La Boutique du marchand de nouveautés - Ligaran - E-Book

La Boutique du marchand de nouveautés E-Book

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Extrait : "« … D'ailleurs – reprit-elle – par cela seul que je suis femme, je crois pouvoir avouer sans rougir un goût très prononcé, disons même, si vous voulez, une passion pour ces riens charmants que, vous autres hommes, vous flétrissez du nom si partialement dédaigneux de chiffons. – Eh ! Madame – répliquai-je – qui songe à vous en blâmer ? Toutefois, vous m'accorderez peut-être qu'en de certains cas nous sommes payés, ou plutôt nous payons pour avoir le droit… »".

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 258

Veröffentlichungsjahr: 2016

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IDialogue

« … D’ailleurs – reprit-elle – par cela seul que je suis femme, je crois pouvoir avouer sans rougir un goût très prononcé, disons même, si vous voulez, une passion pour ces riens charmants que, vous autres hommes, vous flétrissez du nom si partialement dédaigneux de chiffons.

– Eh ! Madame – répliquai-je – qui songe à vous en blâmer ? Toutefois vous m’accorderez peut-être qu’en de certains cas nous sommes payés, ou plutôt nous payons pour avoir le droit…

– De maudire les chiffons, et aussi parfois celles qui en sont entichées.

– Je ne dis pas tout à fait cela.

– Mais je le dis pour vous. D’abord parce que c’est la vérité, et ensuite parce qu’il est juste de reconnaître que tels d’entre vous sont largement autorisés à pester contre telles d’entre nous qui s’abandonnent sans réflexion à ce désastreux penchant. Oui, désastreux, je maintiens le mot, car je sens bien que, pour ma part, si le raisonnement ne venait pas quelquefois, très souvent même, à l’encontre du désir, je me comporterais de façon à excéder en un mois mes ressources d’une année. Mais, Dieu merci ! je suis philosophe.

– Le ciel me préserve d’en douter.

– Vous croyez rire, Monsieur.

– Oh ! je vous affirme, Madame…

– Quoi ? que vous ne vous moquez pas ? soit ! mais ce n’est point, j’imagine, que vous n’en ayez l’envie. Et pourtant je soutiens, ne vous déplaise, qu’il y a quelque mérite, quelque sagesse à triompher là où tant d’autres succombent.

– Mais, Madame…

– Et surtout quand c’est au prix d’héroïques luttes avec soi-même que… – Ah ! voilà que vous souriez encore : ce qui témoigne que vous êtes loin de donner au sujet que nous traitons sa véritable importance. Aussi, croyez-m’en, restons-en là ; car je prévois que nous tarderions trop à nous entendre : vous, partant invariablement du profond et instinctif mépris que ces malheureux chiffons vous inspirent, moi, tout au contraire, me souvenant sans cesse que je suis leur fervente admiratrice…

– Et que diriez-vous, Madame, si je m’avisais de vouloir vous démontrer que je les tiens à plus haut prix que vous ne sauriez le faire vous-même ?

– Ah ! par exemple !

– Si je prenais à tâche de vous convaincre que votre admiration, pour si grande et si vive qu’elle soit, reste encore bien en deçà du degré qu’elle devrait atteindre ?

– Est-ce encore de l’ironie, Monsieur ?

– Non, Madame : je parle sérieusement, très sérieusement.

– Mais alors ?…

– Alors admettez-moi à faire mes preuves.

– Je ne comprends pas… mais qu’à cela ne tienne !

– Eh bien, Madame, je vous propose un voyage, un grand voyage.

– Avec vous ?

– Avec moi : mais sans sortir d’ici.

– Je comprends de moins en moins. Toutefois, je me risque. Où allons-nous ?

– Nous allons, si vous le voulez bien, remonter ensemble aux sources de ces merveilles, dans la convoitise ou dans la possession desquelles vous trouvez tant de charmes.

– Comment l’entendez-vous ?

– J’entends, Madame, qu’au lieu de vous en tenir à la seule vue, ou à la simple acquisition des mille objets qui garnissent les rayons ou la montre du marchand, vous me laissiez vous conduire en excursions, en découvertes, dans le monde tout d’activité, d’adresse, de génie même, où ils se rêvent, se créent, pour le faste aussi bien que pour le confort, pour la fantaisie aussi bien que pour l’utilité. Vous les avez sans doute maintes fois contemplés en eux-mêmes, pour eux-mêmes, et avec la séduisante perspective des satisfactions qui leur pouvaient être dues ; mais avez-vous jamais songé à vous faire une idée de la multiplicité, de la diversité d’efforts intellectuels et physiques que provoque et nécessite l’alimentation d’un de ces dépôts où vous allez puiser pour vous vêtir et vous parer. Cependant, pour quelques centaines d’articles qui sont là réunis, à combien de milliers, de millions, je pourrais même dire de milliards d’êtres a-t-il fallu faire appel, qui ont donné leur part d’énergie, d’instinct, de vigilance, d’habileté, d’imagination ? Combien de cerveaux mis en travail ? combien de bras fatigués ? combien d’existences enchaînées à cette production, et qui en ont dépendu ?… Et, en plus des hommes mis à contribution sur tous les points du globe, les animaux et les plantes dépouillés, sacrifiés ; la terre fouillée, les eaux explorées, l’air lui-même rendu agent docile : voilà ce que je découvre là où vous n’apercevez, je suppose, que des vêtements ou des toilettes futures. Et, je ne sais si je m’abuse, mais je crois que si, au moment où vous les abordez, chacun de ces objets vous parlait en quelque sorte comme il me parle à moi, pour vous révéler son origine, pour vous conter l’histoire des transformations, ou plutôt des enfantements successifs qui, par les voies du travail humain, l’ont amené à l’état où vous le voyez, je crois que chacun de ces objets, que déjà vous estimez singulièrement, acquerrait un surcroît d’importance idéale qui peut-être vous le rendrait bien plus cher qu’auparavant. J’imagine même que vous ne sauriez plus désormais pénétrer dans un de ces endroits où se trouve manifestée sous tant de formes la puissance de l’industrie et de la solidarité humaines, sans qu’il vous vînt dans l’âme un de ces sentiments qu’on aime à éprouver, quand on est encore capable d’admirer ce qui est beau et d’applaudir à ce qui est bon. Et n’est-ce pas la beauté digne de la plus forte admiration que l’ensemble de tant de conquêtes dues aux pacifiques audaces du progrès ? Et n’est-ce pas le bien méritant d’unanimes applaudissements, que cet immense concert établi entre les membres de la grande famille universelle par la sainte loi du travail ? – Que vous en semble, Madame ? vous plaît-il que nous nous aventurions dans le va-et-vient de cet innombrable essaim d’abeilles qui s’agitent, qui s’évertuent, et qui – trop souvent sans qu’il leur en revienne une part suffisante – amassent pour tout le miel doré et bienfaisant ? Vous verrez : ce monde-là a bien ses grandeurs, ses poésies, puisqu’il a ses luttes, ses triomphes, ses défaites, ses souffrances, ses joies… Voulez-vous venir, Madame ?

– Je suis prête, mais vous-même, Monsieur, qui vous dirigera ?

– Moi, Madame, le souvenir ; car c’est une de mes fiertés intimes de me rappeler qu’enfant, adolescent, et bien plus tard même, j’ai vécu, j’ai eu ma tâche matérielle et intellectuelle dans ce monde où je m’offre à vous conduire. Vous le savez, on ne naît pas faiseur de livres. C’est un démon qui, tout par un jour, vient vous forcer à prendre une plume, et qui se cramponne à vous pour que, lourde ou légère, cette plume ne tombe plus jamais de vos doigts. Moi, quand le démon me chercha, c’est au fond d’une fabrique où j’étais apprenti qu’il dut venir me trouver. Et Dieu sait combien d’ateliers, d’usines, je lui fis visiter depuis ! Je me réjouis vraiment à l’idée de l’y ramener, après qu’il a tant fait pour m’en tirer. Maintes fois il lui arrivera d’y rencontrer la mémoire de telle ou telle déconvenue, et sans aucun doute alors il endiablera ; mais sa compagnie n’en sera peut-être que moins monotone pour vous… Toutefois, soyez tranquille, ce n’est nullement ma biographie que j’ai l’intention de vous faire, sous le prétexte d’un voyage à travers les industries textiles. Je n’ai pas, Dieu merci, l’outrecuidance de croire que, pour avoir trouvé dans mon cerveau quelques historiettes innocentes, le droit me soit acquis d’occuper personne de ma petite individualité. Non. Je vous ai proposé d’être votre guide dans un pays nouveau pour vous. Vous m’avez demandé quels étaient mes titres à cette fonction : je vous les ai fait connaître ; si vous les trouvez suffisants, partons, Madame.

– Partons, Monsieur, à tout hasard.

– Eh bien ! Madame, nous voilà partis… »

IIChez le marchand

Au beau temps où les rouages de la machine oratoire étaient étiquetés dans le cerveau des rhéteurs comme les pièces d’un squelette dans les tiroirs d’un naturaliste, l’arsenal scolastique contenait, entre autres engins d’ergotage, une figure parée du joli nom de synecdoche ou synecdoque, dont la mission consistait à prendre le tout pour la partie, ou la partie pour le tout.

Aujourd’hui, l’école pédante ne tient plus ouvertement séance, l’anatomie du langage n’est plus pratiquée selon la froide méthode d’autrefois, mais, à l’exemple du bonhomme Jourdain, qui se trouvait prosateur à son insu, nous ne nous abstenons pas des figures, qui sont, d’ailleurs, pour employer l’expression pittoresque d’un vieux maître « comme un natif besoin du discourir. » En voulez-vous une preuve ? regardez cette enseigne :

 

MAGASIN DE NOUVEAUTÉS.

Et dites si la synecdoque n’a pas ici usé et presque abusé de son droit, quand elle accorde à un petit nombre d’articles d’une disposition réellement nouvelle, l’honneur arbitraire de nommer l’asile qui leur est commun avec une imposante majorité de produits, dont l’âge de création s’échelonne jusque-là de remonter aux jours des bibliques patriarches. Magasin de tissus, d’étoffes, serait d’une acception plus exacte, plus explicite même, mais moins alléchante peut-être, et dans notre siècle – je crois fort, soit dit en passant, qu’il en fut toujours ainsi – la vogue est à ce qui brille : la montre est reine. Or, pendant que sur les rayons ombreux dorment roulés les bonnes toiles et les confortables lainages qui, exposés, n’obtiendraient pas un regard, à la montre inondée de lumière se déploient, s’étalent, s’entrecroisent, diaphanes, éclatants, diaprés, les barèges, les linos, les fantaisies, qui, tout frais empreints du dernier cachet de la mode, captivent l’attention, excitent la convoitise, arrêtent le chaland. « De tout cela, entendez-vous dire et répéter, il n’y en a que pour un déjeuner de soleil. » Mais n’importe, l’effet cherché est produit. Grâce aux nouveautés, vous avez stationné devant la montre, le magasin est noté dans vos souvenirs, vous saurez le retrouver, ne fût-ce que pour l’emplette du plus humble ou du plus antique tissu : et voilà sans doute comment il advient que le bazar aux étoffes de toutes sortes se change pour vous – et partant pour l’enseigne, laquelle est tenue de faire son métier d’enseigne intelligente – en MAGASIN DE NOUVEAUTÉS par excellence.

Quoi qu’il en soit, comme tout ce que nous saurions dire ne changerait rien à un état de choses qui, du reste, ne fait courir aucun péril à aucun intérêt notable, et qui peut, en outre, arguer des vénérables privilèges de la synecdoque, je suis d’avis que nous acceptions, sans le discuter davantage, le fait accompli, et que nous pénétrions dans la maison sans trop prendre garde à l’inscription de la porte.

Le seuil passé, aux environs du comptoir, qui est voisin de l’entrée par la même raison que les bureaux de douane sont voisins des frontières, nous sommes abordés par un homme mis avec une élégante et correcte simplicité, qui, après s’être suffisamment incliné devant nous, un engageant sourire sur les lèvres, s’enquiert du ton le plus courtois de l’objet de notre visite.

Cet homme, s’il n’est le chef de l’établissement lui-même, doit être au moins son plus fidèle et plus sûr représentant, car le poste qu’il occupe, et où il semble n’avoir d’autre souci que de distribuer en manière de passe-temps quelques banales formules de politesse aux entrants et aux sortants, n’est pas moins celle des charges de la maison qui exige le plus de sérieuses qualités réunies. Il doit, en effet, tout en paraissant exclusivement préoccupé de personnifier l’exquise urbanité, ne pas distraire un seul instant son attention de l’ensemble et des détails du mouvement qui s’opère autour de lui. Pilote sur qui repose le succès d’une complexe manœuvre, il faut que rien ne lui échappe de ce qui se passe, aussi bien à ce comptoir près duquel il gravite, qu’au fond des galeries où sa vue a peine à porter. Pour les clients, il n’a qu’un front sans rides, que des propos sans aspérités, que des regards d’une douceur inaltérable, et que des allures d’affable, d’indifférent rôdeur. Pour sa légion d’employés, toujours apparaît, comme empreint entre ses deux sourcils contractés, le grave souci de l’entreprise dont il assume sur lui la responsabilité ; sa parole a la tranchante brièveté du commandement militaire ; son coup d’œil aigu envoie au loin un stimulant rappel à l’activité, ou à l’attention ; et s’il approche, ce n’est pas sans quelque appréhension qu’on le voit venir…

Toujours est-il que nous l’avons laissé attendant un mot de nous, pour s’empresser de nous indiquer le point de la maison où l’on peut répondre au désir que nous allons exprimer. Il se dispose même à faire avec nous, selon l’article qu’il nous entendra nommer, quelques pas dans telle ou telle direction, pour nous mettre aux mains de celui de ses subordonnés qui doit se consacrer exclusivement à la satisfaction de notre demande.

« Mille pardons, Monsieur, mais, quoique nous puissions en avoir l’air, nous ne sommes, rien moins que des clients.

– Ah ! » fait d’un air quelque peu désappointé l’homme aux courtoises manières.

Et comme vous êtes, je pense, parfaitement convaincue que ce n’était pas pour le platonique amour de nos beaux yeux que l’honnête marchand avait déployé un véritable luxe de salutations et de mines empressées, vous vous expliquerez sans peine que ma décevante déclaration ait eu pour effet de refroidir sensiblement son chaleureux accueil. Toutefois, comme on ne saurait sans en contracter l’heureux pli s’exercer sans cesse aux gracieux procédés, c’est avec la meilleure grâce du monde que, le premier mouvement de déconvenue maîtrisé, ce chef d’entreprise, oubliant sa qualité, se met en devoir de nous prouver que.

… pour être marchand, on n’en est pas moins homme,

et homme fort bien élevé : « Peu importe, reprend-il, avec un empressement qui le cède d’autant moins à celui de tout à l’heure, que la question d’intérêt y reste, je crois, entièrement étrangère, s’il est en mon pouvoir de vous être agréable, Monsieur, Madame…

– Mon Dieu, Monsieur, vous voyez en nous des voyageurs qui… voyagent pour s’instruire.

– J’en suis charmé, Monsieur.

– Et notre façon d’étudier consiste à procéder par voie d’enquête…

– Comme on dit dans le monde judiciaire ou administratif, fait observer le négociant, qui sans doute n’est pas fâché de laisser entendre qu’il ne vit pas aussi reclus que nous pourrions le croire dans son absorbante spécialité.

– En effet, Monsieur. Or, voulant actuellement diriger nos investigations vers la grande industrie des tissus, nous avons pris la liberté de venir vous demander…

– Des renseignements sur le mécanisme du commerce de détail des nombreux produits de cette industrie. En ce cas, Monsieur, vous ne pouvez mieux vous adresser ; car notre maison… (Bon ! voilà l’homme parti et le marchand revenu !) notre maison, tant au point de vue de l’importance des affaires qu’au point de vue des résultats obtenus, peut vous offrir le modèle des établissements renommés pour le nombre, la qualité, le bon goût des assortiments, en même temps que pour la modicité des prix.

– J’en suis convaincu, Monsieur, mais… »

Il ne m’entend pas, il continue : « Beaucoup de concurrents se vantent d’acheter en fabrique, à qui pourtant les marchandises n’arrivent que grevées par le prélèvement de deux ou trois commissionnaires : tandis que nous avons, nous, réellement des relations directes avec les centres manufacturiers, ce qui nous permet d’établir nos tarifs avec une forte moyenne de réduction, et par conséquent de faire profiter nos clients d’un notable avantage.

– Je m’explique alors, Monsieur, la préférence qui est généralement acquise à votre maison ; mais…

– Et vous comprenez aussi, Monsieur, que le fait d’un rapide écoulement motivant le renouvellement presque quotidien de nos fonds de marchandises, il s’ensuit que le public est assuré de trouver toujours chez nous des articles frais, et du dernier choix.

– C’est incontestable, Monsieur, toutefois…

– Ajoutez, Monsieur, que la disposition d’un imposant capital, clair et liquide, nous permettant de traiter la plus grande partie de nos achats au comptant, – j’entends le comptant commercial : trente jours au lieu de quatre-vingt-dix – outre que nous bénéficions de l’escompte, qui est à considérer quand on opère sur un chiffre considérable, nous avons en mainte occasion la chance d’excellents marchés à faire de première main. Et il va de soi que notre clientèle n’est pas sans bénéficier de cette situation vraiment exceptionnelle.

– Je n’en doute point, Monsieur ; mais, s’il vous plaît… »

Mais notre marchand qui tient le dé, n’entend pas, à ce qu’il paraît, s’en dessaisir pour si peu. Laissons-le donc faire : charbonnier est maître chez lui.

L’exposé d’une autre différence essentielle qui existe entre nous et nos concurrents – reprend-il aussitôt – achèvera de vous démontrer combien sont réels les avantages que nous pouvons offrir aux acheteurs. Je veux parler de la supériorité d’organisation et de fonctionnement du personnel, laquelle se traduit encore par une large réduction des frais généraux. Mais une différence ne pouvant être rendue sensible que par la comparaison, je dois tout d’abord vous faire connaître l’ordre généralement adopté ailleurs.

Dans la donnée commune d’une maison de quelque importance, l’ensemble des produits mis en vente est divisé en huit ou dix rayons, ou groupes d’articles offrant une analogie, sinon par la qualité, au moins par l’emploi. Ainsi, le rayon Indiennes comprend, avec les étoffes de coton imprimées, les organdis, les cotonnades, les toiles de Vichy. Le rayon Châles reçoit, en même temps que les cachemires vrais et les Térnaux, les mantelets, les écharpes pour dames. Au rayon Meuble figurent, à côté des damas et des perses, le velours d’Utrecht et la moquette. Sur le rayon Soieries se rangent, à la suite des moires, les satins, les poults, les taffetas et aussi les velours-coton. Tout ce qui est lainage, depuis l’épais mérinos jusqu’aux plus légers poils de chèvre, prend place au rayon Fantaisie. Le rayon Blanc de fi comporte presque exclusivement le linge de corps et de table ; tandis que le rayon Blanc de coton contient les calicots, les madapolams, les nansoucks, les jaconas, les mousselines unies et brodées, les guipures. Je vous ai nommé les principaux rayons. À la tête de chacune de ces subdivisions, qui sont dans le magasin ce que sont les ministères dans un gouvernement, se trouvent autant de chefs de rayons, qui tiennent auprès du patron la place des ministres auprès du souverain. Le chef de rayon est à la fois capitaine et ambassadeur : capitaine en ceci, qu’il a le commandement absolu et discrétionnaire de la compagnie qui opère la vente sous son impulsion, et aussi sous sa responsabilité ; et ambassadeur en cela, qu’après inventaire quotidiennement dressé de l’approvisionnement de son rayon, il est encore chargé, avec plein pouvoir, d’aller effectuer au dehors les achats qui doivent réparer les brèches faites par les clients. Aussi, comme souvent il lui arrive d’être en course pendant la majeure partie de la journée, délègue-t-il à un lieutenant d’une constante stabilité la direction du service de vente. Celui-là prend le titre de Second. D’ailleurs pour le Second, aussi bien que pour les Troisièmes et Quatrièmes, qui se confondent sous le titre de commis, le chef de rayon est un Premier. C’est le Premier qui les enrôle et les congédie ; le patron ne fait qu’approuver les conventions. Les diverses classes de commis ont pour ligne de démarcation le chiffre des appointements qui se mesurent au mérite plutôt qu’à l’ancienneté. Les jeunes gens débutent au pair, c’est-à-dire sans émoluments, mais toujours nourris et logés ; car c’est une condition générale que la table et l’abri soient donnés aux employés. La journée commençant à 7 heures et demie du matin pour finir à 10 heures du soir, est coupée de deux repas pour lesquels on accorde de 30 à 35 minutes. C’est, je dois vous le faire remarquer en passant, les seuls instants où les employés soient autorisés à s’asseoir ; mais, dans les maisons qui ne ferment pas le dimanche, ils ont ordinairement un jour de sortie par quinzaine. Quant aux appointements, ils varient depuis 400 francs, qui est le taux des nouveaux salariés, jusqu’à 5 et 6 000, moyenne qu’atteignent les chefs de rayon, mais que souvent ils dépassent, soit par attribution directe, soit par le fait d’un intérêt qui leur est alloué sur le chiffre des affaires, ou plutôt des bénéfices. On vous en citerait qui touchent jusqu’à 15 et 18 000 francs, ce qui revient à dire que la réunion des huit ou dix chefs de rayons d’un grand établissement constitue un état-major qui, s’il rend les plus éminents services à l’entreprise, ne laisse pas que de devenir singulièrement onéreux à son budget.

« Quoi qu’il en soit, tel est à peu près le système suivi dans toutes les maisons considérables. Mais nous avons pu, nous, grâce surtout à ce qu’un rare hasard, un vrai coup de fortune, a fait que nous nous sommes rencontrés trois associés, joignant chacun à des aptitudes particulières un besoin extrême de vigilance et d’activité, nous avons pu, dis-je, apporter à ce régime plusieurs modifications capitales. Ainsi, Monsieur, dans notre maison… »

Ici le marchand qui, tout en s’entretenant avec nous, n’a pas cessé un instant d’exercer, près et loin de lui, sa rigoureuse surveillance, ici le marchand s’interrompt : « Veuillez m’excuser : l’apparition du maître me semble être urgente là-bas. Une minute, et je suis à vous. »

Et il s’éloigne.

Je ne sais pas, Madame, si vous avez pris quelque intérêt aux détails qui viennent de nous être donnés, mais je puis vous affirmer que mon intention, en vous amenant ici, n’était nullement de les obtenir ; et vous l’auriez bien vu, si ce trop obligeant orateur m’eût laissé le loisir de formuler en entier ma demande. Mais le voici qui revient et s’apprête sans doute à reprendre une démonstration qui, à mon avis, est un peu trop exclusivement professionnelle. Je vais tâcher de l’enrayer sur cette voie où nous l’avons, je crois, suivi déjà trop longtemps.

Il nous aborde de nouveau : « Je disais donc, Monsieur et Madame, que… »

– Pardon, Monsieur, mais madame et moi nous comprenons que nous ne saurions prendre davantage votre temps, sans qu’il en résulte pour vous un préjudice que nous nous reprocherions vivement d’avoir causé. Ce n’est pas d’ailleurs sans regret que nous renonçons au plaisir d’entendre jusqu’au bout une argumentation, qui, pour la rendre plus évidente, ne ferait pas plus certaine à nos yeux l’incontestable supériorité de votre maison. Permettez-moi donc de restreindre à une seule et dernière question l’importunité que, jusqu’ici, vous avez bien voulu subir avec une si indulgente courtoisie.

– Qu’à cela ne tienne, Monsieur ; je suis prêt à répondre à toutes les questions qu’il vous plaira de m’adresser.

– Oh ! une seule. Je désirerais qu’une bouche autorisée comme la vôtre daignât faire connaître à madame le nombre et le nom des matières premières qui servent à la confection des tissus réunis dans un magasin tel que celui où nous sommes.

Le marchand fronce le sourcil d’un air méditatif, pour ne pas dire embarrassé. Ne lui serait-il pas encore arrivé de s’adresser à lui-même cette question, aussi simple cependant que naturelle ? Je n’en voudrais point jurer. – Bientôt, toutefois, son front s’éclaircit.

« Mon Dieu, Monsieur, c’est en faisant de tête la revue des rayons que nous pouvons le savoir, » dit-il, ce qui équivaut à nous avouer qu’il n’a jamais songé à passer cette revue pour son propre compte.

« Eh bien, Monsieur, si vraiment ce n’était pas trop abuser…

– Comment donc, Monsieur, comment donc !… »

Et le voilà qui, silencieux, l’œil à demi fermé, paraît se livrer à un travail d’exploration mentale de ses domaines. De temps en temps il ouvre avec l’index de sa main droite un des doigts de sa main gauche, qu’il avait mise fermée à hauteur de sa poitrine. Quand il ne reste plus à cette main un seul doigt plié :

« Eh bien, mais ! s’écrie-t-il, du ton de l’homme qui s’attendait peut-être à un résultat différent de celui qu’il vient d’obtenir, je n’en trouve réellement que cinq.

– C’est qu’évidemment, Monsieur, il n’y en a pas davantage.

– En effet, pas davantage. Cinq, ni plus ni moins.

– Qui sont, s’il vous plaît ? »

Il referme alors ses cinq doigts, qu’il rouvre successivement, en faisant tout haut la récapitulation qu’il avait préalablement faite tout bas : « La soie, un ; la laine, à laquelle j’adjoints naturellement les poils de chèvre ou d’alpaca, deux ; le chanvre, trois ; le lin, quatre ; le coton, cinq. – Et c’est bien tout, Monsieur.

– Alors, Monsieur, il ne nous reste plus qu’à vous prier d’agréer nos vifs remerciements pour le bienveillant accueil que nous avons eu l’avantage de trouver auprès de vous.

– Croyez, Monsieur et Madame, que tout l’avantage a été pour moi.

– Ah ! Monsieur !… »

Là-dessus, révérences et salutations multipliées.

Et nous voilà dehors.

Ainsi, Madame, vous l’avez bien entendu, et vous reconnaissez, je pense, le tenir de bonne part : cinq éléments constituent à eux seuls la matière première du grand nombre d’articles que met en vente le marchand de nouveautés.

Ces éléments, d’où viennent-ils ? comment se produisent-ils, et quelle suite de soins, de travaux exige leur multiple transformation ? – C’est ce que nous allons chercher à voir, à savoir ; et voilà seulement que notre véritable voyage commence.

IIILa soie

Un printemps – je pouvais avoir alors une douzaine d’années, – ma mère, originaire d’une ville de Provence, fut appelée, pour le règlement de quelque importante affaire, à séjourner pendant cinq ou six semaines dans son pays natal. Elle m’avait emmené avec elle, non pas, bien entendu, pour me confiner tout ce temps-là dans la vieille cité, qui ne pouvait m’offrir que de maigres distractions.

Dans un hameau distant de la ville d’environ deux lieues, habitait une famille de braves gens, parents éloignés, mais amis sincères et dévoués, à qui elle avait résolu de me confier. Et Dieu sait que ce projet de villégiature me souriait fort. Un matin donc, nous partons (sans avoir prévenu, pour qu’on ne se confondît pas en préparatifs de réception), moi juché sur le bât d’un roussin de louage, que ma mère suivait à pied, et sur la croupe insensible duquel elle frappait de temps à autre du bout d’un fouet dont l’avait armée le maître de l’animal.

Quand nous arrivâmes en vue de la maison, la cousine Jayard, une grosse et sympathique commère, était justement assise, tricotant, à côté du seuil. Elle nous reconnut ; et aussitôt de se lever, et d’accourir en poussant, avec toute la bruyante faconde méridionale, les plus franches exclamations de joie. Et ma mère, pour faire honneur à cet accueil, de vouloir s’élancer au cou de la bonne femme ; mais celle-ci, formant vivement de ses deux bras une sorte de cercle protecteur au-devant de sa poitrine rebondie :

« Attends, mie, attends. Embrassons-nous doucement, je te prie. »

Alors ma mère de la considérer surprise.

Et la cousine de reprendre avec une gravité qui n’était pas de la froideur : « C’est que, vois-tu, je couve.

– Vous couvez ?

– Oui, les magnans, tu sais bien.

– Ah oui ! je sais, » fit ma mère, qui semblait en effet avoir parfaitement compris le sens de ces paroles, tandis que je cherchais vainement à le trouver, moi qui n’avais jamais ouï rapporter le soin de l’incubation qu’à des bipèdes dont les dehors et la voix de ma grosse cousine ne me rappelaient ni le plumage ni le ramage. Presque aussitôt : « En vérité, reprit ma mère, j’aurais dû y penser : et voyez comme j’avais mal calculé, moi qui comptais vous laisser ce gaillard – elle me désignait – pendant au moins un mois. Je vais me hâter de le remmener.

– Le remmener, pécaïre ! Et pourquoi, s’il te plaît ? demanda la cousine.

– Parce que je n’ignore point ce qu’il en est d’une ferme de Provence à l’époque des magnans. Ce n’est pas le moment de vous donner un embarras de plus.

– Comment ! comment ! cria le cousin Jayard, un petit homme tout sec, tout nerveux, tout bronzé, qui arrivait la face épanouie, – le remmener, ce filiot. Ah ! par exemple, je voudrais bien voir ça. Que tu ne restes pas, toi, Madame, je le comprends ; car nous ne pourrions guère te faire honneur ; mais, pour le petit, c’est autre chose ; les enfants s’amusent de tout et s’accommodent de tout. Laisse-le. Il sera avec ses cousins et cousines, il ira à la feuille, il garnira, il verra grandir, dormir les bêtes, il encabanera, déramera… que sais-je ? Ça lui sera nouveau. Il ne s’ennuiera pas, j’en suis sûr, et nous tâcherons qu’il ne pâtisse pas trop, encore que ce soit le temps où l’on ne fait guère de cuisine. Si vers la fin, il arrive que les magnans lui prennent sa chambre, car cette année, nous faisons quatre onces, sois tranquille, il ne couchera pas pour cela sur la dure… »

Bref, en dépit de toutes ses protestations, ma mère dut s’en retourner seule, et je restai, enchanté d’aider à faire les quatre onces, ou plutôt d’avoir l’explication d’une suite de locutions insolites qui, en étonnant mon oreille, n’avaient pu qu’éveiller la plus complète curiosité dans mon esprit.

J’inaugurai presque aussitôt mes fonctions en compagnie d’une de mes cousines qui m’emmena à la feuille. Chemin faisant, cela va sans dire, mon premier soin fut de lui adresser mainte question touchant ces magnans que je voyais être l’objet de la préoccupation générale, non seulement chez le cousin Jayard, mais encore dans toutes les habitations où la jeune fille me faisait entrer, sans doute pour montrer aux voisins le nouvel arrivé. Elle me traduisit d’abord cette dénomination toute locale de magnans par celle de vers à soie, beaucoup plus intelligible pour moi. Elle m’apprit que les quatre onces dont avait parlé son père représentaient le poids des graines ou œufs, dont sa mère était en train de provoquer l’éclosion, en les portant le jour sur sa poitrine dans un petit sachet ouaté, que la nuit elle déposait entre deux oreillers, dans son lit, à côté d’elle.

Or, comme il y avait sept ou huit jours que la cousine Jayard couvait, et que le matin, en examinant la graine, elle avait compris, à un changement de couleur particulier, que les vers ne pouvaient tarder à éclore, elle avait envoyé sa fille faire la première cueillette de feuilles pour la nourriture des myriades d’individus qui, pendant quatre ou cinq semaines, devaient exclusivement absorber l’attention et le labeur de toute la famille.