La Faute du père - Ligaran - E-Book

La Faute du père E-Book

Ligaran

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Extrait : "Les allées d'Étigny étaient dans toute leur animation lorsque les omnibus, les landaus et les victorias arrivèrent de la gare, amenant les voyageurs du train de dix heures cinquante-six. Les excursionnistes sérieux étaient partis au point du jour pour le lac d'Oo, le port de Vénasque ou les Quinze-Lacs ; mais les loueurs n'avaient pas encore perdu l'espoir de promenades moins lointaines..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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EAN : 9782335102307

©Ligaran 2015

Le père sauta à terre, tendit la main à sa fille.
I

Les allées d’Étigny étaient dans toute leur animation lorsque les omnibus, les landaus et les victorias arrivèrent de la gare, amenant les voyageurs du train de dix heures cinquante-six.

Les excursionnistes sérieux étaient partis au point du jour pour le lac d’Oo, le port de Vénasque ou les Quinze-Lacs ; mais les loueurs n’avaient pas encore perdu l’espoir de promenades moins lointaines, et se tenaient prêts à offrir leurs voitures, ou les petits chevaux et les ânes qui secouaient bruyamment leurs grelots à l’ombre des vieux arbres.

Les cloches des hôtels attendaient justement l’arrivée du train pour se mettre en branle, et les baigneurs flânaient devant les boutiques, ou lisaient nonchalamment les écriteaux suspendus aux troncs des arbres.

La saison étant très brillante, et les journaux de Luchon se constellant chaque jour de noms célèbres, – ministres ou députés, avocats ou orateurs, princes, banquiers ou comédiens, – l’arrivée du train constituait naturellement une distraction fort appréciée, et par ceux qui étaient à même de reconnaître les visages des nouveaux venus, et par ceux qui, ne les connaissant que par ouï-dire, en étaient par là même d’autant plus curieux.

M. Reuben Haags, devenu du jour au lendemain célèbre dans le monde financier, ne possédait pas une notoriété d’assez vieille date pour que sa figure fût familière aux reporters et aux boulevardiers qui fumaient leur cigare dans les allées d’Étigny. Son nom, à la vérité, leur était connu ; mais c’était, pour ainsi dire, la veille qu’il avait acquis cette célébrité, si fort prisée de nos jours, qui s’identifie avec les millions. Une société vaste et puissante venait de crouler, ensevelissant sous ses ruines des milliers de victimes. Mais une entreprise financière s’effondre toujours au profit de quelqu’un, et la chute de celle-ci avait été trop habilement préparée pour qu’un certain nombre d’autres entreprises ne se fussent pas enrichies de sa ruine. La Bourse s’était trouvée un instant affolée, et beaucoup de gens réputés sagaces avaient perdu la tête. Cependant il est des hommes doués d’un flair merveilleux et d’un non moins merveilleux sang-froid, sans compter un certain dédain des scrupules gênants, et il se trouva, quand un calme relatif vint à renaître, que des maisons jusque-là classées dans un ordre inférieur s’étaient tout d’un coup élevées et forçaient le public à compter avec elles.

Quelque fréquents que soient à notre époque ces coups de la fortune, ils ne passent point inaperçus. Si les naufrages sont vite oubliés, si le remous soulevé un instant par le navire qui sombre s’efface promptement sur la grande mer mouvante, les prospérités subites sont saluées avec enthousiasme ou avec sympathie, et elles ne tardent pas à s’imposer même à des gens auxquels elles causaient tout d’abord un étonnement mêlé de répugnance.

Les journaux avaient donc parlé du banquier Haags ; ils avaient discuté son origine, – prussienne, disaient les jaloux, alsacienne, assuraient les amis, israélite, en tout cas ; – ils avaient raconté ses débuts, à propos desquels circulaient maintes légendes, tantôt le faisant sortir d’une banque de province ou d’un comptoir de joaillerie, tantôt lui faisant porter la balle du colporteur, mais s’accordant à célébrer l’incomparable activité, le merveilleux esprit des affaires qui, ayant triomphé d’obstacles sans nombre, le plaçaient aujourd’hui parmi les plus riches banquiers de Paris. On racontait encore que, l’installation du grand homme étant désormais trop modeste en raison de l’accroissement énorme et subit de sa fortune, il venait d’acheter un hôtel princier dans le quartier Malesherbes, hôtel qu’il s’occupait de meubler avec un luxe éclairé et une entente rare de l’art et de l’harmonie.

Mais comme aucune fête n’avait encore inauguré les salons du banquier, et comme celui-ci était un homme de travail, fort peu mondain et fuyant en général les lieux de plaisir, peu de personnes le connaissaient, et il fit ce jour-là à Luchon une entrée singulièrement tranquille.

Le landau de louage qui l’amenait produisit cependant une certaine sensation, non à cause de lui : si sa figure énergique, maigre et fine pouvait retenir l’attention, elle ne la provoquait point. Mais à son côté était assise une jeune et charmante fille, dont le visage reproduisait ses traits avec un éclat de fraîcheur et de gaieté que, naturellement, le banquier ne possédait pas. Une mante de voyage d’un ton moyen, coulissée au cou et ornée de quelques nœuds de rubans, enveloppait discrètement sa toilette ; mais elle avait relevé le voile de gaze blanche qui s’entortillait autour de sa toque et entourait son cou, et, si rapide que fût le passage de la voiture, les flâneurs eurent le temps d’admirer un teint pâle et mat, et cependant charmant de jeunesse, avec un profil aquilin qui décelait l’origine hébraïque, ainsi que les yeux noirs, admirables de forme et d’éclat, dont l’étrangeté s’alliait avec une extrême douceur et un charme pénétrant.

Le landau s’arrêta devant l’un des grands hôtels situés sur les allées, au moment où le premier coup de cloche du déjeuner tintait bruyamment.

Le père sauta à terre, tendit la main à sa fille, et tous deux, abordés au même instant par l’hôte dont, l’œil exercé avait reconnu des clients sérieux, pénétrèrent dans le vestibule de l’hôtel. Le banquier demanda brièvement deux chambres et un salon au premier étage, et, ayant annoncé que ses malles le suivaient sur l’un des omnibus de l’hôtel, il se dirigea avec sa fille vers les chambres qu’on leur assignait.

Séparées par un salon assez richement meublé, elles donnaient toutes deux sur les allées d’Étigny.

Le domestique demanda respectueusement les ordres des voyageurs.

« Il faut déjeuner… As-tu toujours la fantaisie de prendre tes repas à la table d’hôte, Lia ? »

La jeune fille, qui ôtait en ce moment son chapeau, se retourna avec un sourire qui laissait voir de véritables perles.

« Oh ! certes, cher père ! c’est ce qui m’amuse le plus ! – Veux-tu qu’on t’envoie une femme de chambre ? »

Elle se mit à rire.

« Non, non, c’est bien inutile. – Alors laissez-nous, » dit M. Haags, s’adressant au domestique ; « nous descendrons pour le déjeuner. »

Lia allait et venait dans la chambre, versant de l’eau dans la grande cuvette de cristal, et cherchant dans son sac un flacon d’eau de Cologne.

« Je t’assure, cher père, » dit-elle, riant de nouveau, « que je n’ai nul besoin d’une femme de chambre, et que je m’applaudis bien fort de n’avoir pas emmené l’élégante personne que tu as placée à mon service… Songe que je suis encore presque une pensionnaire, et que je n’ai pas eu le temps de perdre mes bonnes habitudes ! »

Le père sourit ; – son sourire était doux, et atténuait ce que pouvaient avoir de dur le profil trop accentué et les sourcils noirs contrastant avec une chevelure grisonnante sur un front légèrement dégarni.

« Soit ; tu as agi à ton gré, et, si tu changes d’avis, nous ferons venir ta femme de chambre… Le second coup de cloche va sonner, hâte-toi… Tu es très bien avec cette robe, et d’ailleurs les malles ne sont pas encore arrivées… »

Il ferma la porte de la chambre, et Lia, souriante et ravie, se hâta de rafraîchir son visage et de lisser la magnifique chevelure aux reflets bleuâtres qui formait à sa tête fine une triple couronne de nattes.

Comme elle remettait sur ses mains étroites et un peu longues, toutes chargées de bagues, des gants de Suède destinés à recouvrir en partie ses manches, la cloche sonna de nouveau, bruyante, pressante, et Lia, ouvrant sa porte, se trouva en face de son père qui l’attendait pour descendre.

L’immense salle à manger se remplissait lentement, et Lia, placée à l’un des bouts de la table, s’amusait à voir entrer tant de personnages divers, et surtout à analyser les toilettes des femmes. Il y en avait de très simples et de très excentriques, – des robes qu’on n’eût pas osé mettre à Paris, mais qui étaient tolérées en voyage, à la condition d’être portées avec une distinction capable de racheter ce qu’elles avaient d’audacieux. Beaucoup de personnes semblaient se connaître ; elles avaient noué sans doute un de ces liens éphémères particuliers aux villes d’eaux, et qui ajoutent du piquant à la vie anormale qu’on y vient mener.

Lia, qui s’était attendue à voir au moins quelques malades, fut surprise de n’apercevoir qu’une seule personne paraissant vraiment chercher à Luchon un remède salutaire ; c’était un vieillard à l’air morose, dont les mouvements étaient à demi paralysés par les rhumatismes.

Les places qui avoisinaient celles du père et de la fille restèrent vides, ce qui permit à cette dernière de se livrer gaiement à ses innocentes observations, et de dire tout bas à M. Haags combien le déjeuner lui semblait excellent.

Mais, en dépit de son parfait oubli d’elle-même et de l’insouciance dans laquelle elle était au sujet de sa beauté, elle s’aperçut bientôt, non sans rougir, que tous les yeux s’attachaient sur elle et qu’on parlait bas en la regardant.

Dans sa naïveté de pensionnaire, elle attribua tout d’abord à sa toilette cette attention très marquée… Elle n’avait rien d’excentrique pourtant ; c’était une robe de tussor au souple tissu, dont la pâle couleur écrue, relevée de quelques nœuds ponceau, s’harmonisait à merveille avec le teint mat de la jeune fille. Lia se tourna vers son père avec un peu d’inquiétude ; il rencontra aussitôt son regard et sourit.

« Ma petite sauvage s’étonne qu’on la remarque ? C’est un apprentissage à faire, Lia, » dit-il à voix basse et d’un ton tranquille. « Tu es jolie, et tu possèdes de plus le type le plus pur des femmes de ta race. »

Une profonde rougeur couvrit, à ces mots, le visage de la jeune fille ; mais son père lui adressa une remarque qui réussit aussitôt à la distraire de l’attention dont elle était l’objet. D’ailleurs, bien qu’abondant, le repas ne dura guère. L’une après l’autre, les dames quittaient la table, sans doute pour se préparer à quelque promenade, et Lia, se levant comme elles, traversa lentement la longue salle à manger.

Son père, qui la suivait, admirait secrètement la grâce de cette taille souple et svelte, et la naïve simplicité qui tenait lieu à cette pensionnaire de la veille de l’aplomb ou de l’assurance que donne l’habitude du monde. Elle s’arrêta au bas de l’escalier.

« Que faisons-nous, père ? Es-tu fatigué ?

– Très peu ; mais je dois songer à ta santé, et notre promenade d’aujourd’hui consistera à visiter Luchon et ses thermes.

– Pas d’excursion ? » dit-elle, souriant à demi.

« Non, pas aujourd’hui… Mais va mettre ton chapeau ; nous irons nous asseoir dans les allées pour assister au départ des excursionnistes… Tu auras bien aussi quelques emplettes à faire dans ces boutiques remplies d’objets en marbre et de lainages pyrénéens. »

Lia s’élança dans le large escalier, et, ayant trouvé ses malles dans sa chambre, elle les ouvrit avec empressement.

Si simple qu’elle fût (c’était une véritable enfant), le choix de sa toilette lui causa quelque inquiétude. Le couturier en renom chez lequel son père l’avait conduite dès sa sortie de pension, peu de jours auparavant, lui avait composé de si ravissantes robes, et avec un si grand art ! Foulards soyeux, lainages souples et légers, batistes fraîches et idéales, ayant emprunté à la flore du printemps ce qu’elle a de plus délicat, tout cela expliquait bien l’embarras de la jeune fille sans mère, qui se défiait un peu de son propre goût et surtout de son inexpérience.

Elle se décida enfin pour une toilette bleu pâle, en laine légère comme un souffle, et qu’accompagnait un chapeau chargé de bluets, lequel, malgré son apparente simplicité, avait coûté une somme folle.

On s’est accoutumé à proclamer le bleu la couleur des blondes. Les brunes savent, elles, combien la pâle nuance azurée relève leur teint et contraste heureusement avec leur chevelure. Lia était merveilleusement jolie lorsque, ouvrant son ombrelle chargée de dentelles blanches, elle parut au bras de son père sur les allées.

II

Il n’était point dans le caractère de M. Haags de goûter très vivement les beautés de la nature. C’est là, en effet, un don qui ne survit à la jeunesse que chez un petit nombre d’hommes. À la vérité, ceux qu’un labeur intellectuel ou sédentaire enchaîne dans les villes pendant la grande partie de l’année sont avides de l’air des champs ; mais ne vous y trompez pas : ils y cherchent plutôt le bien-être physique, le repos et la fraîcheur, que les jouissances plus raffinées du poète et de l’artiste. Certains travaux sont par eux-mêmes de nature à paralyser en nous la fibre poétique, et surtout certaines passions dessèchent absolument dans notre esprit la source des jouissances champêtres. Dans la jeunesse, la plus simple campagne nous transporte, et chaque arbre, chaque fleur, chaque brise printanière emprunte un langage aisément compris de notre imagination. Plus tard cette imagination blasée a besoin de sensations plus vives, et le plus souvent la nature ne lui parle qu’à la condition de l’étonner.

M. Haags n’avait jamais été un poète, bien qu’il eût eu, naturellement, son heure de jeunesse. Il possédait aux environs de Paris une villa où il allait parfois se reposer de ses travaux ; mais il n’avait cédé, en s’en rendant acquéreur, qu’à la nécessité impérieuse de détendre ses nerfs, et peut-être aussi au besoin de suivre une routine et de posséder, comme ceux qui l’entouraient, un coin de terre où il pût rassembler ses amis. Mais la fraîche vallée de la Seine n’avait jamais rien eu qui le séduisît. Son regard s’était presque tout de suite blasé sur les coteaux ombreux semés de maisons blanches, et, même aux heures de solitude, il ne s’était jamais oublié à suivre dans ses méandres le fleuve aux eaux claires réfléchissant ses îles vertes, ou miroitant le soir sous la lumière argentée de la lune.

Il n’avait jamais aimé les voyages, bien qu’il en eût fait chaque année pour ses affaires ou pour sa santé. Les régions montagneuses lui étaient familières et avaient, par conséquent, cessé de produire chez lui cette sensation de surprise, la seule qui pût amener l’admiration. Mais il lui sembla tout à coup qu’il ressaisissait la trace de sa jeunesse disparue lorsque, après un léger cri d’enthousiasme, sa fille s’oublia dans une contemplation ravie, et que sur son visage se reflétèrent les plus fraîches émotions qui puissent transfigurer une jeune et belle fille.

Un brillant soleil, se glissant à travers le feuillage épais des vieux tilleuls, traçait sur le sol des arabesques d’or. À l’extrémité des allées se dressaient, les montagnes aux cimes arrondies qui enserrent la riante vallée, et au loin, servant de perspective et fermant l’horizon, des masses rocheuses, couvertes de neige, s’encadraient entre les monts couverts de forêts.

On a décrit mille fois ces contrastes splendides ; mais rien n’en saurait donner l’idée à qui ne les a pas vus, et Lia, qui se trouvait pour la première fois de sa vie au milieu des montagnes, demeurait silencieuse à force d’émotion devant ces masses gigantesques revêtues ici d’une sombre et fraîche verdure, là de nappes glacées tranchant crûment sur le bleu foncé du ciel, et tout irisées en ce moment par les feux ardents du soleil. Il lui semblait que des sensations inconnues s’éveillaient en elle avec une surabondance de jeunesse, un instinct d’activité, un besoin irraisonné de mouvement. Elle eût voulu gravir toutes ces cimes, s’enivrer de leur solitude solennelle, et, au milieu des émotions qu’elle éprouvait, elle fut presque confuse de ressentir une impression puérile, absurde : le désir enfantin de plonger ses mains dans la neige sans tache qui étincelait là-haut sous le ciel d’été…

Elle parcourut au bras de son père le quinconce, désert en ce moment, et l’allée des Bains, où les boutiques l’amusèrent un instant. Puis M. Haags, se trouvant fatigué, lui offrit de s’asseoir à l’ombre, tandis qu’il parcourait les journaux mis en réserve dans les poches de son léger pardessus.

Lia prit d’abord plaisir à voir passer les voitures qui roulaient vers la vallée du Lis avec leurs attelages à quatre et leurs joyeux grelots. Nombre de petits chevaux et d’ânes suivaient, et elle se souvint tout à coup qu’elle avait pris des leçons d’équitation aux dernières vacances, mais que, dans la précipitation de son départ, elle n’avait pas songé à emporter son habit de cheval.

« Père, » s’écria-t-elle, « nous monterons à cheval, n’est-ce pas ? »

M. Haags interrompit sa lecture et sourit. Un des seuls goûts très vifs qu’il possédât était celui de l’équitation, et il faisait chaque matin, à une heure solitaire, une promenade dont le charme enivrant l’arrachait un instant à ses soucis et à ses ambitions.

« Cela te fatiguerait, Lia, tu n’en as pas l’habitude… Saurais-tu monter seulement ?

– Oh ! cher père, tu me donneras des leçons !… D’ailleurs ces petits chevaux ont l’air si doux, et leur pied est si sûr !

– Soit, je vais m’occuper de chercher deux chevaux… Tu devras demander une amazone à Paris.

– Ce serait bien long, » dit Lia, faisant une moue légère. « Ne crois-tu pas qu’on puisse m’en faire une ici ?

– Peut-être… Allons demander à l’hôtel s’il existe un tailleur passable. »

Et, repliant complaisamment ses journaux, il offrit le bras à sa fille ravie.

Deux heures après ils avaient commandé un habit de cheval, visité la ville et les thermes, et Lia, munie d’un ouvrage au crochet, retournait s’asseoir au quinconce, où un orchestre se faisait maintenant entendre, rassemblant un certain nombre de flâneurs et d’élégantes.

La jeune fille croyait rêver. Depuis une semaine, il se produisait de tels changements dans sa vie ! Oui, quelques jours auparavant, elle se trouvait encore derrière les murailles tranquilles qui avaient abrité son enfance, dans une ville si paisible, si endormie, qu’on l’eût crue à cent lieues du bruyant Paris, dont elle était pourtant voisine. Puis elle s’était vue transportée, comme en un conte de fées, dans ce petit palais de la place Malesherbes, où elle n’avait pas retrouvé son ancienne petite chambre des vacances, mais un réduit éblouissant de fraîcheur dans sa coûteuse simplicité, – une chambre toute tendue de soie Pompadour, avec des meubles blancs tout unis, laqués par un procédé admirable que l’inventeur savait faire valoir à son prix. Les quatre jours qu’elle avait passés à Paris n’avaient pas suffi à la rendre familière avec les merveilles de cette chambre et de l’hôtel. Elle avait à peine fait l’inventaire des statuettes de marbre, des porcelaines de Saxe, des japoneries anciennes qui étaient son trésor particulier ; comment eût-elle regardé à loisir les tableaux, les tapisseries, les meubles sculptés ou incrustés qui faisaient de la maison de son père un véritable musée ? D’ailleurs son temps avait été pris par les promenades en voiture, les séances chez le couturier, les heures consacrées à recevoir des dames de compagnie, sans que cette dernière affaire eût pu se régler à la satisfaction du banquier.

« Nous ferons seuls notre voyage de Luchon, » avait dit celui-ci, qui, bien que ne prenant pas les eaux, voulait montrer à sa fille le spectacle animé d’une station balnéaire à la mode, « et à notre retour à Saint-Germain nous chercherons plus à loisir une personne qui te plaise, Lia, et qui puisse t’aider à faire les honneurs de notre maison. »

Et ce voyage en tête à tête avec son père avait pour la jeune fille un charme infini.

Elle l’aimait tendrement, bien qu’elle le connût à peine. Elle avait perdu sa mère alors qu’elle était encore trop jeune pour conserver même le souvenir de ses traits. Son père l’avait gardée quelques années près de lui ; puis, lorsque les soins tout matériels de sa nourrice, restée près d’elle, étaient devenus insuffisants, il l’avait placée, non dans une pension en renom, quoique sa fortune lui eût permis dès lors cette dépense, mais dans un couvent de province qui, bien que formant des femmes sérieuses et instruites, était inconnu en dehors d’une sphère très restreinte. Ç’avait été un vœu de la mère de Lia ; son amie la plus intime s’était consacrée à Dieu dans cette maison, et elle avait demandé à son mari de lui confier leur enfant.

Si elle avait vécu, peut-être n’y eût-il pas consenti ; mais il regarda comme sacré ce désir d’une morte qu’il avait d’autant plus aimée qu’il l’avait vue souvent souffrir. D’ailleurs il chercha dès lors des distractions dans un travail acharné, dans une recherche à la fois avide, patiente et tenace de la fortune, et, bien qu’il aimât sincèrement sa fille, il n’était pas de ces hommes qui rattachent leur existence et leur bonheur à la présence d’un petit enfant.

Cependant il songeait à elle en donnant carrière à son ambition ; il faisait d’elle le but de sa vie et de ses labeurs. Il avait ressenti une sorte d’ivresse mêlée d’orgueil en la ramenant enfin sous son toit, en reprenant possession d’elle, en recevant les tendres et charmants témoignages de son affection. Il avait vécu trop longtemps isolé, accoutumé à concentrer ses idées vers un but palpable et positif, il s’était trop complètement rompu à la solitude matérielle et morale de son foyer, pour songer à se faire une amie de cette vive et jolie créature. D’ailleurs il eût, pour ainsi dire, craint de s’habituer à un bonheur que le mariage de Lia ferait bientôt évanouir. Mais elle était pour lui un souffle rafraîchissant et pur, et l’amour silencieux de son cœur s’épanouissait doucement tandis que, jetant de temps à autre un regard sur elle, il songeait à la jeune femme, à la mère qui ne l’avait pas vue grandir.

III

Le lendemain de ce jour, Lia s’éveilla de bonne heure. Le repos auquel son père l’avait condamnée lui avait rendu les légères couleurs qu’avait pâlies le voyage. Ayant consulté son Guide ; elle décida qu’on se rendrait après le déjeuner à la vallée du Lis. Elle fit rapidement sa toilette, but le chocolat qu’on avait déposé dans le salon voisin de sa chambre, et, n’entendant aucun bruit chez son père, elle supposa qu’il reposait encore, et ouvrit la fenêtre pour se distraire en attendant son réveil.

Il régnait au dehors une si agréable fraîcheur, les allées offraient un coup d’œil si pittoresque, qu’elle regretta vivement de ne pouvoir sortir seule, et de perdre ainsi l’occasion d’une amusante flânerie.

On amenait de tous côtés des montures aux joyeux grelots ; les baigneurs se rendaient aux thermes, et des Espagnols au costume pittoresque circulaient sous les arbres, vendant de menus objets de fantaisie et des couteaux catalans. Enfin les marchands arrangeaient leurs étalages, disposaient avec goût les jupons, les châles, les capulets, les boîtes sculptées, les poupées habillées en montagnardes, les coupes, les vases, les bijoux de marbre pyrénéen.

Mais, si nouveau et si animé que fût pour elle ce spectacle, la jeune fille s’en lassa enfin, et, comme elle regardait pour la dixième fois la montre lilliputienne pendue à sa ceinture, sa porte s’ouvrit et M. Haags entra. Le chapeau qu’il tenait à la main et la légère moiteur qui couvrait son front annonçaient qu’il venait du dehors.

« Quoi ! » s’écria Lia avec surprise, « es-tu donc déjà sorti ? Pourquoi ne m’avoir pas emmenée ?… Je déplorais de rester ainsi enfermée, quand le temps est si engageant… Ne pourrais-je sortir seule le matin ?

– Non, Lia, c’est impossible. Et pourtant le télégraphe m’apporte des nouvelles qui exigent de ma part un travail pressé… Nous avons agi en étourneaux, mon enfant, lorsque nous sommes partis ainsi tout seuls, sans songer que je serai parfois empêché de me prêter à tous tes désirs… Je viens de demander à notre hôtesse si elle ne connaît pas une personne sûre et respectable à qui je puisse te confier, au moins le matin. Mais elle ne réside à Luchon que pendant la saison thermale, et n’est pas à même de me fournir les renseignements que je désire… »

Lia fit une petite moue en embrassant son père.

« Cela m’ennuierait tant d’avoir une étrangère !

– Ce ne sera que le matin, mon enfant… Nous serons ainsi beaucoup plus indépendants l’un de l’autre, et il est à présumer que mon courrier quotidien me prendra quelques heures… L’hôtesse m’a suggéré une idée que je crois heureuse : elle m’a indiqué un couvent où elle pensait qu’on me procurerait un chaperon convenable… Tout était si tranquille chez toi, que, moi aussi, je t’ai crue endormie, et je suis allé seul à ce couvent.

– Eh bien ? » dit la jeune fille d’un ton mélangé de curiosité et d’ennui.

« Eh bien ! on va nous envoyer d’ici à une heure une personne qui, m’a-t-on dit, acceptera volontiers ces faciles fonctions.

– Vieille ?… » demanda Lia avec une petite moue et une inflexion qui, à son insu, étaient légèrement dédaigneuses.

« Non, je crains qu’elle ne soit trop jeune, au contraire. – Ah ! tant mieux. Pourvu qu’elle ne soit ni bavarde ni prétentieuse, et qu’elle ne me gâte point mes enthousiasmes ! »

M. Haags sourit, et, se dirigeant vers sa chambre : « Tu m’appelleras, » dit-il, « lorsque cette personne sera ici. J’ai quelques lettres à écrire, et d’ici là je voudrais n’être pas dérangé. »

Lia fit un signe d’assentiment, et, restée seule, demeura un instant indécise quant à la manière d’employer son temps. Un petit piano placé dans un angle du salon attira son regard et mit fin à son embarras. Elle l’ouvrit vivement, et, posant le pied sur la pédale sourde, elle se mit à chanter d’une voix basse et contenue, pour ne pas déranger son père. Mais elle oublia bientôt ces précautions. Elle possédait une voix qui, encore privée de méthode, était d’une puissance merveilleuse. Évoquant ses souvenirs, elle ferma à demi les yeux et s’abandonna au plaisir de redire pour elle-même les hymnes et les cantiques qu’elle avait entendus au couvent. Avec la mobilité extrême d’imagination qui la caractérisait, elle avait oublié le lieu où elle se trouvait et revoyait les grandes salles tranquilles, le petit cloître bordé de fleurs et la chapelle à demi obscure de la pieuse maison, lorsque, entendant frapper à la porte, elle tressaillit, revint à elle-même, et quitta le piano précipitamment, comme une enfant prise en faute.

« Entrez ! » dit-elle d’une voix émue. Et, la porte s’ouvrant, elle aperçut d’abord la maîtresse de l’hôtel en personne, qui s’inclina avec son plus gracieux sourire.

« C’est la personne qu’on envoie du couvent à M. votre père, Mademoiselle… Dois-je la faire entrer maintenant ?

– Oui, oui, s’il vous plaît, » dit Lia, toute rougissante.

Et une jeune fille de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, de petite taille et vêtue de noir, parut sur le seuil.

Il y eut de part et d’autre un moment d’embarras. La nouvelle venue éprouvait une impression d’étonnement et d’admiration dont Lia n’imaginait pas être cause, et elle-même se trouvait interdite devant l’aspect plein de dignité et de distinction de la jeune fille qui venait d’apparaître.

Elle avait, à défaut d’expérience et d’habitude du monde, ce tact qui naît de la délicatesse des sentiments ; elle éprouva une impression confuse de pitié et de respect en face de celle qui venait remplir près d’elle des fonctions salariées, et elle comprit que c’était à elle à parler la première ; aussi, s’abandonnant à l’impulsion de son bon cœur, qui lui révélait l’embarras de l’étrangère, elle la prit par la main et l’attira dans la chambre.

« Asseyez-vous, je vous prie, » dit-elle avec un gracieux sourire. « Mon père termine une lettre pressée, mais il ne vous fera pas attendre… Habitez-vous Luchon ?

– Non, Mademoiselle, j’y suis venue accompagner ma mère, qui souffre de violentes douleurs rhumatismales. Nous sommes logées au couvent, et la supérieure a bien voulu penser à moi lorsque M. votre père est venu la trouver… »

Ces paroles, dites avec une douceur timide, décidèrent tout à fait de la sympathie de Lia.

« Et Mme votre mère peut donc se passer de vous ? » demanda-t-elle un peu étourdiment.

Elle regretta aussitôt ce qu’elle venait de dire, en voyant se couvrir de rougeur les joues de la jeune fille.

Celle-ci, après un instant d’hésitation, répondit avec une dignité très simple :

« La saison d’eaux que fait ma mère est coûteuse… Bien qu’elle ait quelque peine à se priver de ma présence, elle a compris que nous ne pouvons dédaigner l’avantage qui s’offrira à nous si M. votre père et vous acceptez mes services. »

En prononçant ces mots, elle avait rougi, comme une personne qui n’est point encore accoutumée à tirer de son temps un profit pécuniaire ; mais les joues de Lia s’étaient empourprées d’une teinte encore plus foncée, et elle fut bien aise à ce moment de voir entrer son père, dont la présence atténuait son embarras.

M. Haags s’inclina, et, attachant sur la nouvelle venue un regard très pénétrant :

« C’est vous, Mademoiselle, qui m’êtes adressée par la supérieure ? » demanda-t-il d’un ton un peu bref.

Elle s’inclina en signe d’affirmation.

« Je vous désirais un peu plus âgée, ou, du moins, d’aspect moins jeune… » Lia jeta à son père un regard suppliant, tandis que la jeune fille répondait, non sans rougir :

« Il me semble, à moi, que je suis bien vieille… Depuis quelques mois, je sors sans être accompagnée, et je crois pouvoir dire que ni à Paris, que j’habite d’ordinaire, ni à Luchon, nul ne m’a remarquée ni même regardée… »

M. Haags, les yeux toujours attachés sur elle, semblait réfléchir. Il se tourna enfin vers Lia :

« As-tu causé avec cette jeune fille, ma chère enfant ? Je vous demande pardon, Mademoiselle, mais dans une affaire du genre de celle qui nous occupe la sympathie doit entrer en ligne de compte… »

Lia fronça légèrement les sourcils. Elle pensait que son père aurait pu lui adresser une telle question hors de la présence de celle qui en était l’objet.

« J’ai tout de suite été prévenue en faveur de ma future compagne, » répondit-elle, adressant à celle-ci un sourire encourageant.

« Alors il nous reste à déterminer vos fonctions, Mademoiselle, et à en fixer le salaire… »

Le froncement de sourcils de Lia s’accentua encore, et, rougissant de nouveau, elle marcha vers un guéridon, près duquel elle parut s’absorber dans la recherche d’un livre.

« En général, » reprit le banquier, « ma fille n’aura besoin de vous que le matin ; cependant je me réserve le droit de réclamer vos après-midi… Êtes-vous tout à fait libre ?

– Les sœurs m’ont promis de me suppléer près de ma mère.

– Ah ! vous êtes avec votre mère ?… Pouvez-vous être ici à huit heures chaque matin ?… C’est bien… Notre séjour à Luchon ne doit pas dépasser une quinzaine… Quelle est la rétribution que vous jugez convenable ? »

Lia laissa tomber avec fracas un album de vues placé sur la table, tandis que la jeune fille, pâlissant cette fois, répondait d’une voix un peu tremblante :

« Je n’ai pas l’idée de ce que peuvent être estimés des services de ce genre… J’accepterai ce que vous croirez devoir m’allouer… »

M. Haags passa machinalement la main sur son front par un geste qui lui était familier, et dit, après une pause que Lia essaya en vain d’abréger par une toux significative :

« Quinze jours, à environ quatre heures par jour… Un sacrifice de temps, mais une occupation sans fatigue… Vous déjeunerez ici… Cent cinquante francs vous semblent-ils suffisants ? »

La toux de Lia dégénéra en une sorte d’accès furieux ; mais la jeune fille s’inclina tranquillement.

« Monsieur, je m’en remets absolument à vous… Dois-je venir demain ? » ajouta-t-elle, se tournant vers Lia.

Celle-ci se rapprocha.

« Oui, demain, s’il vous plaît… Je serai charmée de vous voir, et je suis sûre que nous serons bonnes amies ! »

Un sourire charmant accompagnait ces paroles, un sourire un peu suppliant qui, dans l’intention de Lia, demandait grâce pour la manière un peu brutale dont son père venait de traiter une question délicate. Et en même temps une main étroite et fine, une blanche main tout étincelante de bagues (Lia aimait les bijoux avec passion), se tendait vers l’étrangère.

Celle-ci sentit comme un baume sur son pauvre cœur meurtri, et il y avait un sentiment d’espérance dans la manière dont elle prononça à son tour les mots : « À demain. »

La porte se referma, et Lia tourna vers son père ses yeux pleins d’étonnement et de reproche timide.

« Père !… Cent cinquante francs !… Elle a une mère malade !… Je croyais que tu allais lui donner une très grosse somme… »

M. Haags se mit à rire.

« Et qu’appelles-tu, je te prie, une très grosse somme ? Depuis quand ma petite pensionnaire sait-elle quelque chose de l’argent ?

– Cher père, il y a quinze jours, j’aurais cru que cent cinquante francs, c’était réellement beaucoup d’argent… Mais depuis que j’ai su le prix exorbitant de chacune de mes robes, depuis que tu m’as acheté tant de jolis bijoux, et… hier encore, oh ! père, hier j’ai choisi en une heure pour plus de cent francs de châles de laine, de couteaux en bois sculpté et de bibelots en marbre !…

– Et qu’est-ce que cela prouve, Lia ? » demanda son père avec un accent de belle humeur. Elle entoura son cou de ses bras.

« D’abord, que tu es le meilleur de tous les pères, et que tu gâtes horriblement ta fille… Puis…

– Eh bien ? – Puis, que tu es très riche, et que, si tu donnes tant d’argent pour ma toilette ou mes caprices (car je ne saurai jamais que faire de tout ce que j’ai acheté ici hier), tu pourrais aussi être très généreux envers une pauvre fille. »

Le banquier boutonna machinalement sa redingote.

« Ma chère enfant, on ne serait pas très riche si l’on était prodigue. Je taxe les services de cette personne d’une manière assurément convenable. Pourquoi ceux qui possèdent seraient-ils dupes, après tout, – dupes de l’habileté d’autrui ou de leur propre générosité ? Je me donne le luxe de faire des folies pour toi ; mais, ne l’oublie pas, je dois en partie ma fortune à la simplicité, à l’austérité de mes goûts, à l’absence de toute passion ruineuse, et à une sévère économie qui m’a soutenu jadis dans des circonstances difficiles.

– Mais tu n’es plus économe, père, tu n’as plus besoin de l’être.

– Aussi, » répondit-il en riant, « je donne à ta demoiselle de compagnie le double de la somme que valent réellement les heures qu’elle te consacre. Si elle est agréable et discrète, tu pourras lui faire un cadeau lorsque nous partirons… Mais en voilà assez là-dessus, Lia… Je retourne à mes lettres, car le déjeuner va sonner bientôt. »

Et Lia, laissée seule, demeura distraite et absorbée, faisant glisser machinalement sur ses doigts ses bagues ornées de perles, de turquoises et même de brillants.

« Cent cinquante francs ! » se répétait-elle en secouant pensivement la tête.

La robe de batiste qu’elle portait en ce moment avait coûté bien davantage, et il n’était pas une des bagues qui étincelaient entre ses doigts qui ne valût plusieurs fois cette somme…

IV

Lia et son père descendirent dans la salle à manger dès le second coup de cloche. Les journaux venaient d’arriver, et, comme la vaste salle était encore déserte, M. Haags prit le Figaro et, demeurant debout, commença à le parcourir. Lia s’approcha d’une fenêtre et s’amusa à regarder les promeneurs qui regagnaient leurs hôtels. Elle tournait le dos à la salle, et l’on ne voyait d’elle que sa taille élégante et la masse de ses cheveux noirs, tressés en couronne.

« Et qu’est-ce que ce Haags ? » dit tout à coup une voix masculine, si près d’elle, qu’elle tressaillit en entendant ainsi prononcer le nom de son père.

« Un richissime d’hier, » répondit-on, « qui a su tirer profit des bouleversements effroyables de ces temps derniers.

– Allemand ?

– Je ne sais, mais juif, à coup sûr…

– Oh ! cela, c’est écrit sur l’admirable visage de sa fille aussi bien que sur le sien, » répliqua la voix qui avait parlé la première, d’un ton où Lia crut saisir une inflexion de regret.

Elle sentait ses joues en feu, et ne se retourna que lorsque les pas s’éloignèrent. Alors elle gagna sa chaise, cherchant à découvrir qui venait de parler ainsi de la fortune de son père et de sa propre beauté.

Les places restées inoccupées la veille à son côté étaient prises par deux jeunes gens qu’elle ne se rappelait pas avoir vus. L’un d’eux, celui qui se trouvait le plus près d’elle, avait environ vingt-cinq ans ; il n’était pas précisément beau, mais il avait une figure expressive et douce ; ses cheveux châtains étaient courts et frisés, sa barbe presque blonde, ses yeux d’un gris clair, très lumineux et très pénétrants, avec une expression frappante de sincérité et de loyauté. L’autre, plus âgé, plus robuste, avait un teint brun et des cheveux légèrement grisonnants, en dépit d’un air jeune ; son regard possédait une extrême mobilité, et il y avait dans son sourire une causticité qui n’excluait pas toutefois une certaine bienveillance.

« Et quels sont vos projets pour aujourd’hui, mon cher de Cormeilles ? » demanda-t-il, tout en cassant l’œuf à la coque qu’on venait de placer devant lui.

« Oh ! je n’en ai guère ! J’ai fait tant d’excursions que je ne sais laquelle recommencer.

– Bah ! êtes-vous blasé sur ce délicieux pays ?

– Non certes, il me semble toujours nouveau, comparé aux plaines monotones de ma région natale.

– Ces plaines monotones ont leurs avantages, » reprit en riant son compagnon, « surtout à l’époque où l’or de leurs moissons se transforme en une monnaie ayant cours… Vous seriez un moins riche propriétaire si votre domaine était perché sur quelqu’une de ces montagnes, et les mères de filles à marier se donneraient sans doute moins de peine pour conquérir vos suffrages.

– Oh ! je ne serai pas d’une difficile conquête, » répondit en riant le jeune homme, « le jour où mon cœur aura parlé. Malheureusement, » ajouta-t-il d’une voix plus basse, « j’ai fait dans ma vie une large place au rêve.

– Le rêve en plein siècle des lumières ! Je dois donc vous considérer comme un anachronisme, » répliqua gaiement son compagnon.

Lia n’en entendit pas davantage, car son père lui parlait en ce moment. Elle sentit à plusieurs reprises, pendant le déjeuner, le regard de son voisin attaché sur elle, et, en se levant de table, elle se décida, après un peu d’hésitation, à jeter à son tour un coup d’œil sur ce jeune homme qui rêvait encore à une époque si réaliste. Mais elle rencontra, attachés sur elle, ses yeux gris, clairs et pensifs, où elle crut lire, avec une admiration évidente, tempérée toutefois par le respect, la même nuance de regret qu’elle s’était imaginé surprendre quelque temps auparavant dans ses paroles.

En rentrant dans sa chambre, elle poussa un cri de joie en apercevant l’habit de cheval commandé la veille. Le tailleur avait dû faire passer toute la nuit pour satisfaire son caprice.

Elle revêtit aussitôt ce costume, dont la nuance d’un bleu très sombre lui seyait à ravir, et, ayant posé sur sa tête le petit chapeau d’homme entouré d’un voile de gaze, elle ouvrit la porte de son père et lui apparut souriante, plus ravissante que jamais, portant sur son bras sa longue jupe avec une aisance innée.

Le regard de M. Haags inspecta soigneusement tout le costume, et il fit un petit signe d’approbation.

« C’est très bien, Lia… Nous en userons au premier jour… En attendant, va t’apprêter pour notre promenade, la voiture ne tardera pas.

– Mais, père, si nous la faisions à cheval, cette promenade ?

– Vingt kilomètres pour un début ! Tu serais brisée, mon enfant. »

Lia jeta un regard de désappointement sur la glace qui réfléchissait sa taille gracieuse, si bien prise dans l’amazone, puis son front s’éclaircit.

« Eh bien, faisons-nous suivre par la voiture, où je monterai lorsque je serai fatiguée ! »

M. Haags hésita un instant, mais il n’avait pas encore pris l’habitude de résister à sa fille.

« Soit, » dit-il, « je vais commander les chevaux. »

Les joues de Lia s’empourprèrent de plaisir, et, ayant mille fois embrassé son père, elle se mit en devoir de faire entrer ses petits doigts dans des gants de peau de daim.

Peu après, à son ravissement infini, elle se trouvait en selle sur un petit cheval alezan dont elle caressait complaisamment la crinière.

« Laissez-le vous conduire, surtout, Mademoiselle, » répéta le guide, montant à côté du cocher sur le siège du landau.

« Es-tu prête, Lia ? » demanda M. Haags en souriant. « Sais-tu que tu as fort bon air, mon enfant ?… Ne serre pas ainsi la bride… Là, c’est bien… »

Les petits chevaux partirent d’un trot vif, et le jeune homme qu’on avait appelé de Cormeilles, qui fumait son cigare devant l’hôtel, s’élança vers un domestique demeuré sur le perron.

« Où vont-ils ? » demanda-t-il rapidement.

« À la cascade d’Enfer, Monsieur. »

Le jeune homme se tourna vers son ami.

« Venez-vous, Dervin ?

– Oh ! certes non ! Je ne suis pas amoureux, moi ! » répondit en riant celui-ci.

Le visage de Maxime de Cormeilles s’assombrit.

« Moi non plus, » dit-il à voix basse. « Est-ce que ma mère me permettrait d’épouser une juive ?… Moi-même je ne saurais me résoudre à voir l’abîme d’une différence de croyances entre ma femme et moi… Mais, mon cher Antoine, tout peut arriver, et les rêves les plus invraisemblables se réalisent quelquefois… J’espère que je ne rêve pas à propos de cette charmante fille ; mais ne serait-il pas délicieux de lier connaissance avec elle pendant notre séjour ici ?… »

Et, sans écouter Antoine Dervin qui, haussant les épaules, murmurait quelque chose sur l’éternelle histoire du papillon qui va se brûler les ailes, Maxime se mit à examiner d’un œil connaisseur les chevaux rangés sous les tilleuls.

Bientôt, ayant fait son choix, il sauta en selle, toucha légèrement de sa cravache le flanc de sa monture, et s’élança dans la direction qu’avaient prise quelques minutes auparavant Lia et son père.

Il fit mener au petit cheval montagnard un train des plus vifs jusqu’au moment où il parvint à peu de distance de la combe de Bounéou ; alors il ralentit son allure, car il savait que les touristes s’arrêtent à la chute d’eau appelée le trou de Bounéou. Ses prévisions ne furent point trompées ; en approchant, il aperçut le landau arrêté sur le bord de la route, et le guide tenant en main les chevaux du banquier et de sa fille.

La silhouette sombre de cette dernière se détachait, immobile, sur les masses de rochers creusés, rongés, polis par l’eau écumeuse, et déchiquetés comme le squelette bizarre de quelque monstre antédiluvien… Et aux beautés sauvages de ce lieu, dominé de tous côtés par des monts couverts de forêts, s’ajoutait un spectacle émouvant autant que mélancolique : sur le ton gris des rochers, au bord des eaux furieuses et rapides bondissant dans le gouffre, ressortait la blancheur d’une croix de marbre qui évoquait un souvenir funèbre. Un homme avait péri en ce lieu, dans cette combe à la fois verdoyante et sauvage, péri, en venant chercher le plaisir, dans le torrent écumeux aux remous perfides, et la croix élevée en mémoire de lui jetait une note grave dans ce concert à la fois joyeux et solennel de la nature, en rappelant aux passants le peu qu’est la vie et l’incertitude du moment qui doit la terminer.

M. Haags saisit instinctivement le bras de sa fille. Un faux pas sur ce rocher glissant, et c’en serait fait de tant de bonheur, de grâce et de beauté… Cette eau écumeuse, blanche comme la neige, mais rapide et furieuse, aurait vite brisé ce corps délicat contre les parois déchiquetées de l’abîme…

Maxime de Cormeilles distinguait le visage légèrement pâli de la jeune fille. À ce moment il vit son bras se lever lentement ; sa main fine, emprisonnée dans le long gant de peau de daim, toucha son front… Elle terminait une prière muette par le signe de croix le plus pieux qu’il eût jamais vu tracé par une jeune chrétienne…

Une impression de joie instinctive monta du cœur de Maxime et colora ses joues. Elle n’était donc pas juive, elle ! Cet obstacle infranchissable n’existait donc pas entre eux ?… Se tenant à son tour au bord du torrent, il la suivit des yeux tandis qu’elle se remettait en selle avec l’aide de son père… Il vit sa taille souple, amincie par la longue robe sombre, se détacher sur la verdure qui bordait le sentier, tandis que son voile flottait autour de son cou ; et, comme elle disparaissait au premier détour de la route, il revint à lui-même et passa la main sur son front, non sans sourire malgré lui.

« Suis-je fou ? » se demandait-il, « ou bien l’amour à première vue, que j’ai cru jusqu’ici une invention des romanciers, existe-t-il réellement ? Je l’ai vue hier pour la première fois, j’ai à peine entendu le son de sa voix, et, sans savoir rien d’elle, je me surprends songeant à l’action la plus grave que puisse accomplir un homme, puisqu’elle engage à jamais toute sa vie ! C’est une folie ! » Oui, c’était une folie ; mais il se disait que cette folie était douce et charmante, tandis que son cheval l’entraînait sur cette route pittoresque à travers la vallée qui se resserrait entre ses murailles gigantesques.