La Dernière Marquise - Ligaran - E-Book

La Dernière Marquise E-Book

Ligaran

0,0

Beschreibung

Extrait : "Lorsqu'on étudie l'époque présente, époque de somnolence intellectuelle et d'égoïsme sans vergogne, il est bien difficile de ne pas jeter derrière soi un coup d'oeil de regret. Soixante ans ont suffi pour faire d'un peuple vif, aimable, enthousiaste, un peuple triste, sans ressort, lourd comme un sac d'écus devant lequel il se prosterne."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 407

Veröffentlichungsjahr: 2016

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



La dernière marquise

PAR EUGÈNE DE MIRECOURT

Quelques lignes d’avant-propos
Je la vois encore couchée plutôt qu’assise

Lorsqu’on étudie l’époque présente, époque de somnolence intellectuelle et d’égoïsme sans vergogne, il est bien difficile de ne pas jeter derrière soi un coup d’œil de regret. Soixante ans ont suffi pour faire d’un peuple vif, aimable, enthousiaste, un peuple triste, sans ressort, lourd comme le sac d’écus devant lequel il se prosterne.

Où est notre belle société française ? où sont les mœurs délicates, les entretiens pailletés, la fine galanterie ? Qu’avons-nous fait de l’esprit de nos pères ?

Hélas ! tout cela se meurt, tout cela n’est plus ; ou, s’il reste encore, çà et là, quelques traditions vivantes du dernier siècle, le temps les emporte chaque jour.

Dans le nombre de mes lecteurs, il s’en trouve peut-être qui ont été reçus jadis, rue de Varennes, à l’hôtel de Rocheboise : alors ils ne doivent pas avoir perdu le souvenir de cette femme délicieuse qui rassemblait autour d’elle, à quatre-vingts ans, tout ce que la société parisienne avait de plus illustre.

D’un bout à l’autre du faubourg Saint-Germain on appelait madame de Rocheboise la Dernière Marquise.

Son œil, d’où jaillissaient encore de vives étincelles, son esprit caustique et son fin sourire, offraient un attrait indicible, un parfum de dix-huitième siècle contre lesquels on se trouvait sans défense.

La marquise avait vu l’ancienne cour dans toute sa splendeur ; les hurlements de l’orgie révolutionnaire avaient épouvanté son oreille ; puis elle avait regardé passer l’Empire avec sa gloire, la Restauration avec ses faiblesses.

Tour à tour les mêmes hommes s’étaient montrés à elle sous mille faces diverses, tantôt vertueux et tantôt corrompus, tantôt fidèles et tantôt parjures.

À force d’avoir fréquenté les coulisses du grand théâtre social, elle avait fini par en démarquer tous les acteurs ; elle les accablait de sarcasmes et les faisait rougir sous leur fard.

C’était un Juvénal en falbalas et en robe de soie.

Souvent, en ma qualité d’homme de lettres, je glanais dans ses récits bon nombre d’anecdotes et de petits scandales, que je m’étudiais à reproduire, en leur conservant, autant que possible. Je charme exquis qu’elle mettait à les raconter.

Ce manège lui plut.

Elle aimait à lire ses histoires dans les feuilles périodiques, et bientôt elle m’avertit que, les jours où elle n’irait pas dans le monde je trouverais régulièrement chez elle un fauteuil au coin de l’être et une tasse de thé.

Madame de Rocheboise avait des aperçus tellement heureux, elle portait sur les hommes et sur les choses des jugements si vrais, si profonds, que je ne me lassais jamais de l’entendre. Comme je l’ai dit tout à l’heure, elle avait assisté à toutes nos crises politiques. Elle raisonnait sans préjugés et sans colère, maniant le sarcasme avec sang-froid et frappant toujours juste.

Je la vois encore, couchée plutôt qu’assise, dans son vaste fauteuil, les deux pieds sur les chenets et les mains croisées à la hauteur du genou.

Près d’elle, un charmant griffon s’étendait, les pattes en avant, sur le tapis moelleux et tournait vers sa maîtresse une tête intelligente.

Ce qui m’étonnait le plus chez madame de Rocheboise, c’étaient son caractère toujours égal et sa gaieté sans mélange.

– En vérité, lui dis-je un soir, je suis convaincu, madame, que vous n’avez jamais connu la tristesse. Votre longue carrière ne vous offre, je le gage, aucun souvenir pénible. Si on interrogeait scrupuleusement votre généalogie, peut-être trouverait-on que vous descendez de Démocrite en ligne directe : comme ce philosophe de joyeuse mémoire, vous avez constamment le sourire sur les lèvres.

– Fort bien, c’est une épigramme ! répondit-elle en me donnant sur les doigts un petit coup de son éventail. Vous trouvez que je m’écarte beaucoup trop de la gravité que me prescrit mon âge ? Rassurez-vous, monsieur, je vais devenir sérieuse.

– Gardez-vous-en bien ! m’écriai-je.

– Pourtant, dit-elle, il faut que je m’y résigne, si je veux tenir la promesse que je vous ai faite, de vous raconter mon histoire. En dépit des inductions que vous tirez de mon humeur actuelle, j’ai laissé derrière moi, dans le passé, bien des malheurs et bien des larmes.

– Vous me surprenez étrangement, lui dis-je, et j’aurais cru que les Parques ne vous avaient filé que des jours d’or et de soie.

– Sachez, mon jeune ami, reprit-elle, qu’un ciel pur et resplendissant vers le soir ne prouve en aucune sorte que le matin n’ait pas été troublé par les orages. La vie peut être sombre à son aurore et radieuse à son couchant. Si vous me demandez pourquoi le souvenir de mes anciennes infortunes ne m’attriste pas aujourd’hui, je vous répondrai que toute espèce de chagrin s’efface, ici-bas, aux premiers rayons du bonheur.

– Vous avez raison, madame, et dans cette facilité de l’oubli nous devons admirer l’un des principaux bienfaits de la Providence.

– Après tout, poursuivit la marquise, au moment même où je souffrais le plus, j’avais toujours présente à l’esprit une pensée qui me sauvait du désespoir. Je n’ai rien fait, me disais-je, pour m’attirer les maux que j’endure, et la justice divine m’accordera le juste dédommagement de mes peines. Au sein des flots soulevés par la tempête, le marin voit son frêle navire prêt à descendre au fond de l’abîme ; mais tout à coup la main du Seigneur calme la vague menaçante, fait taire les vents et pousse le navire au port.

La marquise, à ces mots, prit la théière de vermeil, remplit ma tasse et la sienne, et s’enfonça de nouveau dans son fauteuil.

Je devinai qu’elle allait commencer son histoire, et je prêtai d’autant plus avidement l’oreille à son récit, que j’avais d’avance permission d’en faire un livre.

C’était une bonne fortune pour moi : je désire que chacun de mes lecteurs puisse en dire autant à la fin de cet ouvrage.

IDe quelle manière agréable le révérend Maxime de Feuillanges, général des chartreux, lia connaissance avec sa nièce

Je me nomme Adèle de Feuillanges, commença la marquise, et le jour de ma naissance fut celui de la mort de ma mère.

À peine étais-je âgée de quatre ans, que M. de Feuillanges, mon père, ennuyé du séjour de son antique manoir, le quitta pour aller se joindre à la troupe désœuvrée qui encombrait les appartements de Versailles. Il voulut m’emmener avec lui malgré mon jeune âge, et les premières impressions que produisit sur moi l’aspect merveilleux de la cour sont restées gravées dans mon esprit en caractères ineffaçables.

Encore aujourd’hui, si mon imagination se représente le ciel, je le peuple de palais somptueux d’une imposante architecture et tout rayonnants de gerbes de lumière, comme celui de Versailles m’apparaissait alors, quand la jeune reine éveillait d’un regard tous les échos harmonieux de sa demeure. J’y plante ces grands arbres sous lesquels venait s’ébattre la troupe dorée des courtisans, ces hautes charmilles qui abritaient de leur toit de verdure les duchesses en paniers et en robes de brocart ; j’y vois aussi ces larges bassins où les cygnes, sous un beau soleil, nageaient dans des flots d’or et d’azur, caressant de leurs plumes de neige la croupe de bronze des tritons et la queue recourbée des sirènes.

Mon père, qui venait d’être nommé gentilhomme de la chambre, avait son appartement au château.

Toute petite fille, je courais sur les pelouses du parc comme les faons apprivoisés, ou bien je me perdais sous les vastes galeries, au-grand désespoir de ma gouvernante, qui ne pouvait plus me retrouver au milieu d’un labyrinthe inextricable de salons inconnus.

Un jour, il m’en souvient, je trompai la surveillance des gardes et je pénétrai dans une chambre magnifique, où j’aperçus un homme et une femme, assis l’un près de l’autre et causant familièrement sur un sofa de tapisserie.

C’étaient Louis XVI et Marie Antoinette.

Le roi, – je le vois encore, – avait un habit de velours bleu de ciel ; la reine portait une robe de damas rose et souriait à son royal époux.

Je restais sur le seuil de la porte, confuse, embarrassée, ne sachant en présence de qui je me trouvais et tout impressionnée par la majesté du lieu.

Tout à coup Marie Antoinette m’aperçut et s’écria :

– Sire, voyez donc le bel enfant !

Puis elle vint à moi, joyeuse et légère, me prit entre ses bras et me mit à cheval sur les genoux du roi. Tous les deux m’embrassèrent et me firent des questions avec une douceur qui m’encouragea.

Aussitôt je bavardai comme une perruche et je leur racontai comme quoi ma gouvernante me cherchait toujours et ne me trouvait jamais, tant j’avais soin de bien choisir mes cachettes.

Mon espièglerie les fit beaucoup rire.

Ils me baisèrent encore et me congédièrent en m’accablant de pralines.

Ce jour-là, je fus grondée très sévèrement par M. de Feuillanges, et une grosse femme, que je n’avais pas encore vue, me souffleta d’importance, déclarant en outre sur un ton très haut qu’il fallait me renvoyer en province.

Je partis en effet pour le château de Feuillanges, où je restai sous la garde de ma gouvernante et d’un vieux serviteur appelé Mathurin Perruchot.

Figurez-vous un volumineux personnage, court et trapu, dont les jambes, semblables à deux colonnes torses, soutenaient difficilement la masse énorme du reste de son corps.

Au-dessus de cet édifice humain se trouvait juchée la tête la plus exorbitante que j’aie vue de ma vie.

C’était une espèce de sphéroïde allongé, percé de deux petits yeux d’un gris clair et d’une bouche dont les coins se perdaient sous des joues d’un embonpoint phénoménal.

Ajoutez à ce visage de larges coutures et des traces nombreuses de petite vérole ; donnez-lui pour nez une betterave et pour dents des racines de buis ; couvrez le tout d’une perruque rousse, et vous aurez la ressemblance exacte du plus laid, mais en même temps du meilleur des hommes.

Mathurin était le dévouement incarné.

Gravissant l’échelle des fonctions domestiques, il avait été nommé successivement marmiton, laquais, valet de chambre, puis intendant du château. Mon père, en lui confiant la garde de sa fille unique, prouvait assez quelle confiance il avait en lui.

Ce fidèle serviteur veilla sur mes jeunes années, et j’ai grandi sous sa tutelle.

Ma gouvernante étant venue à mourir, je restai seule avec Mathurin dans le vieux manoir de Feuillanges.

À l’exception du curé du village, qui m’enseignait le catéchisme et les premiers éléments de la grammaire, nous ne recevions personne et nous vivions dans une complète solitude.

Plus tard, Mathurin augmenta de quelques domestiques notre train de maison, me choisit une femme de chambre et fit venir de la ville une maîtresse de clavecin. Celle-ci à ses talents en musique joignait quelques connaissances en peinture, de sorte que, à douze ans, j’avais acquis le peu d’instruction que recevaient alors les demoiselles nobles : je parlais passablement ma langue, je peignais les fleurs et le paysage, et je déchiffrais tant bien que mal la musique de Lulli.

Lors de la seule visite que nous fit mon père, dans l’espace de huit ans, il me trouva suffisamment instruite et ne jugea pas convenable de me mettre comme pensionnaire au couvent.

M. de Feuillanges fut à mon égard affectueux et bon. Je sentis se réveiller l’amour filial endormi dans mon cœur.

Je le suppliai de m’emmener avec lui.

– Hélas ! ma douce enfant, me répondit-il, ce que tu demandes est impossible. Pourtant, Dieu m’est témoin que je t’aime !

Je me suis toujours souvenue de ces paroles, dont le sens mystérieux ne devait m’être révélé que plus tard.

Mon père se détourna pour me cacher son émotion. Bientôt je le vis s’élancer dans sa chaise de voyage, en me jetant un rapide adieu.

Pendant un mois, je fus plongée dans une mélancolie profonde que les soins et les prévenances de Mathurin parvinrent difficilement à dissiper.

L’excellent homme se creusait le cerveau du matin au soir pour trouver un moyen de me distraire.

Tantôt il m’entraînait sous les grands arbres du parc, et, malgré son extrême embonpoint, il se mettait à courir, ou plutôt à rouler, en me défiant de le rejoindre. Tantôt, sous prétexte qu’une demoiselle de mon rang devait s’exercer dans l’art de l’équitation, il faisait seller pour moi la jument la plus douce de la ferme. Lui-même se plaçait à califourchon sur une mule, ce qui lui donnait un faux air de Sancho Pança ; puis nous exécutions ensemble de longues cavalcades au milieu des champs d’alentour.

Il fit si bien, que ma tristesse ne tarda pas à s’évanouir ; je retrouvai l’heureuse et insouciante gaieté de mon âge.

Une année s’écoula, pendant laquelle nous reçûmes plusieurs lettres de M. de Feuillanges.

La dernière de ces lettres m’annonçait que les obstacles qui jusqu’alors avaient contraint mon père à me tenir éloignée de lui n’existaient plus et qu’il viendrait, avant huit jours, me chercher lui-même pour m’emmener à Versailles.

Afin de comprendre les joyeux transports qui m’animèrent à cette nouvelle, il faut que vous sachiez que le château que nous habitions se trouvait enterré dans le creux d’un vallon du Dauphiné, à une distance de huit lieues de Grenoble et de cent trente-cinq lieues de Paris. Je ne connaissais presque rien du monde, et jugez sous quelles brillantes couleurs devait me le représenter mon imagination de jeune fille.

Triste recluse, j’allais quitter ma prison ; pauvre alouette en cage, j’allais enfin déployer mes ailes et chanter en liberté sous les cieux !

Nous procédâmes avec Mathurin aux préparatifs d’une réception brillante.

On était au commencement de juillet. Toutes les salles furent ornées de fleurs et de verdure. Les vassaux de mon père se joignirent à nous pour fêter sa bienvenue.

Hélas ! quelle triste déception nous était réservée !

À la fin du huitième jour, nous entendîmes un roulement de carrosse dans l’avenue principale du château.

La grille d’honneur fut ouverte à l’instant.

Rangés sur deux lignes, nos bons villageois saluèrent la voiture d’une décharge unanime de leurs escopettes ; et moi, suivie d’une troupe de jeunes paysannes vêtues de robes blanches, et tenant chacune à la main un bouquet de roses, je m’approchai de la portière, heureuse d’avance des caresses que j’allais recevoir.

Ce jour était précisément celui de la fête de M. de Feuillanges, et j’avais rédigé moi-même un petit compliment que je m’apprêtais à débiter.

Tout à coup je sentis ma langue se glacer sur mes lèvres : l’homme qui descendait du carrosse n’était pas mon père !

C’était un long et maigre personnage, aux traits anguleux, et dont le front sévère me fit reculer d’épouvante.

Il était entièrement vêtu de noir.

À peine eut-il touché le sol qu’il s’écria d’une voix rauque :

– Pourquoi ces démonstrations joyeuses ? que veulent dire ces habits de fête ? Couvrez-vous plutôt de vêtements de deuil, et pleurez sur le sort du maître de ce château, que le roi vient de plonger dans le plus obscur cachot de la Bastille !

Puis, s’approchant des villageoises au milieu desquelles je m’étais réfugiée toute frémissante, il ajouta brusquement :

– Qui de vous est Adèle de Feuillanges ?

Les jeunes filles s’éloignèrent avec crainte, et je restai seule en présence de cet homme, dont le regard étrange fit passer un frisson dans toutes mes veines.

J’essayai vainement de balbutier quelques paroles ; mes genoux se dérobèrent sous moi, et je m’évanouis.

Mathurin me transporta dans ma chambre, où je fus près d’une heure à reprendre l’usage de mes facultés.

Enfin j’ouvris les yeux et j’aperçus l’intendant, qui lui-même était plus pâle qu’un mort, tant il avait été saisi de la nouvelle de l’emprisonnement de mon père.

Il m’apprit que le personnage dont nous recevions la visite n’était rien autre que Maxime de Feuillanges, mon oncle paternel et général de la Grande-Chartreuse de Grenoble. M’exhortant ensuite à bannir mes terreurs, il me pria de l’accompagner près de ce parent, auquel, disait-il, mon père accordait une confiance sans bornes, et qui, seul, pouvait nous donner les moyens d’arracher M. de Feuillanges aux tortures de la prison.

Je me rendis aux instances de Mathurin, et bientôt nous entrâmes dans la salle à manger.

Le premier soin du général des chartreux avait été de se faire servir un repas abondant.

À peine daigna-t-il répondre par une légère inclination de tête au salut profond que je lui adressai ; la mauvaise humeur à laquelle il paraissait en proie, à sa descente de voiture, n’avait fait que s’accroître encore.

Se tournant vers Mathurin, il s’écria d’un ton bourru :

– Faites-moi le plaisir de m’expliquer, monsieur l’intendant, pourquoi vous me laissez servir par des valets subalternes ? Est-ce donc manquer à votre dignité que de veiller vous-même à ce que le frère du maître de céans reçoive dans le château de ses ancêtres l’accueil qui lui est dû ?

– Je prie Votre Révérence d’agréer mes excuses, répondit Mathurin ; mais, ajouta-t-il en me désignant, l’état de ma jeune maîtresse réclamait des soins, et je n’ai pas cru pouvoir me dispenser…

– Vous avez eu tort, monsieur ! d’autant plus que mademoiselle n’avait aucune raison de s’évanouir… Pure grimace !

– Permettez-moi de ne pas être de l’avis de Votre Révérence, dit Mathurin, qui voyait le rouge me monter au visage et de grosses larmes rouler sous ma paupière. En apprenant le triste sort de l’auteur de ses jours, il est assez naturel que l’enfant même le plus insensible…

– Assez ! interrompit de nouveau le chartreux. Je m’aperçois, monsieur l’intendant, que votre langue est de celles qui aiment à s’exercer ; malheureusement il ne me plaît pas de soutenir une discussion avec vous. En conséquence, veuillez nous tourner les talons et dépêcher un courrier sur l’heure au premier notaire du voisinage. D’ici à trois jours on vendra le château de Feuillanges et ses dépendances.

– Vendre le château ! s’écria Mathurin en faisant un bond de surprise ; Votre Révérence y songe-t-elle ?

– Ma Révérence est munie de tous les pouvoirs ad hoc. De plus, elle ne répète jamais deux fois les mêmes ordres.

Le général des chartreux montra la porte à Mathurin, qui sortit la tête basse.

Je restai seule avec mon oncle.

– Quel âge avez-vous, mon aimable nièce ? me demanda-t-il en trempant un biscuit dans un verre d’alicante.

Au lieu de répondre, je me mis à éclater en sanglots.

– Eh ! petite sotte que vous êtes, s’écria-t-il en m’attirant avec violence auprès de son fauteuil, me prenez-vous pour un ogre ou pour un Barbe-Bleue ? Faites-moi grâce de vos pleurnicheries et tâchez de me comprendre, car je n’aime pas à perdre le temps en discours superflus. Vous savez déjà que M. de Feuillanges, mon honoré frère, et sa digne épouse, habitent présentement la Bastille ?

– Son épouse ! murmurai-je en m’essuyant précipitamment les yeux et en le regardant avec angoisse.

– C’est juste ; vous ignoriez que, depuis neuf à dix ans, il eût contracté un second mariage. Eh bien ! j’ai l’honneur de vous en instruire. Votre belle-mère, qui comptait avoir de la progéniture, a déclaré qu’elle ne voulait pas entendre parler de vous. Lors même que la stérilité de son union ne lui laissait plus d’espérance, elle refusa constamment de vous appeler sa fille. Ceci vous explique pourquoi M. de Feuillanges vous faisait élever loin de lui. Cependant un motif d’intérêt parut changer les sentiments de cette femme à votre égard. Son mari ne s’était rendu à ses exigences qu’à la condition que ce château vous appartiendrait un jour et serait votre dot. La nouvelle épouse y consentit d’autant plus volontiers, qu’elle avait par elle-même une fortune indépendante. Or, l’édifice de cette fortune s’étant écroulé tout récemment, la marâtre fit patte de velours et promit à M. de Feuillanges de ne plus vous détester à l’avenir. Vous devinez à merveille que les revenus accumulés de votre héritage devaient alors servir à mener à Versailles le même train que précédemment. Voyons, ma nièce, mon langage vous paraît-il clair ? Dois-je entrer dans de plus longues explications ?

– C’est inutile, monsieur, lui répondis-je.

– Il me semble, mademoiselle, que vous pourriez fort bien me faire l’honneur de m’appeler votre oncle ?

– Pardonnez-moi, repris-je d’une voix tremblante, et veuillez avoir quelque indulgence pour le trouble où me jettent ces nouvelles, que vous m’apprenez, du reste, avec si peu de… ménagement.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, voyez donc cette péronnelle, qui s’avise de me donner des leçons ! La chose est vraiment curieuse. Il faudrait sans doute employer les détours, les périphrases, adoucir mon timbre de voix et ménager la délicatesse des nerfs de mademoiselle. De grâce, évanouissez-vous de nouveau, ma nièce… vraiment, cela me divertirait fort !

Il accompagna cet étrange discours d’un éclat de rire prolongé.

– Mon oncle, lui dis-je, blessée au vif et faisant un pas vers la porte, je regrette de ne pouvoir partager votre joie. Certes, je n’ai pas beaucoup d’usage du monde, pourtant je sais qu’il est des circonstances sérieuses qui n’admettent ni la plaisanterie ni le persiflage.

Je parlais d’un ton bref et digne.

Il eut un instant d’hésitation.

Peut-être songeait-il qu’il serait plus convenable d’employer avec moi la politesse et la douceur ; néanmoins la lutte ne fut pas longue, et son caractère irascible prit le dessus.

S’élançant hors de son fauteuil, il m’atteignit au moment où je me disposais à sortir, et me ramena sur mon siège avec une brutalité sans exemple.

Sa figure, ordinairement livide, devenait pourpre de fureur, les veines de son front se gonflaient et ses yeux s’injectaient de sang.

Je crus qu’il allait me frapper.

– T’imagines-tu, petite misérable, cria-t-il, que, pour aller de Grenoble à Paris et revenir de Paris à Feuillanges, j’aie fait près de trois cents lieues en poste dans l’unique but d’essuyer ici de la résistance et de supporter tes caprices ? Tu m’entendras jusqu’au bout, morbleu ! tu m’entendras, te dis-je !

Les éclats de voix de mon oncle parvinrent aux oreilles des domestiques du château.

Ils s’empressèrent d’accourir, Mathurin à leur tête.

À la vue de ces témoins, le chartreux reprit, sans se déconcerter :

– Venez tous ! et voyez avec quelle gracieuse physionomie mademoiselle accueille un oncle, un excellent oncle, qui n’a pas craint d’abandonner sa paisible retraite et de subir les fatigues de deux interminables voyages, uniquement pour s’occuper des intérêts de sa famille !

Il reporta vers moi son regard furieux.

– Oui, ma nièce, ajouta-t-il, M. de Feuillanges, compromis dans les démêlés qui existent entre la cour et le duc d’Orléans, et soupçonné, en outre, d’être l’un des principaux agents du prince, fut saisi par les gens du roi, juste au moment où il s’apprêtait à se rendre auprès de vous. Du fond de la Bastille, mon frère implora mon assistance : elle fut inutile, et il me supplia de veiller sur votre sort. Voilà pourquoi je me suis hâté d’accourir à Feuillanges. Dès demain, le château sera mis en vente, et, s’il plaît à Dieu, les acquéreurs ne manqueront pas. La majeure partie de la somme provenant de cette vente devra, vous le sentez, ma nièce, être employée sans retard à obtenir l’élargissement de M. de Feuillanges. Nous en distrairons seulement dix mille livres pour la dot que vous devrez fournir, en entrant au monastère des Ursulines de Grenoble. J’aurai le pouvoir de faire abréger le temps de votre noviciat, et vous prendrez le voile avant un mois. Sur ce, ma nièce, je vous souhaite le bonsoir, et je vais me livrer au repos qui m’est indispensable, après la route pénible que j’ai faite.

– N’est-ce pas, me dit la marquise en suspendant sa narration, que mon oncle le général des chartreux était un aimable et délicat personnage ? Mais il est tard, continua-t-elle en jetant un coup d’œil sur la pendule : à demain la suite de mon histoire.

IIOù l’auteur prouve, sans réplique possible, qu’une chaise de poste était un véhicule fort commode pour les demoiselles nobles qui ne voulaient pas entrer aux ursulines

Le jour suivant, mon impatience me conduisit chez madame de Rocheboise une heure plus tôt que de coutume.

Il en résulta que je la surpris au milieu de son dîner.

– À bas, Murillo ! cria-t-elle en chassant son griffon, qui, perché gravement sur un siège, prenait sa part du festin.

La marquise m’offrit la place du convive dépossédé ; puis elle me dit avec ce malicieux sourire qu’on lui connaît.

– Votre exactitude est une véritable flatterie, monsieur. Pour vous punir d’être ainsi courtisan, vous allez partager mon dessert.

– Alors, madame, une punition de cette nature est bien capable de me faire tomber dans la récidive.

– C’est parfaitement juste : aussi votre couvert sera-t-il mis tous les jours jusqu’à la fin de mon récit… n’en déplaise au senor Murillo, dit-elle en regardant son griffon, qui grondait à deux pas de nous, fort indigné, selon toute apparence, de la façon cavalière avec laquelle sa maîtresse lui avait retiré son siège.

Pour l’empêcher de me garder rancune, je lui présentai quelques bribes d’une portion de nougat de Marseille que la marquise venait de me servir.

Mais chez certains animaux, comme chez l’homme, l’amour-propre offensé ne pardonne pas.

Les grondements réitérés du chien favori me firent comprendre qu’il était loin d’agréer ma politesse, et j’entrevis une double rangée de dents aiguës, spectacle peu rassurant, qui me conseillait d’user de prudence et de reculer ma chaise.

– Prenez garde ! me dit madame de Rocheboise : Murillo n’est pas toujours d’une humeur commode. Du reste, il tient cela de famille, et je me souviens que son aïeul s’avisa jadis de déchirer la culotte du citoyen Robespierre. Je crois même qu’il fit plus que d’emporter la doublure.

– Peste ! m’écriai-je, il faut respecter le descendant d’un tel audacieux. Mais à quel propos, madame, et dans quelle circonstance le grand-père de votre griffon s’est-il rendu coupable d’un acte aussi répréhensible ?

– Vous l’apprendrez quand il en sera temps, me répondit la marquise.

Elle sonna pour faire desservir.

Quelques minutes après, elle reprit sa narration au point où elle l’avait interrompue.

– Je ne fabrique pas un roman, me dit-elle : en conséquence, il est inutile de vous laisser dans l’incertitude et de jeter de l’ombre sur un caractère, sous prétexte de ménager les péripéties et d’exciter plus fortement votre intérêt. Je vous dirai donc sur-le-champ quel homme c’était que mon oncle Maxime de Feuillanges.

Obligé, comme cadet, de prendre les ordres, il s’était fait prêtre sans vocation, et ne pardonnait pas à son frère d’avoir reçu, par droit d’aînesse, une plus large part que la sienne dans l’héritage paternel.

La Révolution, qui a fait tant de mal, changea du moins ce système absurde, qui consistait à dépouiller les uns au profit des autres et jetait dans la cléricature une infinité d’individus, choisissant cette carrière comme pis-aller, et n’y entrant qu’avec des sentiments ambitieux et mondains, résultat inévitable de leur éducation première.

Aujourd’hui les mauvais prêtres sont aussi rares qu’ils étaient fréquents autrefois.

Épuré par les persécutions, le sanctuaire ne voit plus, grâce à Dieu, ces petits-collets musqués et libertins, affichant le scandale et courant les ruelles.

Nous n’avons plus de ces noirs et haineux personnages dont les épaules portaient la soutane comme une chape de plomb ; hypocrites à l’âme remplie de fiel, et qui regardaient d’un œil jaloux ceux que le droit d’aînesse appelait à jouir exclusivement des titres nobiliaires et du patrimoine des ancêtres.

Mon oncle était au nombre de ces derniers.

Il enviait et exécrait M. de Feuillanges ; néanmoins il dissimulait sa haine et la cachait si bien sous les dehors de l’amitié, que son malheureux frère, ainsi que vous le verrez plus tard, devait y être trompé jusqu’à sa dernière heure.

Le chartreux voulait goûter des biens de ce monde et reconquérir à tout prix ce qu’il avait perdu.

Or le premier moyen qu’il employa pour arriver à ce but fut une lettre anonyme, une lâche dénonciation, qui plongea mon père dans un cachot.

M. de Feuillanges avait un caractère faible, susceptible d’être exploité par le premier intrigant venu, et Philippe d’Orléans se servait de lui pour alimenter la discorde parmi les gentilshommes de la cour.

Le prince n’ignorait pas que la fortune de mon père était ébranlée. De magnifiques promesses ne lui coûtaient rien.

Alléché par un espoir trompeur et vivement excité par sa femme, qui conspirait elle-même ouvertement, M. de Feuillanges déserta la cause de la monarchie pour celle de la révolte.

Pendant l’exil de Philippe à Villers-Cotterets, il fit dans cette ville plusieurs voyages, dont il confia, par correspondance, le motif à son frère.

Ce fut là-dessus principalement que roula la dénonciation.

M. de Feuillanges était si loin de soupçonner le chartreux, qu’il eut recours à lui dans sa détresse ; et celui-ci, feignant de porter le plus vif intérêt au prisonnier, lui persuada que l’or était le seul talisman capable de briser ses chaînes.

Il se fit donner des pouvoirs en règle pour vendre le manoir de Feuillanges et ses dépendances.

Son intention bien formelle était de s’approprier les sommes provenant de cette vente, et de dire à mon père, si jamais ce dernier redevenait libre, qu’il s’en était servi pour appuyer les sollicitations.

Toutes ses mesures étaient donc prises à cet égard.

Mais, comme il pouvait rencontrer en moi de sérieux obstacles à ses vues spoliatrices, l’excellent homme avait tout simplement résolu de m’enterrer dans un cloître.

Ses discours bourrus, sa contenance de Croquemitaine, n’avaient d’autre but que celui de m’intimider et de me rendre docile à sa volonté tyrannique.

Lorsqu’il m’eut fait connaître, en présence de Mathurin et des autres domestiques du château, le sort qu’il me réservait dans sa haute sagesse, il prit une bougie sur la table, et se retira majestueusement dans la chambre qui lui était destinée.

Quant à moi, je restai sur un fauteuil, pâle, muette et glacée de stupeur.

Le bon intendant s’approcha de moi.

Il me fit lever, plaça doucement mon bras sous le sien, et me conduisit dans un petit appartement qu’il habitait presque sous les combles.

Arrivé là, Mathurin ferma sa porte avec soin, se pencha vers la serrure pour écouter dans les corridors les derniers pas des domestiques qui se rendaient à leurs mansardes ; puis, lorsque le silence qui régnait dans tout le château lui eut prouvé qu’il n’avait à craindre aucune oreille indiscrète, il vint à moi et prit affectueusement mes deux mains dans les siennes.

– Çà, ma pauvre chère enfant, me dit-il, je vois que vous n’avez pas la moindre envie d’entrer aux Ursulines ? Par conséquent, il s’agit de déjouer les projets de votre digne oncle. À quoi vous décidez-vous.

– Fuyons ! fuyons ! m’écriai-je avec désespoir.

Les paroles de l’intendant m’avaient tirée de l’état de prostration mentale où je me trouvais plongée.

– Fuir, me répondit Mathurin, c’était la proposition que j’allais vous faire. Oui, mademoiselle, il faut fuir, non pas demain, non pas dans une heure, mais sur-le-champ. Tous mes comptes sont en ordre, tous mes registres parfaitement tenus : le chartreux se débrouillera sans peine au milieu de ces paperasses. D’ailleurs, mon devoir est de vous accompagner. Nous sortirons par la petite porte du parc, et nous gagnerons la poste royale, qui n’est qu’à deux lieues. Là, nous prendrons une berline, des chevaux, et fouette, cocher ! Dans trois jours nous sommes à Paris, chez la comtesse de Rocheboise, sœur de votre mère, qui vous accueillera, j’en suis sûr, avec bienveillance et tendresse.

– Oh ! merci ! merci ! m’écriai-je en me jetant avec transport au cou de Mathurin.

Et j’embrassai sa grosse figure, si laide, mais que je trouvais belle alors, tant elle exprimait de bonté naïve et de dévouement à toute épreuve.

Le brave intendant se dégagea de mes bras, et courut ouvrir une malle en bois de chêne qui se trouvait au pied de son lit.

Je le vis en tirer quelques hardes et une assez lourde sacoche de buffle, qu’il fixa par des courroies autour de ses reins.

– Voilà toutes mes économies de trente ans, me dit-il, avec le gros et franc rire qui gonflait ses joues comme deux ballons prêts à commencer leur voyage aérien. Je vous jure, ma chère enfant, que nous allons faire un bon emploi de ces finances, et que nous courrons la poste à la manière des princes. Si votre oncle nous rattrape, Sa Révérence sera bien habile.

Cela dit, Mathurin jeta sur mes épaules une espèce de manteau pour me garantir de la fraîcheur de la nuit.

Nous sortîmes ensuite à pas de loup, sans lumière, et marchant à tâtons dans les corridors.

Tout à coup mon compagnon s’arrêta.

Pour gagner les jardins et le parc, nous avions été forcés de passer devant la porte de la chambre qu’avait choisie mon oncle Maxime.

Or Sa Révérence ne dormait pas, et nous l’entendîmes qui se promenait de long en large sur le parquet gémissant.

La peur me prit.

Mathurin eut beau me retenir, je me sauvai comme une folle au milieu des ténèbres, et je me heurtai contre un obstacle qui me fit tomber de toute ma hauteur.

C’était un géranium en caisse que j’avais fait apporter, le matin même, avec des grenadiers et des lauriers-roses, pour orner la galerie principale du château, dans laquelle nous nous trouvions alors.

Je ne me fis aucun mal, mais tous les échos du vieux manoir répétèrent le bruit de ma chute.

Aussitôt, comme on se l’imaginera sans peine, mon oncle sortit de sa chambre et demanda d’une voix terrible d’où venait ce vacarme.

La lumière qu’il portait nous éclairait en plein visage.

Mon trouble et surtout nos costumes lui révélaient assez notre projet de fuite.

Par bonheur, mon gros intendant n’avait rien perdu de son admirable sang-froid.

Voyant approcher mon persécuteur, il souffla promptement la bougie que ce dernier tenait à la main, courut à moi, m’enleva comme un roseau, descendit trente marches, ouvrit une grille et franchit les avenues sablées du jardin, comme si tous les sylphes de la création lui eussent prêté leurs ailes.

Je me demande encore aujourd’hui comment Mathurin, qui, d’ordinaire, avait les pesantes allures de l’hippopotame, put trouver dans cette circonstance les jambes rapides d’un cerf.

Le chartreux, perdu dans une espèce de labyrinthe, se heurtant contre les grenadiers et se fouettant la figure aux branches des lauriers-roses, eut beau crier et s’agiter dans l’ombre : avant que les domestiques fussent accourus à ses clameurs, nous avions déjà traversé le parc et nous nous trouvions en rase campagne.

Mais nous n’étions pas à la fin de nos inquiétudes.

Bientôt nous entendîmes tinter avec violence la cloche du château.

Des cris tumultueux se mêlaient à ce tocsin. Nous vîmes avec épouvante, en jetant les yeux derrière nous, des torches sillonner en tous sens le chemin que nous venions de parcourir.

Mon oncle avait non seulement réveillé les domestiques, mais encore les valets de ferme, les femmes employées à la laiterie, les pastoureaux et bon nombre des habitants du village.

Tous ces gens-là se figuraient que Mathurin m’avait enlevée, car le chartreux venait de leur en faire la déclaration positive.

Il les menaçait de toute son indignation, s’ils ne lui ramenaient pas, mort ou vif, l’énorme lovelace qui s’était permis de séduire sa nièce.

Me tenant par la main, mon guide courait toujours et ne se doutait guère de l’étrange inculpation que la simplicité des villageois venait d’accueillir.

Pauvre homme ! comme il suait, comme il soufflait, comme il était rendu !

C’était un cheval poussif que l’éperon du cavalier force à prendre le galop. L’éperon de Mathurin était la crainte qu’il avait de me voir retomber aux griffes de mon oncle.

Malgré toute son ardeur, ceux qui nous poursuivaient gagnaient du terrain.

Nous n’avions pas de torches pour nous éclairer dans notre course, et nous tombions à chaque minute dans les fondrières et les flaques d’eau, qu’une pluie d’orage avait formées, la veille, au milieu des champs et des prairies.

Quoi qu’il en fût, nous ne perdions pas courage ; l’obscurité favorisait notre fuite.

Mais soudain, comme si le ciel lui-même eût été contre nous, la lune, qui jusque-là s’était cachée sous un voile de nuages grisâtres, se montra dans toute sa splendeur, et de bruyants hourras nous prouvèrent qu’on nous avait aperçus.

– C’en est fait ! m’écriai-je : il faut entrer aux Ursulines… il faut mourir !

Mathurin ne répondit pas.

D’ailleurs, en ce moment, c’eût été chose impossible. Il avait assez d’ouvrage de reprendre haleine, et sa poitrine exhalait un bruit semblable à celui d’un soufflet de forge.

Sans doute il se rappela que le gibier, poursuivi par une meute ardente, a souvent recours à des ruses qui dépistent chiens et chasseurs ; car il fit brusquement volte-face et rentra dans un petit bouquet de bois que nous venions de traverser.

Les cris redoublèrent, et la troupe hostile, au centre de laquelle je reconnus le grand corps sec de mon oncle Maxime, se réjouissait déjà de nous traquer sous ces arbres comme des bêtes fauves.

Par bonheur, Mathurin avait un plan, que n’eussent pas désavoué, dans une circonstance analogue à la nôtre, les sangliers et chevreuils d’alentour.

Laissant nos adversaires dans la persuasion que nous avions cherché refuge au sein du taillis, il me fit ramper dans une espèce de ravin, qui nous conduisit promptement hors du bois, à peu de distance de plusieurs champs de seigle, où nous nous blottîmes éperdus.

Un quart d’heure après, nous eûmes la satisfaction de voir mon oncle et les villageois, qui venaient de battre le fourré dans tous les sens, prendre avec leurs torches une route opposée à celle que nous devions suivre.

De plus, la lune, se repentant sans doute du mauvais tour qu’elle avait failli nous jouer, rentra sous son berceau de nuages, et dix minutes nous suffirent pour gagner la poste royale, où nous trouvâmes une méchante voiture et quatre pitoyables rosses, que Mathurin fit atteler au brancard, malgré les protestations du maître de poste.

Celui-ci prétendait qu’il lui était défendu par les règlements de laisser son écurie déserte.

Un double louis, que l’intendant lui glissa dans la main, calma ses scrupules.

Bientôt nous partîmes à toute bride, en dépit de la chétive apparence de nos haridelles.

Il est vrai de dire qu’un large pourboire, payé d’avance, activait prodigieusement le fouet du postillon et, par contrecoup, les jambes de ses chevaux.

Au lever de l’aurore, nous étions à vingt lieues du château des Feuillanges.

Mathurin ronflait comme un bienheureux dans un coin de la berline.

Quant à moi, trop de pensées inquiétantes me traversaient l’esprit pour me permettre de goûter un seul instant de repos.

Ce n’était plus mon oncle Maxime qui m’alarmait, ce n’était plus le couvent de Grenoble ; mais je réfléchissais à la triste situation de mon père ; je me demandais s’il me serait permis d’aller l’embrasser sous les voûtes ténébreuses de la Bastille.

– Oh ! oui, me disais-je, car la reine est bonne et compatissante ! En me voyant tomber à ses genoux, elle ne me refusera pas cette grâce ; elle me permettra de porter au pauvre prisonnier quelques paroles d’espérance !

Je voyais déjà M. de Feuillanges en liberté, je recevais ses remerciements et ses caresses.

L’illusion calmait en moi la crainte et, mes idées prenant un autre cours, je pensais à la grande capitale, que j’allais revoir et dont il me restait à peine un vague souvenir ; je pensais à ma tante, chez laquelle me conduisait Mathurin, et tout naturellement aussi je pensais un peu… à mon cousin Paul de Rocheboise.

Depuis six grandes années, je ne l’avais pas vu.

À ces mots, la conteuse me regarda du coin de l’œil : elle devinait que j’allais l’interrompre.

– Enfin ! m’écriai-je, voici les amours ! Il fallait bien que, tôt ou tard, leur troupe folâtre vînt s’ébattre sur les pages de votre histoire.

Un triste sourire effleura ses lèvres.

– Oubliez-vous, me dit-elle, à quelle époque se passaient les évènements que je vous raconté ? Déjà la Révolution grondait sourdement et sapait dans sa base le vieil édifice de la monarchie. Une sorte de vertige troublait le cerveau de tous les hommes d’alors. Lion déchaîné, le peuple s’apprêtait à dévorer la noblesse, et les nobles eux-mêmes lui jetaient en pâture leurs privilèges.

Les insensés ! ils prêchaient la liberté ; l’indépendance ; mots creux et sonores qui devaient en enfanter un autre : la Terreur !

Et croyez-vous, jeune homme, que la troupe des amonts ; je me sers ici de vos propres expressions, – devait folâtrer bien joyeusement sous les Brûlantes rafales du vent révolutionnaire et au bruit de la société qui s’écroulait de toute part ? Les hurlements de la tribune étouffaient les causeries du salon. Plus de déclarations musquées, de douces paroles, de provocants sourires. Au milieu d’une fête ou d’un bal on entendait un coup de foudre.

Les uns s’enfuirent, c’étaient les plus prudents ; les autres restèrent, ils furent écrasés.

Quand le peuple hurle dans les carrefours, quand la hache frappe à deux pas de vous, essayez donc, hélas ! de faire résonner les cordes harmonieuses du cœur !

Du reste, vous le devinez parfaitement, j’aimais déjà mon cousin Paul de Rocheboise, et son souvenir était peut-être la cause principale de mon aversion pour le cloître.

Je l’avais vu dans mon enfance, ainsi que je vous le disais tout à l’heure.

Sa mère et lui nous étaient arrivés, un jour, au château de Feuillanges.

Toute petite fille que j’étais, je ne laissai pas d’observer que Paul promettait de devenir un cavalier fort accompli.

La comtesse de Rocheboise l’élevait dans les principes les plus sérieux de l’honneur, étayant cette éducation de gentilhomme sur les idées religieuses et les saintes croyances de l’âme.

Il pouvait avoir de treize à quatorze ans.

J’en avais neuf à peine ; il était un homme pour moi.

Comme son père, en mourant, lui avait légué son titre, il se faisait appeler monsieur le comte, portait l’épée d’un air digne et se dressait avec fierté sur ses talons rouges, en caressant les revers brodés de son habit de velours et son jabot de dentelles.

Mais je divague et je m’amuse à vous tracer des silhouettes, au lieu de courir la poste sur la route de Paris.

À chaque relais, mon compagnon de voyage tirait une pièce d’or de sa ceinture de buffle, et c’était merveille de voir les tourbillons de poussière qui s’élevaient à droite et à gauche sous les pieds des chevaux.

Nous montions les côtes au triple galop.

Ce fut à peine si nous prîmes le temps de descendre une ou deux fois de voiture pour prendre un léger repas.

Mathurin me donna, pendant la route, quelques détails sur le mariage de mon père.

J’assistais palpitante à tous les préparatifs de l’attaque

On lui avait intimé jadis la défense expresse de m’en instruire.

Puis il m’expliqua pour quelles raisons il me conduisait chez la comtesse de Rocheboise, au lieu d’aller me solliciter un refuge auprès de toute autre personne de ma famille.

La mère de Paul, me voyant délaissée de M. de Feuillanges et presque orpheline, avait dit au brave intendant qui soignait mon enfance :

« Continuez, mon ami, de veiller sur Adèle. Si jamais elle a besoin de ma protection et de ma tendresse, l’une et l’autre lui sont acquises. »

Ainsi le ciel, qui m’avait gratifiée d’un oncle détestable, me donnait en compensation la meilleure des tantes.

Vous comprendrez facilement quelle était mon impatience d’arriver à Paris.

Le troisième jour, nous reconnûmes que nous approchions de la capitale, à cet éternel nuage de fumée qui dort sur les toits et au bourdonnement lointain de la ruche immense.

On était au 14 juillet 1789.

La marquise appuya sur cette date.

Je relevai la tête et je fis un geste d’étonnement.

– Mais, lui dis-je, c’était le jour même de la prise de la Bastille ?

– Oui, me répondit-elle, et nous entrâmes à Paris par le faubourg Saint-Antoine. Le postillon nous avait conseillé de faire un détour, sous prétexte que les barrières méridionales étaient en bouleversement. Avec les meilleures intentions du monde, il nous mena droit au milieu du guêpier.

Madame de Rocheboise jeta les yeux du côté de la pendule, mais uniquement par taquinerie, car nous avions encore du temps à nous.

Sur un guéridon voisin sifflait une vaste bouilloire d’argent, remplie d’eau chaude : la marquise, à mon grand dépit, s’avisa de nous faire du thé.

Cette opération dura vingt minutes, qui me parurent d’une longueur inouïe.

Je vidai ma tasse avec promptitude, et je trouvai que madame de Rocheboise mettait à savourer le contenu de la sienne une sensualité hors de saison, eu égard à ma position d’auditeur.

Pour dissimuler mon impatience, je froissais entre mes doigts les longues oreilles velues de Murillo, qui avait oublié sa rancune, au point de grimper sur mes genoux et de s’y endormir.

Enfin la marquise reprit :

– Nous avions dépassé la barrière du Trône, et notre berline brûlait le pavé du faubourg, lorsque tout à coup des hommes à figure sinistre enjoignirent à notre postillon de s’arrêter.

Celui-ci n’eut garde de désobéir.

Une rangée de piques lui fermaient le passage et menaçaient le poitrail de ses chevaux.

– Dételez ! crièrent plusieurs voix furibondes.

Mathurin, se penchant à la portière, essaya, mais en vain, de présenter quelques observations aux personnages déguenillés qui faisaient entendre cet ordre.

Ou lui répondit par des injures.

Plus de deux cents poissardes, entourant aussitôt la berline, nous montrèrent le poing d’un air furieux et servirent à mon compagnon de voyage de forts laids compliments sur sa physionomie.

Le parti le plus court était de descendre.

Nos chevaux furent attelés par le peuple à des caissons, qu’on roulait avec fracas du côté de la Bastille.

Je n’oublierai de ma vie le spectacle qui s’offrit à mes yeux.

Sur toute la longueur du faubourg s’agitait une foule innombrable, qui s’accroissait encore à chaque instant des flots tumultueux de population que versaient les rues adjacentes.

À ce cri, les prisonniers brisèrent leurs chaînes

Les cris, les hurlements, les blasphèmes se mêlaient au froissement des armes, car ce peuple était armé.

Quelques heures auparavant, les uns avaient assailli l’hôtel des Invalides pour en enlever les munitions ; les autres s’étaient portés sur Vincennes et ramenaient avec eux une artillerie formidable.

Tous enfin s’étaient donné rendez-vous au pied de la Bastille, dont nous apercevions, à deux cents pas de nous, les murs noircis et les créneaux menaçants.

Nous fîmes d’inutiles efforts pour nous arracher du sein de cette multitude en délire.

Elle nous entraîna dans sa course échevelée, sans daigner nous apprendre où elle nous conduisait.

Cependant, aux mille clameurs qui bruissaient à nos oreilles, nous ne tardâmes pas à être instruits des desseins de la foule : on allait tenter un coup de main sur la Bastille, on allait délivrer les captifs qui gémissaient dans son enceinte.

Oh ! je ne voulus plus fuir alors ! M. de Feuillanges était au nombre de ces captifs.

Courage, ô peuple ! va toujours, et rends-moi mon père !

Oui, je t’aime à présent, avec ta large poitrine et tes bras nus ; j’aime tes cheveux au vent, tes haillons souillés de fange ; j’aime tes cris sauvages qui ressemblent à ceux du tigre des déserts.

Tu es beau, tu es grand, mon peuple !

Encore, approche encore !

Là, devant nous, est la sombre Bastille, avec ses tours massives et ses larges meurtrières, qui laissent voir la gueule béante de ses canons.

Elle te regarde, elle est silencieuse, elle a peur…

Feu sur elle ! feu, te dis-je ! elle n’osera pas te répondre !

J’assistais palpitante à tous les préparatifs de l’attaque.

Mathurin était loin de partager mon enthousiasme. Il essayait de me faire abandonner la place ; mais je ne l’écoutais pas : un irrésistible pressentiment me disait que je devais rester là, que le peuple serait vainqueur et que bientôt j’embrasserais mon père.

Une pareille conduite vous surprendra peut-être, mon ami.

Cependant je ne suis pas une virago.

Les exploits de toutes les Jeanne d’Arc du monde ne furent jamais, à mon avis, que le résultat d’une organisation manquée. Dans un moment de distraction, la nature peut fort bien se tromper de sexe.

Jamais je n’ai vu couler le sang, fût-ce par une piqûre d’épingle, sans m’évanouir ; la détonation d’une simple capsule me donne une attaque de nerfs, et pourtant, ce jour-là, je ne frissonnai pas même, lorsque, le combat une fois commencé, je vis la Bastille cracher des flammes par toutes ses ouvertures, et tracer, à deux pas de nous, avec le boulet de sanglants et larges sillons.

J’écoutais sans pâlir le tonnerre de cent pièces d’artillerie, je marchais sur les cadavres, je déchirais mes voiles pour panser les blessés ; je criais comme la foule, avec la foule ; le vertige de la révolte m’avait saisie, la fumée de la poudre me montait au cerveau. J’étais folle, j’étais ivre.

C’est qu’il était bien sublime, allez, ce peuple qui combattait pour la délivrance de ses frères !

Peu lui importait de se faire tuer, pourvu qu’on élargît la brèche et qu’on enfonçât la porte de bronze.

Il sentait que son œuvre était noble et sainte.

Je le vis lutter corps à corps avec cette masse de pierre, et bientôt le cri de victoire retentit.

Pourquoi, mon Dieu, ce même peuple, que vous enflammiez alors du feu sacré de l’héroïsme, a-t-il outrepassé les bornes de sa mission ? Pourquoi les combats se sont-ils changés en massacres et les soldats en bourreaux ?

Delaunay ; gouverneur de la Bastille, désespérant de la défendre, fit renverser le drapeau qui flottait sur les tours.