La Bataille de la Marne - Gabriel Hanotaux - E-Book

La Bataille de la Marne E-Book

Gabriel Hanotaux

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"La bataille de la Marne est un ouvrage historique incontournable écrit par Gabriel Hanotaux, un éminent historien français. Publié pour la première fois en 1916, ce livre retrace de manière détaillée et captivante l'une des batailles les plus décisives de la Première Guerre mondiale.
Hanotaux nous plonge au cœur des événements qui ont conduit à la bataille de la Marne, mettant en lumière les stratégies militaires, les enjeux politiques et les acteurs clés de cette période cruciale de l'histoire. À travers une analyse minutieuse des faits et des témoignages, l'auteur nous offre une vision complète et nuancée de cet affrontement majeur.
En plus de son approche rigoureuse et documentée, La bataille de la Marne se distingue par la plume fluide et vivante de Gabriel Hanotaux, qui parvient à rendre accessible un sujet complexe et souvent méconnu du grand public. Ce livre est donc un incontournable pour quiconque s'intéresse à l'histoire militaire, à la Première Guerre mondiale ou à l'histoire de la France.
En somme, La bataille de la Marne est un ouvrage essentiel qui offre une perspective unique sur un moment crucial de l'histoire mondiale. Avec sa rigueur historique et son style captivant, il saura captiver et éclairer tous les lecteurs en quête de connaissances sur cette période tumultueuse.


Extrait : ""La bataille de la Marne est la suite naturelle d'un ensemble de dispositions et de préparations matérielles et morales ; elle a mis aux prises deux volontés, l'une saine et droite, l'autre enivrée et égarée."""

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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ÀMONSIEUR LE MARECHAL JOFFRE

Hommage d’admiration et de respect

G.H.

Avertissement

Un exposé complet de la bataille de la Marne n’a pas été publié jusqu’ici.

Dans mon Histoire illustrée de la guerre de 1914, je l’avais esquissé d’après les informations et les documents que l’on pouvait recueillir au cours des évènements. Déjà, par la vision directe des choses, par mes nombreux voyages sur le front et dans les États-majors, d’après les communications extrêmement nombreuses qui m’étaient parvenues, j’avais pu me faire une idée de l’ensemble. Mais, sur la conduite de la bataille du côté des Allemands, on ne pouvait savoir que ce que nous apprenait l’étude de la carte, le relevé des marches, certains radios surpris, des carnets de route ramassés au hasard, et les documents publiés en Allemagne même, mais, naturellement, surveillés par la censure.

Aujourd’hui, les voiles sont tombés. Les chefs allemands, se disputant sur les responsabilités de la défaite, se sont jeté à la tête les documents et les arguments avec une telle violence que leur querelle nous a renseignés à fond et qu’elle a complètement percé à jour cette « manœuvre morale », cette propagande insidieuse qui, pendant toute la guerre, avait semé le mensonge et qui avait failli égarer l’opinion.

Je puis bien dire aujourd’hui que mon premier récit, tout incomplet qu’il fût, était conforme à la réalité des faits et que tout ce que l’on a appris depuis le confirme : la victoire française a été beaucoup plus complète et plus profonde qu’on ne l’avait cru d’abord, elle a anéanti, du premier coup, le principe de la guerre « allemande », tel qu’il avait été conçu par le grand État-major et qui les avait jetés, si allègrement, dans la violation de tout droit humain et divin, – je veux dire le système de Schlieffen, qui devait assurer la victoire immédiate, complète, radicale et sans repentir par l’enveloppement et l’écrasement, en une fois, de toutes les armées françaises dans les plaines de Champagne, comme Annibal avait fait des armées de Terentius Varro à Cannes.

La foi en ce shibboleth avait fait des Allemands, quoi qu’ils en disent maintenant, les agresseurs volontaires de la Russie, de la France, de la Belgique et de l’Angleterre, au moment précis où ils se croyaient prêts et où ils pensaient n’avoir qu’à cueillir le fruit de si longs calculs et d’une si savante préparation.

Joffre, en fonçant d’abord, comme il le fit à la bataille des Frontières, en se retirant ensuite soudainement et en se dérobant, sauf les coups de boutoir de Guise et de la Meuse, et en se retournant enfin pour tomber sur un ennemi qui n’avait compris ni le piège, ni la manœuvre, remporta la première victoire de la guerre, celle qui eut pour suite finale la victoire définitive.

 

La bataille de la Marne est un des plus grands faits de l’histoire : elle sauva non seulement Paris, mais la France et les peuples libres. Il importe dès maintenant et il importera à jamais d’en connaître tous les détails. Or, si, à l’heure présente, on sait quelque chose de la bataille de l’Ourcq et des combats de Mondement et des marais de Saint-Gond, on ne sait à peu près rien, ni dans le public, ni même parmi les spécialistes, de ce qui s’est passé dans l’est au-delà de la trouée de Mailly. Qui a fait mention jusqu’ici, dans un récit d’ensemble, des belles batailles de la Trouée de Mailly, de Châtel-Raould, de Vitry-le-François, de Sermaize, de Maurupt-le-Montoy, de la Vaux-Marie ?… À peine quelques historiques de régiments. Or, l’on ne peut comprendre la grandeur de la victoire et la grandeur de l’effort français si l’on ne connaît et si l’on n’apprécie ces beaux faits d’armes, si l’on ne sait, par exemple, qu’à Maurupt-le-Montoy, toute la manœuvre de Joffre fut en péril et ne fut sauvée que par le dévouement d’un bataillon de chasseurs.

Il faut connaître le secret de la seconde manœuvre allemande décidée en pleine bataille, le 9, et qui consistait à contre-attaquer sur Revigny, pour avoir la raison de l’incertitude qui plana un instant sur les résultats et de l’hésitation du haut commandement français à proclamer la victoire incontestable.

La polémique entre von Kluck, von Bülow, von Kuhl, von Hausen, von Tappen, etc., nous permet seule de comprendre, maintenant, l’ensemble des circonstances qui décidèrent de la retraite ou plutôt de la fuite allemande. Von Kluck et ses défenseurs ont tout fait pour cacher la vérité : en fait, la Irearmée était battue à Varreddes le 7 au soir et, dès lors, la retraite commençait. Von Hentsch ne fit qu’autoriser, par sa présence, un mouvement déjà esquissé, non sans avoir constaté, d’ailleurs, que l’état de la IIe armée (Bülow) n’était pas meilleur.

Tout le reste n’est que discussion vaine. En vérité, ces grands chefs allemands nous prennent pour des enfants. Von Kluck, dans son récit, altère le principal document qu’il tire de ses archives et il pense que le lecteur le croira sur parole et sans vérification. Mais, nous avons, précisément sur ce point, le récit de von Tappen et la traduction des radios. Von Kluck est donc pris en flagrant délit et cela suffit pour faire apprécier la valeur de tout son plaidoyer.

Donc, du côté allemand, les pièces sont sur la table : à nous de les lire avec attention et cum grano salis.

*
**

Il n’y a plus de secret, non plus, du côté français. D’ailleurs, il n’y en eut jamais à proprement parler : la manœuvre de Joffre est claire comme la lumière du jour. Ses lettres officielles au gouvernement l’exposent telle qu’elle fut et en assument l’entière responsabilité. La publication de l’Instruction générale du 25 août l’a fait connaître en son essence et a confirmé, auprès du public, ce qui avait été compris par le plus humble des soldats : à savoir que Joffre avait manœuvré tout le temps, d’un bout à l’autre du champ de bataille, et que sa manœuvre avait réussi. S’appuyant sur sa force de l’est, déjà victorieuse à la trouée de Charmes et bientôt au Grand-Couronné de Nancy, il s’était replié jusqu’au sud de Paris sans abandonner Paris et, gardant toujours l’est comme « pivot », il avait dégagé Paris. Telle est la bataille, telle est cette victoire, une des plus intellectuelles que l’histoire militaire ait connues. C’est parce que Joffre n’a pas abandonné l’est, c’est parce qu’il a sauvé d’abord Nancy et Verdun qu’il a pu logiquement sauver ensuite Paris et la France. Ainsi tout se tient. Dans des affaires de cette importance, quand on réussit, c’est que les choses ont été sagement conduites partout, car il n’est pas un seul point où le sort de la bataille ne se décide.

Je me permettrai de signaler aussi à l’attention du lecteur l’importance des échanges de vues qui ont eu lieu, le 4, avec le général Franchet d’Esperey et qui décidèrent de l’offensive, ainsi que celle de ces combats d’Esternay et de cette manœuvre de Montmirail qui firent pencher la victoire. Ces exposés sont nouveaux, la documentation est nouvelle et d’une force qui me paraît concluante.

Il est de mon devoir de répondre à un reproche qui m’a été fait, je dirai presque officiellement, devant une Commission de la Chambre des députés. On a dit que j’étais l’organe et l’avocat du haut commandement. Je réponds tout simplement : non. À aucune époque, le haut commandement n’a suggéré, désiré, encouragé ni patronné le projet que j’ai eu, de bonne heure, d’écrire, au cours des évènements, une Histoire de la guerre. Ce projet, je l’ai conçu, ainsi que je l’ai écrit dans ma préface publiée dès 1915, dans la pensée de parer, selon mes forces, à la manœuvre morale allemande, en présentant les faits tels que je pouvais les découvrir, d’opposer des récits vrais aux mensonges grossiers par lesquels l’Allemagne avait entrepris d’égarer l’opinion.

Ayant conçu ce dessein, je me suis efforcé, bien naturellement, de pénétrer les vues de notre propre État-major. Et comment eussé-je fait autrement ? Comment expliquer la victoire si ce n’est en exposant les données de la victoire ? Si Joffre n’avait pas été vainqueur, ses adversaires auraient eu beau jeu ; mais comme il a vaincu, ce sont ceux qui ont tenté de l’expliquer par lui-même qui ont vu clair.

Joffre a été vainqueur sur la Marne, c’est déjà un grand point. Mais il a été aussi vainqueur dans la Course à la mer, à Verdun, sur la Somme, sans parler des autres lieux de la guerre. J’ai dit et je répète ici que, si on l’eût laissé au grand commandement et que ses armées eussent attaqué sur la Somme, en février 1917, comme il en avait donné l’ordre, cette offensive tombant sur les armées d’Hindenburg en pleine retraite eût peut-être avancé la victoire définitive de deux ans. Et alors la face du monde était changée.

Telles sont les raisons, y compris mon vigoureux amour de la vérité, qui m’ont contraint à être équitable envers Joffre, envers ses lieutenants, envers ses États-majors, envers ses soldats et nos alliés. Il m’est extrêmement agréable de reconnaître que si le soldat s’est admirablement battu, il était bien commandé.

Ceci dit, je ne dois rien au maréchal Joffre que le respect. Je ne dois rien, ni à lui ni à personne. Je suis libre, indépendant, sans passion, historien exact autant que je puis.

L’avenir sera curieux de savoir ce que les contemporains ont pensé de ce grand fait historique, la victoire de la Marne. Il verra, s’il consulte ce livre, que les contemporains ont vu, ont compris et ont admiré. Des victoires comme la victoire de la Marne appartiennent à la France et à l’humanité tout entière. Soyons les gardiens pieux de cet héroïque héritage !

 

G.H.

6 septembre 1922.

Chapitre premierLa manœuvre de la Marne(25 août-5 septembre 1914)

Principes de la manœuvre des deux adversaires. – La bataille des Frontières et la bataille de la Marne ne peuvent être séparées. – La préparation de l’offensive. Les communications et les liaisons. La retraite vers le sud. – Où s’arrêtera la retraite ? Le terrain. – La manœuvre allemande. – L’ordre général du haut commandement allemand pour le 5 septembre. – La manœuvre française. Les conditions attendues par Joffre. – La vigilance de Gallieni. – Joffre décide de livrer bataille.

 

La bataille de la Marne est la suite naturelle d’un ensemble de dispositions et de préparations matérielles et morales ; elle a mis aux prises deux volontés, l’une saine et droite, l’autre enivrée et égarée ; l’une et l’autre s’étaient mesurées dans les premières semaines de la guerre déjà si remplies ; mais une fois à l’étreinte, fatalement, la moins bonne devait avoir le dessous.

Étant données les origines de la guerre, il n’était pas possible que les évènements n’en arrivassent pas à cette conjoncture : une heure devait sonner où l’erreur de la race germanique, causant celle de ses chefs, la conduirait à un abîme ; et il devait arriver aussi que le peuple français, assagi par les longues années de la défaite, deviendrait l’instrument de la loi supérieure qui préside aux destinées humaines. Ici-bas, tout se paye, tout est payé

Principes de la manœuvre des deux adversaires

Pour nous en tenir aux faits de l’ordre militaire, rappelons l’enchaînement des circonstances, – celles qui résultent de résolutions réfléchies et combinées et celles qui tiennent à cette force des choses dont la volonté la plus énergique ne peut secouer tout à fait le joug.

La détermination agressive de l’Allemagne avait amené son haut commandement à commettre une de ces fautes à laquelle aucun maître dans l’art militaire – c’est-à-dire aucun homme de bon sens – ne se serait laissé entraîner : la violation de la neutralité belge. L’Allemagne, dans son aveuglement sur sa supériorité de puissance, croyait être en mesure de décider du sort de la guerre en six semaines. Mais, pour cela, il fallait gagner Paris par le chemin le plus court, c’est-à-dire par Bruxelles. Ses armées prirent donc cette route, selon le plan établi en 1905 par Schlieffen, avec cette réserve toutefois que Schlieffen avait, au dire du docteur Steiner, confident de Moltke, prévu l’attaque simultanée par la Hollande et par la Belgique et que Moltke, son successeur, pour permettre à l’Allemagne de respirer en cas de blocus, avait renoncé à envahir la Hollande. Quoi qu’il en soit, par cette détermination impie et folle à la fois, l’Allemagne s’attirait deux adversaires : la Belgique qui lui barra la route et l’Angleterre qui se jeta tout de suite, corps et âme, dans une lutte où elle ne fût entrée que plus tard, – trop tard.

L’invasion de la Belgique par la rive gauche de la Meuse surprit jusqu’à un certain point le haut commandement français. Le plan de campagne s’en trouva atteint.

À partir de 1890 et jusqu’à une époque très voisine du conflit, on avait accepté en France l’idée d’une manœuvre défensive-offensive ayant pour objet d’attirer l’ennemi à une bataille de la Fère-Laon-Reims. Telle était la conception initiale de la bataille des Frontières : elle se fût livrée sur le territoire national.

M. Étienne, ancien ministre de la Guerre, a fait observer toutefois, dans la discussion soulevée à la Chambre et dans la presse en février 1918 au sujet du recul de 10 kilomètres en deçà de la frontière, que « longtemps avant la guerre, la conception de l’offensive sur toute la ligne, – qui, il faut bien le reconnaître, répond mieux au caractère français que celle de la simple défensive, – avait prévalu dans les conseils du gouvernement. Dès 1913 (date à laquelle M. Étienne était ministre), tout était déjà combiné, au cas d’une agression allemande, en vue d’une campagne offensive ».

Les choses s’étaient, en réalité, passées ainsi qu’il suit :

Le plan de la campagne défensive-offensive, qui s’en remettait du sort de la France à une bataille livrée dans la région de Reims, fut mis en discussion vers 1910 pour des raisons stratégiques qui tenaient principalement au gain obtenu sur la rapidité de la mobilisation. Auparavant, il était admis que l’Allemagne serait prête la première : après une sérieuse révision des transports et des horaires, on s’aperçut que l’armée française pouvait arriver plus rapidement sur la frontière. Ainsi, se posa la grave, la très grave question de savoir s’il ne convenait pas de profiter de cette amélioration pour s’efforcer d’épargner au territoire national et aux populations les horreurs de la guerre.

Ce légitime souci s’amalgamait, si j’ose dire, avec la faveur dont jouissait alors la doctrine de l’offensive dans l’enseignement militaire universel.

Enfin, une considération politique d’un grand poids intervint. Si la Belgique appelait à l’aide, pouvait-on laisser sans appui le vaillant petit peuple qui accomplirait loyalement son devoir ?

Pour toutes ces raisons, l’idée d’une « bataille des frontières » défensive-offensive, sur le territoire national, fut définitivement rejetée, par l’adoption, au printemps de 1913, du plan XVII élaboré par le général Joffre. Au cas où l’ennemi offrirait, de lui-même, en passant par la Belgique, l’occasion de le prendre de flanc, le haut commandement français, sentant très bien qu’une force telle que la force allemande ne serait pas brisée en une fois, prit le parti de l’assaillir à coups redoublés – et, si possible, de l’empêcher d’atteindre le territoire français. C’est ainsi que la première rencontre, au lieu de se produire sur la ligne la Fère-Laon-Reims, fut reportée en avant, sur la ligne Charleroi-Virton-Sarrebourg.

Fut-ce un bien, fut-ce un mal ? Mon opinion est que ce fut un bien et que cette action, décidée héroïquement, fut une des voies du salut. Son principal défaut, qui ne dépendait pas absolument de la volonté des chefs, fut, qu’ayant été improvisée jusqu’à un certain point, – le plan fut achevé au printemps de 1914, – il lui manqua certaines préparations. Si cette action eût réussi, le sort de la guerre eût été décidé et la France n’eût pas souffert. Même ayant échoué, en partie du moins, elle prépara le succès du lendemain. Sans la première offensive de la vingtaine d’août, la bataille de la Marne eût, sans doute, tourné différemment.

La bataille des Frontières et la bataille de la Marne ne peuvent être séparées

En somme, c’est le même esprit, la même méthode qui présidèrent à la bataille de la Marne et à la bataille des Frontières. Il est difficile d’admettre qu’un chef soit, tout ensemble, le plus capable et le plus incapable des hommes. Il est difficile de dire à quel moment cette transformation soudaine d’une incapacité flagrante en une capacité quasi miraculeuse se serait produite quand on voit la chaîne des évènements serrée de telle sorte que l’on ne sait lequel de ses anneaux il serait possible de briser.

Du 24 août au 4 septembre, on a dix ou douze jours pour fixer la date d’un revirement si extraordinaire : à quelle heure, à quelle minute faudrait-il le placer ? Est-ce au 25 août, quand est rédigée l’Instruction « immortelle » qui contient en germe la bataille future ? Est-ce pendant cette retraite qui n’est qu’une perpétuelle manœuvre ? Est-ce avant ou après Guise et la Meuse, quand cette belle reprise détruit l’ordre ennemi et devient la cause avérée du « resserrement du front » chez l’adversaire et de la conversion de von Kluck vers le sud-est ? Faut-il choisir le 3 septembre ou bien le 4, quand le généralissime a déjà tout préparé pour l’offensive ? Faut-il admettre que cette forte et savante préparation qui s’appuie sur le pivot Épinal-Nancy-Verdun, – qui vide les armées de l’est dans les armées de l’ouest, – qui prévient, dès le 1er, le camp retranché de Paris qu’il prendra part à la bataille, – qui a créé, dès le 26, l’armée Maunoury, – qui a créé, dès le 29, l’armée Foch, – qui a écarté Lanrezac le 3, parce que ses vues étaient contraires à une liaison complète avec l’armée britannique, – qui a laissé les armées de Langle de Cary et Sarrail manœuvrer avec tant d’efficacité sur la Meuse et en Argonne, – qui explique, sans cesse, aux troupes qu’elles reculent pour attaquer, – faut-il admettre que ce développement si parfaitement ordonné et lié doit être scindé en un point quelconque ; et n’est-il pas plus simple de reconnaître qu’il conduisait dès le début et tout droit à ce qui est advenu ?

Il serait vraiment contraire au bon sens de supposer que si telles ou telles interventions civiles ou militaires ne s’étaient pas produites, le général Joffre n’eût pas su donner la bataille qu’il avait su préparer.

Tout en rendant ample justice aux services, aux collaborations, aux conseils, aux abnégations indispensables et, toutes, marquées au sceau du plus pur patriotisme le plus sage est de voir les choses telles qu’elles se présentent : le général en chef a porté toutes les responsabilités ; c’est lui qui a signé les ordres ; s’il eût été battu, c’est lui qui eût porté le poids de la défaite ; en un mot, c’est lui qui a commandé ; donc, la bataille est à lui et elle est toute à lui : dans le grand drame militaire qui sauva la France, aucun acte ne peut être séparé.

 

Le premier acte fut donc l’offensive générale contre l’armée allemande au moment où celle-ci accomplissait son grand tour par la Belgique : offensive principale au centre dans l’Ardenne, flanquée, à droite, par une offensive en Lorraine, et, à gauche, sur la Sambre, par une autre offensive destinée à briser la branche principale de la tenaille, celle qui vise Paris. Il s’agit, d’abord et par-dessus tout, d’une opération stratégique, mais on vise aussi plusieurs autres buts, à savoir, venir en aide à la Belgique et porter la guerre hors du territoire national.

Cette première initiative ne réussit pas : elle ne fut pas vaine, cependant. À la guerre, une initiative sérieusement étudiée et fortement menée présente toujours de grands avantages.

La première bataille des Frontières, Sambre-Luxembourg-Vosges, obtint, du moins, les résultats suivants. À l’est, les armées de Rupprecht de Bavière, de von Heeringen et de von Gaede sont ébranlées d’abord par l’offensive Morhange-Sarrebourg-Mulhouse, qui menace directement le territoire allemand. Cette menace, prévue par Moltke, l’avait d’ailleurs déterminé à prescrire à la Ve armée (armée du kronprinz) de se tenir toujours prête, d’accord avec l’armée du duc de Wurtemberg, à converser vers le sud, c’est-à-dire vers la Lorraine. C’était la branche gauche de la tenaille prévue par Schlieffen et renforcée par von Moltke. La bataille gagnée par elles, les armées allemandes de l’est devaient allonger cette première branche de la tenaille pour « l’encerclement en grand » vers la Haute-Moselle. Mais elles se brisèrent devant la trouée de Charmes, ne purent passer à la trouée de Belfort, s’acharnèrent en vain pour rompre notre « pivot » de l’est au Grand-Couronné, à la Mortagne, et tentèrent même une manœuvre subsidiaire sur Saint-Mihiel qui, à son tour, avorta. Si ces sanglantes opérations combinées par Moltke échouèrent l’une après l’autre, si ses armées de Lorraine furent, en moins de trois semaines, ramenées et fixées et, cette fois, pour toujours, sur la frontière alsacienne et lorraine, si notre front des Vosges fut inébranlablement établi dès le début de la guerre et même avec des vues importantes conquises sur la vallée d’Alsace, la plus grande part de ces résultats inespérés revient, certainement, à la manœuvre offensive sur Morhange-Sarrebourg : les troupes qui se comportèrent si vaillamment dans ces beaux combats du début ne furent pas « sacrifiées » pour rien.

Au centre, la manœuvre offensive Ardennes-Luxembourg eut tout au moins pour résultat de mettre à mal, beaucoup plus que nous l’avons su et cru tout d’abord, les armées du kronprinz et du duc de Wurtemberg : il est avéré que le kronprinz fut battu à Étain et qu’une partie de son armée se sauva jusqu’à Metz ; la grande manœuvre allemande fut, de ce fait, retardée et alourdie de telle sorte qu’elle manqua Verdun. Or, la suite de la guerre a prouvé à quel point le sort de la France dépendait de celui de Verdun. Il est permis de conclure que l’offensive qui sauva cette place dès les premières heures de la guerre, c’est-à-dire aux heures les plus critiques, en raison de la surprise, répondit à une nécessité stratégique de premier ordre. L’armée, en se portant au-devant de la forteresse, remplit son véritable rôle, car les forteresses ne se gardent bien que par les troupes mobiles qui les entourent.

À la suite des combats des Ardennes, plusieurs corps allemands furent mis en mauvaise posture ; le Ve corps, d’abord désigné pour s’embarquer pour la Russie, s’était réfugié à Thionville pour plusieurs semaines. Si de puissantes armées allemandes, dont on affecta longtemps de ne pas tenir compte, ont été dans l’impuissance de mener rondement la campagne qui, d’après les ordres surpris, devait les conduire, dès le début de septembre, dans la région de Dijon, si ces armées ont été arrêtées de façon à combattre vainement pour l’Argonne à la bataille de la Marne, c’est aux résolutions énergiques prises dès le début de la guerre qu’est dû cet avantage. L’effet stratégique doit être apprécié non pas seulement sous une de ses faces, mais dans l’ensemble de ses résultats.

En étudiant spécialement la bataille de Charleroi, nous avons dit comment, à l’ouest, Joffre échappe au traquenard qui lui était tendu en Belgique, comment il interdit aux armées allemandes le grand tour vers Dunkerque qui les eût rendues maîtresses de la côte et, sans doute, de la Basse-Seine, comment il les ébranla de telle sorte qu’elles ne reprirent jamais complètement leur équilibre.

Mais le résultat de l’offensive de Charleroi, contrariée, il faut le reconnaître, par la décision de l’armée belge de s’abriter sous Anvers, par le retard de l’armée anglaise et aussi par certaines maladresses tactiques, fut plus considérable encore ; cette offensive attira les trois grandes armées de la puissante aile droite (Kluck, Bülow, Hausen) dans le recul des armées alliées qui les avaient empoignées à la gorge et étaient décidées à ne plus les lâcher ; et, dès lors, c’est la manœuvre allemande qui se trouva manœuvrée. À partir du 25 août, Joffre a dicté l’Instruction générale qui lui rend l’initiative. Il faut donc admettre que les offensives des 20-24 avaient eu leur très grande importance et obtenu de réels résultats.

En un mot, grâce à la bataille des Frontières, hors de France, l’avantage initial des Allemands, le coup de surprise de la Belgique, la supériorité numérique due à leur préparation dissimulée, la conception formidable du grand plan en tenaille, tout cela était ébranlé : le terrain était déblayé pour la bataille décisive. Et, de tout cela, le commandement français était parfaitement conscient.

La préparation de l’offensive. Les communications et les liaisons. La retraite vers le sud

Les révélations qui nous sont parvenues depuis que ces aperçus ont été exposés, pour la première fois, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1919, les ont confirmés en tous points. Jusqu’au 28 août, les rêves les plus extravagants hantent l’imagination du haut commandement allemand. Le chef des opérations au grand quartier général allemand, von Tappen, l’avoue : « Il y avait, au fond de notre plan, la pensée que la France, par suite de sa loi militaire et de son manque d’hommes, mettrait, dès le début, jusqu’à son dernier homme sur le front, et qu’après une défaite, elle ne serait plus en état de se recompléter. » Moltke crut si bien cette défaite accomplie que, le 25 août, selon le plan général, il désignait six corps d’armée pour aller renforcer le front oriental ! Tirpitz lui-même, cependant peu porté à un optimisme excessif, écrit du G.Q.G. de Coblentz, le 25 août : « Déjà le ressort de l’armée française est presque brisé. » Aussi les rêves de l’état-major allemand se traduisent-ils, au moment où Guise et Charleville sont à peine occupées, par le cri de triomphe de l’empereur Guillaume, dans l’ordre du 28 au soir : « Sa Majesté ordonne la marche en avant de l’armée allemande sur Paris. » C’est la ruée ! Les buts assignés aux différentes armées ne contiennent de réserves que pour les armées de l’est, brisées, le 25, à la trouée de Charmes. Les voici : Ire armée, sur la Basse-Seine ; IIe armée, Paris ; IIIe armée, Château-Thierry ; IVe armée, Épernay ; Ve armée, Châlons-Vitry, avec investissement de Verdun et échelonnement à gauche, jusqu’au moment où la VIe armée, dont le but sera Neufchâteau, passera la Meuse ; VIIe armée, Épinal et frontière suisse.

Mais les 28, 29 et 30 août, voici le combat de Proyart, les terribles coups de boutoir de Guise, de Signy-l’Abbaye et de la Meuse, la résistance invincible du Grand-Couronné et de la Mortagne ; et, dès lors, la belle ordonnance du plan conçu par Moltke est rompue. Le 30 au soir, troublé, inquiet, sans idée d’ensemble, il change, dans chaque armée, la direction de marche ! Cinq armées marchaient jusqu’ici vers le sud-ouest, toutes ensemble sur Paris, Kluck en avant éclairant sur Rouen. Maintenant les voici tournant vers le sud et prenant pour objectif central Troyes, Kluck en arrière (au moins dans l’esprit de Moltke) flanc-gardant ce front immense. Dès cette minute précise, le grand état-major allemand est contraint de suivre le sillage de la retraite française, et il est nettement manœuvré par Joffre, dont la belle instruction du 25 août a produit, en cinq jours, ce magnifique résultat.

Il suffit de comparer les documents eux-mêmes pour voir à quel point la calme maîtrise de Joffre s’oppose à ce mélange d’orgueil, d’erreur, de méfiance, d’indécision et même d’affolement qui trouble à la fois l’esprit de Moltke et celui du grand état-major allemand. Voici donc le texte de l’Instruction française du 25 août, document initial de la manœuvre :

 

INSTRUCTION GÉNÉRALE N° 2Au grand quartier général, le 25 août 1914, 22 heures.

1° La manœuvre offensive projetée n’ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l’armée anglaise et de forces nouvelles prélevées dans la région de l’Est, une masse capable de reprendre l’offensive pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts de l’ennemi ;

2° Dans le mouvement de repli, chacune des 3e, 4e, 5e armées tiendra compte des mouvements des armées voisines avec lesquelles elle devra rester en liaison. Le mouvement sera couvert par des arrière-gardes laissées sur les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques, courtes et violentes, dont l’élément principal sera l’artillerie, la marche de l’ennemi ou tout au moins la retarder ;

3° Limite des zones d’action entre les différentes armées :

Armée W (armée britannique). Au nord-ouest de la ligne le Cateau-Vermand et Nesle incluse.

4e et 5e armées. Entre cette dernière ligne exclue à l’ouest et la ligne Stenay-Grandpré-Suippes-Condé-sur-Marne à l’est incluse.

3e armée, y compris l’armée de Lorraine. Entre la ligne Sassey-Fléville-Ville-sur-Tourbe-Vitry-le-François incluse à l’ouest et la ligne Vigneulles-Void-Gondrecourt incluse à l’est ;

4° À l’extrême gauche, entre Picquigny et la mer, un barrage sera tenu sur la Somme par les divisions territoriales du Nord, ayant comme réserve la 61e et la 62e division de réserve ;

5° Le corps de cavalerie sur l’Authie, prêt à suivre le mouvement en avant de l’extrême gauche ;

6° En avant d’Amiens, entre Domart-en-Ponthieu et Corbie ou en arrière de la Somme, entre Picquigny et Villers-Bretonneux, un nouveau groupement de forces constitué par des éléments transportés en chemin de fer (7e corps, quatre divisions de réserve et peut-être un autre corps d’armée actif) est groupé du 27 août au 2 septembre.

Ce groupement sera prêt à passer à l’offensive en direction générale Saint-Pol-Arras ou Arras-Bapaume ;

7° L’armée W (britannique) on arrière de la Somme, de Bray-sur-Somme à Ham, prête à se porter soit vers le nord sur Bertincourt, soit vers l’est sur le Catelet ;

8° La 5e armée aura le gros de ses forces dans la région de Vermand-Saint-Quentin-Moy (front offensif) pour déboucher en direction générale de Bohain ; sa droite tenant la ligne la Fère-Laon-Craonne-Saint-Erme ;

9° 4e armée. En arrière de l’Aisne, sur le front Guignicourt-Vouziers ou, en cas d’impossibilité, sur le front Berry-au-Bac-Reims-Montagne de Reims, en se réservant toujours les moyens de prendre l’offensive face au nord ;

10° 3e armée. Appuyant sa droite à la place de Verdun et sa gauche au défilé de Grandpré ou à Varennes-Sainte-Menehould ;

11° Toutes les positions indiquées devront être organisées avec le plus grand soin, de manière à pouvoir offrir le maximum de résistance à l’ennemi ;

12° Les lre et 2e armées continueront à maintenir les forces ennemies qui leur sont opposées. En cas de repli forcé, elles auront comme zone d’action :

2e armée. Entre la route Frouard-Toul-Vaucouleurs incluse et la route Bayon-Charmes-Mirecourt-Vittel-Clefmont incluse.

1re armée. Au sud de la route Châtel-Dompaire-Lamarche-Montigny-le-Roi (inclus).

Le général commandant en chef,

Signé : Joffre.

P. A Le général, major général,

Signé : Belin.

 

Et voici, par contre, le document allemand, prescrivant la manœuvre initiale sur Paris :

 

28 août (soir).

Les Français se trouvent, au moins avec leur groupe du nord et du centre, en pleine retraite en direction sud-ouest et ouest, par conséquent sur Paris.

Ils offriront probablement au cours de cette retraite une nouvelle résistance acharnée. Toutes les nouvelles venant de France confirment qu’on lutte pour gagner du temps, qu’il s’agit de fixer la plus grande partie des forces allemandes devant le front français pour faciliter une offensive des Russes.

Il importe, par une rapide avance de l’armée allemande sur Paris, de ne laisser aucun repos à l’armée française, d’empêcher de nouvelles formations et d’enlever au pays la plus grande partie possible de ses moyens de lutte.

Sa Majesté ordonne la marche en avant de l’armée allemande sur Paris.

La Ire armée, avec le IIe corps de cavalerie qui lui est rattaché, marchera à l’ouest de l’Oise vers la Basse-Seine. Elle devra être prête à intervenir dans le combat de la IIe armée. C’est à elle qu’incombe en outre la couverture du flanc de l’armée.

La IIe armée, avec le Ier corps de cavalerie qui lui est rattaché, par la ligne la Fère-Laon, marchera sur Paris. Le Ier corps de cavalerie éclairera devant le front de la IIe et de la IIIe armée.

La IIIe armée continuera sa marche en avant au-delà de la ligne Laon-Guignicourt sur Château-Thierry.

La IVe armée marchera par Reims sur Épernay.

Le IVe corps de cavalerie, placé sous les ordres de la Ve armée, rendra compte également à la IVe armée.

La Ve armée avance par la ligne Châlons-Vitry-le-François. Elle devra, par des échelonnements à gauche et en arrière, assurer la couverture du flanc de l’armée jusqu’à ce que la VIe armée puisse la prendre à son compte à l’ouest de la Meuse. Verdun devra être investi.

La VIe armée avec la VIIe armée et le IIIe corps de cavalerie devront, tout d’abord, en union avec Metz, empêcher une pénétration de l’ennemi en Lorraine et en Haute-Alsace. Si l’ennemi recule, la VIe armée devra, avec le IIIe corps de cavalerie placé sous ses ordres, franchir la Moselle entre Toul et Épinal et prendre la direction générale de Neufchâteau. Dès lors, la couverture du flanc gauche de l’armée lui incomberait.

La VIIe armée demeure pour le moment placée sous le commandement de la VIe armée. Quand celle-ci aura franchi la Moselle, la VIIe armée redeviendra autonome. Son rôle sera alors d’empêcher une avance de l’ennemi entre Épinal et la frontière suisse.

Une forte résistance opposée sur l’Aisne et plus tard sur la Marne peut rendre indispensable un redressement du sud-ouest en direction sud. L’avance la plus rapide possible est ardemment désirée, afin de ne pas laisser aux Français le temps de se réorganiser et d’offrir une sérieuse résistance.

Toute révolte populaire devra être étouffée dans son germe.

 

Et voici, maintenant, les documents allemands marquant l’hésitation et finalement le changement d’objectif :

 

30 août, 9h55 soir.

La IIIe armée, obliquant vers le sud sur l’Aisne, avance par Rethel-Semoy et poursuivra sa marche en direction sud.

Les mouvements exécutés par les Ire et IIe armées sur leur propre initiative sont conformes aux vues du G.Q.G.

Agir de concert avec la IIIe armée, aile gauche de la IIe armée à peu près en direction de Reims.

 

31 août, 8h25 soir.

Il est demandé instamment aux IIIe et IVe armées, en coopération avec la Ve armée, de continuer la marche en avant sans arrêt, car la Ve armée combat péniblement aux passages de la Meuse.

 

1er septembre, 2h30 soir.

IIIe, IVe et Ve armées en grave combat contre forces ennemies supérieures. Aile droite de la IIIe armée près Château-Porcien, sur l’Aisne.

Avancer aile gauche de la IIe armée. Si possible, intervention aujourd’hui même avec cavalerie impérieusement souhaitée.

 

Il suffit de lire ces textes pour remarquer que le commandement allemand agit désormais sous l’influence de la manœuvre de Joffre.

 

Joffre, par contre, a décidé la retraite et préparé l’offensive prochaine. Tachons de découvrir les raisons qui ont déterminé, dans son esprit, le terrain et l’heure, car rien de tout cela n’est dû au hasard ni à des inspirations extérieures.

L’esprit du chef voit les ensembles ; s’il n’apercevait que certains cas particuliers ou s’il se laissait dominer par des préoccupations locales, quelle que soit leur importance, son équilibre serait rompu. Les armées de l’ouest ne sont pas seules en cause ; toutes les forces de Joffre sont déployées à la fois sur le vaste front qui s’étend de l’Ourcq aux Vosges, et c’est parce que le chef pense à toutes simultanément que le terrain et l’heure s’imposent en quelque sorte à lui et qu’il les combine avec sa manœuvre.

La retraite, la défense de Paris, les mouvements par les lignes intérieures, l’arrivée des renforts, des munitions et des approvisionnements, les lignes géographiques, les données morales et politiques et, par-dessus tout, la liaison des armées, tout est pesé à la fois ; toutes ces considérations assaillent l’esprit du chef pour la minute unique où la main sera mise sur la manette et le mouvement déclenché.

Le bond que l’armée française doit faire en arrière dépend à la fois d’un principe et d’une nécessité militaires : c’est qu’à une troupe en échec, il faut laisser le temps et l’espace convenables pour qu’elle puisse reprendre haleine, se refaire et surtout regagner l’entière liberté de ses mouvements.

Joffre a donc lancé son Instruction générale du 25 août, qui est un ordre de « décrochement » avec, pour objectif, un rétablissement en vue de la reprise de l’offensive. Il recule. Mais est-ce uniquement pour reculer ? Va-t-il reculer, comme on l’a dit amèrement, « jusqu’aux Pyrénées…, jusqu’à Rivesaltes » ? Dans un ordre du 31 août à la 4e armée, il précisera lui-même : « Ce mouvement de repli prépare les opérations ultérieures. Il faut que tout le monde le sache et ne croie pas à une retraite forcée. »

Les limites du recul sont donc « conditionnées » par deux considérations de simple bon sens et qui, par conséquent, se rencontrent avec les principes napoléoniens : assurer les communications, assurer les liaisons. Tant que l’ennemi pourra surprendre les communications, le lieu n’est pas sûr, et tant que les liaisons ne sont pas parfaitement établies, la force ne peut pas donner son maximum d’effet.

Il est vrai qu’une autre considération d’un grand poids peut faire pencher la balance : le sort de Paris. Dans un camp comme dans l’autre, on sait que la prise de la capitale française aurait quelque chance de précipiter l’issue de la guerre. L’empereur Guillaume et Moltke ont donné, le 28 août au soir, l’ordre pour « la marche en avant de l’armée allemande sur Paris », et Joffre partage, cela n’est pas douteux, l’angoisse qui étreint l’âme de tous les Français. Cette considération amène le général en chef à envisager d’abord un recul aussi limité que possible. L’Instruction du 25 août prévoit, en effet, une offensive sur la ligne le Catelet-la Fère-Laon-Berry-au-Bac-Reims-Montagne de Reims-Sainte-Menehould-Verdun. La ligne ainsi déterminée était, en somme, celle sur laquelle devait s’engager la primitive bataille des Frontières ; on s’appuyait sur le massif de Lassigny-Roye, sur le massif de Saint-Gobain et sur le massif de la Montagne de Reims, c’est-à-dire sur le véritable boulevard de Paris qui, ainsi, eût été sauvé. La bataille dont il s’agit devait être déclenchée au plus tard le 2 septembre, par une manœuvre de flanc que, dès le 27 août, une instruction remise par Joffre à Maunoury à Vitry précisait ainsi : « La reprise de l’offensive commencerait par la 6earmée dans la direction générale du nord-est. »

Malheureusement, le projet inscrit dans l’Instruction générale du 25 août dut être modifié. En deux mots, voici les raisons de ce changement : l’armée n’était pas en place à la date prescrite et le général en chef ne se sentait assuré ni de ses communications ni de ses liaisons.

Les communications sont encore exposées des deux côtés, à gauche et à droite : en effet, à gauche, l’armée von Kluck a pris de l’avance, grâce à ses marches prodigieuses. À l’heure où les armées alliées auraient dû se caler sur les massifs de Lassigny-Saint-Gobain, ces massifs étaient déjà tournés. La cavalerie de von Richthofen atteignait Noyon le 30 août, alors que Lanrezac était encore accroché devant Guise. Les gros de l’armée von Kluck, débouchant de Péronne, faisaient plier l’armée Maunoury, à Proyart, le 29 ; la cavalerie de von der Marwitz atteignait Roye le 30. Mais ce qui est plus grave, à cette même date, l’armée britannique avait abandonné précisément le massif Lassigny-Roye et quittait même le massif de Saint-Gobain. Le mouvement tournant dont von Kluck a pris lui-même l’initiative le 29 août et qui vient d’être approuvé par Moltke est une menace instante.

Il en est de même sur l’autre aile : si Dubail et Castelnau avaient arrêté l’ennemi à la trouée de Charmes le 25, celui-ci reprenait, les 28 et 29, sa marche par la Mortagne marche ayant pour objectif la trouée de Neufchâteau.

Quelle eût été la situation de l’armée française si elle fût restée accrochée en avant de la Fère et de Laon, tandis que von Kluck eût débouché sur son flanc gauche par Compiègne-Soissons et que von Heeringen eût débouché sur son flanc droit par Mirccourt et Neufchâteau  ? La manœuvre de la « tenaille » réussissait en plein, la grande armée de Joffre eût été étranglée ou étouffée à moins que pour échapper, elle ne reculât, en désordre, bien au-delà de Paris.

L’état des liaisons est plus précaire encore : à l’heure où l’armée Lanrezac aborde, dans sa retraite, la région de l’Oise qui lui permettrait de se caler sur le massif de la Fère-Laon, c’est-à-dire vers le 28-29 août, d’une part l’armée Maunoury qui doit former l’extrême gauche de l’offensive prévue arrive à peine sur le terrain. Cette armée n’est pas constituée. Il faudra plusieurs jours au 4e corps, qui va lui être assigné comme renfort, pour traverser l’Argonne, s’embarquer et venir la rejoindre sous Paris.

L’articulation principale de toute la manœuvre était confiée à l’armée britannique : or, l’armée britannique est en pleine retraite, résolue à ne reprendre sa place sur le front que quand elle aura reconstitué ses éléments et quand elle sera assurée d’échapper à l’enveloppement de l’ennemi.

Les autres armées ne sont pas non plus dans la position prévue : l’armée Langle de Cary est arrêtée sur la Meuse et l’armée Ruffey est en avant de Verdun.

L’offensive projetée ne serait réalisable que si tout le monde était bien en ligne : tout au contraire, le front fait un immense zigzag ; la retraite extrêmement rapide de l’armée britannique a créé une poche qui laisse à découvert le flanc de l’armée Lanrezac et c’est l’heure où l’armée von Kluck va faire le possible et l’impossible pour profiter de cette circonstance.

Le problème se pose donc d’une façon toute différente de ce qui avait été prévu : il s’agit, non pas de sauver une position, si importante soit-elle, il s’agit de dégager et de sauver l’armée elle-même. Et encore, il faut se hâter ; il n’y a pas une minute à perdre.

C’est ainsi que Joffre est amené, pendant qu’il en est temps encore, à donner à Lanrezac l’ordre d’attaquer à Guise-Saint-Quentin pendant que l’armée Bülow défile devant lui et tandis que Maunoury peut encore frapper un coup à Proyart. Cette bataille et ce combat obtiennent, du moins, un premier résultat : ils dégagent le front français et couvrent le front britannique ; en un mot, ils font avorter la tentative de mouvement tournant. Mais c’est tout ce qu’on pouvait en attendre. Simples engagements en coups de boutoir ils ne devaient, à aucun prix, amorcer une bataille générale, qui se fût produite dans les plus mauvaises conditions.

Cependant, le massif de Lassigny-Roye, le massif de Saint-Gobain étaient perdus ; ce boulevard de Paris était abandonné, ne fût-ce que par la retraite de l’armée britannique. La bataille projetée pour le défendre, la bataille de l’Instruction générale du 25 août, n’avait plus lieu.

 

Quelles dispositions nouvelles le commandement en chef allait-il prendre ? Quel terrain allait-il choisir ?

Il existait, dans la doctrine militaire française, une tradition remontant aux premières années qui avaient suivi la guerre de 1870-71, alors qu’on déplorait les funestes conséquences du siège de Paris : le commandant du génie Ferron, qui devint ministre de la Guerre de 1887 à 1889, avait préconisé, dans ses Considérations sur le système défensif de la France, au cas où la frontière serait abordée par la Belgique, une retraite vers le sud protégée par la ligne des Vosges. Vers le sud et non vers Paris. Le général von Cummerer, dans son Évolution de la stratégie au dix-neuvième siècle publiée en 1904, avait remis en lumière l’idée du commandant Ferron et concluait ainsi : « Diriger la retraite vers le sud, c’est le moyen le plus efficace de couvrir Paris contre le danger de voir les forces principales de l’ennemi paraître devant ses murs. » Cela revient à dire, une fois de plus, que les places fortes ne sont bien défendues que par les armées qui tiennent la campagne à proximité.

Ici se dégage le véritable trait de génie – et de caractère – qui va décider du sort de la campagne : Joffre, ayant, grâce au coup de boutoir de Guise, échappé à l’encerclement, au lieu de se replier sur Paris, prend son parti et se dérobe vers le sud. Du coup, l’ennemi, lui aussi, abandonne Paris et suit Joffre.

Tout le secret de la victoire est là. Un général médiocre ou faible eût tâtonné, hésité, pris un parti médiocre ou faible. Il eût voulu ménager tout le monde, surtout ceux qui allaient répétant : « Ne fera-t-on pas à Paris l’honneur de se battre pour lui ? » Une retraite derrière le camp retranché de Paris pouvait offrir des avantages temporaires ; même, au point de vue militaire, elle se fût combinée avec le système qui avait longtemps prévalu et qui mettait la ressource suprême de la France dans une campagne derrière la Loire.

Mais le commandement est l’art des sacrifices. Joffre sait que, pour sauver Paris et la France, il doit conserver la liberté de ses mouvements : cette conviction domine tout en lui. La qualité de son esprit et son excellente éducation militaire opèrent à cette heure critique.

Reconnaissons aussi l’effet de cette doctrine, fondée sur les principes napoléoniens, mais appliquée aux masses modernes, qui avait dicté « l’Instruction sur la conduite des grandes unités ». Celle-ci, publiée en 1914, avait ramassé, en quelque sorte, au dernier moment, les fruits de l’expérience et des études de l’état-major français. Rappelons quelques-uns de ses articles qui donnent d’avance la théorie de la manœuvre de la Marne :

Art. 6. – L’offensive seule a des résultats positifs.

Les succès, à la guerre, ont toujours été emportés par des généraux qui ont voulu et cherché la bataille ; ceux qui l’ont subie ont toujours été vaincus.

En prenant l’initiative des opérations, on fait naître les évènements. Un commandant en chef énergique, ayant confiance en soi, en ses subordonnés, en ses troupes, ne laissera jamais à son adversaire la priorité de l’action, sous le prétexte d’attendre des renseignements plus précis. Il imprimera aux opérations, dès le début de la guerre, un tel caractère de violence et d’acharnement que l’ennemi, frappé dans son moral et paralysé dans son action, se verra réduit peut-être à rester sur la défensive.

En présence d’un tel adversaire ayant pris l’initiative des opérations, c’est encore par une contre-offensive énergique et violente qu’il sera possible de donner à la lutte une tournure favorable.

Art. 7. – Pour livrer la lutte suprême qui décide du sort de la guerre et dont l’avenir de la nation est l’enjeu, on ne saurait disposer de trop de forces. Toutes les grandes unités opérant sur un même théâtre doivent donc participer activement à la bataille générale…

Art. 20. – Pour être en mesure de réaliser sa manœuvre, le chef doit posséder sa liberté d’action, c’est-à-dire disposer de ses forces et rester maître de les employer, malgré l’ennemi, à l’exécution de son plan.

Dans une grande unité, il importe donc, avant tout, que las éléments de cette unité soient en situation de participer à la bataille et qu’ils ne soient pas exposés à être attaqués et battus séparément. Lorsque ces conditions sont réalisées, le chef dispose de ses forces : on dit alors que l’unité est réunie.

La réunion des forces, ainsi définie, constitue une condition essentielle de la liberté d’action du commandant.

Art. 21. – Lorsque les forces sont réunies, le meilleur moyen, pour un chef, d’assurer sa liberté d’action est d’imposer sa volonté à l’ennemi par une offensive vigoureusement menée, suivant une idée directrice bien arrêtée. Cette offensive impressionne l’adversaire, l’oblige à se défendre, et déconcerte ses projets d’attaque.

Art. 22. – Les dispositions prises pour l’exécution de la manœuvre doivent viser à surprendre l’adversaire pour lui enlever sa liberté d’action. La surprise résulte, pour l’ennemi, d’un danger auquel il est hors d’état de parer d’une manière complète et en temps opportun. Elle exige la rapidité des mouvements et la sécurité des opérations.

 

Liberté d’action, liaisons assurées, participation de toutes les forces à la bataille, initiative, surprise, tels sont les éléments qui doivent être réunis à la minute suprême pour assurer le succès. Joffre les attend et les rassemble avec une patience et une célérité admirables dans le court délai que son repli vers le sud lui assure.

Le général en chef voyait que s’enfermer dans Paris, c’était courir à un Metz ou à un Sedan ; mais surtout il savait que, même sans s’attacher à cette solution, – la plus déplorable de toutes, – s’abriter derrière le camp retranché de Paris, c’était renoncer à la réunion de ses moyens, c’était couper en deux sa grande armée et laisser au hasard d’une retraite périlleuse toutes ses forces de l’est. Se mettre à l’abri de Paris, c’était découvrir Dijon, le Morvan, Nevers, le Creusot, Lyon, c’est-à-dire la France de la métallurgie et des ports, la puissante masse du sol national, seule capable de tenir une guerre de longue haleine contre un ennemi qu’il ne pouvait être question d’abattre en une fois.

En un mot, comme tout le prouve, la préoccupation de l’est reste la pensée maîtresse. Il garde l’est « comme pivot » ; il conçoit la grande bataille, la bataille des masses, dans toute son ampleur. Ce n’est pas seulement avec Paris et avec Verdun, c’est avec Nancy, avec les Vosges qu’il entend garder ses liaisons.

Joffre se décide donc pour le parti le plus fort, mais qui, en cas d’insuccès, l’accablera des responsabilités les plus lourdes. On blâmait la retraite ordonnée, le cas échéant, jusqu’à Nogent-sur-Seine et Joinville ; on s’écriait ironiquement : « Pourquoi pas jusqu’à Rivesaltes ?… » Et c’est, cet éloignement momentané qui allait ramener, au bout de quelques heures, l’armée de Joffre devant. Paris libéré, avec la décision de la guerre obtenue, en fait, par la victoire de la Marne !

Une note personnelle, adressée par le général Joffre au ministre de la Guerre, M. Millerand, sous la date du 3 septembre, récapitule l’ensemble des motifs qui ont agi sur l’esprit du chef dans ces journées tragiques et annonce en même temps la prochaine reprise de l’offensive ; on voit ainsi se dégager la suite logique des idées, filles des nécessités :

 

3 septembre.

Dans la journée du 2, l’ensemble des armées allemandes occupe les positions suivantes :

La Ire armée (4 corps actifs et un corps de réserve) a dépassé vers le sud la région de Compiègne. La IIe armée (3 corps actifs et 2 corps de réserve) a atteint la région de Laon. La IIIe armée (2 corps actifs et un corps de réserve) a franchi l’Aisne entre Château-Porcien et Attigny. Les IVe et Ve armées (comptant ensemble 6 corps actifs et 4 corps de réserve) sont au contact avec nos armées entre Verdun et Vouziers. De Belfort à Nancy, les VIe et VIIe armées allemandes (6 corps actifs et de nombreuses formations de réserve et d’ersatz) sont retranchées devant notre droite.

L’aile droite allemande prononce donc un large mouvement d’enveloppement contre notre gauche. Nous avions espéré combattre cette manœuvre par une puissante concentration de forces dans la région d’Amiens, grâce à l’aide de l’armée anglaise et de l’armée constituée sous les ordres du général Maunoury.

Le rapide recul de l’armée anglaise, effectué trop tôt pour que l’armée Maunoury ait pu entrer en jeu dans de bonnes conditions, a eu des conséquences déplorables pour le flanc gauche de l’armée Lanrezac qui se trouvait dans l’après-midi du 2 septembre au nord-est de Château-Thierry. La cavalerie allemande, franchissant l’Oise sur un pont dont la destruction n’a pu être faite en temps utile par les Anglais, a pénétré presque sur nos lignes de communication, enlevant un convoi et se portant, le 2 septembre au soir, devant Château-Thierry dont elle a attaqué les ponts.

Accepter actuellement la bataille avec l’une quelconque de nos armées entraînerait fatalement l’engagement de toutes nos forces, et l’armée du général Lanrezac se trouverait fixée dans une situation que la marche de la Ire armée allemande rend des plus périlleuses.

Le moindre échec courrait le plus grand risque de se transformer en déroute irrémédiable au cours de laquelle le reste de nos armées serait rejeté loin du camp retranché de Paris et complètement séparé des forces anglaises. Nos chances de succès seraient encore diminuées par la grande fatigue des troupes qui ont constamment combattu et qui ont besoin de combler les vides produits dans leurs rangs. Les commandants d’armées, consultés, ne sont pas favorables à l’idée d’un engagement général immédiat.

Or, la situation en Russie nous fait un devoir de durer et de gagner du temps, en retenant devant nous le plus possible les forces allemandes. Nous ne pouvons le faire qu’en évitant tout accrochage décisif dans lequel nous n’aurions pas les plus grandes chances de succès, et en usant l’ennemi par des offensives prises dans toutes les occasions favorables comme nos armées n’ont cessé de le faire. La nécessité d’abandonner provisoirement une portion plus grande du territoire national, si pénible soit-elle, ne peut pas suffire à nous faire accepter trop tôt une bataille générale qui se présenterait dans des conditions défavorables.

Ces considérations m’ont dicté la décision que j’ai prise :

Attendre quelques jours avant de livrer la bataille en prenant en arrière le champ nécessaire pour éviter l’accrochage de nos armées.

Récupérer sur nos deux armées de droite, en leur assignant des missions strictement défensives, deux corps d’armée au moins.

Recompléter et reposer nos troupes dans la plus large mesure possible.

Préparer une offensive prochaine, en liaison avec l’armée anglaise et avec les troupes mobiles de la garnison de Paris.

La région de cette offensive est choisie de façon que, en utilisant sur certaines parties du front les organisations défensives préparées, nous puissions nous assurer la supériorité numérique dans la zone choisie pour notre effort principal.

En face d’un ennemi qui s’affaiblira au fur et à mesure de sa progression dans un pays dont les communications sont en partie détruites, nous aurons augmenté dans de fortes proportions nos chances de victoire.

 

Tel est le véritable document révélateur, le secret intime de la pensée du chef.

Où s’arrêtera la retraite ? Le terrain

Le massif de Saint-Gobain étant perdu, la retraite vers le sud, et non vers Paris, étant décidée, en quel point le général français devait-il caler ses troupes pour être en mesure de reprendre l’offensive avec le plus de chances de succès ?

À cette question, la nature répond avec une autorité sans seconde : le bassin de la Seine, qui sera toujours le champ de bataille pour Paris, n’est rien autre chose que l’ancien fond du golfe de Seine adossé aux vieilles formations géologiques de l’Ardenne, de l’Argonne, du plateau de Langres et du Morvan. On peut dire, en gros, que le bassin forme un vaste hémicycle s’ouvrant sur la mer et remontant, par pentes et gradins successifs, jusqu’aux hauteurs qui forment la carcasse solide de la France. Cet hémicycle est orienté vers le nord-ouest. La masse des gradins qui le composent trace sa courbe inférieure d’après une ligne Montereau, Nogent-sur-Seine, Troyes, Vassy, se continuant vers le nord-est par Bar-le-Duc, Revigny, Grandpré.

En avant de cette masse, se projettent quelques gradins avancés qui descendent sur le cirque ou sur l’arène : ces gradins détachés sont déterminés par les hauteurs bordant les vallées du Grand Morin, du Petit Morin et de la Marne. C’est sur le premier de ces gradins que, pour les raisons que nous allons indiquer, Joffre a choisi le point de départ de son offensive : il s’arrête sur la ligne des deux Morins : Coulommiers, la Ferté-Gaucher, Esternay, Fère-Champenoise, Vitry-le-François.

Le golfe de Seine ne présente, de la mer à son ancien rivage, qu’un seul obstacle, un seul barrage avant le premier gradin de l’hémicycle : c’est le double massif de Roye-Lassigny-Saint-Gobain, c’est-à-dire le rebord déterminé par la coupure de l’Oise. Ce barrage une fois franchisa vague d’invasion déferle dans la vaste plaine de Champagne et, ayant dépassé Paris, elle n’a plus qu’à balayer le golfe de Seine et à en chasser les armées qui l’occupent pour revenir sur la capitale isolée comme un rocher battu des flots.

C’est dans cette plaine que, traditionnellement, le sort de Paris s’est décidé. Sur le circuit qui la borde se trouvent rangées les grandes batailles dont le souvenir étreint encore le cœur de la France : les Champs Catalauniques, Valmy, les batailles de 1814, Champaubert, Montmirail, Vauchamps ; c’est là que Mac-Mahon se serait battu, en 1870, s’il n’était pas allé s’engouffrer dans l’impasse de Sedan. Ces « Champs Catalauniques » ou « Champagne » sont déterminés par le cours presque parallèle des deux rivières de Paris, la Marne et la Seine. Comme si elles ne suffisaient pas à étancher les eaux qui affleurent des côtes voisines, deux affluents de la Marne, le Petit et le Grand Morin, coulent à égale distance de l’une et de l’autre.

La ligne d’appui du golfe de Seine est, en somme, la véritable séparation à l’est de la France du Nord et de la France du Midi, et elle répond exactement à la ligne d’appui de la Loire à l’ouest. Donc, la véritable bataille de France est là, puisque le sol français s’organise tout entier autour de cette crête. Vidal de la Blache, ayant fait observer que cette zone fut la marche frontière des Gaules belgiques, comme plus tard des archevêchés de Reims et de Sens, ajoute :

 

La Champagne du Nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de Tours, touche à la Picardie et lui ressemble. Les monuments d’époque préhistorique montrent d’étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec la Bourgogne. Ses destinées sont liées à celles de la grande région picarde. Au contraire, le faisceau des rivières méridionales a son centre politique à Troyes ; cette autre partie de la Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques, l’autre gravite vers Reims et les Pays-Bas.

 

De ce simple exposé géographique, il résulte nettement qu’une armée, située sur la falaise qui sépare ces deux régions, la Champagne picarde et la Champagne briarde, est en situation de défendre à la fois les deux métropoles : Reims et Paris. Et ne résulte-t-il pas, avec la même évidence, que le général Joffre, en venant chercher les premiers gradins de l’hémicycle de Seine, ceux qui sont au nord de la rivière (avec la ressource de se replier, au besoin, sur ceux qui s’élèvent au sud), s’est conformé aux lois de la nature et de l’histoire. Il adopte ce point d’appui parce qu’en fait – une fois le massif de Saint-Gobain perdu – il ne s’en trouve plus d’autre.