La belle Jenny - Théophile Gautier - E-Book

La belle Jenny E-Book

Théophile Gautier

0,0

Beschreibung

Extrait : "Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion rouge."

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 315

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



I

Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se frottait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et déjà le digne hôtelier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du Lion rouge.

Il avait l’air profondément tranquille d’un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper ; car le Lion rouge était, en ce temps-là, la seule hôtellerie de Folkstone.

Folkstone, au temps où se passait l’histoire que nous entreprenons de raconter, n’était qu’un petit village dont les maisons de briques jaunes et de planches goudronnées s’échelonnaient un peu au hasard sur la pente qui, de la montagne, descend à la mer.

La maison de Geordie était une des plus belles, sinon la plus belle de Folkstone. À l’angle du bâtiment, au bout d’une volute de fer élégamment contournée, se balançait à la brise de mer le lion rouge découpé en tôle, dont les vapeurs salines de l’Océan nécessitaient de raviver fréquemment les couleurs, et qui, repeint depuis peu, flamboyait aussi fièrement qu’un lion de gueules sur champ d’or dans un manuel héraldique.

Geordie rêvait, mais les rêves qu’il faisait n’avaient rien de poétique. Il supputait dans sa tête les bénéfices du mois qui venait de s’écouler, et, comme ils dépassaient de quelques guinées le gain des mois précédents, Geordie pensait que, si cette augmentation se soutenait, il pourrait, dans peu de temps, acheter cette pièce de terre dont il avait si grande envie et qui faisait dans ses domaines un angle si désagréable.

Il en était là de sa rêverie, lorsqu’un individu de mine assez farouche, planté devant lui depuis quelques minutes, mais que sa préoccupation l’empêchait d’apercevoir, ne trouvant sans doute pas d’autre moyen de se faire remarquer, lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance.

Révolté de cette familiarité de mauvais goût, qui lui était particulièrement désagréable et qu’il supportait à peine de ses intimes et de ses plus riches pratiques, Geordie fit un saut en arrière avec une assez grande légèreté pour un homme de sa corpulence ; et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d’annoncer la richesse, il fit ce calcul mental : « Voilà un drôle qui consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de demi-bière et un verre de wiskey, et qui est insolent comme un seigneur soupant d’une fine poularde arrosée de clairet et de vin de Champagne. Je ne risque qu’un shilling et quelques pence à lui dire son fait. »

– Eh bien, animal, butor, bête brute, homme sans éducation ! s’écria Geordie après le raisonnement que nous venons de transcrire, est-ce ainsi que l’on entre en conversation avec des gens comme il faut ? Je ne fais pas mes compliments à ceux qui vous ont élevé.

– Là, là, calmez-vous, gros homme ! est-ce que je pouvais rester devant vous fiché en terre comme un pieu jusqu’au jugement dernier ? J’avais toussé trois fois, je vous avais appelé deux fois par votre nom, maître Geordie, et vous ne bougiez non plus qu’un muid ; il fallait bien que je fisse sentir ma présence, répondit l’individu qui venait de frapper sur la panse à la Falstaff du digne hôtelier, d’un ton railleur où ne perçaient nulle crainte et nul repentir.

– Vous pouviez vous faire apercevoir d’une façon plus délicate, reprit Geordie d’un ton indigné encore, mais où la parole et le regard assuré de l’inconnu glissaient déjà une note plus timide.

– Allons, éléphant hospitalier, désobstruez votre seuil, si vous voulez que je passe et que je pénètre dans la salle de l’hôtel du Lion rouge, le meilleur et le seul de Folkstone.

Maître Geordie, qui connaissait le cœur humain et l’aspect piteux que donne à la physionomie la conscience d’une bourse vide, jugea, à l’aplomb de l’inconnu, la liberté de ses manières, que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et se faire apporter une bouteille de vin de France, ou tout au moins une rôtie au vin de Canarie, et, faisant le sacrifice temporaire de sa dignité, il s’effaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison.

La salle à manger du Lion rouge, qu’éclairaient quatre de ces fenêtres à châssis mus par des contrepoids, et appelées fenêtres à guillotine depuis l’invention de ce philanthropique instrument, était divisée en plusieurs compartiments de bois assez semblables à des cabinets-particuliers et rappelant la forme et la disposition des boxes d’écurie ; car l’Anglais aime tant à être isolé, qu’il se sent mal à l’aise sous les regards et qu’il faut lui créer une séparation, une espèce de chez lui, même sur le terrain neutre d’une salle commune de taverne.

Entre ces deux rangs de boxes, s’allongeait une allée poudrée de fin sablon jaune qui aboutissait à un comptoir triomphal de bois des îles incrusté d’ornements de cuivre, sur lequel étincelaient des rangées de mesures d’étain et des pots au couvercle de métal poli, clair comme de l’argent.

Une glace étroite enfermée dans un cadre de bois miroitait derrière le comptoir, où, à la portée de la main de l’hôtesse, venaient s’ajuster une multitude de robinets terminant des tuyaux qui correspondaient dans la cave à autant de tonneaux de bière et de liquides d’espèces différentes.

Quelques gravures d’après Hogarth, entourées de noir, et représentant les inconvénients d’un vice quelconque (celui de l’ivrognerie excepté), complétaient la décoration de cette partie de la salle, qui était comme l’autel et le sanctuaire de la maison.

Geordie se dirigea vers le comptoir, suivi de son hôte, qui paraissait médiocrement ébloui de ces magnificences, et lui posa, d’un ton auquel l’habitude de flatter la pratique donnait une apparence obséquieuse peut-être plus marquée qu’il ne l’aurait voulu, cette question sacramentelle :

– Que faut-il servir à Votre Honneur ?

– Une calèche et quatre chevaux, répondit l’homme de l’air le plus tranquille et le plus dégagé du monde.

À cette réplique incongrue, le maître du Lion rouge prit une attitude solennelle et souverainement méprisante ; il se cambra, renversa la tête en arrière, et dit :

– Monsieur, je n’aime pas plus les mauvaises plaisanteries que les mauvais plaisants ; vous m’avez déjà frappé sur le ventre d’une façon que je ne veux pas qualifier, mais pour laquelle les épithètes de familière et d’indécente ne me paraissent pas trop fortes. Nonobstant ce procédé discourtois, je vous laisse pénétrer dans cet hôtel du Lion rouge, connu, j’ose le dire, du monde entier ; je vous amène près de ce comptoir, qui distribue des boissons rafraîchissantes, toniques ou spiritueuses, au goût des personnes ; je vous demande avec politesse ce qu’il faut servir à Votre Honneur, et vous me répondez par des fariboles, des billevesées. Une calèche et quatre chevaux est une phrase qui ne s’adapte nullement à ma question, et montre de votre part une intention formelle de m’insulter.

– Ta ta, maître Geordie, comme vous dégoisez ! Ne vous étouffez pas. Tout à l’heure vous n’étiez que cramoisi, vous êtes passé au violet et vous allez devenir bleu ; calmez-vous ; je n’eus jamais l’intention d’offenser un particulier aussi respectable que vous paraissez l’être. J’ai parlé sérieusement. J’ai, en effet, besoin d’une voiture, calèche, berline, landau, chaise de poste, il n’importe, pourvu qu’elle soit solide et roule bien. Avec la voiture, il me faut des chevaux, et, comme j’aime à aller vite, j’en demande quatre et des meilleurs, qui aient mangé l’avoine dans votre écurie. Il n’y a là rien de bien étonnant.

Ce raisonnement parut assez plausible à maître Geordie ; cependant les vêtements et la mine de son interlocuteur lui causaient encore une méfiance que celui-ci devina sans doute ; car il plongea sa main dans une de ses poches et en tira une bourse assez rondelette qu’il fit sauter en l’air et qui, en retombant, rendit un son métallique où l’oreille exercée de Geordie reconnut un accord parfait de guinées, de souverains et de demi-souverains, sans aucune dissonance de monnaie d’argent ou de billon.

L’hôtelier, qui, jusque-là, ne s’était pas découvert, ôta son bonnet, qu’il chiffonna pour se donner une contenance, car il était assez embarrassé de la liberté avec laquelle il avait dit son fait à un homme dont la bourse était aussi bien garnie. Mais qui eût pu deviner ce détail, très peu indiqué par un vêtement de coupe vulgaire et d’étoffe commune ?

– Contre combien de ces ronds jaunes échangeriez-vous un de vos carrosses ? dit l’inconnu, que nous appellerons Jack ou John, pour la commodité du récit ; car, étant Anglais, il devait porter l’un ou l’autre de ces noms.

Et il étala, en demi-cercle, sur la table, un nombre assez considérable de pièces.

– Je pourrais vous vendre à bon compte la chaise à deux places ; mais elle a une roue cassée, et il faudrait du temps pour la raccommoder ; ou bien encore le landau, si le ressort de derrière n’était pas brisé, dit l’hôtelier en se frottant l’aile du nez avec le doigt, tandis que, de l’autre main, il se tenait le coude ; attitude que, de tous les temps, les sculpteurs et les peintres ont donnée à la perplexité méditative.

– Pourquoi, répliqua Jack, au lieu de ces affreux tombereaux démantibulés, ne pas me proposer tout de suite votre berline vert-olive doublée de drap de Lincoln, et qui a de si beaux stores de soie ?

– Ma berline vert-olive, qui m’a coûté si cher ! s’écria Geordie comme effrayé de l’énormité de la proposition ; y pensez-vous ?

– J’y pense. Le prix n’est pas un obstacle ; en vous la payant plus que vous ne l’avez achetée, vous consentiriez sans doute à vous en défaire ?

En disant ces mots, Jack, d’un air fort grand seigneur, laissa tomber négligemment à côté des autres pièces une dizaine de guinées, de manière à fermer presque entièrement le cercle d’or commencé.

– C’est un grand seigneur déguisé, se dit intérieurement l’hôtelier en faisant un signe d’acquiescement à la phrase péremptoire de Jack.

– Sans doute, à ces conditions-là, je pourrais consentir à m’en séparer, continua-t-il à haute voix. Et quand Votre Honneur aura-t-elle besoin de la berline ?

– Sur-le-champ. Dites au postillon de s’habiller, et faites atteler le plus promptement possible.

– Deux minutes pour sortir la voiture de la remise, dix minutes pour harnacher les chevaux et les attacher au brancard, cela fait douze, et trois à Little-John pour endosser sa veste, entrer dans ses bottes et remettre une mèche neuve à son fouet ; total, quinze minutes ; et vous roulerez sur le chemin du plus joli train du monde.

– Quinze minutes, mais pas une de plus, dit Jack en tirant de son gousset une grosse montre d’argent, ou, par minute de retard, j’applique sur votre précieux abdomen une de ces tapes qui vous mettent de si mauvaise humeur.

Pour éviter un semblable inconvénient, maître Geordie sortit précipitamment et donna les ordres nécessaires ; puis il revint et demanda à Jack, par une longue habitude de pousser à la consommation, s’il ne prendrait pas quelque chose en attendant que la berline fût attelée.

– Son Honneur désirerait-elle un verre de sherry ou de porto, ou de punch à l’arack ?

– Rien du tout, maître Geordie ; ce n’est pas que je doute de l’excellence de votre cave et de l’habileté de vos préparations.

– Est-ce que vous appartiendriez, par hasard, à une société de tempérance ? dit l’hôtelier surpris d’une telle sobriété.

– Je ne suis pas assez ivrogne pour cela, répondit Jack en riant, et je n’ai pas besoin des sermons du père Matthews ; mais j’ai fait serment de ne rien prendre aujourd’hui.

– C’est quelque papiste sans doute, grommela Geordie, auquel un pareil serment paraissait plus imprudent encore que celui de Jephté.

– Eh bien, j’avalerai du moins cette rasade à votre intention, ajouta Geordie extrêmement affligé à cette idée qu’il ne se buvait rien.

– Je puis regarder boire sans fausser ma promesse, dit Jack, et même je n’en ai que plus de mérite, puisque je résiste à la tentation. Votre vin a une si belle couleur !

– Un vrai rubis liquide, monsieur ; et quel bouquet ! les violettes du printemps n’en ont pas un plus fin, dit l’hôtelier, emporté par un mouvement lyrique et mettant son verre sous le nez de Jack.

Jack huma tout l’arôme du vin par une aspiration profonde à laquelle succéda une expiration modulée en soupir.

On eût cru qu’il allait céder à un vin dont il appréciait si bien le mérite, et Geordie inclina le goulot de la bouteille sur le bord du second verre ; mais Jack était un gaillard bien trempé et d’une volonté ferme. Il reprit possession de lui-même en un clin d’œil, et, portant à la figure du tavernier la montre qui marquait quatorze minutes et demie, il étendit sa large main découpée en éclanche de mouton d’un air de menace railleuse.

– Il y a encore trente secondes, cria Geordie d’une voix étranglée et tâchant de changer en ligne concave la ligne convexe de sa panse, chose difficile, pour ne pas dire impossible.

L’aiguille allait toucher la quinzième minute : déjà l’impitoyable Jack balançait sa main pour lui donner plus de volée, et Geordie défendait son embonpoint par des croisements de bras plus compliqués que ceux de la Vénus pudique.

Par bonheur, le claquement de fouet de Little-John et le roulement de la berline vert-olive qui sortait de la cour vint mettre fin à cette situation embarrassante et pathétique. Jack laissa tomber sa main, Geordie se redressa.

– J’avais dit quinze minutes, exclama Geordie avec l’enivrement de la ponctualité satisfaite.

– Votre bedaine l’a échappé belle, dit Jack en montant dans la berline et en s’asseyant sans la moindre déférence sur les coussins de drap vert de Lincoln.

– Où allons-nous, maître ? demanda le postillon.

– Sortons d’abord du village, et je vous dirai ensuite quelle route il faut prendre, répondit Jack, qui ne se souciait sans doute pas de faire savoir à maître Geordie et aux quelques oisifs amassés pour assister au départ de la berline le véritable but de son voyage.

Quand on fut sorti du village, Little-John, se retournant vers la berline, dit à Jack :

– Maître, faut-il prendre la route de Londres ?

– Non pas, mon garçon, répondit Jack ; vous allez me faire le plaisir de longer la côte jusqu’à ce que je vous dise de vous arrêter.

Little-John, assez étonné, poussa ses chevaux dans cette direction sans témoigner cependant sa surprise ; car maître Jack, quoiqu’il fût facétieux à ses heures, avait, il faut l’avouer, la mine en général rébarbative et peu rassurante.

– Sans doute, se dit Little-John, il s’agit de l’enlèvement de quelque jeune demoiselle qui, d’un château ou d’un cottage voisin, fera semblant de venir regarder la mer et dessiner les horizons, et qui ne fera qu’un saut de terre dans la voiture. J’aime beaucoup les enlèvements, car les amoureux qui se sentent des parents ou des tuteurs aux trousses payent en général fort bien ; pourtant ce gaillard-ci n’a guère les apparences d’un séducteur.

On suivit pendant quelques milles le rivage, sur lequel la mer déroulant ses volutes uniformes apportait et remportait avec un bruit sourd les galets polis par cette lente usure.

Non loin d’une falaise blanchâtre, assez escarpée et qui dominait l’Océan, Jack cria : « Arrêtez ! » sans qu’il y eût aucune raison apparente de faire halte, car bien loin à la ronde on n’apercevait ni maison, ni ferme, ni manoir, ni chemin tracé.

Jack descendit de voiture et se dirigea vers la falaise, qu’il gravit avec la légèreté d’un chat, d’un marin ou d’un contrebandier, s’aidant des moindres aspérités, s’accrochant aux touffes de fenouil et de genévrier qui pendaient çà et là comme des barbes au menton raboteux du rocher ; il eut bientôt atteint le faîte, suivi par les regards étonnés de Little-John, qui ne se serait jamais imaginé qu’on put arriver là sans poulie et sans échelle.

Lorsque Jack atteignit la plate-forme, un individu couché par terre sur le ventre, de manière à ce qu’on ne l’aperçût point d’en bas, et qui tenait une longue-vue dirigée vers la pleine mer, releva un peu la tête et dit :

– Ah ! c’est vous, Jack ! La voiture est-elle prête ?

– Oui, et attelée de quatre bons chevaux.

– C’est bien. Le vaisseau est en vue ; je l’ai reconnu à la flamme rouge et jaune qui est le signal arrêté entre nous.

En effet, on pouvait, même à l’œil nu, discerner à l’horizon, du côté où la Manche s’évase dans l’Océan, une petite voile blanche sur le lapis-lazuli des eaux, semblable à une plume échappée de l’aile d’un cygne.

– La brise le contrarie un peu dans ce moment-ci ; mais, quand il aura vent arrière, il filera sur l’eau comme une mouette, continua l’homme couché, l’œil appliqué à la longue-vue. Avec cela que le vent est sud-ouest, un vent fait exprès comme si on l’avait acheté à une sorcière, enfermé dans une outre.

S’allongeant à côté de son compagnon, Jack lui prit des mains la lunette et se mit à regarder le vaisseau, qui émergeait des eaux graduellement et dont on pouvait déjà discerner le corps.

Quand il tomba dans l’aire du vent, des flocons de toile s’abattirent le long des mâts comme de blancs nuages.

– Ah ! le voilà qui brasse plus de toile en une minute que dix tisserands de Spithfield n’en pourraient faire dans leur année, dit Jack.

Dès que l’impulsion de l’air se fit sentir, le navire pencha un peu sur le côté en inclinant gracieusement sa mâture comme pour son salut ; puis il frissonna deux ou trois fois, et, redressé par un coup de barre, il reprit son aplomb, et une double frange d’écume argentée fila rapidement le long de ses flancs noirs.

– Quel joli navire ! s’écria Jack, emporté par son enthousiasme ; c’est ça qui doit filer crânement !

Apparemment que les gens qui montaient le navire ne partageaient pas les idées de Jack sur la vitesse de sa marche, car la voile de perroquet se déplia, et un foc installa son triangle à côté des deux autres focs déjà tendus et gonflés par la brise.

– Regardez donc, Mackgill, dit Jack en passant la lunette à son compagnon ; il paraît qu’ils ne veulent pas perdre un souffle ; avec tout ce chanvre dehors, le diable m’emporte s’il ne file pas quinze nœuds à l’heure.

Poussé par une fraîche brise, le navire avançait si rapidement, qu’au bout de quelques minutes, il n’y avait plus besoin de la lunette pour en discerner les détails.

– Ah çà ! ils sont donc enragés, ou le capitaine a bu un muid de punch, s’écrièrent à la fois Jack et Mackgill, en voyant les bonnettes basses s’allonger avec les boute-hors à côté des voiles, et tremper leur extrémité dans la vague comme des ailes de goéland.

– S’ils continuent, dit Mackgill, ils vont sortir de l’eau et voler en l’air, ou chavirer la quille en dessus. Oh ! le brave brik ! il tient bon ; pas un mât ne fléchit, pas un cordage ne craque, poursuivit-il avec admiration. Jamais contrebandier ayant à ses trousses un bâtiment de l’État, jamais navire marchand chargé d’or et de cochenille, pourchassé par un corsaire, ne décampa d’un train pareil. On dirait qu’il y va de leur vie ; et pourtant je ne vois pas d’autre voile à l’horizon.

– Le capitaine Peppercul connaît son affaire ; et, s’il donne de l’éperon à son navire, c’est qu’il est pressé ou payé grassement ; il ne risquerait pas pour rien de se coiffer avec ses toiles et de boire un coup à la grande tasse salée de l’Océan. Il n’aime pas assez l’eau pour cela, dit sentencieusement Jack, et ce n’est pas sans raison qu’on nous a mis ici et qu’on m’a fait acheter une berline à ce damné Geordie.

– Dieu me pardonne, Jack, s’écria Mackgill, voilà qu’on met les pommes de girouette à tous les mâts.

– Il n’y a plus maintenant sur la Belle-Jenny de quoi se faire un mouchoir de poche. Toute la toile est employée.

– Quoique, Dieu merci ! je ne craigne pas l’eau, à l’extérieur du moins, je préfère en ce moment avoir mis mes pieds sur ce roc que sur le pont du capitaine Peppercul.

À ce surcroît de voiles, les mâts se courbèrent comme des arcs ; le taille-mer de la proue disparut presque entièrement sous la pression du vent, et une longue fusée d’eau écumeuse jaillit sur le pont comme ces rubans de bois qui s’élancent par le trou d’un rabot vigoureusement poussé.

– Toute la mâture va tomber sur le bastingage, dit Mackgill intéressé au plus haut point.

Rien ne bougeait, et le navire, emporté comme un tourbillon, arriva tout près de la falaise ; et, déshabillé en un clin d’œil de la toile qui le couvrait, il s’arrêta, montrant à nu son gréement fin et délié.

Un canot se détacha des flancs de la Belle-Jenny, et en quelques coups d’aviron amena à terre un homme qui paraissait en proie à la plus vive impatience.

– Une demi-heure de retard, murmura-t-il en prenant terre et en regardant sa montre. Où est la voiture ?

Jack, qui était descendu ainsi que Mackgill, la fit avancer.

Quand le nouveau venu fut installé dans la berline, John renouvela sa question :

– Maître, où allons-nous ?

– À Londres, et au vol ! Voilà trois guinées pour toi.

La voiture partit comme la foudre ; les roues flamboyaient comme celles du char d’Élie.

Resté seul avec Mackgill, Jack formula cet apophtegme ingénieux :

– Voilà un particulier qui aime aller vite ; il aurait été bien malheureux s’il était né tortue.

II

Little-John, enthousiasmé au-delà de toute expression par la promesse d’un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.

Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l’espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite, qu’elles semblaient des disques pleins : les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.

L’inconnu s’était établi l’angle de la voiture avec l’immobile résignation et la fureur concentrée d’une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l’espace ; sa main, allongée sur son genou, tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d’un œil inquiet ; puis, jetant son regard à travers la portière sur les bords de la route, il mesurait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l’étroit carreau.

– La demi-heure perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir de satisfaction.

Ce personnage si pressé d’arriver mérite bien qu’on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.

Il était jeune, et sa figure singulière et froide, mais empreinte d’un cachet de réflexion et de volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait de nombreux voyages ou de longs séjours dans l’Orient et les chaudes régions du tropique, car ce teint rembruni ne lui était pas naturel ; le front légèrement découvert, et floconné de petites boucles de cheveux blonds très fins, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, avait gardé tout l’éclat du sang septentrional.

Même après l’examen que nous venons de faire, il eût été difficile d’assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l’individu assis sur les coussins de drap de Lincoln de la berline vert-olive de maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.

Ce n’était pas un militaire. Il n’avait pas cette roideur gourmée, ce port de tête et cet effacement d’épaules qui fait reconnaître les fils de Mars au premier coup d’œil sous l’habit bourgeois. Ce n’était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et réfléchie, n’avait pas l’expression béate et l’aménité doucereuse qui sont propres aux gens d’Église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n’était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucres. Ce n’était pas non plus un dandy ; mais on pouvait affirmer à coup sûr, en le regardant, qu’on avait devant les yeux un parfait gentleman.

Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur la route de Londres comme si le salut de l’univers eût dépendu d’une minute de retard : fuyait-il ou poursuivait-il ? C’est ce que nous ne saurions encore décider.

Les chevaux commençaient à se fatiguer. Le frottement des harnais faisait mousser et blanchir leur sueur en flocons d’écume ; leur poitrail se couvrait de bave argentine comme ceux des coursiers de la mer dans les triomphes de Neptune ou de Galathée. De longs jets de fumée soufflés par leurs naseaux et emportés par le vent se confondaient avec la brume ardente qui s’exhalait de leurs flans pantelants. La voiture roulait dans un nuage comme un char de divinité classique.

Malgré toute son envie de gagner les trois guinées, Little-John sentit cependant quelque scrupule de pousser ainsi des bêtes à outrance, et la peur de les ramener fourbues à maître Geordie combattit quelques instants le désir bien naturel de mériter le glorieux pourboire. Et puis Little-John était Anglais, et son cœur de postillon commençait à saigner en voyant Black, son cheval favori, haleter et ruisseler de sueur. Un postillon français n’eût point eu de ces tendresses.

Aussi, pour mettre sa conscience à l’abri, Little-John se souleva un peu sur sa selle, opéra une demi-conversion du côté de la voiture, et dit en appuyant la main sur la croupe du cheval qui le portait :

– L’intention de Sa Grâce est-elle de crever les chevaux et d’en payer le prix ?

– Oui, répliqua l’inconnu ainsi interpellé.

– Très bien ! répliqua Little-John. Les intentions de Sa Grâce vont être remplies.

Et Little-John, se tassant dans ses bottes, s’assurant sur sa selle, détacha un furieux coup de manche de fouet à son porteur, qui fit un soubresaut, et, retrouvant dans sa douleur un reste d’énergie, se précipita entraînant le reste de l’attelage. Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait démanché un bras moins exercé que celui de Little-John.

L’œil de l’inconnu était toujours fixé sur le cadran de sa montre, et il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l’automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l’intimité d’un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu – en ce moment-là, – quoiqu’il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait : celle d’arriver.

Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l’attelage par Little-John, rassuré désormais sur l’éventualité d’un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l’aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.

– Allons, dit-il à demi-voix, j’arriverai à temps malgré le hasard hostile qui, dans toute cette affaire, semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série de circonstances qu’on croirait combinées à plaisir pour me retarder : le vaisseau qui portait la première lettre où l’on me donnait avis de la chose qui m’intéresse à ce point de me faire quitter l’Inde subitement, rencontre, près des îles Maldives, des pirates javanais qui l’attaquent et le dépouillent ! ce n’est donc que par le second courrier que j’ai pu connaître ce qu’il m’importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta ; une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb.

La moitié de mon équipage sort de l’embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et l’isthme de Suez barré par toute sorte de quarantaines. J’écris sur la bosse d’un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d’écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés.

Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse ! Heureusement, j’ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d’Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre à son bord et m’emmener en Angleterre en évitant avec soin les ports à lazaret.

Jamais je n’ai été plus nerveux que dans ce maudit voyage. Moi, si calme d’ordinaire, j’étais comme une petite-maîtresse qui a ses vapeurs parce que son mari lui refuse quelque chose de déraisonnable. Enfin me voilà bientôt au terme. Ma lettre, arrivée un jour avant moi, a dû donner le temps de tout préparer : il est neuf heures ; dans deux heures, je serai à Londres.

Eh bien, postillon, dit-il comme pour résumer son monologue en baissant la glace, il me semble que nous faiblissons.

– Milord, à moins d’atteler les griffons dont parle l’Écriture, ou de conduire le char de feu d’Élie, il n’est pas humainement possible d’augmenter ce train : je défie quelque postillon que ce soit, fût-il payé six guinées, d’extraire, à coups de fouet, une très grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvres bêtes, répondit majestueusement Little-John en tournant un peu la tête.

Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois ; mais, comme il l’avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mèche, quoique adressée aux épaules des chevaux, n’obtenait pas même de leur part un seul frémissement d’impatience ou de douleur.

Bientôt le cheval qui côtoyait le porteur, et qui râlait comme un soufflet de forge, se couvrit d’écume ; son poil se hérissa, sa tête s’encapuchonna, ses pieds perdirent le rythme du galop ; incertain et chancelant, il s’appuya et s’épaula contre son compagnon de trait, puis il s’abattit et tomba sur le flanc ; l’attelage, lancé à fond, ne pouvant s’arrêter, le pauvre animal fut emporté pendant un assez long espace de temps, rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John, ayant maîtrisé ses chevaux, le tira violemment par la bride ; lui appliqua les plus énergiques coups de manche de fouet, croyant seulement à une chute ; mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie : ses flancs, trempés comme si les eaux du ciel et les flots de la mer les eussent lavés, palpitèrent sous une suprême convulsion ; il se releva dans le délire de la douleur et fit quelques pas en tirant la voiture hors la droite ligne ; il avait l’air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs de bataille abandonnés.

Dominés par l’ascendant et la terreur de la mort qui s’approchait et qu’ils sentaient avec leur admirable instinct, les autres chevaux, malgré les efforts de Little-John, qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l’agonie.

Au moment où la voiture, complètement déviée, allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarrets ; son grand œil effaré se troubla, se couvrit d’une taie bleuâtre ; un flot d’écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses jambes s’allongèrent et se roidirent comme des pieux.

C’en était fait de Black, un honnête cheval digne d’un meilleur sort !

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en a fallu pour l’écrire.

L’étranger sortit précipitamment de la voiture : sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.

– Il ne manquait plus que cela ! dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black ; cette misérable rosse que voilà aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus ? Allons, vite, ôtons cette charogne d’entre les traits ; j’aperçois là-bas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.

Et l’étranger donna à Little-John, qui avait mis pied à terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de l’écurie. Il défaisait les boucles sans hésiter, et se retrouvait à merveille dans les complications des harnais embrouillés par les efforts désespérés du pauvre Black. Le postillon, qui avait été d’abord scandalisé du peu de sensibilité de l’inconnu à l’endroit du cheval mort, se sentit pénétré pour lui d’une sincère admiration et lui accorda son estime de palefrenier, la chose dont il était le plus avare au monde.

– Quel dommage que vous soyez un lord ! dit-il à l’étranger ; vous auriez joliment gagné votre vie dans notre état ; mais peut-être vaut-il mieux pour vous être lord. Pauvre Black ! continua-t-il en lui ôtant la bride, qui aurait dit ce matin que tu mangeais ta dernière mesure d’avoine ? Ce que c’est que de nous !

Telle fut l’oraison funèbre de Black ; à défaut d’éloquence, l’émotion ne manquait pas à l’orateur ; une lueur humide brillait dans la prunelle de Little-John, et, s’il n’eût porté à temps à ses paupières le revers usé de sa manche, une larme eût peut-être coulé entre sa joue vergetée par le froid et son nez rougi par le vin.

L’âme de Black, s’il survit quelque chose des animaux, dut être satisfaite et pardonner à Little-John les coups de lanière qu’il avait pu appliquer injustement au corps qu’elle habitait ; car il n’était guère prodigue de marques d’attendrissement, et c’était bien le postillon le plus stoïque qui eût jamais lustré le fond d’une culotte de peau de basane sur le troussequin d’une selle.

– En route ! s’écria l’étranger d’un ton brusque.

Little-John enfourcha de nouveau son porteur, et la voiture recommença à rouler, non plus si vite, mais d’un train encore fort raisonnable.

Le relais fut atteint en quelques minutes, et l’inconnu, ayant plongé sa main dans sa poche, la retira pleine de guinées qu’il versa à la hâte dans la main calleuse du postillon.

– Voilà, dit-il, pour ton pourboire et pour ta bête.

Little-John, ébloui, commença une phrase de remerciement d’une construction si compliquée, qu’il fut forcé de renoncer à la finir, et s’écria brusquement au milieu de sa période suspendue, comme pris d’une inspiration subite, en s’adressant à un garçon d’écurie qui rôdait autour de la voiture :

– Eh ! Smith, jette donc un seau d’eau sur les roues ; elles sont échauffées et pourraient prendre feu.

En effet, une fumée légère s’échappait des moyeux et prouvait que la crainte exprimée par Little-John n’avait rien de chimérique.

Le rustre dit en voyant flotter la vapeur autour des essieux :

– Tiens, c’est vrai : il faut, Little-John, que tu aies mené d’un fier train aujourd’hui ; car, soit dit sans offenser, toi, ta voiture et ton attelage, il y a longtemps que le feu n’a pris à tes roues. Le particulier est donc généreux ?

– Comme un lord maire le jour de son installation ; mais, s’il est généreux, il n’est guère endurant. Ainsi, dépêche-toi.

Smith courut en toute hâte plonger un seau dans une auge en pierre et aspergea abondamment les moyeux. Pendant ce temps, les servants d’écurie, aussi prompts qu’habiles, avaient agrafé à la voiture un attelage plein d’impatience et de vigueur. Le postillon était en selle, et un courrier bien monté avait pris l’avance pour faire préparer les relais ; car Jack, plus expert aux choses de la mer qu’à celles de la terre, avait négligé cette précaution.

La voiture de maître Geordie reprit sa course, comme emportée par des hippogriffes.

En ramenant les chevaux, Little-John ne put s’empêcher de s’arrêter quelques minutes devant le cadavre de Black étendu sur la grande route.

– Hélas ! soupira le postillon, il avait trop d’ardeur, c’est ce qui l’a fait mourir. Il tirait tout à lui seul. Vous ne mourrez pas comme ça, vous autres, tas de fainéants et de clampins ! ajouta-t-il en faisant voltiger sa mèche autour des croupes rebondies et pommelées des trois survivants, qui répondirent par quelques ruades à cette moralité ; il n’y a pas de danger que vous vous miniez le tempérament.

Pour n’avoir plus à revenir à cet intéressant Little-John, et pouvoir suivre à notre aise notre inconnu dans sa course furibonde, disons que ce garçon, honnête et consciencieux à sa manière, donna à maître Geordie la moitié de la somme qu’il avait reçue de l’étranger pour la perte de Black. Des postillons moins vertueux eussent pu garder les deux tiers pour eux avec une vraisemblance suffisante.

Aucun incident remarquable ne signala les autres postes. La voiture de maître Geordie roulait avec une vélocité toujours soutenue sur ces admirables routes anglaises, unies comme une table et mieux soignées que ne le sont chez nous les allées des parcs royaux.

Déjà se balançait à l’horizon l’immense dais de vapeurs toujours suspendu sur la ville de Londres. La vue de cette brume fit plus de plaisir au voyageur que l’aspect du plus splendide azur vénitien.

– Ah ! voilà la fumée de la vieille chaudière du diable, dit l’étranger en se frottant les mains d’un air de satisfaction profonde : nous approchons !