voir le médecin. − Toujours Octave ! dit le comte, je crois que j'en deviendrai fou de rage ! " Puis, se croisant les bras, il se plaça devant le docteur, et, le regardant avec une fixité terrible : "Vous savez bien, monsieur Balthazar Cherbonneau, que je ne suis pas Octave, mais le comte Olaf Labinski, puisque hier soir vous m'avez, ici même, volé ma peau au moyen de vos sorcelleries exotiques." A ces mots, le docteur partit d'un énorme éclat de rire, se renversa sur ses coussins, et se mit les poings au côté pour contenir les convulsions de sa gaieté. "Modérez, docteur, cette joie intempestive dont vous pourriez vous repentir. Je parle sérieusement. − Tant pis, tant pis ! cela prouve que l'anesthésie et l'hypocondrie pour laquelle je vous soignais se tournent en démence. Il faudra changer le régime, voilà tout. − Je ne sais à quoi tient, docteur du diable, que je ne vous étrangle de mes mains", cria le comte en s'avançant vers Cherbonneau. Le docteur sourit de la menace du comte, qu'il toucha du bout d'une petite baguette d'acier. − Olaf−de Saville reçut une commotion terrible et crut qu'il avait le bras cassé. Olaf−de Saville, étourdi par la secousse électrique, sortit de chez le docteur Cherbonneau plus incertain et plus troublé que jamais. Il se fit conduire à Passy chez le docteur B***, pour le consulter. − Sous quel aspect vous voyez−vous ? demanda le médecin ; l'erreur peut venir des yeux ou du cerveau. − Je me vois des cheveux noirs, des yeux bleu foncé, un visage pâle encadré de barbe. − Un signalement de passeport ne serait pas plus exact : il n'y a chez vous ni hallucination intellectuelle, ni perversion de la vue. Vous êtes, en effet, tel que vous dites. − Mais non ! J'ai réellement les cheveux blonds, les yeux noirs, le teint hâlé et une moustache effilée à la hongroise. − Ici, répondit le médecin, commence une légère altération des facultés intellectuelles. − Pourtant, docteur, je ne suis nullement fou. − Pourtant je suis sûr d'être le comte Olaf Labinski, et tout le monde depuis hier m'appelle Octave de Saville. "Avec ce talisman, s'écria−t−il, demain je pourrai la voir ! " Près de ce moment suprême, son âme éprouvait des transes et des anxiétés affreuses : les timidités du véritable amour le faisaient défaillir comme si elle habitait encore la forme dédaignée d'Octave de Saville. L'entrée de la femme de chambre mit fin à ce tumulte de pensées qui se combattaient. A son approche il ne put maîtriser un soubresaut nerveux, et tout son sang afflua vers son coeur lorsqu'elle lui dit : "Madame la comtesse peut à présent recevoir monsieur." Octave−Labinski suivit la femme de chambre, car il ne connaissait pas les êtres de l'hôtel, et ne voulait pas trahir son ignorance par l'incertitude de sa démarche. Les murailles et le plafond étaient capitonnés de satin vert d'eau, comme l'intérieur d'un écrin. Un épais tapis de Smyrne ; aux teintes moelleusement assorties, ouatait le plancher. Octave−Labinski saisit cette main plus douce et plus fraîche qu'une fleur, la porta à ses lèvres et y imprima un long, un ardent baiser, − toute son âme se concentrait sur cette petite place. − Toujours, répondit Octave−Labinski. Octave s'assimila tous ces détails d'un coup d'oeil rapide pour n'être pas involontairement préoccupé par la nouveauté d'objets qui auraient dû lui être familiers. Un glissement léger sur les dalles, un froufrou de taffetas lui fit retourner la tête. C'était la comtesse Prascovie Labinska qui approchait et qui s'assit après lui avoir fait un petit signe amical. Plus prudent cette fois, Octave voilà la flamme de ses yeux et masque sa muette extase d'un air indifférent. Le Parisien Octave savait le latin, l'italien, l'espagnol, quelques mots d'anglais ; mais, comme tous les Gallo−Romains, il ignorait entièrement les langues slaves. Prascovie, étonnée du silence d'Octave, et croyant que, distrait par quelque rêverie, il ne l'avait pas entendue, répéta sa phrase lentement et d'une voix plus haute. "On dirait en vérité, mon cher seigneur, dit la comtesse, cette fois en français, que vous ne m'entendez pas, ou que vous ne me comprenez point... − En effet, balbutia Octave−Labinski, ne sachant trop ce qu'il disait... cette diable de langue est si difficile ! − Difficile ! oui, peut−être pour des étrangers, mais pour celui qui l'a bégayée sur les genoux de sa mère, elle jaillit des lèvres comme le souffle de la vie, comme l'effluve même de la pensée. − L'habitude de me servir d'un autre idiome... hasarda Octave−Labinski à bout de raisons. Le reste du déjeuner se passa silencieusement : Prascovie boudait celui qu'elle prenait pour le comte. Octave était au supplice, car il craignait d'autres questions qu'il eût forcé de laisser sans réponse. La comtesse se leva et rentra dans ses appartements. Il en était là de son monologue quand un groom s'inclina devant lui avec tous les signes du plus profond respect, en lui demandant quel cheval il monterait aujourd'hui... Voyant qu'il ne répondait pas, le groom se hasarda, tout effrayé d'une telle hardiesse, à murmurer : "Vultur ou Rustem ? ils ne sont pas sortis depuis huit jours. − Rustem", répondit Octave−Labinski, comme il eût dit Vultur, mais le derniers nom s'était accroché à son esprit distrait. Il s'habilla de cheval et partit pour le bois de Boulogne, voulant faire prendre un bain d'air à son exaltation nerveuse. "Eh bien, lui dit−elle avec un gracieux sourire, car la bouderie ne pouvait rester longtemps sur ses belles lèvres, avez−vous rattrapé votre mémoire en courant dans les allées du bois ? − Mon Dieu, non, ma chère, répondit Octave−Labinski ; mais il faut que je vous fasse une confidence. − Ne connais−je pas d'avance toutes vos pensées ? ne sommes−nous plus transparents l'un pour l'autre ? − Hier, je suis allé chez ce médecin dont on parle tant. "M. Octave de Saville." Le comte Olaf, revêtu de l'apparence d'Octave, s'avança vers la comtesse qu'il salua profondément. "M. le comte Labinski... M. Octave de Saville..." fit la comtesse Labinska en présentant les gentilshommes l'un à l'autre. Les deux hommes se saluèrent froidement en se lançant des regards fauves à travers le masque de marbre de la politesse mondaine, qui recouvre parfois tant d'atroces passions. − Ennuyé peut−être ; ennuyeux, non, répliqua la comtesse ; vous avez toujours été mélancolique, − mais un de vos poètes ne dit−il pas de la mélancolie : Après l'oisiveté, c'est le meilleur des maux. − C'est un bruit que font courir les gens heureux pour se dispenser de plaindre ceux qui souffrent", dit Olaf−de Saville. La comtesse jeta un regard d'une ineffable douceur sur le comte, enfermé dans la forme d'Octave, comme pour lui demander pardon de l'amour qu'elle lui avait involontairement inspiré. "Voleur, brigand, scélérat, rends−moi ma peau ! " A cette action si extraordinaire, la comtesse se pendit à la sonnette, des laquais emportèrent le comte. "Ce pauvre Octave est devenu fou ! " dit Prascovie pendant qu'on emmenait Olaf, qui se débattait vainement. "Oui, répondit le véritable Octave, fou d'amour ! Comtesse, vous êtes décidément trop belle ! " La lettre contenait les lignes suivantes, tracées d'une main contrainte et d'une écriture qui semblait contrefaite, car Olaf n'avait pas l'habitude d'écrire avec les doigts d'Octave. Où prendre des témoins ? sans doute parmi les amis du comte ; mais Octave, depuis un jour qu'il habitait l'hôtel, n'avait pu se lier avec eux. "Revenez quand vous saurez le polonais, je suis trop patriote pour recevoir un étranger chez moi." − J'y ai souvent pensé", répondit Octave. On était arrivé. − Le coupé du faux Octave stationnait déjà à l'endroit désigné. Ces poésies de la nature surprise en déshabillé occupaient peu, comme vous le pensez, les deux adversaires et leurs témoins. La vue du docteur Cherbonneau fit une impression désagréable sur le comte Olaf Labinski ; mais il se remit bien vite. L'on mesura les épées, l'on assigna les places aux combattants, qui, après avoir mis habit bas, tombèrent en garde pointe contre pointe. Les témoins crièrent : "Allez ! " Les témoins impatientés allaient crier encore une fois : "Messieurs, mais allez donc ! " lorsque les fers se froissèrent enfin sur leurs carres. Quelques attaques furent parées avec prestesse de part et d'autre. Au contraire, Octave, dans le corps du comte, se trouvait une vigueur inconnue, et, quoique moins savant, il écartait toujours de sa poitrine le fer qui la cherchait. Vainement Olaf s'efforçait d'atteindre son adversaire et risquait des bottes hasardeuses. Octave, plus froid et plus ferme, déjouait toutes les feintes. Octave, loin de profiter de son avantage, jeta son épée, et, faisant signe aux témoins de ne pas intervenir, marcha vers le comte stupéfait, qu'il prit par le bras et qu'il entraîna dans l'épaisseur du bois. Le comte, reconnaissant la vérité de ces observations, garda un silence qui ressemblait à une sorte d'acquiescement. Cela était si mathématiquement vrai, que le comte abattu laissa tomber sa tête sur sa poitrine. − Oui, je le sais ; fit le comte en se mordant les lèvres. Pendant le trajet du bois de Boulogne à la rue du Regard, Octave de Saville dit au docteur Cherbonneau : "Messieurs, je suis à vous ; voulez−vous que nous commencions ? " Pendant que le docteur se livrait à ces préparatifs, des réflexions inquiétantes passaient par la tête du comte. Et il prit comme Octave la tige de fer que le docteur Balthazar Cherbonneau lui présentait. Quelques instants après, le roulement sourd d'une voiture sous la voûte se fit entendre, et le docteur Balthazar Cherbonneau resta seul face à face avec le cadavre d'Octave de Saville. Ici, une idée lumineuse traversa l'esprit du docteur ; il saisit une plume et traça rapidement quelques lignes sur une feuille de papier qu'il serra dans le tiroir de sa table. Le papier contenait ces mots : Ce testament fait à un mort par un vivant n'est pas une des choses les moins bizarres de ce conte invraisemblable et pourtant réel ; mais cette singularité va s'expliquer sur−le−champ. Aussitôt le corps du docteur Balthazar Cherbonneau roula comme foudroyé sur le tapis, et celui d'Octave de Saville se redressa fort, alerte et vivace. Cette oraison funèbre adressée à lui−même, Octave−Cherbonneau sortit d'un pas tranquille pour aller prendre possession de sa nouvelle existence. Le comte Olaf Labinski était retourné à son hôtel et avait fait demander tout de suite si la comtesse pouvait le recevoir. − Si tu en regardais une, répondit le comte, j'essayerais de monter au ciel et de l'aller demander à Dieu." − Oh ! j'y suis habituée tout à fait maintenant, et c'est de mes joyaux celui que je préfère, car il me rappelle un bien cher souvenir. − Oui, reprit le comte ; ce jour−là, nous convînmes que, le lendemain, je vous ferais demander officiellement en mariage à votre tante." "Puisque vous avez si bonne mémoire aujourd'hui, dit−elle en jetant la fleur qu'elle coupait de ses dents de perle, vous devez avoir retrouvé l'usage de votre langue maternelle... que vous ne saviez plus hier. − Oh ! répondit le comte en polonais, c'est celle que mon âme parlera dans le ciel pour te dire que je t'aime, si les âmes gardent au paradis un langage humain." Prascovie, tout en marchant, inclina doucement sa tête sur l'épaule d'Olaf. "Cher coeur, murmura−t−elle, vous voilà tel que je vous aime. Hier vous me faisiez peur, et je vous ai fui comme un étranger." Le lendemain, Octave de Saville, animé par l'esprit du vieux docteur, reçut une lettre lisérée de noir, qui le priait d'assister au service, convoi et enterrement de M. Balthazar Cherbonneau. Ce jour−là on lut aux faits divers dans les journaux du soir :Lesen Sie weiter in der vollst?ndigen Ausgabe!
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