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Extrait : "Autour de Georges et de Clotilde, dans ce vaste salon où la lumière du lustre et celle des lampes s'absorbaient dans les tentures sombres, arrachant ça et là une étincelle à l'or terni des portraits de famille et aux émaux des vieux écussons, un silence profond régnait. Aucun bruit ne venait de cette autre salle où nous vîmes pour la première fois les intimes de la maison Jaffret réunis autour de la corbeille."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 286
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Autour de Georges et de Clotilde, dans ce vaste salon où la lumière du lustre et celle des lampes s’absorbaient dans les tentures sombres, arrachant çà et là une étincelle à l’or terni des portraits de famille et aux émaux des vieux écussons, un silence profond régnait.
Aucun bruit ne venait de cette autre salle où nous vîmes pour la première fois les intimes de la maison Jaffret réunis autour de la corbeille, et où la collation avait lieu à cette heure même, ni du cabinet de travail servant aux « affaires » de maman Jaffret.
C’était ce côté surtout que surveillait l’oreille de Mlle Clotilde ; je dis l’oreille et non pas l’œil, car la jeune fille s’était arrangée de manière à masquer deux fois, pour tout regard venant de là, son visage et celui de Georges.
Une fois par la position même qu’ils avaient prise, le dos tourné à la porte du cabinet suspect, une autre fois par la plus belle et la plus grande de toutes les volières du bon Jaffret, qui se trouvait entre eux et la porte.
Elle représentait un temple indien, cette superbe volière, et aucun amateur d’oiseaux n’aurait pu la voir sans la désirer.
Sa place ordinaire était au centre du salon. Mais pour la cérémonie de la lecture du contrat, on avait dû la rouler à l’écart, et elle occupait maintenant le coin entre la dernière fenêtre et la porte du cabinet.
Du haut en bas, elle était recouverte d’un fourreau d’étoffe, à l’abri duquel les chers captifs du bon Jaffret avaient écouté le chef-d’œuvre de maître Isidore Souëf, sans donner aucune marque d’approbation, ni de blâme.
Nous devons dire pourtant qu’au moment où Mlle Clotilde s’était élancée sur les pas de la comtesse Marguerite pour se bien assurer que la chambre voisine était vide, un bruit sourd, une sorte d’effervescence s’était produit dans la nuit de la cage monumentale.
Ce bruit n’avait point échappé à Clotilde.
En revenant de son expédition au dehors elle avait continué sa battue, éprouvant d’abord la porte du cabinet de travail qui se trouva très bien fermée et faisant ensuite le tour de la volière, assez grande pour dissimuler derrière sa masse, non seulement un, mais plusieurs observateurs.
Une autruche en bas âge l’avait habitée autrefois, et Jaffret la pleurait encore.
La cachette était si bonne, en vérité que Mlle de Clare fut étonnée de n’y trouver personne.
Mais, par le fait, elle put s’assurer que les trois fauteuils masqués derrière la cage étaient vides, et je crois même qu’elle poussa la précaution jusqu’à regarder dessous.
Clotilde ne reprit sa place qu’après avoir tâté de la main tout le tour de la volière et interrogé chaque pli de l’étoffe qui la recouvrait.
Ses inquiétudes, nous le savons, ne s’étaient pas endormies pour cela. Elle se sentait épiée d’en haut, d’en bas, de côté, enfin de quelque part ; mais du moins, elle était bien certaine que sa physionomie seule et celle de Georges pouvaient trahir le sens de leur entretien, poursuivi à voix basse.
De là le soin qu’elle mettait à monter sa naïve comédie, et, en dépit de tout, la médiocre confiance que lui inspirait son effort.
– Non, reprit-elle, riant à travers ses larmes, tu ne m’aimes pas comme je t’aime, Clément, il y a longtemps que je le crains.
– Mais si, je t’aime et de tout mon cœur, chérie…
– Ce n’est pas assez !
– Que dis-tu ?
– Ah ! je t’aime bien plus que de tout mon cœur.
– Tu es folle !
– Justement ! Et je te voudrais fou, toi aussi. Veux-tu que je te dise, quelque jour, tu en aimeras une autre comme je t’aime, moi, tu perdras la tête… et peut-être que c’est déjà fait !
Elle plongeait son regard au fond du sien si ardemment qu’il fut attiré vers elle comme si deux bras puissants eussent courbé sa taille tout à coup.
Le baiser pendait sur ses lèvres.
Clotilde ferma les yeux et pâlit.
Mais elle n’attendit pas que le baiser tombât ; elle se rejeta en arrière.
– Tiens-toi droit, dit-elle avec un regret stoïque. J’essaie de t’aimer un peu moins, mais je ne peux pas. Tu es toujours pour moi le pauvre petit martyr qui avait été mutilé par un tigre à face humaine et que j’emportai tout sanglant dans mes bras… car je t’ai porté, mon Clément, tout enfant que j’étais, je t’ai porté, tu étais presque un jeune homme déjà, et je ne te trouvais pas lourd. D’où me venait cette force ?… Écoute ! il y a quelque chose entre nous, quelque chose de malheureux et de douloureux. Te souviens-tu ? La première fois que tu vins à moi, tu fis appel à des souvenirs qui ne m’appartenaient pas. Tu me prenais pour la Tilde du cimetière, la pauvre petite enfant qui avait froid et faim auprès d’une tombe. Et moi, esclave déjà, je répondais oui à tout ce que tu me disais. J’avais peur de t’éclairer. Je pensais : il me dira ; « Ah ! ce n’est donc pas toi la Tilde que je réchauffai, à qui je donnai mon pain ! » Et je te voyais te détourner de moi, car je le sais bien, va, c’est elle que tu cherches…
– Et ne sais-tu pas aussi pourquoi je la cherche, interrompit Georges avec reproche.
– Si fait, répondit Clotilde qui songeait, c’est vrai, je le sais, tu es devenu comme moi-même un instrument dans la main d’autrui ; mais, à la différence de moi, tu aimes tes maîtres… Tu vins une fois, de la part de ces gens-là, et c’est alors que je t’avouai la vérité ; tu vins fouiller tout au fond de ma mémoire. Tu me parlas d’une prière latine qu’on avait fait entrer de force dans mon souvenir quand j’étais toute petite…
– Et tu me répondis, murmura Georges tout pensif aussi : « D’autres que toi me l’ont déjà demandée cette prière, mais je ne la sais pas, je ne l’ai jamais sue. » Et alors, tu me racontas la pauvre histoire de ton passé. On t’avait prise dans une ferme dont les maîtres n’étaient même pas tes parents ; Mme Jaffret t’avait dit : « Je suis votre tante, vous êtes l’héritière d’une grande fortune : ne sachez rien de plus et restez obscure pour échapper aux méchants qui vous ont faite orpheline… »
– Je la croyais, en ce temps-là, dit Clotilde, les enfants sont crédules ; je le croirais peut-être encore sans toi et sans ce pauvre Échalot, qui parlait dès qu’un verre de vin lui chatouillait la cervelle…
Elle s’interrompit brusquement et eut un geste de colère contre elle-même.
– Mais bon Dieu ! dit-elle, de quoi vais-je m’occuper ? Voilà bien des minutes perdues qui étaient précieuses. Trois mois bientôt se sont écoulés depuis la soirée du 5 janvier. Tu sais qu’au moment du meurtre j’étais seule, – seule avec un homme dans la maison des demoiselles Fitz-Roy. Tu étais là, puisque tu as été arrêté. Étais-tu là pour moi ?
– Non, répondit Georges, qui baissa les yeux.
– Et après trois mois, ta première pensée n’est pas d’exiger une explication au sujet de la présence de cet homme auprès de celle que tu prétends aimer !
Il y avait dans son regard une tristesse profonde qui la faisait mille fois plus belle.
– Tiens ! ajouta-t-elle avec colère et découragement, tu n’es même pas jaloux de moi !
Et, avant que Georges pût répondre, elle s’écria dans l’amertume de son cœur :
– Ah ! celui-là m’aimait ! Il m’aimait à genoux ! jusqu’à en mourir ! Et que je voudrais l’aimer, moi aussi ! L’explication que vous ne me demandez pas, Clément, la voici : C’est un jeu bien étrange qui se joue autour de l’héritage de Clare. D’un côté, des gens honnêtes, du moins, je le pense, puisque vous êtes avec eux ; de l’autre, des bandits. Un motif très puissant empêche sans doute les gens honnêtes dont je parle de s’adresser aux tribunaux, et j’avoue que cela me donne un peu de défiance contre eux. Ils cachent leur nom quand ils tombent entre les mains de la loi, par hasard ; ils se laissent condamner plutôt que de parler franc et tête levée ; ils s’évadent…
– Tu ne parles pas comme tu penses, ma pauvre bonne Tilde, murmura Georges avec douceur. Tu cherches à te venger de moi…
– Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-elle : je cherche à me venger… Je te fais pitié, n’est-ce pas ! Et comme tu as raison de me plaindre, puisque tu ne peux pas m’aimer !
– Mais je t’aime !
– Tu mens ! par bonté de cœur. Il n’y a rien au monde de si bon, de si noble que toi… Mais laisse-moi achever : les honnêtes gens et les bandits, assis en face les uns des autres des deux côtés du tapis vert, connaissent mutuellement leurs cartes ; ils jouent à jeu découvert comme au whist quand il y a un mort. Et ils essayent de tricher tout de même ! Pendant qu’on vous recevait ici, il y a trois mois, comme mon fiancé, vous, le faux prince de Souzay, on attirait rue de la Victoire le vrai duc de Clare…
– Albert !
– Albert, qui me disait : je meurs de mon amour pour vous !
Georges courba la tête.
Si Clotilde avait su ce qui se passait dans le cœur de son fiancé, elle eût donné tout son sang pour retenir sa dernière parole.
Georges demanda :
– Était-ce pour le même but qu’on attirait Albert là-bas ? Était-ce pour un mariage ?
– Non, répondit Clotilde. Ai-je besoin d’ajouter que j’ai compris cela plus tard seulement : il y avait guet-apens… Vous frémissez ? Et pourtant, vous connaissez bien les gens qui avaient arrangé cette sanglante comédie. Si leur plan avait réussi, ce soir même où nous sommes, votre cadavre eût été trouvé demain sur le pavé d’une des cours de la Force…
Je continue :
Le duc Albert venait de me quitter. Non seulement, je lui avais enlevé tout espoir, mais aussi, je l’avais mis en garde contre les dangers qui l’entouraient ? Quand il voulut descendre l’escalier, il perdit du temps à ouvrir la porte de derrière ; qu’il avait trouvée ouverte lors de son arrivée et qui était maintenant fermée. Ce n’était certes point par hasard. Je voulus l’aider. La porte de ma chambre, qui me séparait de lui depuis un instant seulement, se trouvait également fermée, et seulement aussi depuis un instant, de sorte que je l’entendais sans pouvoir le rejoindre.
Une chambre me séparait de l’appartement des demoiselles Fitz-Roy, que j’appelais mes tantes et que j’aimais tendrement.
Il me sembla distinguer un bruit, – un cri plaintif, et reconnaître la voix de l’aînée, ma tante Mathilde.
Je pénétrai dans la pièce voisine qui donnait par une porte vitrée sur la chambre à coucher de ma tante Mathilde. On ne criait plus, c’était déjà fini.
La première figure que je vis au travers des carreaux fut celle d’une servante qui était à la maison depuis quinze jours à peine.
Quelqu’un lui comptait de l’argent sur le guéridon de la chambre à coucher, éclairé par la lampe de nuit qui pendait au plafond. Je ne me doutais pas encore qu’il y avait eu un meurtre dans la maison, et, pourtant, une angoisse horrible me tenait.
La personne qui comptait l’argent était dans l’ombre. Une voix enrouée appela je ne sais d’où : « Eh ! l’Amour ! » et la personne qui comptait l’argent releva la tête.
Je crus rêver : c’était le visage de ma tante Jaffret…
– Ah !… fit Georges, qui écoutait la poitrine serrée et retenant son souffle.
– Je faillis tomber à la renverse, reprit Clotilde, car en ce moment même j’apercevais ma tante Mathilde jetée en travers sur son propre lit et dont la tête pendait si bas que ses cheveux blancs balayaient le plancher. J’aurais voulu crier que je n’aurais pas pu. L’idée me venait que j’étais en proie au plus effrayant de tous les cauchemars.
Deux hommes entrèrent, en ce moment, par la porte du fond qui donnait sur la chambre de la cadette des demoiselles Fitz-Roy.
Ils portaient un autre corps mort qu’ils jetèrent au pied du lit.
Quoique la tête de ce second cadavre fût entamée d’un large coup de hache, le bon vieux sourire de ma tante Émilie restait encore autour des lèvres.
Un des deux porteurs n’avait qu’un bras. Sa face hideuse et stupide ricanait. C’était lui qui avait crié : « Eh ! l’Amour ! » Les autres l’appelaient Clément le Manchot. Ils étaient cinq en tout, y compris la servante qui recevait sans doute le prix du sang.
Quand celle-ci eut recompté son argent, Mme Jaffret lui caressa le menton d’un geste égrillard, et la servante la repoussa, disant : « As-tu fini, vieux Rodrigue ? »
Et je m’aperçus seulement alors que ma tante Jaffret n’avait plus ses habits de femme.
Elle portait une longue redingote d’ouvrier endimanché, avec un foulard, noué autour du cou, et son crâne complètement dénudé n’avait plus une seule mèche de cheveux gris.
– Le cœur n’a pas vieilli, coquinette, dit-elle ou plutôt dit-il, car je crois bien que c’est un homme. Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là ? Si tu veux le placer chez moi, je vaux mieux que la Caisse d’épargne !
Ce qui surtout me faisait douter du témoignage de mes sens, poursuivit Clotilde, c’était le calme extraordinaire qui entourait cette scène de mort.
Tout le monde était tranquille auprès de ces deux débris humains dont l’un répandait encore des flots de sang par sa hideuse blessure.
On causait paisiblement du travail accompli et de ce qui restait encore à faire comme s’il se fut agi de la chose la plus simple.
Le programme avait été réglé d’avance point par point.
Les gens qui étaient là n’avaient ni inquiétude ni hâte.
Au début, j’avais été frappé par ce nom : Clément, qui est le tien et qui était porté par un homme, privé comme toi de son bras droit, mais l’aspect repoussant du misérable avait rejeté si loin toute idée de comparaison que je ne m’occupai même pas de cette singulière similitude.
– C’est le moment de prendre l’air, dit cet homme qu’on appelait le Manchot, après avoir consulté la pendule. Le commissaire va être averti dans trois minutes, juste !
– Quatre, rectifia tante Adèle qui regarda sa montre. La pendule avance. Où est M. le duc ?
Je compris qu’il s’agissait d’Albert. Le Manchot répondit :
– Entre les deux portes. On lui ouvrira, quand il en sera temps, pour qu’il rencontre les agents dans la petite cour de service.
– Et la bichette ?
C’était moi dont on parlait.
Le Manchot lâcha un juron.
– Je n’ai plus pensé à celle-là, dit-il ; est-ce que j’avais oublié de mettre le verrou ?
Il creva la porte vitrée d’un coup de pied et bondit dans la pièce d’où j’avais tout vu.
Mais je n’y étais déjà plus.
Aux derniers mots prononcés, j’avais tout deviné : Albert, retenu dans le piège, était destiné à porter le poids du crime devant la justice.
Pour employer leur langage, c’était lui qui devait payer la loi.
La pensée que j’eus de tenter un dernier effort pour le prévenir ou le dégager me sauva, car si le Manchot m’eût trouvée derrière la porte vitrée, je ne serais pas ici pour vous raconter l’histoire de cette terrible nuit.
Au contraire, le Manchot me trouva juste à l’endroit où, selon lui, je devais être.
Quand il entra dans la chambre, j’essayais d’ouvrir la porte qui me séparait d’Albert.
– Il y a eu du dégât un petit peu, me dit-il sans se creuser la tête pour trouver une explication, des voleurs, quoi, Paris est plein d’assassins, maintenant. En route, jeunesse !
Il me saisit par le bras ; mais avant de me pousser dans la chambre d’où je sortais, il demanda à haute voix :
– Est-ce vidé, la boîte ?
Personne ne répondit.
Il me fit traverser les deux chambres en courant, et au cri d’horreur qui m’échappa en passant auprès des deux cadavres, il grommela :
– Oui, oui ! c’est malheureux, mais ça arrive, et les deux vieilles béguines ont monté tout droit en paradis.
Nous descendions déjà l’escalier. Les voisins ne se doutaient encore de rien, la maison dormait.
Au premier étage seulement, je commençai à entendre des bruits confus qui venaient de la rue, et le Manchot me dit encore.
– C’est bête de commettre des mauvaises actions, on n’échappe jamais à l’œil vigilant de l’Être suprême et de la rousse. Voilà bien sûr les braves messieurs de la police qui arrivent, et ça se pourrait que nous verrions dans la cour l’arrestation de l’individu sanguinaire qui a fait la fin des pauvres vieilles demoiselles.
Il était alors onze heures du soir environ.
La fille du concierge jouait des études de piano dans l’arrière-loge.
Au moment où nous arrivions dans la cour, plusieurs hommes montaient en courant l’allée qui mène à la rue de la Victoire.
Une voiture y était engagée. Les hommes la dépassèrent. Une grande rumeur s’éleva en même temps de l’intérieur de la maison, et le concierge sortit effaré du couloir communiquant à la cour de derrière.
– Misère de Dieu ! criait-il, un meurtre dans ma maison ! On va avoir des désagréments. Ils tiennent déjà l’assassin. Tais ton piano, toi, mademoiselle Arthémise ! À la garde ! au feu ! une porte si tranquille !
Il ne s’occupait pas du tout des mortes.
Mais comme sa femme accourait sur le pas de la loge, il ajouta :
– C’est les deux vieilles millionnaires du second. N’y a rien de plus dangereux pour les maisons que d’avoir des femmes seules qui passent pour cacher tout l’or du monde dans leur paillasse. J’avais prédit ça.
Je ne saurais dire comment la cour s’était remplie en un clin d’œil. À la portière ouverte de la voiture arrêtée maintenant devant la loge, je vis les lunettes de tante Adèle, qui avait ses cheveux gris frisés et son grand chapeau à plumes.
Elle demanda d’un air inquiet :
– Qu’y a-t-il donc, mes amis ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?
Par l’autre portière qui s’ouvrit aussi je fus lancée dans la voiture et le Manchot disparut.
Dans la voiture, je me trouvai entre le bon Jaffret et la comtesse Marguerite qui demandaient également d’un air étonné :
– Qu’est-ce que c’est que tout cela ?
– L’assassin ! l’assassin ! crièrent ensemble cinquante voix, car la cour regorgeait.
Malgré M. Jaffret qui me tenait à bras-le-corps, je m’élançai à la portière. Je voyais déjà par la pensée la pâle figure d’Albert au milieu des hommes de police qui le tenaient garrotté comme un criminel, et je rassemblais mes forces pour crier : « Il est innocent ! » au risque de tout ce qui pouvait advenir.
Mais les voix de la foule ajoutèrent avant que j’eusse parlé :
– C’est le Manchot ! Clément le Manchot ! Il n’en est pas à son coup d’essai, celui-là !
Je fus presque joyeuse.
La police avait donc tombé juste cette fois.
Je me retournai vers tante Adèle, pensant la trouver terrifiée, mais je me trompais : il y avait un méchant sourire derrière son inquiétude affectée, elle disait à pleine voix :
– Il a la tête d’un redoutable coquin, ce malheureux ! Mais qui donc a-t-on assassiné ?
Sur ma conscience, en l’entendant parler ainsi, le doute me venait. Je ne pouvais plus croire à ce que j’avais vu de mes yeux tout à l’heure.
Un grand mouvement se fit derrière la voiture, et un éblouissement passa devant mes yeux.
C’était le meurtrier, conduit ou plutôt porté par une demi-douzaine d’agents qui le rudoyaient.
Une véritable cohue suivait en le couvrant d’injures, et dans cette foule, je reconnus la servante qui criait plus haut que les autres, en se frottant les yeux avec son mouchoir.
En la fouillant, on eût trouvé le prix du sang dans sa poche.
Je ne vous ai pas revu depuis lors, prince, m’expliquerez-vous cela ? Ce n’était pas Albert, il est vrai, que les agents tenaient prisonnier, mais ce n’était pas non plus le hideux compagnon de ma fuite.
Par quel mystère étiez-vous là, vous, à la place de l’un ou de l’autre, car c’était bien vous, n’est-ce pas ?
Vous, déguisé en ouvrier et n’ayant plus ce bras, miracle de l’art, qui dissimule si complètement votre malheur ? Je vous en prie, répondez.
– C’était moi, dit Georges après un silence : je le nierais que vous ne me croiriez pas.
– Certes, je ne pourrais vous croire… mais les motifs de votre présence en ce lieu ?…
Georges avait les yeux baissés ; il ne répondit pas.
Clotilde attendait. Son sein battait avec violence.
Plusieurs fois, pendant que durait le silence, son charmant visage changea de couleur.
Il était bien manifeste que cette grande émotion ne se rapportait point aux tragiques souvenirs qu’elle venait d’évoquer. Il n’y avait qu’une pensée pour faire vibrer ainsi son cœur.
– Tu ne m’aimes pas ! tu ne m’aimes pas ! dit-elle, et sa voix avait des larmes, tandis que ses yeux secs interrogeaient ardemment le regard de son fiancé.
Georges lui prit la main et la porta à lèvres.
– Je te jure que je t’aime ! dit-il.
Ils avaient oublié cette pauvre comédie qu’ils jouaient naguère de si bonne foi pour tromper la surveillance des espions invisibles. Clotilde surtout avait tout oublié. Elle s’écria en appuyant la main de Georges contre son cœur :
– Moi, je t’aime tant ! Qu’ai-je besoin de ta réponse ? Est-ce que je ne sais pas tout ? Est-ce que je ne lis pas au-dedans de toi aussi bien et mieux que toi-même ? Tu étais là-bas comme tu es ici pour obéir à cette volonté qui sera éternellement entre nous ! Tu ne m’appartiens pas ! Je ne viens qu’après ta mère !
Elle était si belle et tant d’amour s’exhalait de sa beauté que Georges ferma les yeux et pâlit. Son cœur lui faisait mal.
– Je te jure que je t’aime ! répéta-t-il d’une voix que la passion faisait trembler maintenant, la vraie passion. Je n’ai jamais aimé que toi, jamais je n’aimerai que toi !
Elle bondit vers lui, et leurs lèvres se touchèrent, mais ce fut rapide comme l’éclair.
Quand elle retomba sur son siège, un voile de farouche tristesse était au-devant de son regard.
– Tu mens, dit-elle à voix basse, ou du moins tu te trompes, Clément, mon pauvre Clément, car tu es bien trop noble pour abuser volontairement ta petite sœur. Tu es esclave, on se sert de toi sans mesure ni pitié…
– Ne parle pas contre ma mère, murmura Georges d’un accent qui implorait, mais où se montrait déjà une nuance de sévérité.
– Oh ! comme je l’adorerais ! s’écria Clotilde ardemment, si je ne la sentais contre moi ! Y aurait-il au monde un amour comparable à celui dont j’entourerais notre mère !
– Mais c’est de la folie, dit Georges, qui détourna les yeux, si ma mère était contre toi, serais-je ici de son contentement ?
– Tu es ici, répliqua la jeune fille, parce que Mme la duchesse de Clare te place au-devant de son fils chéri comme un vivant bouclier.
Georges était très pâle, il dit :
– Tais-toi, je t’en prie !
– Tu es ici, continua Clotilde, parce qu’ici est le danger. Elle a entamé une lutte redoutable, madame la duchesse, mais elle est là-bas, dans son hôtel avec le duc Albert de Clare, pendant que tu restes nuit et jour, toi, sur le champ de bataille. Elle ne sait pas même comme je le sais, moi, que tu n’as rien à craindre ce soir.
Georges ne put retenir un mouvement de surprise.
Clotilde continua :
– Ce matin, tu étais condamné, mais le vent a tourné, ils ont besoin de toi, ils se sont faits, ce soir, les complices de ta fuite. Oserais-tu dire que Mme la duchesse de Clare savait cela quand elle t’a laissé partir ?…
– Elle voulait me retenir, balbutia Georges : sur mon honneur, c’est la vérité ! Elle voulait même venir avec moi…
Aux lèvres de Clotilde il y avait un sourire plein d’amertume.
– Écoute, dit-elle, tout à l’heure, tu m’as juré que tu m’aimais, veux-tu que je sois ta femme ?
– Mais, répondit Georges, qui essaya de sourire, n’est-ce pas convenu ?
– N’essaye pas d’éluder ma question ! fit-elle presque durement. Tu sais bien ce que signifient mes paroles. Je suis seule au monde, toi aussi. Tu es jeune et fort, je suis brave. Loin d’ici, loin de ces luttes ténébreuses où nous n’avons toi ni moi aucun intérêt véritable, nous pouvons vivre heureux, tranquilles et fonder la famille qui ne manque pas plus aux pauvres gens qu’aux grands seigneurs. Tu es un faux prince de Souzay, comme je suis, moi, une fausse héritière de Clare. Ne nie pas, ce serait indigne de toi. Brisons ce double mensonge. Partons cette nuit même. Où tu voudras m’emmener, j’irai. Je m’offre à toi, veux-tu me prendre ?
Clotilde avait pris les deux mains de Georges et le regardait dans les yeux.
– Tu l’as dit tout à l’heure, murmura-t-il, je suis incapable de te tromper. Tu viens d’exprimer le vœu le plus cher de toute ma vie, tu as donné un corps à mon rêve. Vivre avec toi, tout à toi, ce serait le bonheur…
– Eh bien ! fit Clotilde, qui frappa du pied.
– Je ne veux pas… Je ne peux pas abandonner ma mère…
La jeune fille dégagea ses mains et dit avec dureté.
– Tu n’as pas de mère !
Georges recula comme si on l’eût frappé au visage, et Clotilde s’arrêta effrayée.
– Je t’ai fâché, dit-elle, déjà repentante.
– Non, répliqua Georges ; le tort vient de moi ; j’ai manqué de confiance en toi, je ne t’ai pas dit la vérité, la voici : je suis bien réellement le fils de Mme la duchesse de Clare…
– Et Albert, alors ?…
– De notre secret, murmura Georges, ne me demande que la portion qui est à moi.
Le regard de la jeune fille exprimait un étonnement profond.
– Et elle t’envoie ici ? balbutia-t-elle, toi, son fils ?
– Ce n’est pas Mme la duchesse de Clare qui m’a envoyé ici ; j’y suis peut-être contre sa volonté.
Il y eut un silence, après lequel Clotilde reprit :
– Clément, je te crois, je te croirai toujours. Je respecte et j’aime désormais du plus profond de mon cœur celle qui est ta mère. J’espérais t’entraîner avec moi vers le bonheur ; je n’ai pas pu, je reste avec toi dans le malheur. Ton combat est le mien. Mais il faut que tu saches où tu vas, Clément ; il faut que tu saches où tu conduis celle à qui tu viens de dire : je t’aime. Je le sais, moi, je vais te le dire.
Elle se recueillit un instant.
Ils étaient graves tous deux, et si quelqu’un les épiait maintenant du regard sans pouvoir écouter leurs paroles, c’était bien, selon les apparences, le froid entretien de deux fiancés qui se tâtent prudemment avant la lutte définitive du ménage.
– Tu connais, reprit la jeune fille, d’un ton de résignation glacée, les gens chez qui nous sommes. Avant même d’avoir entendu les révélations que je viens de te faire, tu les connaissais peut-être aussi bien que moi.
Ce sont des malfaiteurs résolus, qui opèrent à l’abri d’un mécanisme dont l’efficacité est pour eux éprouvée, non pas une fois, mais cent fois.
Ils méprisent les combinaisons subtiles et vont droit leur chemin dans une voie qui ne tourne pas.
La naïveté des moyens est pour eux le comble de la science.
Ils tuent tout uniment, sans précaution, presque sans mystère, sûrs qu’ils sont d’égarer la poursuite – après le meurtre commis, – et j’entendais encore hier, car ma vie n’est qu’un long espionnage, le docteur Samuel railler les malhabiles qui se servent du poison pour augmenter leurs chances d’impunité.
Le poison laisse des traces un peu moins voyantes que le couteau, c’est vrai ; mais qu’importe la trace laissée si elle égare certainement la vengeance de la loi sur une fausse piste ? Les demoiselles Fitz-Roy ont été frappées à coup de hache, voilà des traces, j’espère !
Et les assassins vivent en paix cependant ; pourquoi ?
Parce que c’est toi qui as été condamné.
Écoute maintenant le programme de notre mariage :
On l’a dressé ce programme, avec autant de soin que le contrat de maître Souëf, signé par M. Buin et d’autres gens hautement honnêtes que la diplomatie des coquins a su englober dans une complicité involontaire, la meilleure de leurs sécurités.
C’est grossier, c’est enfantin comme combinaison : c’est absolument certain comme résultat.
Et quant à l’authenticité du plan, je puis la garantir, car l’exposé en est encore dans mes oreilles.
Depuis la mort de mes tantes Fitz-Roy, nous sommes, toi et moi, les derniers de Clare…
– Avec mon frère Albert, à tout le moins, interrompit Georges, et Mme la duchesse !
Clotilde sourit avec pitié.
– Pour la réussite du plan, répliqua-t-elle, il suffit que la duchesse et Albert meurent avant nous : c’est la moindre des choses.
De la tête aux pieds Georges fut secoué par un frisson.
– La peur que tu es incapable de ressentir pour toi-même, dit la jeune fille, tu l’éprouves pour eux. C’est bien, tu es un grand cœur… Mais si tu les aimes de toute ton âme, que peut-il rester pour moi ?
– S’ils quittaient Paris, la France, pensa tout haut le prince Georges, au lieu de répondre ; s’ils allaient loin, bien loin…
– Peut-on aller plus loin que l’Australie ? repartit Clotilde. André Maynotte et la veuve de J-B, Schwartz avaient été en Australie, d’où leurs actes mortuaires sont revenus. Le mari de la princesse d’Eppstein, celui qui porta en dernier lieu le nom de duc de Clare, s’était caché au plus profond de Paris, dans l’atelier de cet obscur barbouilleur Cœur-d’Acier, qui fabriquait les enseignes pour les baraques de la foire ; quand il eut épousé sa noble et malheureuse cousine, ils partirent, car ils savaient leur sort, eux aussi. Ils allèrent tant que la terre et la mer purent les porter.
Ces deux-là seraient encore tout jeunes.
Et pourtant tu as vu leurs noms dans le contrat parmi ceux dont nous sommes appelés, toi et moi, à recueillir les héritages. Ils sont morts.
Paris n’a pas de retraite assez noire, et le vaste univers est trop petit, Clément, mon pauvre Clément, tu auras beau les entraîner au bout du monde : quand ceux dont je te parle ont condamné, il faut mourir.
La tête de Georges découragé pendait sur sa poitrine.
– Mais je n’ai pas fini, poursuivit Mlle de Clare, de tirer l’horoscope de notre union. Ne crois pas que je parle au hasard, je suis malheureusement trop bon prophète.
Je te disais tout à l’heure :
– Le vent a tourné, ils ont besoin de nous.
C’est l’exacte vérité.
Que nos droits soient authentiques, ou qu’il y ait eu, comme je le crois, manœuvres frauduleuses, nous réunissons sur nos têtes la totalité des biens de Clare. Nous sommes sacrés : l’héritier unique de cette immense fortune doit naître de nous et ne peut naître que de nous.
Quand l’enfant sera né…
– J’entends bien, dit Georges, qui ne put s’empêcher de sourire : fille ou garçon, peu importe…
– Peu importe, répéta Clotilde, fille ou garçon.
Elle souriait aussi, mais non point à la manière incrédule du prince.
Son sourire était celui des vaillants qui se résignent.
– On nous fera disparaître ? continua Georges : est-ce cela que tu veux dire ?
La charmante tête de Clotilde s’inclina en signe d’affirmation.
– Et ces grands inventeurs, demanda Georges, n’ont rien su trouver de plus adroit que cela ?
– À quoi bon ? répliqua Clotilde. Le mieux est l’ennemi du bien. L’adresse n’est pas la subtilité, mais bien la science d’atteindre le but à coup sûr. J’ai ouï traiter cette question une fois – très sérieusement – par le docteur Samuel qui réfutait Marguerite. Elle a de l’imagination, celle-là, et le docteur lui en faisait reproche. Il lui citait l’exemple du théâtre où les idées nouvelles ne réussissent jamais.
Elle riait, mais il tenait bon.
Il mettait en avant M. Scribe et sa sentence : « Faites toujours ce qui a été fait. »
Quelque chose de plus ingénieux que cela, pour parler comme toi, ne le vaudrait pas, parce que cela est un moyen éprouvé qui a déjà servi ; et qui a déjà réussi.
Notre famille et les Habits-Noirs ont leurs annales où l’on peut puiser comme dans l’Histoire universelle.
Quand nous serons morts, l’honnête M. Jaffret sera nommé tuteur de l’enfant, absolument comme la comtesse Marguerite de Clare ou plutôt le comte du Bréhut, son mari, fut nommé tuteur de la princesse d’Eppstein, et, pendant vingt ans, l’association aura un demi-million de revenus. Commences-tu à croire et à comprendre ?
– Je ne puis penser… voulut objecter Georges.
– Crois ou ne crois pas, interrompit la jeune fille, peu importe. C’est établi clairement, nettement, c’est réglé à l’unanimité du conseil. Personne au monde n’y peut rien désormais, cela doit être et cela sera.
– Mais alors, demanda Georges dont le scepticisme tomba tout d’un coup devant la rigueur de ces affirmations, que faire ?
Elle se redressa. Une flamme héroïque brûla dans ses grands yeux. Jamais Georges ne l’avait vue si splendidement belle.
– Si j’étais aimée… dit-elle.
Mais elle s’interrompit aussitôt et reprit :
– C’est mal et je désavoue cette parole. Même sans être aimée, je suis prête à tout entreprendre pour sauver toi et ceux qui te sont chers…
– Mais tu es aimée, Clotilde, ma chérie ! s’écria Georges, cette fois avec l’accent de la véritable passion. Pourquoi es-tu injuste envers moi ? Ne vois-tu pas que je succombe sous le fardeau de mes responsabilités et de mes inquiétudes ? Dis ce qui peut être tenté, et dis-le vite !
Elle lui tendit la main.