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Extrait : "En Uthopie, les chemins de fer ont déjà fait leur temps. Ils sont mis au rencart, au même titre qu'ici les diligences. Les hommes et les choses se transportent par tubes pneumatiques, comme à Paris les cartes-télégrammes bleues ou jaunes."
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Seitenzahl: 383
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335091885
©Ligaran 2015
AU LECTEUR BIENVEILLANT
Témoignage de cordiale reconnaissance et de respectueux dévouement.
NEULIF.
J’ai étudié avec beaucoup de soin un pays assez semblable au nôtre quant au sol et à l’aspect physique, très différent quant aux hommes.
J’ai noté, sans ordre, les différences qui m’ont frappé, et je consigne ici mes observations, à l’usage de ceux dont l’horizon n’est pas borné par les boulevards extérieurs de Paris.
Si je disposais de la plume de Voltaire, ou de celle de George Sand, mon livre aurait, sans nul doute, plus de portée ; les récits y seraient clairs et vifs, les sensations noblement et chaudement rendues.
Mais je manie en apprenti maladroit un instrument que le hasard me met pour la première fois dans les mains ; j’emploie comme un écolier de second ordre, – on s’en apercevra de reste, – cette belle prose française qui a su tout rendre avec clarté, avec douceur, avec éclat. Nul ne le regrette plus amèrement que moi. Mais qu’y faire ?
Je crois bien qu’en m’appliquant prodigieusement, j’aurais pu, avec d’immenses efforts et du temps, beaucoup de temps, hélas ! transformer l’espèce de Rapport qui va suivre en une médiocre composition de rhétorique, où j’aurais aligné des phrases, arrondi des périodes, – ravaudé l’oripeau qu’on appelle antithèse, – et peiné fortement pour sacrifier quelquefois la vérité à la symétrie.
Mais quoi ! je suis nonchalant et paresseux tout comme un autre, et j’obéis volontiers à la grande loi du moindre effort.
J’aime mieux que mon lecteur, semblable au chien rencontrant un os médullaire dont parle Rabelais, agisse comme ce brave dogue, et suce avec quelque effort le peu de moelle du fond caché sous la croûte épaisse de la forme.
Je laisse telle quelle ma petite histoire ; je vais la raconter ; l’écrira qui voudra.
Je pourrais avoir la bonne fortune de rencontrer des lecteurs en possession, pour juger une œuvre, de la méthode sommaire enseignée par La Bruyère.
« Quand une lecture, a dit ce grand styliste, vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. »
Cette heureuse chance serait d’ailleurs pour moi secondaire, car je n’ai aucune prétention personnelle, et ne parle que dans l’espoir d’être utile ; ce qui m’importe surtout, c’est que cet informe carnet de notes mérite d’être classé parmi les livres « de bonne foy », bien qu’il s’agisse d’un voyage.
En Uthopie, les chemins de fer ont déjà fait leur temps. Ils sont mis au rancart, au même titre qu’ici les diligences. Les hommes et les choses se transportent par tubes pneumatiques, comme à Paris les cartes-télégrammes bleues ou jaunes.
Des tuyaux de fonte, plus gros que nos plus grosses conduites d’eau, sont immergés dans le sol à une certaine profondeur, et des cylindres mobiles, glissant à frottement doux dans l’intérieur des tuyaux, sont aménagés en wagons de voyageurs et de marchandises. Pourvus d’air respirable incessamment renouvelé, éclairés par l’électricité, bien meublés et capitonnés, ces wagons sont éminemment confortables.
Les voyages s’exécutent avec une rapidité dont nous n’avons pas l’idée. Parti de la frontière à seize heures (quatre heures de l’après-midi ; on compte le temps là-bas comme ici en astronomie), j’ai mis deux heures à franchir les cent lieues qui la séparent de Francport, ma première étape.
Pas de poussière, de trépidation, de soleil ; ni bruit, ni froidure, ni chaleur. C’est charmant.
À Francport, – petit port de mer faisant fonction de station balnéaire, – je trouvai mon ami Pedro Gill, don Pèdre comme je l’appelle familièrement, qui m’attendait à la gare. Je l’avais connu, ce grand et beau garçon, à Paris, où il était venu pour ses affaires. Un ami commun, en me l’adressant, m’avait conté à grands traits son histoire et, par là, lui avait acquis d’emblée toutes mes sympathies.
Parti de rien, il était arrivé à l’aisance, puis à la richesse, et la consacrait presque entièrement à faire à sa mère devenue pauvre, et à sa nombreuse famille frappée par le malheur, une existence large et facile. J’ai connu des fils riches, constituant une rente honorable à leur mère ; des frères aidant leurs sœurs et leurs neveux ; mais je ne connaissais personne qui pratiquât avec une telle ampleur le dévouement aux parents ; aussi ressentis-je de suite une admiration sincère pour ce héros des sentiments familiaux.
Sa franchise, son entrain méridional, son esprit, sa loyauté parfaite achevèrent de me conquérir. Il m’avait engagé à venir passer quelque temps en Uthopie chez sa mère, et j’avais accepté avec empressement cette cordiale invitation, mû par le double désir de connaître une famille capable d’inspirer un tel dévouement, et un pays capable de produire de tels hommes.
Pedro me fit monter dans la victoria, attelée de deux fringantes postières frémissant sous leurs grelots, et le fidèle Thollier, – mon ancien brosseur devenu aujourd’hui mon leibjäger, – grimpa dans le fourgon avec les bagages.
Nous longeons le quai garni de coquets navires bien rangés, puis une vallée riante, tapissée d’épais herbages qu’émaillent des ruminants magnifiques : puis, par une belle route en lacets, nous gagnons un plateau couvert de récoltes splendides, indice certain de la fertilité du sol. La route est bordée de vieux arbres au feuillage protecteur. On se croirait dans notre Normandie.
Chemin faisant, Pedro m’énumère les membres de sa famille qui sont en ce moment au château de Véraville.
Sa mère d’abord, dont il parle avec un attendrissement touchant. Restée veuve toute jeune avec des enfants en bas âge, elle a connu la douleur et les privations ; il lui en est resté une mélancolie douce que toute la famille s’attache à dissiper ;
Sa sœur Julia, veuve aussi, absorbée dans l’amour de ses trois enfants, Pablo, Théo et Juana, l’âme et la joie de la maison qu’anime la pétulance de ses dix-neuf ans ;
Sa seconde sœur Laura, dont le mari court le monde à la poursuite de la fortune, et qui élève ses trois enfants : Émilio quatorze ans, Petrita et Dolores douze et dix ans ; enfin son frère André, séparé de sa femme, qui a gardé leur fille et lui a laissé ses deux fils Fred et Camillo.
En tout douze personnes, sans le compter. Il cherche à me donner sur chacune d’elles des détails caractéristiques, pour m’aider à me reconnaître parmi toutes ces figures nouvelles qui vont d’abord papilloter dans mon cerveau.
Voici le château, ancienne demeure seigneuriale, construite par un garde des sceaux d’autrefois. Des futaies séculaires, percées de grandes avenues droites, aboutissent toutes au château, et lui forment une ceinture digne de lui.
La victoria décrit sa courbe triomphante sur le perron et nous débarquons dans le grand vestibule formant hall, où toute la famille, souriante, est réunie pour faire accueil à l’étranger.
La mère, un portrait d’Holbein ; les deux sœurs, deux beautés grecques ; Juana un souffle, Petrita et Dolores, deux amours ; tous les hommes bien bâtis, vigoureux, fièrement campés ; une belle race, une jolie famille.
« La casa es de Ousted » me dit Gill à la mode espagnole, et, en effet, dix minutes après les présentations, j’aurais pu me croire de la famille.
L’ascenseur me porte à ma chambre, d’où j’ai une vue splendide sur Francport et la mer ; la chambre de toilette attenante est aménagée pour prendre une douche exquise ; j’endosse mon habit, ma cravate blanche préparés par Thollier, et, la fleur à la boutonnière, je descends au salon.
À table, Pedro en face de sa mère, fait les honneurs comme un patriarche, découpe et sert tous les convives à la mode antique. La chère est simple, mais fine et délicate. La soupe aux poissons m’a paru lutter à égalité avec la bouillabaisse de notre Provence.
Je suis placé entre Mme Gill et doña Laura, une belle créature qui a légèrement dépassé la trentaine. Elle me raconte tout ce que la famille doit à Pedro, me dit son dévouement, sa bonté paternelle, non seulement pour tous ceux qui entourent la table, mais pour la veuve et les trois enfants d’un autre frère, mort à l’étranger en laissant sa famille sans ressources.
Les grands yeux noirs de ma voisine jettent des flammes quand elle parle de son frère.
Il a été envoyé à Paris à dix-huit ans pour tenter la fortune, tandis que la mère et les sœurs restaient tristement à lutter contre la gêne. Après dix ans d’efforts, il avait gagné l’argent nécessaire pour revenir en Uthopie et fonder à Franqueville, la capitale, l’entreprise qui l’a fait tout à fait riche et occupe maintenant tous les hommes de la famille.
Seul de tous les siens, il a été favorisé par le sort.
Le mari de Julia est mort pauvre à vingt-cinq ans ; André n’a pas réussi dans ses tentatives, et elle-même, la belle Laura, serait bien au dépourvu si son frère ne lui donnait pas asile, pendant que Couriatis, son mari, court après la fortune qu’il n’a pas encore atteinte.
Et moi, je suis sous le charme de cette douce voix, de cette parole enflammée ; je me sens troublé sous ce regard limpide et…
Décidément, j’aime mieux interrompre mon récit pour soulager, par la confession, ma conscience troublée. J’aime mieux dire de suite, pour n’avoir plus à y revenir, comment j’ai failli être mauvais ami, hôte indélicat et gentleman exécrable.
C’est ainsi. Égaré par le trouble des sens, poussé par cette manie française de payer à la beauté le tribut d’admiration qui la flatte, trompé peut-être par la confiance aisée que me témoignait la jeune femme, je m’enhardis assez, peu de jours après mon arrivée, pour franchir les bornes du respect.
Je vois encore la scène comme si j’y assistais en ce moment, et, malgré le temps écoulé, le rouge de la honte me monte au front en y pensant.
C’était par une chaude journée d’août, dans un rond-point si feuillu qu’il ressemblait à un salon de verdure.
Nous étions assis sur un banc de gazon, pendant notre promenade quotidienne, à l’heure où les enfants travaillaient. Une ombre épaisse nous protégeait des ardeurs du soleil. Les oiseaux se taisaient ; les insectes bourdonnaient confusément ; l’atmosphère était chargée de langueur. Mon ivresse, qui allait grandissant depuis mon arrivée au château, était parvenue à son paroxysme ; la raison m’avait abandonné, et je commençai ma déclaration.
Dès les premiers mots, doña Laura se leva, comme mue par un ressort, et, sans trouble, sans colère, le regard franchement dirigé sur le mien :
Cher monsieur, me dit-elle, laissez-moi vous arrêtez net, tandis qu’il en est temps encore. Vous êtes le jouet d’une erreur complète, et peut-être en suis-je la cause involontaire. En vous traitant avec une confiance entière, en vous laissant voir le plaisir que je ressentais à causer avec vous, je vous ai considéré comme un compatriote, habitué à vivre avec des femmes qui ne connaissent pas la dissimulation. J’avais perdu de vue que vous êtes Français, c’est-à-dire accoutumé à faire la cour à toute femme qui n’est pas laide à faire peur, et, de plus, peu habitué à vous entendre dire sans réticence par une femme qu’elle se plaît en votre société.
Vous avez sans doute commencé ce jeu par pure courtoisie, et vous avez été entraîné, sur ce malentendu, plus loin que vous ne vouliez d’abord. Aujourd’hui, vous voulez me proposer de trahir mes devoirs de femme et de mère, comme s’il s’agissait d’une chose presque indifférente, qui ne troublerait en rien la vie courante.
C’est là encore une erreur totale, absolue. Mon mari a beau être loin d’ici, et n’être pas sans torts envers moi ; il est toujours l’homme auquel j’ai promis d’être fidèle tant que je resterai sous son toit. Je puis cesser de l’aimer, et en aimer un autre ; mais je ne puis le trahir bassement.
Si donc, ce qui n’eût pas été impossible, j’avais, de mon côté, cédé au penchant qui m’entraînait vers vous, si la passion eût été assez forte pour me faire oublier la parole donnée, vous auriez eu à m’emmener à l’instant même de cette maison, à vous charger de remplacer pour moi l’amour de mes enfants, l’affection de mes parents et l’estime du monde. Je ne parle pas de la mienne ; je l’aurais sans doute perdue sans retour. Et ce ne sont pas là des phrases toutes faites, des formules de roman ; c’est la vérité même.
Vous savez qu’ici nous ne pouvons pas mentir, que la mort même nous semble préférable au mensonge.
Comment comprendriez-vous que, coupable de trahison, je pusse continuer à vivre en face de ma mère, de mes enfants, de mes parents ?
Pendant que doña Laura parlait, je me sentais remué jusqu’au plus profond de l’âme par les impressions les plus diverses : la honte, le remords dominaient ; mais l’admiration pour cette noble franchise m’étreignait aussi, et aussi la stupeur en présence de la puissance de cette chose auguste, la vérité.
Au chemin de Damas, saint Paul n’a pas dû éprouver un éblouissement plus intense devant le rayon de soleil qui l’a renversé. Sa conversion n’a pu être ni plus rapide, ni plus profonde que la mienne.
Je mis, sans parler, un genou en terre, et la gracieuse femme, comprenant à mon regard que j’étais repentant et purifié, me tendit la main, me releva et me dit de sa voix douce et ferme :
– Je vous pardonne et vous offre une amitié sincère. Si vous ne pouvez vous contenter de ce sentiment, je compte sur votre loyauté pour vous éloigner d’ici.
Je promis, après avoir balbutié quelques mots d’excuse inintelligibles, de la considérer comme une sœur, et, – ce qui peut paraître étrange aux esprits sceptiques, – j’ai tenu complètement, fidèlement ma promesse.
Une révélation subite m’aurait appris que Laura était ma propre sœur que je n’aurais pas eu, depuis ce moment, une autre attitude avec elle.
Profonde affection, confiance absolue l’un dans l’autre : tel est le fond de nos relations depuis ce jour, dont le souvenir m’emplit à la fois de honte, de remords et aussi de joie.
J’éprouve quelque soulagement de mon humble confession et je reprends mon récit…
La table de famille était couverte de fleurs, choisies et agencées par Juana ; doña Laura présidait au couvert, Julia et « la maman », comme on appelait Mme Gill, avaient surveillé la cuisine en personnes expertes ; les vins étaient du ressort de Pablo. Chacun s’employait, suivant ses aptitudes, au bien-être de tous. Le service était fait avec discrétion par deux serviteurs qu’on aurait pris pour des amis, tant leurs regards contenaient d’affection pour leurs maîtres, jeunes et vieux.
Le café se prend sur la terrasse ; on devise en fumant, tandis que la jeunesse s’ébat autour de nous.
La franche gaieté des enfants dénote assez leur belle santé. Leur mère a l’œil sur eux, tout en prenant part à la conversation.
Courtoisement, on me parle beaucoup de la France, que tout le monde aime dans la maison, en reconnaissance du bon accueil fait à don Pèdre pendant son séjour à Paris.
On prend une part discrète à nos malheurs passés ; on partage nos espérances pour l’avenir.
On cause de tout et de tous, avec simplicité, avec franchise. Chacun se montre tel qu’il est, sans chercher à briller. L’oracle écouté avec déférence, c’est Pedro ; Pablo est un fantaisiste, un vrai Roger Bontemps ; André est légèrement pessimiste ; les jeunes gens et les femmes sont tout à fait gais. On ne parle d’autrui qu’avec bienveillance et retenue ; on discute sans aigreur, et les idées les plus opposées s’échangent avec aménité, avec courtoisie.
Les enfants rentrés, on passe au salon ; les hommes jouent au billard et au whist ; les dames manient avec dextérité de petites machines à coudre, à ourler, à broder, aussi élégantes que commodes. Julia chiffonne des chapeaux de jardin pour toute la famille.
Don Pèdre, le flambeau d’argent à la main, me conduit à ma chambre avec une solennité tempérée d’enjouement. Je ne puis me tenir de lui exprimer mon admiration pour sa belle famille, et mon étonnement de rencontrer tant de franchise unie à tant de bonne humeur.
– C’est la règle générale dans notre pays, me répond-il. Partout vous trouverez la sincérité absolue ; quant à la gaieté, elle se rencontre dans toutes les familles momentanément épargnées par le malheur. Nous n’étions pas gais ici l’an dernier, lorsque ma mère a subi une première attaque de paralysie. Mais elle s’est bien guérie, et nous avons repris notre entrain.
La vie au château est uniforme et bien réglée. Les hommes passent la journée à la ville pour leurs affaires. Avant leur départ, on monte à cheval en grande bande, chacun ayant sa monture, y compris les enfants qui chevauchent hardiment sur de petits poneys aussi vifs que maniables ; ou l’on fait de furieuses parties de paume, tandis que les dames sommeillent encore ; ou, dans la garenne close, on va tirer quelques lapins.
Au déjeuner, les femmes en peignoirs coquets et les enfants en vêtements de travail gazouillent comme des oiseaux.
On sent, dans leurs propos, le respect du travail qui retient les hommes à leur bureau pour le profit de la famille, et le goût au plaisir pris en plein air.
Après le déjeuner, les enfants travaillent ; chacune de ces dames s’occupe du département qui lui est confié, et lorsque le train de seize heures ramène les hommes, la vie commune reprend avec toute son animation.
Lawn-tennis, crocket, bains de mer, promenade à pied ou en voiture, suivant les jours et les goûts de chacun.
Les groupements s’opèrent selon la fantaisie individuelle, et en toute liberté. Puis la toilette de dîner, très soignée, avec un peu d’apparat, à la mode anglaise. Les jours passent avec une rapidité vertigineuse.
Nous avons suivi en bande les courses de Francport qui ont duré trois jours. Je me suis fait fournir par Pablo, le joyeux vivant tous les détails sur ces opérations. Cela ressemble beaucoup à nos courses ; seulement on ne voit jamais de ces tromperies qui déshonorent de temps à autre notre turf. Jamais un jockey uthopien ne s’est laissé soudoyer pour faire perdre la course à son cheval ; jamais un propriétaire n’a parié contre sa propre écurie ; jamais enfin une supercherie quelconque n’a induit le public en erreur sur le compte d’un cheval. Les paris sont toujours proportionnés a la fortune des joueurs et soldés exactement ; on fait peu usage de jockeys étrangers, faute de confiance en leur loyauté.
J’ai suivi attentivement les procédés employés pour élever et instruire les trois enfants de Laura, car j’ai toujours aimé les problèmes d’éducation publique ou privée. J’ai soumis aux dames le résultat de mes observations qu’elles ont rectifiées sur certains points, confirmées sur d’autres, ce qui me permet de les donner pour exactes.
Avant tout, par-dessus tout, on enseigne aux enfants qu’il ne faut pas mentir, que le mensonge est dégradant, indigne d’une créature douée de raison. Tous les soins possibles sont apportés à inspirer à ces jeunes âmes non seulement l’horreur du mensonge, mais le goût de la sincérité.
Cette habitude une fois prise et devenue instinct, besoin impérieux, les petits défauts de caractère, les écarts de conduite deviennent faciles à corriger ou à réprimer puisqu’ils sont constamment révélés par les déclarations mêmes des enfants.
En morale, on leur recommande l’amour envers les parents, la reconnaissance envers Pedro, le bienfaiteur, l’affection réciproque entre frères et sœurs, la bienveillance envers le prochain et l’affection envers les animaux, serviteurs et alliés de l’homme.
Juana s’était chargée d’enseigner les rudiments de la religion catholique, professée par toute la famille. J’ai assisté à quelques-unes de ses conférences ; la belle jeune fille m’étonnait toujours par son aisance, par la netteté de ses explications, par la douceur de ses exhortations.
Jamais troublée devant les questions foudroyantes ou indiscrètes des enfants, tantôt elle leur répondait : Ceci n’est pas de votre âge ; on vous l’expliquera plus tard ; tantôt : Je ne puis pas vous faire comprendre cela, car je ne le comprends pas moi-même ; mais je m’en passe très bien, et vous pouvez faire comme moi jusqu’à ce que vous soyez plus intelligents que moi.
« Obéissez aux commandements de Dieu et de l’Église, priez avec ferveur, et vous serez bons catholiques. »
Plût au ciel que j’eusse été ainsi catéchisé dans mon enfance ! Au lieu des amertumes du catéchisme, de la mine rébarbative des catéchistes, j’aurais été, sans doute possible, subjugué par ces grands yeux de flamme entourés d’une large auréole blanche, par cette épaisse torsade noire enroulée sur la nuque comme un cimier de casque, et ce teint mat, et cette taille souple et ronde, et cette onction familière, dépourvue de toute raideur, de toute emphase.
Doña Julia m’avait raconté que, plusieurs fois déjà, des prétendants qui paraissaient sortables avaient été repoussés par Juana, qui ne les trouvait pas conformes à l’idéal un peu élevé qu’elle caressait dans son cœur. Et cependant, on comprenait, à la voir ardente et dévouée dans ses fonctions de jeune mère, qu’elle aussi aspirait à remplir son rôle sur la terre, et à créer de beaux enfants qu’elle élèverait comme ses neveux.
L’instruction était partagée entre plusieurs professeurs.
Mme Gill découpait en récits colorés à la portée des enfants, l’histoire de l’Uthopie, depuis 1789, tracée à grands traits, avec les noms les plus considérables et les dates les plus marquantes.
Elle leur contait aussi des anecdotes tirées d’une morale en actions accessible à l’enfance.
Ils devaient reproduire tout cela par écrit, en s’aidant de leur mémoire et en faisant appel à leur imagination.
Doña Julia avait dans son domaine la géographie, qu’elle enseignait à l’aide de cartes très claires, depuis le levé topographique du canton de Francport, jusqu’à la grande carte murale d’Uthopie, la mappemonde et la sphère terrestre.
Elle promenait ses élèves à travers les merveilles du système solaire, parmi les planètes, les étoiles et les nébuleuses.
Doña Laura s’était réservé les éléments d’histoire naturelle, de botanique, de physique avec le piano et le chant, car tous, dans la famille, aimaient et cultivaient la musique.
L’anglais et l’allemand s’apprenaient par l’enseignement mutuel, sans bonnes anglaises ou allemandes, considérées comme dangereuses pour les enfants.
Le calcul et la comptabilité étaient du ressort de Théo, qui restait au château deux fois par semaine pour faire son cours.
Je m’étonnais un jour, devant la mère, de cette préoccupation d’enseigner la comptabilité à des enfants si jeunes.
– C’est, me répondit-elle, que pour nous, après la morale, la comptabilité est la connaissance la plus utile pour la conduite de la vie. Elle est un guide assuré contre les écarts qui amènent les embarras d’argent, source de soucis cuisants. Ce n’est que dans le monde de l’idéal qu’on peut prendre exemple sur les lis qui ne travaillent ni ne filent, et sont vêtus avec magnificence ; dans le monde réel, il faut connaître exactement ses ressources et faire entrer ses dépenses dans leur cadre, étroit ou large. Ceci fait, on peut s’élancer librement dans les régions où fleurissent les lis, et où l’argent ne joue aucun rôle ; on n’a pas peur d’être réveillé de ses rêves par un huissier qui vient saisir les meubles.
Nous avons tous un « livre de raison », où nous inscrivons nos recettes et nos dépenses, et, pour le tenir avec clarté, avec précision, il faut être rompu de bonne heure aux petites opérations de la comptabilité.
Le débit et le crédit n’ont déjà plus de mystères pour Émilio ; il a commencé son carnet l’année dernière, le tient exactement et le balance chaque mois ; l’année prochaine, Petrita et Dolorès trouveront le leur dans leurs bottines, à Noël, et seront fières d’y inscrire le montant des étrennes qu’elles recevront en argent.
Quand ils entreront tous les trois dans la vie réelle, ils continueront cette habitude invétérée, et quelle que soit leur destinée, ils ne connaîtront ni les dettes, ni les soucis d’argent…
J’ai lu beaucoup des devoirs des jeunes écoliers ; j’ai entendu leurs réponses aux interrogations, et je reste convaincu qu’ils comprenaient bien ce qu’ils étudiaient. Les leçons étaient courtes, le travail quotidien était bien coupé, peu prolongé. Beaucoup de notions s’absorbaient sans efforts dans les conversations avec les divers membres de la famille, chacun prenant tacitement sa part du fardeau commun.
Fred avait la spécialité des histoires d’enfants malheureux pour avoir voulu paraître plus instruits, ou meilleurs ou plus adroits, ou plus forts, ou plus riches qu’ils n’étaient en réalité.
Camillo professait, sans avoir l’air d’y toucher, tout ce qui concernait le cheval. En jouant, on donnait la nourriture à ces belles bêtes ; on les pansait, on les harnachait. On leur enseignait de petits tours d’adresse, avec patience et intelligence. Une fois à cheval, les observations générales sur le caractère et la structure de ces nobles animaux conduisaient sans efforts aux procédés de conduite.
Personne ne ment aux enfants sous aucun prétexte.
On ne leur dit pas que l’histoire du Petit Chaperon Rouge ou du Petit Poucet sont vraies, mais, au contraire, que ce sont des fantaisies de poète, et, quand on fait parler les bêtes dans les fables, on leur explique qu’on leur prête le langage qu’elles pourraient tenir, si elles parlaient.
Ou je me trompe fort, ou ces enfants seront robustes, sincères, droits et adroits ; ils auront l’esprit juste et suffisamment orné, le cœur bien placé et ils sauront se conduire dans la vie. La superstition, l’hypocrisie, la trahison leur seront étrangères.
Emilio devra être un homme utile aux siens et à son pays ; les fillettes doivent devenir des épouses charmantes et de bonnes mères de famille.
Des pédagogues de profession seraient heureux, je crois, d’obtenir les mêmes résultats que les membres de cette famille, voués par circonstance à l’éducation de trois jeunes esprits.
L’attitude parfaite des nombreux serviteurs de la maison était pour moi un sujet d’étonnement. Leur activité silencieuse, leur dextérité, leur empressement sans servilité me paraissaient réaliser l’idéal d’un bon service. Je demandai à don Pèdre comment il avait pu réunir une pareille quantité de parfaits serviteurs.
– Nous sommes peut-être un peu plus heureux que d’autres à cet égard, me répondit-il, parce que la maison s’est constituée peu à peu, par accroissements successifs, ce qui nous a permis de choisir avec beaucoup de soin.
Maria, la cuisinière, dont vous voulez bien apprécier les talents, est la seule qui date de loin.
Elle est entrée encore enfant au service de ma mère et nous a tous élevés avant d’aborder le fourneau. Puis elle est devenue la compagne, presque l’amie des mauvais jours ; elle a longtemps représenté toute seule le personnel.
Lola, la femme de charge, est venue plus tard lui prêter aide en qualité de femme de chambre ; après elle, a paru Félix, d’abord attaché à ma personne, devenu le maître d’hôtel que vous savez ; laborieux, actif, intelligent et homme de tête, plus soucieux de sa responsabilité que Vatel lui-même. Grâce à lui, ma mère peut, sans en être écrasée, avoir table ouverte et recevoir sans efforts tous les samedis soir et les mardis matin ; en un quart d’heure de conférence, elle règle tous les points avec Félix, qui veille à l’exécution et la mène à bien d’une manière irréprochable.
Ces trois têtes de colonne sont, pour nous, des collaborateurs, des auxiliaires dévoués, des aides de camp plus que des domestiques. Ils nous ont recrutés dans leurs connaissances, à mesure que la maison croissait en importance, des êtres à leur image, à l’âme un peu russe, créés pour se dévouer et obéir, des natures droites et actives. Ils sont aujourd’hui au nombre de vingt qui exécutent sans peine le travail de trente. Ils forment comme une petite armée attachée au drapeau de notre famille, dont chaque soldat connaît son devoir, s’y attache et l’accomplit sans bruit sous la direction de Félix, de Maria ou de Lola.
Tout naturellement, nous les traitons comme les officiers avisés traitent leurs soldats, qui sont la base de leurs succès, et ils nous rendent en dévouement les bons soins dont nous les entourons.
Ils sont aussi assurés de rester dans la maison que les esclaves d’autrefois ; l’âge, la maladie ou la mort les en feront seuls sortir. Après chaque période décennale de service, une somme est versée par moi à leur livret ; les intérêts s’en capitalisent chaque année et, après trente ans de service, le pain de leur vieillesse est assuré. Aussi travaillent-ils avec zèle, et ils nous rendent ce service considérable de nous enlever une multitude de préoccupations secondaires qui nous prendraient du temps.
Bien que nous exercions les enfants à se servir seuls au besoin, on écarte d’eux, dans la vie ordinaire, les soins de détail qui prendraient sur leurs études ; quant à nous, nous voyons la maison marcher avec ordre et régularité sans presque nous en occuper. En résumé, il y a entre nos serviteurs et nous, une confiance réciproque presque absolue, qui simplifie la vie au plus haut degré.
J’ai noté ces détails avec quelque étendue, parce qu’ils m’ont semblé constituer une différence assez sensible avec nos pratiques de France, en matière de domestiques.
La vie mondaine était très active au château ; le mardi, les dames étaient visibles le jour, et tous les dimanches, la table s’allongeait pour vingt-quatre convives. Le soir, dans le grand salon inondé de lumière électrique, on dansait au son d’un orgue dont les cartons multipliés reproduisaient les airs de danse les plus en vogue à ce moment.
J’ai vu ainsi défiler tous les voisins de campagne, dont j’ai retrouvé plus tard, la plus grande partie à Franqueville.
M. et Mme Lobuz, dont la villa touche le château ; lui, directeur d’un recueil périodique dont tous les rédacteurs sont ses amis ; elle, bonne et accueillante, admirable musicienne, sans prétentions littéraires, ce qui lui permet de faire vivre en bonne harmonie les philosophes, historiens, romanciers, poètes et critiques, genus irritabile, composant le brillant orchestre de la Revue. Tous ces hommes de génie ou de talent venaient tour à tour au château le dimanche soir, après avoir passé la journée à la villa à jouer le crocket avec leur directeur, passé maître en cet aimable jeu. Il m’a été donné de me mesurer avec ces grands hommes et j’ai toujours éprouvé la double humiliation de me sentir aussi inférieur à eux par l’esprit que par le maillet.
De Francport venaient le comte de Montbeau, l’ambassadeur d’Uthopie à Paris, et sa femme, réfugiés là pendant leur congé annuel, pour faire prendre les bains de mer au jeune Luis, leur fils. Autant l’ambassadeur était réservé et taciturne, par habitude professionnelle, autant la comtesse était vive, parlante et sémillante. C’était un charme exquis de l’entendre conter ses premières impressions à son arrivée à Paris, l’étonnement causé d’abord par sa franchise ultra-uthopienne, puis son acclimatation à elle, et l’accommodation des Parisiens à sa manière d’être, dont ils ont fini, comme on sait, par raffoler.
– Je suis parvenue là-bas, disait-elle, à pouvoir dire tout, absolument tout ce que je pense, et je ne blesse plus personne, comme cela m’est arrivé souvent au début. C’est que d’abord je m’indignais de rencontrer à chaque pas le mensonge ; aujourd’hui, je sais que c’est une maladie endémique de ce pays, et, au lieu de m’indigner contre eux, je plains les malades et les aime malgré cela.
Le grand financier Jobé, propriétaire d’un château princier à trois kilomètres de Véraville ; la princesse de Nocabo et ses trois filles, l’académicien Maduz, qui achevait dans sa ravissante villa de Francport sa fameuse comédie : Gilberte ; les Nélode, locataires de la Petite Perle, une petite bonbonnière de Francport, sans compter les amis de passage que chacun d’eux amenait, à l’instar des pensionnaires de Me Lobuz. Tel était le personnel varié qui fréquentait le grand salon de Véraville.
Toutes les physionomies me paraissaient ouvertes et franches, comme celles des gens qui n’ont rien à cacher ; les femmes s’habillaient avec goût, quelques-unes avec richesse, sans supercherie d’aucun genre. Pas de blanc, de rouge ni de noir ; les cheveux, dressés avec art, mais tels que la nature les a donnés, sans addition de cheveux complémentaires ; ni teinture, ni lavage à l’eau oxygénée. Quelquefois la poudre, pour adoucir la transition du gris au blanc pur. Les jeunes femmes, décemment, mais franchement décolletées ; les vieilles, en robes montantes de couleurs sombres.
– Passé cinquante ans, me disait à cet égard la princesse de Nocabo, le public a tout à gagner à ne rien voir, et, comme nous nous habillons en vue de lui plaire, nous sommes vite amenées à nous voiler modestement.
Les hommes trouvaient moyen, malgré les rigueurs de l’habit, de marquer leur goût ou leur âge par certains détails : fleurs à la boutonnière, habits de chasse rouges ou bleus, culottes courtes ou demi-longues, etc.
La danse est encore en honneur en Uthopie pour sa valeur hygiénique, pour le plaisir mystérieux qu’elle procure, et pour ses avantages au point de vue de la sociabilité. Tous les enfants l’apprennent pour donner la souplesse et la grâce à leurs corps ; toutes les grandes personnes la pratiquent avec plaisir. À Véraville, tous les âges se la permettaient, vu le petit nombre de danseurs. J’ai profité de cette circonstance pour me livrer, sans fausse honte, à ma passion favorite.
Oh ! les belles valses avec l’ambassadrice et doña Laura, et Juana, et les trois filles de la princesse, toutes véritables muses de la danse ! Je me croyais revenu à la vingtième année quand, livré corps et âme au délire de la valse, je me perdais dans les délices infinies du mouvement rythmé.
Et, dans les intervalles, la conversation de ces dames, si libre, si aisée, si décente pourtant !
Ma conversion au fer rouge m’avait ramené au ton d’aimable galanterie qui convenait au milieu où je me trouvais. Je m’efforçais de plaire aux femmes sans offenser leur pudeur ni choquer leur goût.
Je leur laissais voir que j’appréciais comme il convenait leur beauté, leur élégance ou leur esprit ; elles me marquaient, sans fausse pruderie, qu’elles étaient sensibles à cet hommage discret. Sur ce thème ; toujours le même, mais susceptible de variations à l’infini, les entretiens effleuraient tous les sujets.
J’étais souvent interrogé sur les Françaises, dont ces dames se préoccupent beaucoup ; j’en parlais avec sincérité, les louant selon ma pensée sur leurs éminentes qualités, les sacrifiant, en dépit de mon amour-propre national, sur quelques points de détail.
Elles me parlaient de leurs compatriotes avec franchise, malgré ma qualité d’étranger ; présentant les critiques sans méchanceté, non sans malice, louant sans se contraindre, ne blâmant qu’à bon escient des faits avérés, reconnus vrais.
Et toutes ayant « les clartés de tout » dont parle Molière, avec cette vision délicate des choses particulière à la femme, due sans doute à la délicatesse de ses organes.
J’ai compris, en écoutant parler la société de Véraville, comment une conversation peut être intéressante sans porter uniquement sur la critique des faits et gestes du prochain ; comment on peut discuter sans acrimonie une question d’art, sans colère une question politique ; comment on peut manier l’ironie sans blesser, parler de soi sans se vanter et sans irriter les auditeurs, d’autrui en restant vrai, sans manquer aux lois de la charité ; comment enfin le même sujet se traite en d’autres termes, devant une réunion d’hommes et devant un auditoire de femmes.
J’ai compris aussi que la politesse ne consiste pas dans une suite de grimaces plus ou moins sincères comme en… Chine ; qu’elle est bien plutôt l’expression, soulignée à dessein, des sentiments bienveillants qu’on éprouve pour son prochain, et qu’elle vient du cœur plus que de l’esprit.
J’ai fait enfin cette remarque, que la diction est toujours juste quand on ne dit que ce que l’on pense, car tout le monde, à Véraville, parlait mieux qu’à la Comédie Française, où l’art se sent quelquefois sous la perfection.
Comme par miracle, le mot propre, le geste approprié, le ton convenable, la vitesse de débit nécessaire, tout arrivait à point à ces êtres divers d’intelligence et d’esprit. C’est qu’ils disaient tous la vérité, et la vérité leur dictait elle-même leurs discours, qui prenaient, en passant par leurs bouches, le ton particulier à leur personne.
Je ne crois pas que chez la marquise du Deffand ou chez Mme Geoffrin l’art de causer, pratiqué par les hommes et les femmes les plus raffinés de leur temps, ait pu fournir une aussi belle carrière qu’en ce coin reculé de l’Uthopie, parmi des hommes et des femmes de conditions diverses, sans prétention aucune, réunis dans le seul but de se distraire des soucis courants de la vie.
Comme trait de mœurs, je citerai le petit évènement de la saison, la disqualification de Giovaninne Cabrito, la fille aînée de la princesse de Nocabo. Cette petite personne, déjà mère de trois enfants, jolie à ravir et spirituelle à l’avenant, poussait vraiment trop loin le goût de la franchise nationale. Tout ce qui traversait sa cervelle d’oiseau, elle le racontait à tout venant, et sa pensée n’étant pas toujours chaste, ni son langage suffisamment châtié, elle en arrivait parfois à être gênante. Les hommes prenaient d’abord plaisir à entendre sa conversation, plus libre que la leur même ; puis ils s’étonnaient, et bientôt cette licence effrénée les révoltait. Les mères de famille avaient fini par s’émouvoir pour leurs filles, et Mme Gill, avertie, n’hésita pas à s’adresser à la princesse.
« Que voulez-vous, s’écria celle-ci dès les premiers mots ; je sais tout ce que vous allez me dire avec raison. Je le déplore comme vous, mais je suis impuissante à arrêter le mal. Ma fille ne peut pas comprendre que s’il ne faut jamais mentir, il ne faut pas cependant dire tout ce que l’on pense, et qu’il est des idées qu’on doit laisser enfouies dans son cerveau.
Je suis moi-même un peu comme elle, et c’est probablement moi qui lui ai transmis, avec le sang, cette véracité délirante. Mais moi, si je dis tout ce que je pense, je ne pense du moins que des choses qui peuvent être dites. Il n’en est malheureusement pas ainsi pour elle.
Je ne puis pas vous promettre, chère madame, de la faire changer d’habitude. Je crois la chose impossible ; Cabrito lui-même, malgré sa volonté de montagnard et son autorité de mari, n’a pu y parvenir. Mais ce que je puis faire, c’est de l’empêcher de revenir chez vous, sans cesser moi-même d’y venir avec mes deux autres filles, car je comprends parfaitement vos scrupules de maîtresse de maison. »
Ce qui fut dit fut fait, et c’est en m’informant des causes de l’absence prolongée de Giovaninne ; – elle m’amusait prodigieusement par son esprit endiablé, moi qui n’avais pas charge d’âmes, – que j’appris par Gill ce qui s’était passé.
Pour en finir avec Giovaninne, je dirai qu’après plusieurs disqualifications de même nature dans des maisons de son monde, elle a glissé, de chute en chute, jusqu’à la région galante où les hommes vont chercher les divertissements que la société régulière ne saurait leur procurer. Par son esprit et sa beauté, elle fait le plus bel ornement de ce milieu spécial, et jouit de ses succès présents sans se faire illusion sur son avenir. Elle sait bien que, la beauté disparue, son monde nouveau la mettra au rebut et qu’elle devra vieillir seule, sans estime, privée des affections de famille, inconnue aux trois enfants qu’elle a dû abandonner en quittant le domicile conjugal.
Ses anciennes amies, ses parents la plaignent plus qu’ils ne la blâment. Elle était faite pour briller dans son monde ; mais le destin a été le plus fort. C’est Vénus tout entière à sa proie attachée qui en a décidé autrement.
En parlant d’elle, on dit avec compassion : c’est une malade, et cela est vrai. Pauvre Giovaninne !
Don Pèdre est maire de Véraville et s’occupe avec sollicitude de sa petite administration ; il m’emmène le plus souvent avec lui lorsqu’il s’échappe du château pour vaquer à ses occupations de maire, et j’ai pu ainsi me rendre compte du fonctionnement d’une municipalité d’Uthopie.
Le village est charmant avec ses rues bordées de grandes levées de terre ombragées d’arbres admirables ; on se croirait à Varangeville, en France. Mais les maisons des paysans sont mieux disposées qu’à Varangeville, plus saines et plus propres.
Si les arbres sont vieux, les demeures sont neuves, ou tout au moins remises à neuf pour la génération qui les occupe. Bien bâties, couvertes en tuile ou en ardoise, avec leurs petits jardins bien peignés, leurs vitres claires, les fleurs de la façade et les ustensiles reluisants de l’intérieur, elles donnent l’impression de Jersey ou de certains coins de la Hollande. L’eau, très claire, court par les rues dans des ruisseaux artificiels. Le village est sur un plateau, et l’eau est montée, de la vallée, par les trois puissants béliers hydrauliques de don Pèdre, qui en use chez lui pour la maison et le parc, et donne à la commune son trop-plein.
Grâce à cette libéralité, l’eau nécessaire au lavage et à l’arrosage est surabondante. Chaque maison a ses deux prises d’eau : une pour l’intérieur, l’autre pour le jardin. L’eau à boire se tire d’une source fraîche et pure.
Nous avons visité la maison de Paco, un terrassier presque toujours occupé aux travaux du château. Elle est tenue à merveille. Un seul étage élevé de trois marches au-dessus du sol ; la cuisine et la chambre à coucher sur la rue ; trois petites chambres et un débarras derrière. Ameublement très simple, mais solide et confortable. La façade est entièrement tapissée de rosiers palissés. Çà et là des fleurs tirées du jardin, qui est très soigné.
Mme Paco est une grande gaillarde à physionomie ouverte et avenante, éclairée de deux rangées de dents solides d’une blancheur éblouissante. Elle nous montre son petit domaine avec une pointe d’orgueil, et son marmot de deux ans avec une confiance souriante. On distingue déjà que le suivant est en préparation.
Paco rentre du travail ; on nous fait asseoir dans la cuisine, aussi propre qu’un salon, sur des chaises de paille irréprochables, et Paco nous conte son histoire :
Il est du village même ; sa profession de terrassier lui plaît, parce qu’elle n’exige que de la force musculaire et de l’énergie au travail. Il aurait pu épouser la fille de l’épicier, relativement riche, qui lui voulait visiblement du bien ; mais lui, ne se sentait pas son pareil, et il a préféré sa femme, une voisine de même condition que lui, pas plus riche, et qu’il connaissait depuis l’enfance.
Paco a un entrain, une bonne humeur remarquables ; il rit à tout propos, et son large rire se communique par sympathie à sa compagne qui nous montre ainsi « le palis de ses trente-deux dents », fort agréable à voir.
Je remarque l’attitude de don Pèdre chez son terrassier ; nulle morgue, pas de raideur, ni de familiarité outrée. C’est le ton d’un frère aîné avec un cadet qui ressentirait pour lui du respect, presque de l’admiration.
Paco nous montre son livret de famille, délivré par la mairie ; on y voit son âge, 27 ans, celui de sa femme, 22 ans, et la naissance du jeune Pedro, dont le maire a été le parrain.
Onze cases destinées à l’inscription des naissances futures sont encore vides.
– Vous avez du temps devant vous pour les remplir, lui dis-je en badinant.
– Il n’y a pas de risques, monsieur. Si je peux, j’en remplirai trois, mais pas plus. La vie est trop difficile ; ce n’est pas moi qui contribuerai à augmenter sans nécessité le nombre des misérables.
J’eus un soubresaut d’étonnement ; don Pèdre me lança un regard qui signifiait : n’insistez pas.
– Est-ce que vous n’êtes pas content de votre sort, demandai-je.
– Moi, monsieur, bien au contraire. Je ne connais personne plus heureux que moi, pas même le bon M. le maire, car il a plus de soucis que je n’en ai.
J’ai une bonne santé, une bonne femme, – il flattait doucement les joues rebondies de Mme Paco, – un enfant vigoureux et un métier ! le roi des métiers. Pas de casse-tête, pas d’embarras, toujours du travail, car on remue la terre en toute saison. Et on travaille en plein air.
Quand je creuse une belle tranchée bien droite, qu’il fait beau, que le vent me caresse la figure et que j’ai devant moi le grand soleil et le ciel bleu, je suis aussi heureux qu’on peut l’être, je vous assure. Le soir, quand je rentre bien fatigué la femme m’attend, m’aide à me changer, me donne la soupe chaude ; nous jouons avec Pedro jusqu’à ce qu’il dorme ; et pendant que je lis la feuille du jour, la mère coud auprès de moi. Nous nous couchons tranquilles, contents, pour recommencer le lendemain.
Le dimanche, je me repose en jouant au tamis et en buvant frais avec les camarades.
Voici mon livre de compte ; vous pouvez voir que nous gagnons assez, ma femme et moi, pour payer la dîme, les assurances, amortir la maison, nous nourrir, nous vêtir, nous divertir et qu’il me reste toujours, à la fin de l’année, une petite somme que je mets en réserve pour le chômage s’il arrivait.
Quand j’étais garçon, j’ai été obligé plusieurs fois d’aller jusqu’à la capitale pour trouver de l’ouvrage. Je gagnais plus qu’ici, mais ce n’était pas la même chose. L’air et la verdure me manquaient. Je suis toujours revenu au pays dès que j’ai pu, et je ne le quitterai plus maintenant, car si l’ouvrage faisait défaut, je pourrais attendre, avec mes économies, que la crise ait passé.
D’ailleurs, M. le maire est si bon pour moi, qu’il inventerait des travaux rien que pour me donner de l’ouvrage. Pas vrai, monsieur le Maire ?