La compétition mondiale, quel esclavage ! - Pierre Chombart de Lauwe - E-Book

La compétition mondiale, quel esclavage ! E-Book

Pierre Chombart de Lauwe

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Beschreibung

Comment parler de progrès au sujet de l'économie mondialisée quand la grande majorité de la population en pâtit ?

La mondialisation de l’économie devait engendrer pour tous une ère de liberté et de prospérité sans précédent. En fait, elle est la cause du chômage de masse et les chiffres le confirment.
Or comment peut-on oser prospérer avec une économie qui exclut une personne active sur dix ?
La compétition mondiale est le creuset de profondes inégalités et injustices, qui s’étendent largement au-delà de la sphère économique. Après l’emprise matérielle, nous voici entrés dans l’ère du remodelage des individus.

En démontrant l'incompatibilité de la mondialisation avec la prospérité pour tous, l'auteur appelle à la justice, la vérité, et la solidarité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Chombart de Lauwe est diplômé d’études supérieures de Sciences Economiques. Il a exercé son activité professionnelle comme consultant en organisation dans une grande institution publique, puis dans l’industrie automobile.

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Pierre Chombart de Lauwe

La compétition mondiale,quel esclavage !

« Nous pourrions être si heureux sur cette terre, sur cette petite planète. Mais nous avons créé un monde de la compétition, de la performance. Pour survivre il faut être le meilleur, le plus fort, il faut gagner. Cette dictature de la compétitivité, c’est assurément le plus grand joug de l’humanité et c’est nous qui l’avons créé. Créer un monde plus fraternel, c’est se libérer de cette volonté de domination. »

Frédérique Bedos, journaliste

« Cette compétition active et intense finit par dominer toute la pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie de la liberté. »

Alexandre Soljenitsyne

« À long terme, on peut prédire en toute certitude que tant que les structures monétaires et financières actuelles seront maintenues, le monde ne cessera de constater des crises, qu’elles seront de plus en plus fortes, et que leur déclenchement restera toujours aussi imprévisible. »

Maurice Allais, Prix Nobel d’Économie

« Jusqu’où irons-nous dans l’amour du néant et la course au mensonge ? »

D’après le Psaume 4, la Bible

Avant-propos

Ce livre s’adresse aux hommes de bonne volonté : ceux qui veulent la paix, la justice, la vérité ; ceux qui s’efforcent réellement de construire un monde meilleur : plus juste, plus respectueux, plus solidaire, plus fraternel.

L’histoire de ce livre démarre avec une intuition que je porte depuis de nombreuses années : la compétition économique mondialisée qui se déroule sous nos yeux ne porte pas de bons fruits, dans les pays pauvres comme dans les pays développés. Dans nos pays riches, elle est la source du chômage de masse. Et ce chômage de masse aurait dû nous interpeller depuis longtemps.

Pour écrire ce livre, j’ai commencé par écrire mes intuitions fondamentales. Puis j’ai cherché à confronter ma pensée à celle des autres. J’ai lu des livres plaidant pour la mondialisation, d’autres plaidant contre. Certains m’ont déçu, d’autres m’ont passionné, d’autres enfin m’ont interpellé. Mes intuitions initiales sont restées, mais ma pensée a évolué, elle s’est enrichie et précisée.

Cet ouvrage n’est donc pas composé par ma seule main, mais avec l’aide de toutes ces intelligences.

J’ai admiré la justesse de propos de certains de ces auteurs, leur courage, leur lucidité, leur recherche de vérité sans compromission. Je tiens à leur rendre hommage et à leur exprimer ma profonde reconnaissance pour ce travail qu’ils ont accompli, souvent avec beaucoup d’abnégation, pour rechercher et proclamer ce qui leur paraissait juste et vrai.

Je ne manquerai pas de mentionner leur nom et leur apport dans les divers chapitres concernés. Néanmoins, je veux en citer quelques-uns dès maintenant.

Maurice Allais : En découvrant ses livres, j’ai eu la grande joie d’être conforté dans mon intuition initiale : il démontre, chiffres à l’appui, que la mondialisation, par les délocalisations qu’elle a entraînées, est la cause fondamentale du chômage de masse.

Michel Geoffroy pour son travail minutieux et fort bien documenté et Olivier Piacentini pour sa synthèse simple et lumineuse, qui apportent un éclairage capital sur les impacts sociétaux de cette mondialisation. J’ai apprécié en particulier leur justesse de ton, car le sujet est épineux.

Yves Perez, qui, par son étude du protectionnisme français sur une très longue période, apporte une analyse bienvenue, bousculant bien des idées reçues.

Joseph Stiglitz et son expérience en tant que haut responsable de la Banque Mondiale sur le processus de diffusion de la mondialisation dans les pays pauvres. J’ai apprécié son humanité, sa sagesse, au-delà de son expérience considérable d’économiste.

Je ferai également souvent référence à la pensée sociale de l’Église Catholique, car j’y ai trouvé une forte concordance avec ma propre pensée.

Introduction

Tant de pauvres dans le monde !

Tant de personnes sans travail !

Et en même temps, tant d’argent…

Tant d’argent concentré entre quelques mains.

Face à la montée de l’injustice et face à la souffrance de millions de personnes, peut-on rester indifférent ?

La réalité nous montre que fondamentalement quelque chose ne va pas, et dans des proportions gigantesques. Certains ont dénoncé à juste titre des « structures de péché ».

Comment bâtir un monde plus juste et plus fraternel ?

Or notre monde est de moins en moins juste et de moins en moins fraternel. Nous en sommes tous témoins.

Est-ce un processus inexorable, face auquel il est vain de lutter ? Je ne le crois pas. Mais ce sera difficile, tant nous nous sommes enfoncés !

Le prix à payer sera important.

Justice et respect de soi, de l’autre, des autres, de la nature : autant de principes à la base de ce livre.

- Justice : des règles du jeu claires et respectées.

- Respect de soi : sans respect de soi, pas de respect de l’autre.

- Respect de l’autre : jusqu’à respecter l’autre comme un autre soi même.

- Respect des autres : ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre, des autres.

- Respect de l’environnement aussi, par respect des générations futures.

La justice et le respect de soi et de l’autre, de tout autre, quel qu’il soit, sont le soubassement d’un monde plus fraternel.

Première partie

La compétition mondialisée :

quelques faits et effets

« Je me refuse à croire que l’humanité contemporaine, apte à réaliser des prouesses scientifiques et techniques, soit incapable de trouver des solutions justes et efficaces au problème essentiel qu’est celui de l’emploi »1.

Chapitre 1La mondialisation : causedu chômage de masse

Voici une conviction bien présente dans le bon sens populaire : l’ouverture des frontières a provoqué une mise en concurrence mondialisée qui a entraîné une marée de délocalisations et l’apparition du chômage de masse. Mais dans le monde des économistes et des responsables politiques, tel n’est pas le cas : cette croyance est rejetée et combattue. L’idéologie dominante vante au contraire les vertus du libre-échange. Le titre d’un livre d’Alain Minc résume bien la pensée qui a prévalu dans ce milieu : « La mondialisation heureuse ». Pendant longtemps, ce fut même la pensée unique. Aujourd’hui, devant les ravages évidents qu’elle a provoqués, peu oseraient encore une telle affirmation. Mais le credo libéral demeure, il est à la source de la mondialisation engendrée par la suppression des entraves au libre-échange. Alors qu’en est-il ? Qui a raison, qui a tort : la compétition économique mondiale a-t-elle engendré chez nous le chômage de masse ?

I. De 1973 à 1984 : le raz de marée du chômage

1- En France et en Europe

Voici deux chiffres essentiels sur le chômage en France :

630 000 chômeurs en 19742

2 350 000 chômeurs en 1984

Un accroissement de 270 % en 10 ans !

On pourrait rajouter : 3 100 000 chômeurs en 1994, soit 11 % de la population active, ce qui représente un nouvel accroissement de 32 % par rapport à 1984. Mais concentrons-nous sur les deux premiers chiffres.

Ces chiffres sont-ils spécifiques à la France ?

Voici la courbe du chômage en France et en Europe depuis les années 1949 à 2009. Il s’agit toujours du chômage au sens du BIT3.

Évolution du chômage en France et en Europe, en % de la population active 4

On peut constater que les deux courbes sont quasiment identiques : le chômage en France suit la même évolution que le chômage en Europe, avec la même survenance d’une ascension vertigineuse entre 1974 et 1984 ! Même explosion qu’en France et sur la même période !

Le problème du chômage n’est donc pas un problème franco-français. Chercher les causes de notre chômage de masse dans les spécificités du marché de l’emploi français est une fausse piste.

Voici schématisée pour la France seule, la courbe d’évolution du chômage de 1949 jusqu’à 2017, toujours en % de la population active5 :

On peut constater :

Un premier plateau bas, très long, car il date de 1949 et même d’avant, et se termine en 1974. 630 000 chômeurs en 1974, soit environ 2,5 % de la population. Cela correspond à un chômage résiduel6, selon le qualificatif utilisé par les économistes.

Puis un raz de marée de 1 720 000 chômeurs de 1974 à 1984.

Enfin un plateau haut, avec quelques variations, mais globalement avec 9 % de la population active au chômage. Et en 2020, nous avons toujours 9 % de la population active au chômage (au sens du BIT).

En termes d’effectifs, où en sommes-nous ? Le rapport de la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du 25 octobre 2020 indique pour la France métropolitaine : 5 783 800 personnes en situation de sous-emploi au troisième trimestre 2020. Parmi elles, 3 673 400 sont sans emploi (catégorie A) et 2 110 400 exercent une activité réduite (catégories B, C).7

2- Dans l’ensemble des pays développés

Il en est de même dans d’autres pays industrialisés hors Union européenne.

Ce tableau de Maddison résume le taux de chômage pour plusieurs pays riches, européens mais aussi non européens, depuis 1950 :

On observe la même explosion, et toujours à partir de la même année : doublement du chômage en 10 ans (1974-1984) ; plus d’un triplement en 20 ans (1974-1993).

3- Un fait majeur qui nécessite notre attention

Avec ces quelques données, nous sommes donc en présence de deux faits capitaux :

1) De 1974 à 1984, le chômage a vécu un véritable raz de marée dans l’ensemble des pays développés.

2) Après ce tsunami, le chômage reste sur un plateau haut. Donc, même si l’onde de choc initiale est passée, les conséquences de ce tsunami perdurent.

Il y a donc eu sur cette période de 10 ans, 1974 à 1984, une dislocation brutale de l’emploi dans l’ensemble de ces pays. Il nous faut absolument en identifier la cause si l’on veut comprendre l’apparition du chômage de masse. Sans connaitre la racine du mal, inutile d’espérer élaborer les remèdes appropriés pour l’éradiquer.

Il faut donc concentrer notre analyse sur cette période-là uniquement : 1974 à 1984. Analyser les périodes suivantes serait se tromper de cible. Or beaucoup d’analyses sur le chômage de masse ne portent pas sur cette période, mais sur les périodes suivantes. Elles ne permettent donc pas d’identifier la ou les raisons de cette ascension vertigineuse.

II. Pourquoi cette explosion du chômage entre 1974 et 1984 ?

Seuls des changements majeurs peuvent entraîner un tel afflux de personnes vers le chômage en 10 ans à peine, en France comme dans l’ensemble des pays développés. Il nous faut rechercher un ou plusieurs évènements ayant impacté l’ensemble des pays développés sur cette période délimitée : 1974 à 1984.

On pourrait soupçonner le développement du progrès technique ou du travail des femmes. Mais manifestement, il ne s’agit pas de cela. Le progrès technique est un processus qui certes a une incidence forte sur l’emploi, mais qui n’a pas occasionné de rupture majeure durant cette période. Il en est de même avec le travail des femmes : c’est un processus en progression constante mais sans rupture majeure sur cette période.

Deux phénomènes seulement répondent à cette double caractéristique :

Les deux chocs pétroliers en 1973 puis en 1979.

L’ouverture massive des frontières décrétée par les Organisations Internationales (GATT) et par l’Union européenne, à partir de 1974.

Les deux chocs pétroliers sont-ils la cause de l’apparition du chômage de masse ?

Certains économistes en attribuent la cause à l’augmentation soudaine des cours du pétrole. Certes ces deux chocs ont profondément perturbé l’économie mondiale et généré des pertes d’emploi. Mais sont-ils la cause de la survenue du chômage de masse ?

Voici la courbe depuis 1970 des cours du baril de pétrole WTI8  en dollars (moyennes mensuelles) (Source : France-Inflation.com)

Pendant quatorze ans (de 1986 à l’an 2000), les cours du pétrole ont diminué de moitié par rapport au choc pétrolier de 1979 (retour de 40 à 20 sur le graphe). Alors, si les chocs pétroliers étaient la cause du chômage de masse, pourquoi celui-ci n’a-t-il pas baissé aussi sur cette période ? Or le chômage a augmenté de 50 % sur cette seule période (cf. tableau de Maddison : montée de 6 % à 9,2 %.) De même, pourquoi n’y a-t-il pas eu une autre vague de chômage de masse, lors du choc de 2008, quand les prix du baril ont flambé jusqu’à 147 dollars ?

De toute évidence, la courbe du chômage n’est pas corrélée à celle du pétrole. En revanche, les deux chocs pétroliers ont bien sûr eu un impact très important sur notre balance des paiements. Le renchérissement du prix du baril a creusé notre déficit extérieur, notre dette. On pourrait d’ailleurs logiquement penser que ces deux chocs auraient pu avoir un effet positif sur le chômage. En effet, le seul moyen de combler le poids grandissant des importations de pétrole, n’est-il pas d’exporter davantage, et donc de travailler davantage, pour équilibrer notre balance extérieure ?

Mais la variable « Exportation » n’est pas une variable aisément maîtrisable. Exporter plus dépend par définition des autres pays. Il faut qu’ils décident d’importer davantage de nos biens ! Or ils ont subi eux aussi le choc pétrolier, avec les mêmes conséquences, ils ont eux aussi cherché à exporter plus et non à importer plus. Les deux chocs pétroliers ont donc accentué les tensions commerciales internationales. Mais, je le redis, l’apparition du chômage de masse ne provient pas des deux chocs pétroliers. La cause fondamentale est ailleurs.

Et pourtant, encore aujourd’hui, cette idée est largement répandue. Pourquoi cette erreur persiste-t-elle ? Parce que cela évite d’aller chercher ailleurs et de dénicher une autre raison que certains veulent absolument cacher. Nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur…

1- Alors pourquoi cette explosion du chômage de masse depuis 1974 ?

Maurice Allais, premier Prix Nobel d’Économie français, qui a longuement étudié cette question et y a consacré plusieurs ouvrages, parle de la « cassure de 1974 ». Il apporte une réponse très claire à l’apparition du chômage de masse :

« En fait, une seule cause peut et doit être considérée comme le facteur majeur et déterminant des différences constatées entre les deux périodes 1950-1974 et 1974-2005 : la politique à partir de 1974 de libéralisation mondialiste des échanges extérieurs du GATT et de l’Organisation de Bruxelles et de libéralisation des mouvements de capitaux dont les effets ont été aggravés par la dislocation du système monétaire international et l’instauration généralisée du système des taux de change flottants.

Incontestablement, l’évolution très différente de l’économie française à partir de 1974 résulte de la disparition progressive de toute protection du Marché Communautaire Européen, de l’instauration continue d’un libre-échange mondialiste, de la délocalisation des activités industrielles, et de la délocalisation des investissements financiers »9.

Voici en note les faits historiques.10

Il conclut ainsi : « À partir de 1974, on constate pour la France, une croissance massive du chômage, une réduction drastique des effectifs de l’industrie et une réduction très marquée de la croissance.

- Le taux de chômage au sens du BIT : De 1950 à 1974, le taux de chômage est resté constamment inférieur à 3 %. De 1975 à 2005, il s’est progressivement élevé pour atteindre 12,5 % en 1997 et 10 % en 2005.

- Emplois dans l’industrie : De 1955 à 1974, les effectifs dans l’industrie s’étaient accrus d’environ 50 000 par an. Ils ont atteint leur maximum d’environ 6 millions en 1974. Puis, ils ont décru de 1974 à 2005 d’environ 50 000 par an.

- Le taux de croissance : De 1950 à 1974, le taux de croissance moyen du PIB réel par habitant a été de 4 %. De 1975 à 2005, il a été de 1,6 % (baisse de 2,4 %, soit une diminution de 60 %) »11.

À partir de 1974 : destruction des emplois, destruction de l’industrie et de l’agriculture, destruction de la croissance…

Ce constat de Maurice Allais vient donc corroborer ce que dicte le simple bon sens populaire et que nous constatons depuis tant d’années, à savoir les fermetures d’entreprises à cause de la concurrence des pays à bas coût et de leur relocalisation dans ces pays, ont entraîné la disparition de pans entiers de notre économie et une explosion du chômage.

Toutes les usines ou entreprises qui ont fermé depuis tant d’années, à cause de la concurrence internationale, n’auraient aucun impact sur le chômage ou qu’un impact marginal ? Allons donc ! Il faut être aveugle pour ne pas le constater !

2- Impuissance des politiques de lutte contre le chômage

On peut alors comprendre les raisons de l’impuissance des politiques mises en œuvre pour lutter contre le chômage.

Nous avons cherché des causes françaises au chômage de masse : coût prohibitif du travail non qualifié ; rigidités du marché de l’emploi ; arbitrage en faveur des systèmes d’aide aux dépens du travail12 ;  choix en matière de politique industrielle : inertie (voir encouragement) des responsables politiques face au dépeçage de l’industrie, considérant que l’avenir était dorénavant dans les services ; lourdeur de la fiscalité des entreprises ; choix d’une exposition toujours plus large à la concurrence internationale ; etc.

Certes, s’attaquer à ces rigidités du modèle français n’est pas inutile. De même, il n’est pas inutile de comparer nos résultats avec ceux de nos voisins : par exemple, pourquoi, dans le tableau précédemment présenté, la France a-t-elle 12 % de sa population active au chômage fin 1998 lorsque l’Allemagne n’en a que 9 % ?

Toutes ces politiques de lutte contre le chômage essaient de soulager, voire d’atténuer l’âpreté du phénomène. Mais en aucun cas, elles ne s’attaquent au fond du problème. L’Allemagne, considérée souvent comme le bon élève de la classe, n’évite pas plus que les autres, le chômage de masse : il passe de 2 % à 9 % sur la période 1974 - 1984. Si nous nous contentons de ces politiques, nous sommes en marge du sujet central ! Rappelons que le chômage de masse touche tous les pays développés. Donc, rechercher des causes dans les spécificités françaises ou dans les écarts entre pays, c’est se détourner de l’essentiel du problème. C’est même être hors sujet ! Les causes majeures sont au niveau mondial. Nous ferions mieux de nous attaquer sérieusement à la racine du problème.

C’est d’ailleurs ce que confirme Maurice Allais, qui déclare même qu’il s’agit d’une évidence : « Personne ne veut reconnaître cette évidence : si toutes les politiques mises en œuvre depuis vingt-cinq ans ont échoué, c’est que l’on a constamment refusé de s’attaquer à la racine du mal, la libéralisation mondiale excessive des échanges et la déréglementation totale des mouvements de capitaux. Telle qu’elle s’est développée, la mondialisation est le facteur majeur du chômage et de la réduction de la croissance… La politique libre-échangiste mondialiste, aggravée par le système des taux de change flottants et la déréglementation totale des mouvements de capitaux, n’a fait qu’engendrer destruction des emplois, réduction de la croissance, désordres, instabilité et misères de toutes sortes13 ».

Conclusion personnelle

En étudiant la littérature vantant la mondialisation des échanges, je ne vous cache pas que j’ai parfois éprouvé un certain malaise. Beaucoup de ces discours sont des discours théoriques où le coût humain, la souffrance des millions de chômeurs, y tient bien peu de place, voire même n’en a aucune. Parfois, l’argumentaire frôle la mauvaise foi ou comporte une bonne dose de cynisme : certains ont l’outrecuidance de qualifier les délocalisations « d’avatar » de la mondialisation14. Les millions de chômeurs entraînés par les délocalisations seraient un avatar ! Quelle insulte et quel mépris pour toutes ces personnes !

Au final, je n’ai trouvé dans toute cette littérature aucune réponse valable à la question : pourquoi l’explosion du chômage de masse à partir de 1974 ? En fait, c’est normal. Maurice Allais a donné la réponse et il n’y en a pas d’autres : l’ouverture totale des frontières à la concurrence mondiale à partir de 1974 ! Mais cette réponse contredit tellement le discours ambiant et omniprésent qu’elle n’est pas acceptée. Elle remet en cause tout le fondement de notre société actuelle.

Or avons-nous le droit de tolérer que des millions de nos contemporains soient au chômage ? Certes un chiffre, aussi alarmant soit-il, n’a jamais fait pleurer personne ! Mais nous devrions quand même nous laisser interroger par ce fléau majeur qui détruit en profondeur la personne confrontée au chômage de longue durée, qui ruine le tissu social et familial et fait peser des charges considérables sur la société et ses secteurs viables. Cette situation est inadmissible, humainement, socialement, politiquement et économiquement. Cette profonde désagrégation du tissu social mènera inéluctablement à une grave explosion qui mettra en cause la survie même de notre société.

Hélas ! Cette situation ne fait qu’empirer. Certes le raz de marée des années 1974-1984 est terminé, mais le chômage de masse persiste, avec de faibles variations. Cela signifie une charge très handicapante pour l’économie nationale face à la concurrence internationale.

C’est un vrai nœud coulant qui s’est installé à partir de 1974, avec l’instauration du libre-échange mondialisé, et ce nœud ne desserre pas son étreinte.

Cette situation de chômage massif révèle un dysfonctionnement très profond de notre système économique, qui nous oblige à une remise en cause radicale… à moins d’être insensibles à la souffrance qui nous entoure.

Ce fléau du chômage s’accompagne d’un corollaire: la fracture sociale qui va grandissante dans notre pays comme dans la plupart des pays développés. Cette montée des inégalités est extrêmement préoccupante et menace la stabilité de notre société. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, lance un cri d’alerte et y consacre un ouvrage fort intéressant, même s’il concerne surtout les USA15.

La richesse des 1 % les plus riches de la planète est supérieure à celle de 90 % de la population mondiale, soit 6,9 milliards de personnes. Les 2 153 milliardaires du monde entier possèdent plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60 % de la population mondiale. Dans le même temps, près de la moitié de la population mondiale, soit près de 3,8 milliards de personnes, vit toujours avec moins de 5 dollars par jour. Le rythme de réduction de la pauvreté s’est ralenti de moitié depuis 201316. Ce qui est en cause, déclare l’Oxfam, c’est l’exploitation sans limites des travers du modèle néolibéral ainsi que les solutions d’évitement fiscal mises en place par les ultra-riches pour contourner l’impôt.

Nous assistons aujourd’hui, après plus de 40 ans de chômage de masse, à un étrange paradoxe : presque 6 millions de chômeurs et, en même temps, des entreprises qui cherchent à embaucher sans y parvenir. Comment expliquer ce paradoxe qui n’est qu’apparent ? L’un est la conséquence de l’autre. Le chômage sur longue durée a engendré une destruction profonde des personnes et du tissu social. Après des années de chômage, il est très difficile à quelqu’un de se réadapter à un emploi. Malgré l’aide de multiples associations bénévoles, certains n’y arrivent pas. De même, quand dans une même famille, plusieurs générations n’ont pu trouver un emploi, le goût et le sens du travail ont disparu. Enfin, l’assistanat n’a pas eu que des bons cotés : pourquoi travailler quand les aides financières reçues sont quasiment équivalentes à un salaire ..? Nous sommes dorénavant empêtrés dans des problématiques humaines et sociales complexes.

Chapitre 2La désillusion de la compétitionmondialisée dans les pays développés

L’objet de ce chapitre n’est pas d’effectuer un descriptif exhaustif ou détaillé des effets de la concurrence mondiale dans les pays développés. Beaucoup de littérature a déjà été consacrée à ce sujet. À partir de quelques faits, il consiste plutôt à dresser un constat : la mondialisation n’a pas apporté les fruits escomptés dans les pays riches (ni dans les pays pauvres : chapitre suivant).

I. Un tableau éloquent

À partir de 1974, le GATT (prédécesseur de l’Organisation Mondiale du Commerce) et l’Organisation de Bruxelles ont procédé à la libéralisation mondiale des échanges extérieurs et à la libéralisation des mouvements de capitaux. Très rapidement, les effets ne vont pas tarder à apparaître.

Le tableau ci-dessous date de 1981, donc 7 ans après l’ouverture des frontières françaises au commerce international. Il montre la pénétration déjà considérable des produits étrangers dans notre pays.

Part des produits étrangers en France, 1981 (Source : Ministère du Commerce extérieur) :

•magnétoscope et magnétophone : la quasi-totalité

•moto : idem

•appareil de photo : idem

•armes de chasse et de tir : 75 %

•tapis : 70 %

•céréales transformées (Corn Flakes, etc.) : 59 %

•bateaux : 57 %

•chandail, bonneterie : 53 %

•soierie : 53 %

•lampes électriques : 53 %

•électroménager : 52 %

•outillage à main : 50 %

•jus de fruits et de légumes : 50 %

•produits photo et cinémas : 50 %

•jeux, jouets : 48 %

•faïence, céramique : 47 %

•bijouterie, joaillerie : 45 %

•appareils radio et télé : 43 %

•articles de sport et de camping : 41 %

•sous-vêtements : 40 %

•petits appareils ménagers : 40 %

•cyclomoteurs, vélos 40 %

•automobiles : 34 %

•chaussures : 32 %

Ces taux de pénétration des produits étrangers sont la résultante de deux phénomènes : les délocalisations opérées depuis 1974 ; et les importations que je qualifierais de résiduelles, qui sont donc une constante préexistant aux délocalisations. Pour apprécier l’impact des délocalisations, il faut donc retrancher l’influence de ces importations résiduelles.

Il est difficile d’évaluer l’impact de chacune de ces deux composantes. Mais j’ai retrouvé un article écrit en 197217 qui permet de dimensionner ces impacts. Il fournit la part globale que représentent les importations et les exportations dans l’économie nationale, sur la période 1960-1970. Il fournit aussi la structure des importations en volume en 1970. Ces deux séries de données permettent donc d’apprécier l’ordre de grandeur des importations avant 1974. La comparaison sera alors possible avec les chiffres du tableau ci-dessus.

Entre 1960 et 1970, « Les échanges commerciaux français avec l’extérieur représentent environ 10 à 12 % en valeur des biens et services produits et consommés par l’économie nationale ».

Dans le tableau ci-dessous, la première colonne indique le pourcentage des importations par secteur. La deuxième colonne donne le poids de ces importations sectorielles dans l’économie nationale (sachant que le total de ces importations représente 10 % de l’économie nationale).

Structure par produits des importations totales en volume en ١٩٧٠ :

Agriculture

٥,٣٠ ٪

٠,٥٣ ٪

Industrie agricole alimentaire

٩,٥٠ ٪

٠,٩٥ ٪

Énergie

١٣,٦٠ ٪

١,٣٦ ٪

Matières premières

١٥,١٠ ٪

١,٥١ ٪

Équipement matériel électrique

٢٠,٥٠ ٪

٢,٠٥ ٪

Automobile

٤,٨٠ ٪

٠,٤٨ ٪

Navigation aéronautique armement

٢,٢٠ ٪

٠,٢٢ ٪

Chimie

١١,٩٠ ٪

١,١٩ ٪

Textiles, habillement, cuir

٨,٨٠ ٪

٠,٨٨ ٪

Industries diverses

٨,٣٠ ٪

٠,٨٣ ٪

Total

١٠٠ ٪

١٠,٠٠ ٪

Certes, ce tableau n’est pas directement comparable au tableau précédent : le premier est par type de produits ; le second par grands secteurs. Néanmoins leur rapprochement permet d’en tirer un enseignement. Prenons deux exemples :

- Le secteur « Textiles, habillement, cuir » : en 1970, les importations représentent 0,88 % de l’économie nationale. Dans le tableau de 1981, regroupons tout ce qui concerne ce secteur (sachant que la liste n’inclut pas la totalité des produits du secteur) : « Chandail, bonneterie » : 53 % des produits sont importés ; Soierie : 53 % ; Articles de sport et de camping : 41 % ; Sous-vêtements : 40 % ; Chaussures : 32 %.

Même sans pouvoir comparer directement ces deux données, on peut cependant constater que l’ordre de grandeur n’est plus du tout le même. D’ailleurs, un fait l’atteste : la disparition quasi complète de l’industrie textile française pendant cette période.

Le deuxième exemple est encore plus explicite :

- Le secteur Automobile : Nous connaissons tous le poids important joué par l’industrie automobile dans l’économie nationale. Or, en 1970, les importations automobiles représentent 0,48 % de l’économie française. Quasiment rien ! En 1981, 34 % des automobiles sont importées. Certes ces deux chiffres ne peuvent être directement rapprochés, mais il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’un écart abyssal s’est creusé en très peu de temps !

Les chiffres du tableau de 1981 qui sont vraiment impressionnants, sont donc en majeure partie la conséquence directe des délocalisations massives opérées sur cette période. Ce tableau signe la preuve que les délocalisations sont directement corrélées à l’apparition du chômage de masse, elles en sont la cause.

J’aurais aimé disposer du même tableau pour aujourd’hui. Je ne l’ai pas trouvé. Mais il est évident que les pourcentages du tableau n’ont cessé d’augmenter. Pensons à l’omniprésence des produits chinois dans nos magasins. Pensons aux multiples prestations informatiques sous-traitées en Inde ! Ces deux phénomènes n’existaient qu’en faibles proportions, en 1981 !

Voilà donc la cause du chômage de masse : la fermeture de pans entiers de notre industrie nécessitée par l’obligation de délocaliser, elle-même générée par la recherche de compétitivité suite à l’ouverture des frontières au commerce international.

Le mécanisme à l’œuvre est très simple, précisons-le : l’ouverture des frontières au commerce international a eu pour corollaire immédiat la mise en concurrence de toutes les entreprises du monde. Pour survivre dans cette jungle où règne la loi du plus fort, nos entrepreneurs ont dû s’adapter au plus vite pour rester compétitifs. Question de vie ou de mort. Toutes les grandes entreprises sont devenues prisonnières de cette logique. Bon gré ou mal gré, elles ont été contraintes d’affronter cette compétition mondiale. Ce fut la course effrénée à la diminution des coûts, ce qui a signifié pour beaucoup : fermeture des usines dans nos pays à salaires élevés et délocalisations. Seules ont pu échapper celles qui étaient positionnées sur un marché de niche. Elles ont été protégées.

Voici à titre d’illustration ce que préconisait un organisme de conseil influent, le Boston Consulting Group : « Les entreprises les plus compétitives seront celles qui seront les premières à partir. Celles qui attendent seront prises dans un cercle vicieux : frais de production trop élevés, suppressions d’emploi, capitaux sous-employés, perte de valeur irréversible. » Et la conclusion tombe : « Les entreprises qui continuent à hésiter le font à leurs risques et périls.18 »

II. La compétition mondialisée : un piège qui s’est retourné contre nous

Éric Laurent, auteur du livre « Le scandale des délocalisations » rapporte les propos d’un homme d’affaires à l’époque du mirage chinois : « Si vous restez aux États-Unis sans chercher le moyen d’aller produire en Chine, vous aurez perdu votre rang de producteur mondial dans 10 ou 15 ans. » Et cet auteur ajoute non sans malice, mais avec justesse : « Aujourd’hui il serait plus réaliste d’exprimer les choses ainsi : « Allez produire en Chine et dans moins de 10 ou 15 ans vous aurez perdu votre rang de producteur mondial ! »19 Voire vous aurez disparu.

Aujourd’hui, la mondialisation s’est retournée contre nous. Tous les secteurs d’activité sont désormais soumis à une concurrence impitoyable qui nous oblige, pour rester compétitifs, à nous aligner dans tous les domaines, y compris les secteurs de pointe, sur les pays à faibles coûts.

Autrefois, les pays en développement exportaient des produits agricoles et des matières premières et les pays développés leur vendaient des produits manufacturés. Désormais, ce n’est plus vrai : plus de la moitié des produits manufacturés achetés par les Américains et les Européens sont importés. L’ouverture des marchés qui devaient accroître notre prospérité s’est révélée un mortel aveuglement.

Ici encore le piège est simple à comprendre : les pays à bas coût, notamment la Chine, ont commencé par accueillir nos entreprises qui se délocalisaient, trop contentes de s’implanter sur un tel marché ! Puis ils ont contrefait nos produits. Et enfin s’en sont affranchis, en produisant par eux-mêmes et en devenant des concurrents directs. Bien naïf qui pouvait croire qu’il en serait autrement !

Fallait-il être grand clerc (en l’occurrence grand économiste), pour pressentir que la mondialisation créerait un chômage de masse et ne tiendrait pas ses promesses ?

Une concurrence injuste et inégale

Pour donner une idée des écarts abyssaux de salaires entre pays, voici les coûts horaires de la main-d’œuvre en 1993 (toutes charges incluses et selon le cours des changes en vigueur cette année-là)20.

Un ouvrier qualifié payé 100 en France, serait payé :

-2 à Madagascar

-3 au Vietnam

-5 en Inde

-5 en Roumanie

-7 aux Philippines

-9 en Pologne

-10 en Thaïlande

-16 en Chine

-18 au Maroc

-20 en Hongrie et en ex-Tchécoslovaquie

-27 en Tunisie

-42 à Taïwan

Ce qui est payé 5 en Inde et 16 en Chine est payé 100 en France ! Un écart abyssal des salaires ! Voilà la réalité face à laquelle se sont retrouvées nos entreprises exposées à la concurrence mondiale. Une spirale infernale, sorte de trou noir aspirant tout vers le bas. Procéder à l’ouverture des frontières dans un tel contexte, était un acte irresponsable de la part de nos responsables politiques (M. Giscard d’Estaing en tête, qui, pour « réformer » le pays, a procédé à l’ouverture de nos frontières).

La fermeture de nos usines et leur départ vers les pays à bas coûts étaient inéluctables ! Comment rester compétitifs autrement ? Il était impossible pour nos entreprises de lutter contre une telle concurrence.

Dans un tel contexte, heureusement que notre marché de l’emploi présentait quelques rigidités ! Heureusement que les systèmes d’aide étaient là pour atténuer financièrement la perte massive de travail. Certes, cela nous a coûté, et nous coûte encore très cher ! Mais n’est-ce pas la décence qui impose ce minimum de solidarité humaine ?

Hélas ! Tout ceci n’est pas terminé : nous continuons encore aujourd’hui, à subir les ravages de cette spirale destructrice ! Jusqu’où ira ce nivellement des salaires et des charges ? Jusqu’à l’alignement avec le pays ayant les coûts les plus bas ! Autrement dit, ayant les salaires et le système social les plus délabrés.

Il ne s’agit pas seulement d’un simple détricotage de notre système social. Nous sommes entraînés dans une course à la moins disance sociale ! Et cet engrenage ira si nous ne nous réveillons pas jusqu’à la disparition de tous nos systèmes sociaux !

Voilà jusqu’où nous entraîne cette spirale infernale de la compétition internationale ! J’aimerais bien me tromper, être exagérément pessimiste et alarmiste, mais hélas ! Nous sommes face à une logique implacable, face à un mécanisme inéluctable qui broie tout sur son passage. Car qui en sortira gagnant ? Personne ! Pas même les pays à bas coût qui actuellement en tirent bénéfice. La roue tournera pour eux aussi. En effet, les revendications salariales finiront par apparaître : les travailleurs réclameront leur part, les coûts augmenteront donc. Il sera alors temps pour les multinationales d’aller exploiter un nouveau pays moins disant. Le gagnant d’aujourd’hui sera le perdant de demain.

III. La mondialisation, une désillusion

Oui, la mondialisation telle qu’elle s’est déroulée, est donc une désillusion ! Mais pas pour tout le monde ! Pas pour les multinationales, ni pour les grands financiers, ni pour l’élite mondialisée ! Pour eux, elle a été une source considérable de profits. Il suffit de se reporter à l’explosion du nombre de milliardaires sur cette période. Grâce à la mondialisation, jamais les inégalités n’ont été aussi grandes.

La mondialisation n’a pas été non plus une déception pour l’opinion publique. Elle n’y a jamais cru ! Elle a su garder son bon sens. C’est ce que révèle déjà en 2010 un sondage du CSA : 88 % des Français considèrent que les délocalisations constituent un phénomène grave21. Selon une enquête réalisée pour Comfluence en avril 2020, une écrasante majorité de français (92 %) désirent que le gouvernement prenne des mesures pour « la relocalisation des entreprises industrielles françaises »22.

Le jugement est donc massif et sans appel ! Comment se fait-il qu’aucun média ne mentionne une telle attente et ne lance au moins un débat d’envergure sur le sujet ? Comment se fait-il que si peu de responsables politiques et économiques ne remettent en cause le bien-fondé de nos choix économiques libre-échangistes ?

En effet, rares sont les voix qui se font entendre pour dénoncer cette montée des périls et formuler les moyens d’y remédier. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, a été dès 2002, l’un des rares économistes à remettre en cause la croyance dominante d’une « mondialisation heureuse » : « Jouer à l’autruche en enfouissant la tête dans le sable et prétendre que tout le monde bénéficiera de la mondialisation est folie. Le problème avec la mondialisation aujourd’hui vient précisément du fait que peu en bénéficieront, en Occident, alors que la majorité en souffrira.23 »

À ce stade, faisons une remarque de simple bon sens. Comment un pays peut-il perdre ses emplois par millions et espérer continuer de prospérer ? Comment croire que nous puissions demeurer un pays riche avec une proportion importante de notre population de plus en plus appauvrie. Cette question ne semble pas empêcher nos responsables politiques de dormir, ni de continuer à nous mentir en agitant le chiffon de la croissance à venir.

Il ne se passe pas un mois sans que les médias ne nous informent que telle activité menace de fermer à cause de la concurrence internationale. Voici un exemple un peu exotique, mais qui exprime bien le problème : celui des écrevisses de Vendée !

Suite à une importation, des écrevisses ont débarqué en Vendée et ont pullulé. Leur commercialisation aurait pu être une aubaine pour la région et pour le consommateur amateur d’écrevisses. Logiquement nous aurions pu nous attendre à les trouver sur nos étals de marché. Or qu’avons-nous trouvé? Point d’écrevisses vendéennes, mais des écrevisses chinoises ! Pourquoi ? Parce que celles-ci étaient moins chères. Quel fut le résultat ? Les écrevisses pullulèrent au point de devenir une menace environnementale dans la région vendéenne. Quant aux producteurs, ils ont fait faillite et sont partis pointer au chômage.

Une telle situation est-elle normale ? Oui, si l’on se place dans une vision étroite de pure logique de marché. Non, si l’on prend en considération l’ensemble des coûts. Dans le cas présent, l’État, donc nous tous, va devoir prendre en charge le traitement et le coût du problème environnemental. Où est le gain pour la collectivité nationale ?

Le système dysfonctionne, car la logique de marché ne prend pas en compte l’ensemble des paramètres à considérer. Ce petit exemple sympathique serait amusant s’il était rare, mais ce n’en est qu’un parmi tant d’autres !

Dans le domaine agricole, ces exemples d’aberrations sont nombreux ! L’agriculture française était l’un de nos fleurons nationaux. Combien de faillites, et même de suicides parmi nos agriculteurs, parce qu’ils n’arrivent plus à vivre de leur travail ! Pour quelle raison n’y arrivent-ils pas ? À cause des prix de la concurrence internationale ! Après s’être battus avec beaucoup de courage, nos agriculteurs finissent par aller pointer au chômage. Retrouvent-ils un travail ? Comme dans les autres secteurs qui ferment, seulement une minorité retrouve un travail, et souvent moins rémunérateur. Au final, est-ce un gain pour la collectivité nationale ?

Et que dire du scandale des subventions octroyées aux multinationales ? Dans les régions sinistrées, l’État a multiplié les mécanismes d’aides à l’emploi et octroyé de larges subventions aux firmes promettant de s’installer durablement sur ces territoires. Or que se passe-t-il ? Les firmes étrangères s’installent, en se faisant donc financer leur implantation puis quelques années après, elles « oublient » leurs promesses, ferment les usines et s’en vont. Bien sûr, sans rembourser les subventions dont elles ont bénéficié de la part des collectivités territoriales et de l’État.

Des exemples ? Daewoo en 2002 en Lorraine, après avoir engrangé 46 millions d’euros, excusez du peu ! Ford à Bordeaux en 2019 ; Bridgestone dans les Hauts de France en 2020 qui a touché 1,8 million d’euros en 2018. Ce ne sont pas bien sûr les seuls exemples. Les responsables politiques certes protestent : à propos de Bridgestone, dernier exemple en date : « Une décision révoltante, avec une méthode révoltante et des conséquences révoltantes » (Bruno Le Maire, ministre de l’Économie). « C’est un assassinat. Et c’est un assassinat prémédité, prévu de longue date. (…) On a affaire à des menteurs » (Xavier Bertrand, président de la région Hauts de France). Mais des protestations sans conséquences : les usines ont fermé. Ces sociétés multinationales utilisent l’État comme une vache à lait, mais en revanche lui laissent supporter seul le poids des conséquences engendrées.

Cette pratique est devenue courante. Toutes les régions sinistrées, en France, mais aussi dans le monde, sont devenues le nouveau terrain de chasse privilégié des multinationales. Les zones sinistrées sont leur nouveau tiroir-caisse. Le jeu consiste à mettre les pays en concurrence pour accueillir leurs installations. Pour les attirer, ceux-ci rivalisent pour offrir les réglementations environnementales et sociales les plus favorables, une échelle salariale la plus basse possible, les avantages fiscaux les plus intéressants. Parfois les gouvernements créent même des déficits pour générer ces subventions. Ces grandes entreprises en profitent également pour étendre leur toile d’araignée, en localisant leurs usines de production dans un pays, leurs opérations bancaires à l’abri de l’impôt dans un deuxième, leurs centres de communication dans un troisième, leur siège social dans un quatrième. Puis quand le mouton a été tondu, elles changent d’enclos. La chasse aux subventions, c’est le nouveau sport lucratif des multinationales.

La conclusion sur les effets de la mondialisation dans nos pays développés s’impose d’elle-même.

Le grand apport de la mondialisation est de nous permettre d’accéder à une multitude de produits, à un prix bien moindre que s’ils étaient fabriqués chez nous. Mais les aspects négatifs sont trop importants pour compenser cet aspect positif, la face cachée et néfaste de la mondialisation est largement prédominante.

Face cachée, non pas parce qu’on ne la voit pas. Au contraire, elle est criante et comme le montraient les deux enquêtes, l’opinion populaire dénonce fortement les délocalisations générées ! Cachée, parce qu’elle est passée sous silence. Malgré l’évidence, notre classe dirigeante, de tous bords politiques, la tait, la nie. Nous sommes dans le matraquage de la pensée unique !

Une pensée unique qui a d’ailleurs évolué, ou plutôt s’est adaptée aux circonstances… Au début de la mondialisation, c’était la « mondialisation heureuse », comme l’a titré Alain Minc. Mais aujourd’hui, ce discours ne passe plus, alors il a évolué : « On ne peut pas faire autrement ! ». Ce n’est plus le refrain de la Flute enchantée ! C’est celui du fatalisme, et même de l’abdication.

Or ce n’est pas vrai : on peut faire autrement ! Le mal est profond, certes, le prix à payer pour en sortir sera important. Mais ce que l’homme a rapidement déconstruit, l’homme peut patiemment le reconstruire. Ce sera l’objet de l’avant-dernière partie de cet ouvrage.

Avant de clôturer ce chapitre, il nous faut aborder l’attitude de l’Europe face à la libéralisation des échanges.

IV. L’Europe, fer de lance de la mondialisation

L’Europe a choisi le camp du libre-échangisme mondialisé. « Le sort de l’Europe s’est joué lors du Conseil Européen de Lisbonne des 23 et 24 mars 2000. L’objectif de ce sommet : faire de l’Europe « l’économie la plus compétitive et plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Ces objectifs baptisés pompeusement « stratégie de Lisbonne » ne seront jamais atteints. Pis, la grande majorité des dirigeants politiques ne manifesteront jamais la moindre volonté de les faire appliquer.24 »

1- Quelques exemples d’aberrations européennes

• Deux poids, deux mesures

L’Europe est ouverte à la concurrence internationale. Elle interdit à ses États membres de fournir un soutien public à leurs industries, contrairement à ce que font la Chine ou les États-Unis.

Mais, paradoxalement, à l’intérieur de ses frontières, l’Europe reste un parcours du combattant pour nos chefs d’entreprise. Voici le constat étonnant que rapporte Eric Laurent : Une start-up américaine qui veut vendre un produit aux États-Unis fait de la distribution. Mais une start-up hollandaise qui veut vendre un produit en Belgique fait de l’exportation. Elle doit donc payer dans chaque pays européen pour déposer son brevet. Pour cette entreprise européenne, protéger l’innovation est donc extrêmement coûteux.25

• Dumping social

Le droit européen, selon l’article 13 du règlement CE/1408/71 stipule qu’un travailleur étranger est soumis au droit du travail et au régime de sécurité sociale du pays d’accueil. Mais cet article est invalidé par l’article 14 qui le suit. Celui-ci prévoit un ensemble de dérogations au droit du travail des pays d’accueil afin d’éviter les « complications administratives qui résulteraient de la règle générale ». Il autorise en fait tous les abus : baisse des salaires, destruction des emplois.

Un autre exemple fourni par Éric Laurent : en 2004, une entreprise lettone voulait s’implanter en Suède, et donc acceptait de se plier aux règles sociales suédoises. La Cour Européenne de Justice a refusé (malgré l’article 13), en qualifiant cela de « discrimination » ! Quelle aubaine pour les entreprises internationales que cette Europe qui permet d’embaucher des salariés aux conditions du pays d’envoi et non aux conditions sociales du pays d’accueil. Mais il y a pire : le contrat de travail peut être régi selon la loi de n’importe quel pays du monde : et donc selon la loi du pays le moins contraignant26.

En revanche, l’Europe ne s’occupe nullement de ce problème de fond qui pourtant la mine : la gravité des délocalisations et leur impact sur les économies nationales. Ce sujet ne fait l’objet d’aucune étude globale ni d’aucune stratégie coordonnée…

2- Qu’en est-il de la souveraineté de chaque pays de l’Union européenne ?

Depuis le traité de Lisbonne, le droit européen s’impose aux droits nationaux. Les lois communautaires priment sur les lois nationales… Qu’espérer de mieux pour une minorité de puissants qu’un pouvoir technocratique, au fonctionnement incompréhensible, qu’elle peut manipuler dans le plus grand secret, à l’abri des regards indiscrets27 ?

Je cite Olivier Piacentini dans son livre La Mondialisation totalitaire :

« L’Union européenne avait pour objectif la création d’un marché unique ouvert à l’ensemble des pays membres. Pour y parvenir, outre l’ouverture des frontières et l’abattement des droits de douane, il s’agissait de créer une harmonisation des fiscalités, mais aussi des normes sociales et environnementales en s’alignant sur le mieux disant : c’était le fameux concept d’Europe sociale…

Que s’est-il passé dans les faits ? Une fois les acquis économiques et financiers entérinés, comme le marché unique, l’euro, la banque centrale indépendante, Schengen, qui tous confortaient les intérêts de l’oligarchie, le reste ne sembla jamais vraiment passionner les dirigeants de Bruxelles : la démocratie européenne… l’Europe sociale… l’harmonisation fiscale…L’Europe se désintéresse de tout ce qui échappe aux questions économiques, financières, budgétaires, monétaires, commerciales…

Bien plus que la paix, la solidarité, la fraternité et toute autre conception angélique de l’histoire, l’Union européenne est la gardienne des intérêts des puissances financières : le reste n’est que concession aux apparences d’une démocratie totalement évanescente que l’on maintient pour illusionner »28.

Et sa conclusion tombe, implacable :

« L’Union européenne préfigure ce que sera la gouvernance mondiale de demain : un marché unique au service des intérêts des puissants, qui se lavent les mains de tout le reste, tout ce qui ne sert pas leurs intérêts, mais leur cause plutôt des tracas. »29

Chapitre 3Les ravages de la compétition mondialisée dans les pays pauvres

Face à l’ampleur des dégâts de la mondialisation sur les pays développés, je me suis interrogé : le chômage de masse dans les pays développés serait-il le prix à payer par ces derniers pour que les pays pauvres puissent décoller ? Ce serait peut-être un juste retour des choses…

C’est effectivement ce qui s’est produit pour la Chine et l’Inde. Mais dans la multitude des autres pays, il n’en a pas été de même. Quel a été l’impact de la mondialisation sur ces pays pauvres ?

I. Quelques exemples des effets dévastateurs de la concurrence internationale dans ces pays

• L’exemple d’Haïti, l’un des pays les plus pauvres du monde, sinon le plus pauvre.

Le riz est la base de la nourriture dans ce pays. Sa production locale lui assurait l’autosuffisance alimentaire et l’empêchait de sombrer dans la misère. Les problèmes d’endettement l’ont obligé à souscrire en 1986 un prêt auprès du FMI30 et donc à passer par les fourches caudines des institutions internationales : ouverture des frontières et libéralisation du commerce. Que s’est-il passé ? Le riz américain, largement subventionné, a balayé la production locale. Le pays est devenu dépendant du riz américain, les paysans ont dû abandonner leurs cultures. Le pays est devenu encore plus pauvre.

Voici deux autres exemples parmi ceux, nombreux, donnés par Stiglitz, dans son livre consacré aux effets de la mondialisation, dont le titre est fort évocateur : La Grande Désillusion31.

« Les subventions versées aux 25 000 planteurs de coton des États-Unis, qui dépassent la valeur de ce qu’ils produisent, pèsent tellement sur les prix du coton qu’elles font perdre près de 350 millions de dollars par an aux millions de paysans qui le cultivent en Afrique. Plusieurs pays parmi les plus pauvres de ce continent perdent ainsi, dans cette seule culture plus qu’ils ne reçoivent des États-Unis au titre de l’aide au développement »32.

Les droits de douane américains sur l’acier : quand la Moldavie a entrepris sa transition vers l’économie de marché, ses revenus se sont effondrés de 70 % (et elle a dû consacrer 70 % de son budget au remboursement des dettes), cette crise a fait baisser les salaires et les coûts de production. Ses firmes sont alors devenues extrêmement attractives par rapport aux compagnies américaines.

« Les États-Unis ont réagi à ces menaces commerciales en imposant des droits de douane sur l’acier étranger. Dans le cas de la Moldavie, de plus de 350 % ! Si, chaque fois que des économies qui luttent désespérément pour leur survie, trouvent une petite niche ouverte et réussisent une modeste percée, on les assomme à coups de droits de douane prohibitifs, que vont-elles penser des règles du jeu du libre marché ? Car soyons clairs : les firmes dont il s’agit, ne se livraient à aucune pratique commerciale déloyale. Les compagnies américaines étaient tout simplement bien moins efficaces et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour se rendre compétitives.

L’Amérique ne cesse de répéter aux pays en développement qu’ils doivent « supporter la douleur », mais s’avère fort peu disposée à le faire elle-même. Ne nous étonnons pas de voir monter l’accusation d’hypocrisie. Si le pays le plus riche du monde se dit contraint de recourir à des mesures protectionnistes pour défendre ses travailleurs, ces mesures ne sont-elles pas infiniment plus justifiables dans des pays en développement où le chômage est massif et le filet de sécurité inexistant ?33 »

• La Roumanie34

Du temps du communisme, les usines et entreprises roumaines fournissaient du travail aux roumains. La productivité, certes, n’était pas celle des usines et entreprises occidentales. Avec la chute du mur de Berlin, les frontières ont été ouvertes. Ces usines et entreprises n’ont pu résister à la concurrence des produits occidentaux. Résultat : elles ont fermé. Ce qui a accru la misère régnant dans le pays.

Les travailleurs roumains ont dû partir à l’étranger pour faire vivre leur famille. Aujourd’hui, qu’observe-t-on ? Des multitudes d’enfants livrés à eux-mêmes, dans la rue pour les moins chanceux, voire même placés en orphelinat, et pour les plus chanceux à la charge des grands-parents. Des enfants qui ne voient qu’une fois par an leurs parents partis à l’étranger. Avec le cortège de misères que tout cela entraîne : suicide d’enfants dès l’âge de 10 ans, des parents écartelés entre leur désir d’être présents à leurs enfants et l’impératif de travailler pour faire vivre leur famille.

Cette évolution est-elle bénéfique pour la société roumaine ? Est-ce un progrès ? Assurément non ! La misère matérielle s’est accrue chez ceux qui n’ont pu partir chercher un travail à l’étranger. Et à celle-ci, s’est ajoutée une autre misère, encore plus blessante, la misère morale.