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Extrait : "Garryowen, qui donne son nom à l'un des chants nationaux les plus populaires d'Erin, est situé sur le penchant d'une colline voisine de Limerick. De là, le coup d'œil n'est pas sans charme : il s'étend sur la belle et vieille cité, le noble fleuve qui baigne ses tours ruinées, et la campagne richement cultivée qui l'entoure.La tradition a conservé la cause qui rendit ce petit endroit célèbre..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 485
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335102222
©Ligaran 2015
Garryowen, qui donne son nom à l’un des chants nationaux les plus populaires d’Erin, est situé sur le penchant d’une colline voisine de Limerick. De là, le coup d’œil n’est pas sans charme : il s’étend sur la belle et vieille cité, le noble fleuve qui baigne ses tours ruinées, et la campagne richement cultivée qui l’entoure.
La tradition a conservé la cause qui rendit ce petit endroit célèbre, et l’origine de son nom, qui semble composé de deux mots irlandais, signifiant le jardin d’Owen. Il y a environ quatre-vingts ans, un homme appelé Owen était propriétaire d’un cottage et d’un morceau de terre, en ce lieu qui, vu sa proximité de la ville, devint, pour les assemblées du dimanche, le rendez-vous favori des citadins, soit qu’ils cherchassent le simple amusement ou la dissipation. Les gens âgés buvaient ensemble, à l’ombre des arbres ; les jeunes jouaient à la balle ou à d’autres jeux de force et d’adresse sur le gazon ; d’autres se promenaient par couples le long des haies et trompaient le temps par des distractions moins bruyantes, il est vrai, mais qui ont pourtant aussi leur fascination.
Toutefois, les réjouissances de nos pères se distinguaient fréquemment par un caractère de gaieté si fougueux, qu’on aurait pu prendre leurs réunions joyeuses pour des batailles rangées. Le jardin d’Owen fut bientôt aussi fameux par ses querelles que par ses amusements.
Ce nouveau genre de plaisir fut encouragé par un certain nombre de jeunes gens d’un rang supérieur à celui des visiteurs ordinaires du jardin. C’étaient les fils de marchands et de négociants en gros de la ville, qui venaient d’être libérés du collège, avec une plus forte provision de sève vitale que de sagesse pour la gouverner. Ces jeunes gentleman, amateurs de choses spirituelles, s’amusaient à organiser des parties, la nuit, pour tordre le cou de toutes les oies et arracher les marteaux de toutes les portes d’alentour. Ils laissaient quelquefois leur génie prendre son essor jusqu’à briser une lampe, et même jusqu’à attaquer un garde de nuit ; mais peut-être cette sorte de plaisanterie était-elle trouvée trop sérieuse pour être souvent répétée, car leurs annales rapportent peu de hauts faits si audacieux. Ils étaient obligés de se borner aux distractions moins ambitieuses que nous venons de signaler : détruire les marteaux, ennuyer les paisibles habitants des maisons environnantes par leurs assauts longtemps continués contre les portes des façades ; effrayer les passants tranquilles par toutes sortes d’insultes et de provocations, et satisfaire leurs penchants fratricides sur toutes les oies de Garryowen.
La renommée des compagnons de Garryowen s’étendit bientôt de tous côtés. Leurs exploits furent célébrés par quelque obscur ménestrel de l’époque, dans ce chant qui a retenti depuis dans tous les pays du monde, et a disputé même au Patrick’s day la palme de la popularité nationale. Le nom de Garryowen fut aussi connu que celui de la Numance irlandaise, Limerickan, et le petit jardin d’Owen devient presque un synonyme de l’Irlande.
Mais cette règle qui assigne à la vie de l’homme ses périodes de jeunesse, de maturité et de déclin, a son analogie dans la destinée des villages comme dans celle des empires. L’Assyrie est tombée, et Garryowen aussi ! Rome eut sa décadence, et Garryowen ne fut pas immortel ! Le faubourg, encore bien connu, n’est plus guère qu’un monceau de ruines ; des murs enfumés et noircis, sortant des amas de pierre et de mortier, indiquent la place d’une rangée de maisons jadis populeuses. Sous le peu de toits qui tiennent encore bon, quelques familles appauvries cherchent à se procurer une misérable subsistance, en raccommodant de vieux souliers et en fabriquant des cordes. À l’une des extrémités, un cabaret mal famé fatigue les oreilles des habitants, et une corderie, qui s’étend sur la pente adjacente de Gallows-Green ainsi appelée pour certaines raisons, amène à l’esprit du spectateur attentif des associations d’idées qui ne sont point faites pour égayer le paysage. Il n’est pas dans une disposition plus divertissante lorsque, choisissant pour y poser ses pieds les pavés isolés qui apparaissent au milieu de la bourbe verte dont la rue est inondée, il rencontre, à l’autre bout, une avenue de boutiques occupées par des fabricants de cercueils, avec un hôpital de fiévreux d’un côté et un cimetière de l’autre.
Ainsi les jours de Garryowen sont passés, comme ceux de l’ancienne Erin. Les fêtes de ses héros jadis formidables ne sont plus qu’un récit des soirs d’hiver. Owen est dans sa tombe, et son jardin a l’aspect lugubre d’un cimetière abandonné. La plupart de ses joyeux habitués l’ont suivi, sur un terrain qui, quoique la foule y soit aussi grande, offre moins d’occasions à la plaisanterie, et moins aussi aux querelles. Il en reste encore quelques-uns peut-être, pour regarder avec indulgence le théâtre des folies de leur jeunesse, et pour sourire à la page qui rappelle ces folies.
Mais tandis qu’Owen vivait et que son jardin prospérait, lui et ses voisins étaient aussi joyeux que si la mort n’avait jamais dû atteindre l’un, et la désolation ruiner l’autre.
Parmi les visiteurs de sa petite retraite qu’il distinguait par une attention et une faveur spéciales, se plaçait en première ligne la belle enfant d’un vieillard qui dirigeait une corderie du voisinage, et qui venait souvent, quand la soirée était pure, s’asseoir avec lui à l’ombre d’un osier jaune qui était devant sa porte. On causait de la politique du jour, de l’administration de lord Halifax, du jeune patriote qui donnait des espérances M. Henry Grattan, et de la fameuse concession catholique de 1773. Parfois aussi Owen, qui, comme tous les Irlandais, même du rang le plus humble, était un fin critique de la beauté, faisait céder la politique à d’amicales et justes remarques sur la fille de son vieil ami ; remarques auxquelles l’âge et le ton ôtaient tout autre caractère que celui d’une admiration demi-artistique et demi-paternelle. Il trouvait alors des expressions qui eussent désespéré de plus jeunes et moins éloquents admirateurs.
Il faut l’avouer, l’origine de la beauté suburbaine était de celles que ne recommande pas une association d’idées fort agréables, dans un pays aussi troublé que l’Irlande. Mais parmi ceux mêmes pour lesquels le chanvre tordu était un objet de secrète horreur, il y en avait peu qui pussent, en regardant le ravissant visage d’Eily O’Connor, se souvenir qu’elle était la fille d’un cordier, peu qui pussent découvrir sous cette aménité hésitante et timide qui répandait du charme sur tous ses mouvements, les traces d’une éducation rude et vulgaire. Il est vrai que quelquefois elle dérobait à certains mots une lettre Anale, et prolongeait l’accentuation d’une voyelle au-delà du terme de l’orthodoxie prosodique. Mais les lèvres sur lesquelles le son s’attardait ainsi,
communiquaient à leurs propres accents une douceur et une grâce qui faisaient du défaut un attrait de plus.
Son éducation dans les faubourgs d’une grande ville n’avait pas altéré la délicatesse naturelle de son caractère ; car Mihil O’Connor qui, malgré sa rudesse, savait apprécier sa fille, s’efforçait d’entretenir ces tendances par tous les ménagements en son pouvoir. En outre, l’oncle d’Eily, qui était maintenant curé de campagne, possédait les qualités voulues pour tirer parti des dispositions naturelles dont elle était douée. Lorsqu’il était encore vicaire de Saint-John, Eily passait bien des heures dans son petit logement, et, en retour de la douce amabilité avec laquelle elle présidait à son simple thé, le P. Edward entreprit de donner à son instruction des soins qui la rendirent bientôt aussi supérieure en savoir à ses compagnes qu’elle l’était en beauté. À cette même époque, on la remarquait comme une pieuse jeune fille, très régulière dans toutes les observances de sa religion, grave dans sa mise et dans ses discours. Par les matinées les plus froides et les plus lugubres de l’hiver, on pouvait la voir se glisser entre les volets de la boutique encore fermée, à la chapelle la plus proche, où elle avait coutume d’entendre une messe matinale ; elle rentrait à temps pour mettre toutes choses en ordre pour le déjeuner de son père. Dans la journée, elle s’occupait des affaires de l’intérieur, tandis qu’il travaillait à la corderie voisine. Le soir, généralement, elle allait chez le P. Edward. S’il était occupé à réciter son office quotidien, elle s’amusait à lire quelque livre de récréation morale, en attendant qu’il eût le loisir d’entendre ses leçons ; puis elle restait à causer, jusqu’à ce que le thé fût fini.
Un attachement de la nature la plus pure et la plus tendre fut la conséquence de ces relations mutuelles entre l’oncle et la nièce ; et l’on peut dire que, si le P. Edward n’aimait pas autant Eily, il la connaissait et l’appréciait mieux encore que son propre père.
Mais le bon prêtre fut nommé à une paroisse, et la jeune fille perdit son instituteur. Ce fut pour elle une perte cruelle, et plus cruelle, en réalité, lorsqu’elle cessa d’en sentir aussi vivement les effets. Après son départ, elle continua, pendant quelques mois, à mener la même vie retirée, et aucun œil, excepté celui d’un observateur consommé, n’aurait pu découvrir la plus légère altération dans ses sentiments, la moindre propension vers le monde et les amusements mondains. Le changement cependant s’était silencieusement effectué dans son cœur. Elle était maintenant femme, une femme faite, aimable, intelligente, et les circonstances l’obligeaient à jouer son rôle dans le petit cercle social qui se mouvait autour d’elle. Son esprit facile, longtemps réprimé, s’assimila promptement le genre frivole de la société dans laquelle elle se trouva placée. Son père, qui, avec la vanité vénielle d’un père, aimait à monter sa belle enfant parmi ses voisins, l’emmena au jardin d’Owen, dans un moment où il était extraordinairement gai et peuplé : de cette soirée data le début d’un changement décidé et visible dans le caractère d’Eily.
Aussi graduel que l’approche d’une matinée de printemps fut le passage du grave au gai dans la toilette de cette fleur des faubourgs. On vit poindre d’abord un beau nœud à la coiffure ; puis arriva petit à petit la splendeur du plein midi : les mousselines à fleurs, les étoffes de soie, les ceintures. Ce fut comme l’épanouissement d’un bouton de rose, qui rassemble autour de la fleur les courtisans ailés de la prairie. Des jeunes gens « aussi vifs que des abeilles » vinrent se presser à sa suite, avec des propositions « d’honorable amour et de mariage » ; et même parmi la jeunesse d’un rang plus élevé, que la légèreté et la violence du sang irlandais attiraient au jardin d’Owen, ce devint un objet de jalousie que la préférence de la belle fille du cordier. Il n’était pas étonnant que les attentions de personnages si supérieurs à ses admirateurs ordinaires rendissent Eily indifférente aux soupirs de ses prétendants, plébéiens. Dunat O’Leary, le perruquier, autrement dit Foxy Dunat, par allusion à ses cheveux roux, fut blessé au cœur par sa froideur excessive. Myles Murphy, brave fermier de Killarney, qui parcourait le pays en vendant des poneys de Kerry, et se découvrant un degré de parenté avec tous les gens qu’il rencontrait, revendiqua vainement une alliance avec Eily ; sa prétention ne fut point accueillie. Si bien que, au milieu de tant d’admirateurs, l’aimable et belle Eily risquait fort de rester ce que Lady Mary Montague a élégamment appelé « une religieuse laïque » ; destin maintenant redoutable pour elle, car « la religieuse », quelle qu’elle soit, n’a de bonheur que si elle sait faire de Dieu la part de son cœur.
Un évènement devait l’arracher à ce destin.
La veille du 17 mars, date célébrée chez le cordier, non seulement comme la fête du saint national, mais comme l’anniversaire de naissance de la jeune maîtresse de céans, Eily et son père étaient allés prendre leur récréation habituelle au jardin d’Owen. Le joyeux propriétaire du lieu s’était installé à sa porte comme de coutume avec Mihil, tandis que Myles Murphy, qui avait amené un certain nombre de ses poneys sauvages pour les vendre dans les foires d’alentour, s’était assis au bout de la table, et cherchait à établir un cousinage éloigné entre les Owen de Kilteery, parents de l’Owen auquel il s’adressait, et les Murphy de Knockfadhra, ses parents à lui-même. Une troupe de jeunes gens jouaient à la paume dans une allée ménagée pour ce jeu, de l’autre côté de la pelouse ; une autre plus nombreuse, et dans laquelle étaient mêlées beaucoup de femmes, cabriolait sur l’herbe courte, au son de la « gigue du chasseur de renards (Fox Hunter’s Jig) ». D’autres enfin, fatigués des exercices violents, se promenaient sous les arbres dégarnis de feuilles, riant, plaisantant, et causant familièrement avec leurs connaissances féminines. Quelques pauvres vieilles femmes, portant des corbeilles, cherchaient à vendre des croix de Saint-Patrick, pour les enfants, au prix modique d’un demi-penny la pièce, avec dorure, peinture et tout ce qu’on peut souhaiter.
Après avoir terminé à peu près sa séance accoutumée Mihil O’Connor pria Myles d’aller appeler sa fille, qui se trouvait dans le groupe des danseurs, et de lui dire qu’il l’attendait pour rentrer. L’envoyé revint annoncer qu’Eily dansait avec un jeune gentleman étranger, en costume de batelier ; et que ce gentleman ne voulait pas la laisser partir avant la fin de la gigue.
Cela fut assez long pour lasser la patience du vieillard. Quand Eily parut enfin, il remarqua sur ses joues une rougeur de fatigue et en même temps de plaisir, qui montrait que le retard n’avait pas été tout à fait opposé à son goût. Cette circonstance lui aurait donné envie de la recevoir avec un peu de mécontentement ; mais à ce moment, l’honnête Owen s’empara du père et de la fille, pour qu’ils entrassent souper avec sa femme et lui.
Ce récit de l’adolescence d’Eily étant purement et simplement préliminaire, nous nous abstiendrons de fournir aucun détail sur les petits incidents de la soirée, ou la qualité du régal de mistress Owen. Il faut supposer que celle petite réunion avait son agrément ; car la veillée de Saint-Patrick approchait de son terme quand les convives se levèrent pour souhaiter une bonne nuit à leur hôte et à leur hôtesse. Owen leur conseilla de marcher vite, afin d’éviter les « garçons de Saint-Patrick », qui allaient se promener dans les rues après minuit, pour le grand festival, et qui pourraient bien, dit-il, « jouer des tours de leur façon à miss Eily ».
La nuit était assez noire, et la lueur trouble des lampes suspendues à de longs intervalles au-dessus des portes des maisons ne remédiait que faiblement à l’obscurité. Mihil O’Connor et sa fille avaient déjà fait plus de la moitié de leur chemin, et ils débouchaient d’une étroite ruelle dans le haut de Mungret-Street, quand un grand bruit frappa leurs oreilles avec une violence soudaine. Il provenait d’une troupe qui défilait en désordre le long de la rue. Une coutume ancienne et encore respectée ordonne aux jeunes habitants de Limerick de célébrer, dans la nuit de cet anniversaire, la fête du saint patron et apôtre de l’île, en parcourant successivement toutes les rues, jouant des airs nationaux, et remplissant les pauses de la musique par des cris d’allégresse. C’était cette procession qui approchait.
Le coup d’œil ne manquait ni d’intérêt ni d’amusement. Au milieu, une bande de musiciens jouaient alternativement les airs de Patrick’s Day et de Garryowen. Autour des musiciens se pressait une cohue d’hommes et d’enfants, encombrant toute la largeur de la rue et une partie de sa longueur. Les hommes avaient à leurs chapeaux des branches de trèfle, et plusieurs portaient à la main des chandelles allumées, qu’un simple cornet de papier protégeait contre les bouffées du vent. La lumière inconstante et inégale jetée par ces petites torches sur les figures des individus qui les tenaient formait un vif contraste avec l’obscurité régnant à l’entour.
La foule avançait à pas rapides, chantant, jouant, criant, riant, et se livrant à toute l’excitation causée par le tumulte et le mouvement. Les fenêtres des chambres à coucher s’ouvraient sur son passage, et les habitants demi-vêtus plongeaient un instant leurs têtes dans l’air de la nuit, pour la regarder. Les personnes respectables qui apparaissaient dans la rue tournaient court le plus tôt possible, pour éviter les désagréments auxquels les aurait exposées le contact avec cette multitude exaltée.
Mais, pour nos deux voyageurs, il n’était plus temps de prendre cette précaution. Avant qu’ils y eussent songé, la procession (si on peut l’honorer d’un nom si solennel) était plus près d’eux qu’ils ne l’étaient d’aucun détour, et avec la populace comme avec les chiens, avoir l’air de fuir, c’est provoquer la poursuite. Ils en avaient conscience ; par conséquent, au lieu de tenter une vaine retraite, ils se glissèrent dans un renfoncement formé par la porte d’une boutique, et attendirent, immobiles, que ce torrent bruyant eût passé. Pendant quelques instants, ils restèrent inaperçus ; les garçons qui marchaient en avant étaient trop occupés à parler, à crier et à rire, pour faire attention aux objets qui n’étaient pas directement dans leur chemin. Mais ils ne furent pas plutôt découverts que les plaisants les assaillirent, avec ce genre d’esprit qui distingue le peuple des cités et fait la terreur des visiteurs de la campagne. Les saillies furent prodiguées, si bien que le vieux cordier, irritable comme le sont généralement les Irlandais, commençait à perdre patience.
Enfin, un de ces individus ayant vu la lumière éclairer le visage d’Eily adressa à la jeune fille un geste insultant. Papirius lui-même, vengeant sur le Gaulois insolent la dignité sénatoriale, ne put être plus prompt à agir que Mihil O’Connor. Le jeune homme avait à peine achevé son mouvement, qu’il recevait sur la tempe un coup énergique. Une scène tumultueuse commença, et il était vraisemblable qu’elle finirait gravement pour le vieillard et sa fille. Des figures féroces s’amassèrent autour d’eux, proférant des cris de défi et d’animosité grossière, auxquels Mihil répondait aussi bruyamment et avec autant d’énergie. Tout ce qui semblait retarder pour lui un sort fatal, c’était le courage d’Eily, qui, s’élançant devant son père, le protégeait contre les armes levées de ses agresseurs. Pas un ne voulait courir le risque de blesser, par un coup accidentel, une créature si jeune, si belle et si dévouée.
Ils furent sauvés de cette situation précaire, par l’intervention de deux hommes, en costume de bateliers, qui paraissaient posséder de l’influence sur la foule et qui en usèrent pour les dégager. Non content de les avoir tirés sains et saufs de tout danger immédiat, le plus grand les conduisit à leur porte ; chemin faisant, il parla peu, et il prit congé sitôt qu’il les vit en parfaite sûreté. Tout ce que Mihil put découvrir par son aspect, c’est qu’il était gentleman, et très jeune, n’ayant peut-être pas plus de dix-neuf ans. Le vieillard loua beaucoup et hautement sa conduite de galant homme, mais Eily resta muette sur ce sujet.
Quelques jours après, Mihil travaillait au grand soleil ; il marchait lentement à reculons, avec un petit paquet de chanvre entre ses genoux, tordant sa corde et chantant Maureen Thierna. Un petit bossu, en costume de batelier, se présenta, et le saluant dans une espèce de patois citadin, lui rappela qu’il lui avait récemment rendu service. Le vieux cordier exprima sa reconnaissance, et, avec la vraie chaleur de cœur irlandaise, il assura le petit batelier que tout ce qu’il avait au monde était à sa disposition. Mais le nouveau venu n’avait besoin que d’un peu de corde pour son bateau, et encore était-il résolu à payer honorablement son emplette. Il ne se montra point non plus désireux de satisfaire la curiosité de Mihil, quant au nom et à la qualité de son compagnon de l’autre soir ; il soutint, sans en vouloir démordre, que c’était un batelier de Seagh, venu avec lui à la ville afin de se défaire d’une cargaison de comestibles. Pour l’achat, le vieillard le renvoya à sa fille, car, dit-il, elle saurait faire marcher aussi bien que lui-même, et il ne pouvait laisser son ouvrage avant d’avoir achevé la corde qu’il avait en main. Le petit bossu, nullement mécontent de cet avis, alla trouver Eily à la boutique, et y passa plus de temps que Mihil ne l’aurait cru nécessaire pour l’importance de la négociation.
Depuis ce moment, le caractère de la jeune fille parut avoir subi un nouveau changement. Sa gravité primitive revint, mais non pas dans les mêmes conditions qu’auparavant. Dans ses jours de religieuse retraite, cette gravité paraissait seulement dans sa mise et dans le choix de ses plaisirs. Maintenant, toilette et amusements étaient plus gais que jamais, au point même de toucher à la dissipation ; mais la tristesse qui s’était emparée de son cœur était visible au travers, comme un noir récif sous des eaux dorées par un soleil joyeux. Son père était trop occupé à son éternel tressage pour observer particulièrement cette transformation, et d’ailleurs il est connu que les dernières personnes à s’apercevoir de ces choses sont celles avec qui l’on vit constamment.
Un matin, quand Mihil O’Connor quitta sa chambre, il fut surpris de trouver que la table du déjeuner n’était pas mise comme à l’ordinaire, et que sa fille n’était pas à la maison. Elle parut cependant, tandis qu’il faisait lui-même les préparatifs. Ils échangèrent un bonjour un peu plus froid d’un côté et un peu plus embarrassé de l’autre, que ce n’était leur coutume dans cette première rencontre de la journée. Mais quand elle lui eut dit qu’elle avait seulement été à la chapelle, il se trouva parfaitement satisfait, car il savait qu’Eily n’aurait pas plus menti à son père qu’au prêtre assis dans le sacré tribunal ; et, dès qu’il entendait dire que des gens allaient à la chapelle, il en concluait que c’était uniquement pour prier… Pauvre vieillard ! quelle autre idée aurait pu lui venir ? Eût-il pu croire, par exemple, que sa simple enfant osât s’y rendre pour y contracter un lien secret, sans le consentement paternel ?
Sur les entrefaites, Myles Murphy renouvela sa demande et gagna complètement à sa cause Mihil O’Connor. Celui-ci, fatigué de voir sa fille repousser constamment un parti contre lequel il n’avait rien à objecter, la pressa de donner ou son consentement ou une bonne raison à son refus. Cette requête, si juste qu’elle fût, n’eut aucun succès, et les rapports en souffrirent forcément.
Le jour de la foire de Garryowen, après une longue et pénible altercation avec son père et son prétendant montagnard, Eily jeta son manteau bleu sur ses épaules et sortit. Elle ne revint pas dîner, et Mihil fut furieux de ce qu’il prenait pour un signe de ressentiment. La nuit arriva, et elle ne reparut pas. Le pauvre homme, livré aux angoisses de la terreur, se reprocha sa véhémence, et passa la nuit à se rappeler avec remords chaque mot violent dont il s’était servi dans l’emportement de la dernière querelle. Le matin, plus semblable à un fantôme qu’à un être vivant, il alla de maison en maison, chez toutes ses connaissances, s’informer de son enfant. Personne ne l’avait vue, excepté Foxy Dunat, le perruquier, et encore, à bien dire, n’avait-il fait que l’apercevoir comme elle passait devant sa porte, la veille au soir. Il était évident qu’elle ne reviendrait pas. Son père était fou de désespoir. Ses jeunes admirateurs craignaient qu’elle ne fût mariée secrètement, et partie avec quelque indigne personnage. Ses « amies » insinuèrent que le cas pouvait bien être pire encore. Quelques pieuses vieilles secouèrent la tête et dirent qu’elles avaient toujours redouté un malheur, depuis qu’Eily avait cessé d’entendre sa messe quotidienne, et était allée danser à Garryowen.
La respectable famille Daly habitait un beau cottage, sur le bord du Shannon, à quelques milles de Garryowen.
M. Daly était ce qu’on appelle dans le Munster un farmer, mot que nous rendons très mal par celui de fermier, et auquel les Anglais eux-mêmes n’attachent point le sens particulier que nous avons ici en vue. Le farmer du Munster, à cette époque, était au-dessus du fermier français et du farmer anglais autant par sa position que par son éducation. Quand la contrée fut désertée par sa gentry (encore un mot dont on cherche l’équivalent), il y eut une élévation générale d’un degré pour ceux qui restaient attachés au sol. Les fermiers devinrent gentleman, et les ouvriers devinrent fermiers. Les premiers revêtirent, avec la situation et l’influence, l’esprit actif et honorable, l’amour du plaisir et l’autorité féodale qui distinguaient leurs archétypes aristocratiques, et les classes inférieures attendaient d’eux le conseil et l’assistance, avec le même sentiment de respect et de dépendance qu’ils avaient autrefois conçu pour les propriétaires du sol.
C’est en cet état qu’étaient les choses, au moment où se passe notre histoire.
Le jour de la disparition d’Eily, toute la florissante famille, grands et petits, était réunie dans la principale salle du cottage, pour une affaire qui avait bien son importance : le déjeuner. Le moment était favorable pour qui eût voulu esquisser un tableau de famille. Les fenêtres de la salle, ouvertes pour laisser entrer le bon air du matin, donnaient sur une prairie en pente, baignant joyeusement dans un beau soleil l’herbe vert clair de la saison. La rivière étendait sa vaste happe sur la lisière même de la prairie, et portait sur son sein tranquille, – ridé seulement par les vagues tournoyantes qui se rencontraient avec la marée montante, – une variété de bâtiments telle qu’on peut la supposer aux approches d’une grande cité commerçante. Vaisseaux majestueux flottant paresseusement, les voiles, à demi pliées ; en harmonie avec la beauté langoureuse de la scène ; gabares chargées de briques ou de sable ; trains de bois descendant vers les quais prochains, sous la direction de la gaffe d’un marinier ; bateaux de plaisance avec d’éclatants pavillons à leurs mâts, ou bateaux de tourbe avec leur chargement peu pittoresque et leur tournure sans grâce, avançant lentement, tandis que leurs voiles noires semblaient souhaiter un souffle pour se gonfler : tels étaient les incidents qui donnaient une douce animation à la vue, immédiatement devant les habitants du cottage. Sur le côté opposé de la rivière s’élevaient les collines de Cratloe, couronnées de nuages en quelques places, et embellies par la diversité des teintes qui revêtaient leur penchant boisé. De temps en temps, la façade de quelque belle demeure se trouvait éclairée par un rayon qui passait, et les spirales de fumée bleue s’élevant à diverses distances du milieu des arbres tendaient à écarter l’idée d’extrême solitude qui, sans cela, se fût présentée à l’esprit.
L’intérieur de la maison n’était pas moins intéressant à observer que le paysage. La principale table était placée devant la fenêtre ; la nappe damassée, d’une blancheur de neige, était couverte de mets qui rendaient bon témoignage à la position du propriétaire et à la gestion de sa compagne. Le premier, beau vieux gentleman d’une agréable physionomie, quelque peu défiant du maigre breuvage qui fumait dans la cafetière haute et luisante de mistress Daly, avait pris position devant un jambon et une volaille froide qui décoraient le bout inférieur de la table. Sa femme faisait les honneurs du bout opposé.
Arrivée à la maturité de l’âge, elle avait, elle aussi, une belle et heureuse figure ; ses yeux rayonnaient de bonne humeur et d’intelligence. À quelques pas de la table, s’appuyant sur le dos de sa chaise et les mains jointes, dans une attitude mêlée de distraction et d’anxiété, était assis M. Kyrle Daly, le premier gage d’affection conjugale qui eût été accordé à l’aimable et bon ménage. C’était un jeune homme déjà initié aux rudiments de l’étude des lois ; il était beau, et ses manières… Mais quelque chose pesait évidemment sur lui, et l’occasion est défavorable pour le dépeindre.
Une seconde table était placée dans une partie plus retirée de la chambre, pour le service des plus jeunes membres de la famille. Des écuelles brillantes, remplies d’un lait épais, flanquaient les côtés de cette table, tandis qu’au centre fumait un grand plat de pommes de terre. Une bande de garçons et de filles, entre quatre et douze ans, entourait ce simple repas, mangeant et buvant avec toute l’heureuse avidité de l’appétit enfantin. Toutefois cette occupation ne les absorbait pas complètement, car leur babil devenait souvent assez bruyant pour dominer la conversation des gens raisonnables et leur attirer une remontrance paternelle.
L’ameublement de la pièce était en rapport avec l’aspect et les manières des habitants. Le plancher était couvert d’un beau tapis, le foyer entouré d’un grand garde-feu. Les murs boisés étaient ornés de quelques-unes des gravures populaires de l’époque, telles que le Roastbeef d’Hogarth, le prince Eugène, Schomberg à la Boyne, et Mandane, se pavanant sous les bosquets de son palais de Perse, en haute perruque et en jupe à paniers. Il y avait aussi quelques portraits de famille, faits par mistress Daly quand elle était en pension, et dont nous ne sommes disposés à rien dire, si ce n’est qu’ils étaient bien encadrés. Pour rendre pleine justice à l’artiste, il faut ajouter toutefois que, contrairement à l’usage établi, ses dessins n’étaient jamais retouchés par la main du maître, – particularité que M. Daly aimait à insinuer, et que nul de ceux qui voyaient ces tableaux n’était tenté de mettre en question. Une petite bibliothèque, suspendue dans un coin, contenait une collection assez considérable d’ouvrages sur l’histoire d’Irlande, étude pour laquelle M. Daly avait une prédilection nationale fort déplorée par les impatients auditeurs de son voisinage, et même de sa propre maison, s’il faut en croire ce que quelques personnes donnaient à entendre ; on y remarquait aussi des livres religieux et quelques volumes de cuisine et d’agriculture. L’espace libre au-dessus de la haute cheminée était assigné à quelques ornements d’un genre plus effrayant. Un long fusil, une espingole à canon de cuivre, un coutelas et une boîte de pistolets, manifestaient la détermination de M. Daly de soutenir au besoin par la force des armes son droit aux belles possessions que son honnête industrie avait acquises.
« Kyrle, – dit M. Daly en enfonçant sa fourchette dans une aile d’oie froide, – tu devrais me laisser mettre un peu de cette volaille sur ton assiette. Il te faut prendre des forces pour ton expédition. »
Le jeune homme ne parut pas entendre. Mistress Daly, qui comprenait plus intimement la nature des réflexions de son fils, empêcha par un regard significatif son mari d’entamer aucune plaisanterie sur un sujet si délicat.
« Kyrle, du café ! » dit-elle, mais sans mieux réussir à attirer l’attention.
« Kyrle ! cria M. Daly, d’une voix contre laquelle la distraction même d’un prétendant n’était pas à l’épreuve, entends-tu ce que dit ta mère ?
– Je vous demande pardon mon père, de ma distraction, je… que disiez-vous, ma mère ?
– Elle disait, continua M. Daly en souriait, que tu composais un beau discours pour Anne Chute, et que tu étais en train de réfléchir si tu le débiterais à genoux.
– Fi ! mon ami ! Kyrle, je n’ai rien dit de semblable. Je ne comprends pas que vous puissiez parler ainsi, mon cher, et avec les enfants qui écoutent.
– Bah ! les petits anges sont trop occupés et trop innocents pour faire attention, reprit le père, baissant cependant la voix. Mais pour parler sérieusement, mon enfant, tu prends cette affaire trop à cœur ; et que ce soit dans la poursuite de la richesse, de la renommée, ou même en amour, une préoccupation excessive de réussir est le meilleur moyen de manquer son but. En outre, cela fait voir un défaut de calme et de résignation. J’ai quelque expérience en affaires de cette sorte, ajouta-t-il en souriant et en regardant sa belle compagne qui rougit avec la simplicité d’une jeune fille.
– Ah ! mon père, dit Kyrle en s’approchant de la table, avec une magnanime affectation de gaieté, j’ai bien, peur de n’avoir pas de raisons d’espoir aussi bonnes que vous deviez les avoir. Il est facile, mon père, d’être résigné au désappointement quand on est sûr du succès.
– Il est vrai que rien ne m’obligeait à désespérer, éprit M. Daly, entendant la main à sa femme, tandis qu’ils échangeaient un calme sourire, empreint de tendresse et de mélancolique souvenir. Je ne sais, mon cher fils, quelles espérances tu as formées, ou sous quel aspect tu t’es figuré l’avenir. Mais je ne pais te souhaiter de meilleur sort que d’approcher autant que moi de la réalisation, et de voir le temps agir avec toi aussi favorablement qu’avec ton père.
– Et c’est là, dit le jeune homme, pendant la pause émue qui suivit ces mots, c’est là justement la question qui va se décider ce matin. Mon âge mûr ressemblera-t-il au tableau que j’ai sous les yeux ? ou bien serais-je destiné à m’avancer dans l’hiver de la vie, vieux garçon isolé, égoïste, triste, avare ? N’est-ce pas assez pour rendre un peu d’inquiétude excusable, ou pardonnable du moins ? »
Un autre membre de la famille avait saisi cette pause, lui aussi. Voyant que ses parents avaient un air qui n’était pas celui de tous les jours, et que personne ne faisait attention, un petit joufflu avait déserté le camp des mangeurs de pommes de terre et avait opéré une descente soudaine sur la corbeille en laque qui contenait le pain, à la belle table. Mais à une exclamation du père : « Ah ! le petit voleur ! » – il lâcha son butin, et recula un peu, en lançant, en dessous de ses cils, un regard demi-effrayé et demi-honteux.
« Charles n’est pas bien portant aujourd’hui », dit la mère d’un ton compatissant, en lui coupant un gros morceau de son meilleur pain de ménage, que le gamin commença à démolir avec une rapidité qui ne corroborait guère l’assertion.
Il faut le dire, la préoccupation affectueusement reprochée à Kyrle était au fond partagée par ses parents. Ils désiraient son succès autant que lui-même, mais avec le calme apporté par la maturité des années et par une soumission éprouvée à la conduite providentielle. Mistress Daly aimait Anne Chute pour sa tendresse et son dévouement envers sa mère, et M. Daly, chez qui la vertu sans dot n’aurait rencontré qu’un accueil un peu lent et un peu froid, n’était pas resté insensible à la possession de la résidence et du domaine de Castle-Chute. Aussi n’était-ce pas uniquement pour rompre le silence qu’il reprit :
Eh bien ! comment saurons-nous le résultat de ta démarche ? car je ne pense pas que tu rentres ce soir ?
– Probablement non. Si j’ai de bonnes nouvelles, je vous les enverrai par Lowry Looby, qui vient avec moi… Et si – quelque chose s’attacha à sa gorge, et il s’efforça de le chasser en riant, – et si je ne réussissais pas… je m’en irais à la ferme de Gurtenaspig, où Hardress Cregan m’a promis de se trouver.
– Hardress Cregan ? répéta M. Daly, dont les yeux étaient fixés sur la fenêtre ouverte. Du caractère que je le connais, je ne sais pas trop si ce serait bien lui qui pourrait te remettre l’esprit en repos, au cas où tu devrais renoncer à sa cousine Anne. Mais ce que je sais bien, c’est que, quand on parle du loup, comme dit le proverbe… Et voilà son bateau de plaisance, la Nora Creina, qui descend la rivière ; et voilà ton condisciple, en propre personne, la barre du gouvernail en main, comme de coutume. Patey, apporte-moi le télescope ; il me semble voir un costume de femme à bord. »
Le télescope fut apporté et ajusté au point convenable, tandis qu’une douzaine de figures curieuses se rassemblaient devant la fenêtre, l’une au-dessus de l’autre, à la manière de ces groupes que les peintres appellent études de tête.
« C’est bien lui, continua M. Daly, appuyant le télescope sur la barre de la fenêtre et le dirigeant sur l’objet de son attention : il n’y a pas à méconnaître cette belle figure sombre, toute cachée qu’elle est sous l’énorme chapeau en auvent. Et voilà son batelier, Danny Mann, ou Danny le Lord, comme on l’appelle depuis son malheur. Mais cette femme, – il y a là une femme, incontestablement, en manteau bleu, le capuchon ramené sur les yeux, – qui peut-elle être ?
– Peut-être la cousine de Danny Mann, Cotch Coonerty, dit mistress Daly ; ou quelque marchande de l’ouest, qui est montée à Limerick, acheter un renfort d’épingles, d’aiguilles, de whisky et d’alphabets pour sa boutique de village, et qui a obtenu du jeune Master Hardress un passage gratuit pour rentrer chez elle.
– Assez probable, assez probable. Ho ! ho ! le drôle va couler bas cette barque de pêche, je crois ! »
Un cri rauque de : « Au large ! » retentit sur l’eau, et fut répété avec addition de quelques augmentatifs que tous ceux qui connaissent l’énergie d’un dialecte de bateliers comprendront sans qu’il soit besoin de les transcrire. Le bateau de plaisance, peu soucieux de ces rudes remontrances, et peu disposé apparemment à céder la moindre partie de son chemin, tenait son beaupré serré contre le vent, et continuait à voguer sans accorder la moindre attention au péril du bateau plébéien. Les pêcheurs manœuvrèrent aussi rapidement que possible, avec force imprécations, mais sans pouvoir éviter le choc de la Nora Creina, qui toucha leur poupe assez fortement pour les lancer en avant presque d’une longueur de rames, et pour jeter les rameurs sur le dos dans le fond du bateau. Heureusement le vent, ne s’étant pas élevé avec le retour de la marée, n’était pas assez fort pour rendre la secousse plus dangereuse.
« Absolument comme son orgueilleuse mère ! dit M. Daly. Voyez-vous avec quel air majestueux il se retourne et considère la confusion qu’il a causée ? C’est l’orgueil de sa mère mêlé à la rudesse écervelée et à la paresse d’esprit de son père.
– Le bateau de Hardress Cregan est le plus beau de la rivière, – déclara Patcy, celui qui avait apporté le télescope, enfant robuste, brûlé par le soleil. – Quelle jolie coque verte ! Que je voudrais être à son gouvernail ! »
M. Daly fit un signe d’intelligence à sa femme, et lui glissa dans l’oreille qu’il avait vu des vice-amiraux venir de commencements moindres que ceux-là. Mistress Daly répondit, avec un petit frisson, qu’elle ne désirait pas voir Patcy vice-amiral, la marine étant un état trop dangereux. Son mari lui fit observer, pour la tranquilliser, que le danger n’était pas encore à la porte.
En effet, les bons parents avaient quelques soucis à prendre avant celui-là.
Lowry Looby, le domestique, entra sur les interminables jambes qui portaient son petit corps et sa tête, trop petite pour ce petit corps, se dirigea lentement vers Kyrle, laissa tomber le long de lui les petits bras courts qui, par leur contraste avec ses longues jambes, faisaient penser aux pattes de devant d’un kangourou, et, s’inclinant d’un air d’importance solennelle, comme s’il allait faire une communication profonde, annonça à son jeune maître que le cheval attendait.
Kyrle se leva aussitôt et repoussa sa chaise. Son père lui souhaita une chance meilleure qu’il ne paraissait l’espérer. Sa tendre mère, qui avait senti la fièvre de la main serrée dans la sienne, l’accompagna jusqu’au perron.
Il était déjà en selle.
« Mon enfant, – lui dit-elle en souriant et en abritant de sa main ses yeux que le soleil empêchait de se lover jusqu’à lui, – mon enfant, si Anne Chute voulait faire le tyran avec toi, souviens-toi que le Munster ne manque pas de jeunes filles aussi jolies – et meilleures, pour peu qu’elle soit capable de jouer un rôle semblable. »
Kyrle semblait au moment de répondre, mais son jeune cheval s’impatienta, et comme en résumé le cavalier était assez indécis sur ce qu’il devait dire, il trouva dans cette impatience une excuse pour se taire, et s’éloigna rapidement, en adressant à sa mère un salut d’adieu.
« Et si elle fait le tyran avec toi, Kyrle, – continua l’excellente femme, par forme de monologue, en le regardant disparaître dans le lointain – si elle fait le tyran avec toi, Anne Chute n’est pas de mon goût. »
Ainsi se disait-elle, et beaucoup auraient dit de même si elles avaient aussi bien connu Kyrle Daly.
Quand les affections sont profondément impressionnées par l’image de la beauté, tout ce qui, dans la nature, est beau aux yeux, harmonieux aux oreilles, ou agréable à quelqu’un de nos sens, éveille dans le cœur un intérêt sympathique et fortifie l’impression dont il est atteint. Ainsi agissait sur Kyrle la splendeur du jour et de la campagne qu’il traversait.
Le ciel était parsemé de ces petits nuages légers que les marins regardent comme un présage de mauvais temps. De fortes masses de vapeur restaient accumulées au-dessus de l’horizon, et les ouvertures bleues et profondes qui étaient visibles par intervalles se montraient bigarrées d’un brouillard qui demeurait immobile, tandis que les nuages de dessous étaient poussés avec rapidité par un vent qui ne se faisait pas encore sentir sur la terre.
Le promontoire boisé formant le site de Castle-Chute, s’avançait considérablement dans la large rivière, à plusieurs milles de la route suivie par notre voyageur. Il formait un point de vue sur lequel l’œil se reposait avec beaucoup de charme, après avoir traversé l’étendue d’eau. Plusieurs petites îles vertes et des rochers noirs de varech, et retentissant du cri incessant des oiseaux de mer, accidentaient la surface de l’eau, tandis que ses bords étaient revêtus de cette gracieuse variété d’ombre, de lumière et de nuance, qui est particulière à la saison.
Kyrle fixait obstinément son regard sur cette pointe de terre et sur le grand château qui s’élevait au-dessus des arbres, et se réfléchissait, au-dessous, dans l’eau unie et brillante. À ce moment, un élégant bateau aux blanches voiles glissa sous ses murs, et s’avança ensuite de nouveau dans le lit de la rivière. Une lueur soudaine partit de l’avant, et, après quelques secondes, un coup de feu retentit. En même temps, le pavillon vert qui flottait au mât s’abaissa en signe de courtoisie, et reprit bientôt sa première position. Kyrle, qui reconnut la Nora Creina, sentit en lui-même un trouble subit, à la vue de cette communication télégraphique avec la famille de celle qu’il aimait. Son esprit lui offrit le tableau des effets produits par cet incident, dans l’intérieur de Castle-Chute : Anne levant les yeux et quittant sa table à ouvrage ; la mère s’appuyant sur sa canne à pomme d’or et sortant avec peine de son fauteuil pour s’approcher de la fenêtre ; le vieil intendant maussade, Dan Dawley, jetant de côté vers la fenêtre un regard grognon, détourné un instant de son pupitre ; la femme de chambre, Silly Carney, s’arrêtant, la brosse en main, et restant, comme un esprit évoqué, au milieu d’un nuage de poussière, pour ouvrir de grands yeux d’admiration. Puis le châssis d’une fenêtre se soulevait, et un mouchoir s’agitait, en réponse au salut du bateau.
Il piqua des éperons, et avança rapidement.
Le sang lui était monté au visage, et ses nerfs avaient été, ébranlés par une sensation mêlée de crainte, de douleur et de colère. Mais un moment de réflexion suffit pour rendre le calme à son esprit, et pour dissiper un premier mouvement de jalousie, dont il ne pouvait que sourire en l’envisageant de sang-froid. Hardress Cregan n’avait que de l’indifférence pour Anne ; il parlait rarement d’elle et n’allait presque jamais à Castle-Chute. En outre, il connaissait parfaitement le secret de Kyrle ; il lui avait exprimé à plusieurs reprises, les vœux les plus ardents pour son succès : et Hardress n’était pas un hypocrite. Ils avaient été amis au collège, amis, intimes, et quoique leurs relations eussent été bien interrompues depuis le retour dans leurs familles, par la différence des occupations, des habitudes et des goûts, leur amitié, demeurait constante, et ils ne se revoyaient jamais qu’avec la chaude affection de deux frères. Il est vrai qu’à son arrivée au collège, Hardress parlait avec éloge de sa cousine : mais quelques railleries avaient grandement suffi pour le rendre muet à tout jamais sur ce sujet, et il n’avait pas fallu beaucoup de flâneries parmi les beautés de Capel-Street et de Phoenix-Park pour lui faire perdre le souvenir de son attachement enfantin. Kyrle avait assez de pénétration pour pressentir qu’il ne pouvait établir de calculs précis, sur un caractère à la fois si renfermé et si incertain que celui de son condisciple, caractère qui, dès la plus extrême jeunesse, avait été inabordable, même pour les plus intimes amis. Mais Hardress n’était pas un hypocrite : c’était une garantie suffisante qu’il ne pouvait être son rival ; et, s’il y avait eu besoin d’un argument plus positif, Kyrle l’eût trouvé dans le fait d’un nouvel attachement dont son jeune ami lui-même lui avait récemment laissé comprendre l’existence.
Ainsi, ce qui motivait les involontaires agitations de notre voyageur, ce n’était, en résumé, rien qui fût personnel à Hardress, ni même à aucun rival supposé. Mais il avait de meilleures raisons d’inquiétude qu’il n’avait voulu le témoigner à ses parents, et même à sa bonne et tendre mère. Depuis qu’il avait été présenté à Anne Chute, le printemps précédent, depuis que son cœur la lui avait fait aimer, depuis que sa raison avait confirmé le choix de son cœur, depuis que l’approbation de ses parents avait rivé la chaîne qui l’attachait, jamais rien dans les manières de la jeune fille ne lui avait donné lieu de penser qu’elle pourrait répondre à ses vœux. Ce n’était pas qu’il lui déplût, bien au contraire : il ne pouvait déplaire à personne. Outre la beauté physique, il avait cette allure franche et gaie, non sans mélange d’un certain degré de délicatesse et de tendresse, qui passe pour avoir le plus sûr accès dans le cœur féminin. La bonté s’exprimait dans ses yeux, dans sa voix, dans son sourire ; il répandait autour de lui une certaine atmosphère d’aisance et de liberté, gouvernée par cette discrétion heureuse et instinctive dont ceux qui affectent la distinction cherchent en vain à s’entourer et qu’ils dépassent toujours. Mais il ne pouvait éviter de voir que c’était comme une pare et simple connaissance qu’il était considéré par miss Chute, connaissance familière, amicale et appréciée, il s’en flattait quelquefois, mais néanmoins simple connaissance. Elle avait même reçu quelquefois ses attentions avec une froideur marquée intentionnellement : mais comme une élégante froideur caractérisait en général sa manière d’être, il s’était refusé, avec l’aveuglement volontaire de ceux qui aiment, à prendre ces intimations dans le sens qu’il leur avait attribué d’abord.
Son amour était si particulier, si rationnel et réglé par un si bon jugement, que le plus sage des hommes pouvait condescendre à s’y intéresser. Naturellement doué des qualités les plus aimables et élevé par une mère qui lui avait appris à les diriger, Kyrle possédait bien certainement le caractère le plus digne d’affection et d’estime qu’il fût possible de découvrir dans tout le cercle qui l’entourait. Mais c’était surtout parmi ceux qui en avaient acquis la connaissance la plus intime, que ce caractère était compris et apprécié ; et nous n’aurons pas fait un médiocre éloge du jeune Daly, en remarquant que ses plus chauds admirateurs, comme ses meilleurs amis, se trouvaient dans sa propre famille. Quoique très populaire parmi les inférieurs et les subordonnés, il n’avait cependant qu’une place secondaire dans leurs affections, pour peu qu’on le comparât, par exemple, avec son ami Hardress Cregan. Une générosité sans souci et sans raisonnement a toujours eu l’action la plus puissante sur le cœur des paysans irlandais, qui eux-mêmes se distinguent davantage par une manière de sentir prompte et bienveillante que par une juste perception de l’excellence morale. Donc, comme le flux de la générosité n’était jamais arrêté ni gouverné, chez Hardress, par des motifs de prudence ni de justice, tandis que le bon sens et la raison le réglaient chez Kyrle, l’appréciation que l’on faisait d’eux était inégale à proportion. Les gens du peuple parlaient de Kyrle comme d’un « bon maître » ; mais Hardress était leur favori. Sa profusion illimitée leur faisait concevoir pour lui cette tendresse naturelle que nous sommes portés à sentir pour qui semble requérir la protection. « Son cœur est à la bonne place », disait-on ; puis on ajoutait : « Ce serait heureux pour lui s’il avait un peu du bon sens de Master Kyrle, le pauvre garçon ! »
Tel que nous connaissons maintenant le jeune Daly, il était impossible que, ayant conçu un amour sérieux, il l’entretînt avec tranquillité. À sa gaieté et à son enjouement habituel, à l’allure sage et mesurée de ses discours, peu de personnes auraient pu lui croire un cœur si susceptible de passion et si accessible au désappointement. Dans le cas présent, il est vrai, il était, jusqu’à un certain point, prémuni par ses doutes et par ses craintes contre la dernière éventualité ; mais il avait aussi nourri assez d’espérance pour s’assurer, en cas de rejet, un lourd fardeau de douleur. Il avait bien pesé le mérite d’Anne Chute, avant de fixer sur elle ses affections, et chaque faculté de son esprit, chaque sentiment de son cœur avait souscrit à la conviction qu’avec elle, et avec elle seule, il pouvait être heureux sur la terre.
Avant d’arriver au terme de son voyage, il devait voir que, fût-il repoussé, tous les chagrins de ce monde ne seraient pas encore pour lui seul.
Un villageois à cheval arriva tout à coup au galop sur Kyrle et son domestique. Il portait un costume complet, à poil frisé, fait de la peau non teinte de mouton noir. Son visage était pâle, mouillé de sueur, souillé de poussière. Sa perruque jaune, repoussée de ses tempes, laissait à découvert une masse de cheveux gris, rendus humides par un exercice violent, il regarda attentivement les deux voyageurs, avec une expression mêlée d’égarement et de douleur ; puis, éperonnant de nouveau son cheval, il prit son élan et disparut à un détour de la route.
Lowry Looby ne put retenir une exclamation de la plus extrême surprise.
« Dieu me pardonne, il fouette Europe ! Il est arrivé quelque chose de grave, à coup sûr !
– Qui est-ce donc, Lowry ? je crois connaître cette figure.
– Mihil O’Connor, monsieur, Mihil le cordier. Il a l’air d’être dans la peine. Bon ! voici le petit Foxy Dunat, le perruquier, qui trotte après lui : il va nous dire cela. »
En effet, le petit homme aux cheveux rouges arrivait au même instant, paraissant garder son équilibre avec beaucoup de difficulté. La bête qu’il montait, quoique maigre, était de grande taille, et présentait une circonférence beaucoup trop étendue pour être embrassée par les courtes jambes du perruquier. Pour plus de sûreté, ses pieds étaient fixés entre les étrivières, tandis que les étriers vides restaient à pendiller au-dessous. Puis, afin de se procurer double sécurité, il se cramponnait solidement d’une main au pommeau élevé de la selle, et entortillait l’autre main dans la crinière longue et inculte.
« Lowry, Lowry, cria-t-il, arrêtez-la, je vous en prie, arrêtez-la, et que Dieu vous bénisse ! C’est à en mourir, en vérité ! Votre serviteur, M. Daly ! Je suis dans un état à faire horreur. Voyez ma perruque – et il en tira une de sa poche – : j’ai été obligé de la retirer et de la mettre dans ma poche, tant elle était ballottée par les secousses que j’attrape. Je n’étais jamais monté à cheval que pour l’enterrement de Molly Mac, et je n’y monterai plus jamais, jusqu’au mien… Eh bien ! M. Daly, j’espère que le maître a été content de sa nouvelle perruque ? Je la lui ai gardée longtemps, c’est vrai… Ah ! non, je ne me remettrai jamais de cette journée à cheval. Avez-vous vu Mihilna-thiadrucha passer par ici ? je suis tué, voilà ce que je suis !
– Je l’ai vu, dit Lowry ; qu’a-t-il donc ?
– Sa fille Eily s’est enfuie de chez lui.
– Vous ne dites pas cela sérieusement ?
– Elle s’est enfuie, vous dis-je, et il court après elle comme un fou. Le voici lui-même qui revient. »
En effet, O’Connor reparaissait au détour de la route. Il poussa rudement son cheval sur le groupe, regarda Lowry d’un œil féroce, lui dirigea son bâton vers la figure, et rugit en tremblant de rage dans tout son corps :
« Dites-le moi, l’avez-vous vue ? Dites-le à l’instant même, ou je vous enfonce mon bâton dans la gorge. Si vous savez quelque chose, dites-le, je vous le conseille !
– Je ne sais rien », dit Lowry, avec une égale violence. Puis comme s’il avait honte de se choquer des paroles prononcées par le pauvre vieillard, sous l’empire d’une si terrible excitation, il changea de ton et répéta plus doucement :
« Je ne sais rien, Mihil, et je ne sais pas non plus quelle raison je vous ai jamais donnée pour me parler de cette façon. »
Le vieux cordier laissa tomber la bride ; ses mains crispées s’affaissèrent sur le pommeau de la selle, il baissa la tête et respira péniblement pour articuler ces mots :
« Lowry, le Ciel vous garde ! Dites-moi si vous savez ou si vous pouvez me mettre sur la voie d’apprendre quelque chose d’elle.
– Quelque chose de qui ?
– D’Eily, de ma fille ! Oh ! Lowry ! ma fille ! ma pauvre enfant !
– Que lui est-il arrivé, Mihil ?
Ce qui lui est arrivé ? Partie ! perdue ! partie de chez son vieux père, et aucune nouvelle de ce qu’elle est devenue !
– Ce n’est pas possible.
– Si, vous dis-je ! – Il jeta autour de lui un regard lugubre. – On l’a volée ou elle est partie. Si on l’a volée, que le Tout-Puissant pardonne à ceux qui me l’ont prise ; et si elle est partie de sa propre volonté, que ma malédiction…
– Arrêtez ! arrêtez ! je vous le dis ! s’écria Lowry d’une voix forte. Ne maudissez pas votre fille sans savoir ce que vous faites. Est-ce que vous croyez que je ne la connais pas ? Est-ce que je ne sais pas qu’elle ne serait pas la fille que vous dites, quand on lui mettrait de l’or plein son tablier ?
– Vous êtes un bon garçon, Lowry ; vous êtes un bon garçon, dit le vieillard se tordant les mains : mais elle est partie. Je n’avais qu’elle, et ils me l’ont prise. Sa mère est morte il y a trois ans, et tous ses frères et sœurs sont morts jeunes, et je relevais comme une lady, et voilà la manière dont elle m’a quitté !
– Les Mac-Gregor étaient hier à la foire de Garryowen, dit Lowry réfléchissant. Je me demande s’ils n’y seraient pour rien. Il y a de mauvais gars parmi eux, je vous le dis.
– Si je croyais que ce fût l’un d’eux, – s’écria O’Connor étendant le bras dans toute sa longueur et secouant avec véhémence son poing fermé – et si je savais lequel me l’a volée, je le découvrirais, fût-il aussi rusé qu’un lapin, et je le déchirerais avec mes mains, fût-il aussi fort qu’un cheval. Ils pensent se jouer de moi, parce que j’ai les cheveux gris. Mais je peux encore tenir tête aux coquins. Si quelque chose peut leur tenir tête, – soit acier, soit feu, soit pique, soit poudre, – je le ferai. Lâchez la bride de mon cheval et ne me retenez pas ici quand je devrais voler comme le vent derrière eux. »
Ici il regarda Kyrle Daly, lorsque celui-ci, qui avait assisté silencieusement à cette scène, lui demanda s’il n’avait pas déposé sa plainte devant un magistral.
Au lieu de répondre, le vieillard, qui reconnaissait Kyrle pour la première fois, ôta son chapeau avec un sourire où le chagrin et la colère se mêlaient à la courtoisie native, et dit :
« Monsieur Daly, mon cher monsieur, je vous demande pardon de ne pas vous avoir reconnu. Je n’avais pas l’intention de vous offenser, ni vous ni le fils de votre père. Comment allez-vous, monsieur ? Comment vont le maître et la maîtresse ? Que le Seigneur les conduise et leur garde leurs enfants !… » Ses yeux devinrent humides et les paroles s’arrêtèrent dans sa gorge. « Déposé ma plainte ? continua-t-il, reprenant la question de Kyrle. Non, non, monsieur. Ma position n’est pas si misérable dans le pays que j’aie besoin de faire une chose si basse.
– Et quel autre moyen prendrez-vous pour obtenir justice ?
– Je vais vous dire la justice qu’il me faut, – reprit O’Connor, serrant fortement le poing et fronçant les sourcils, tandis que sa barbe se hérissait de colère sur son menton. – Le planter droit devant moi, au milieu de la foire de Garryowen, ou n’importe où il voudra, et lui donner un bâton et me faire justice sur ses os ! » À ces mots, il brandit le bâton d’épine noire au-dessus de sa tête, ce qui mit considérablement en danger celle du jeune gentleman auquel il s’adressait.
Au même moment, un voisin d’O’Connor arriva au galop, et s’écria :
« Eh bien ! Mihil, aucune nouvelle encore ?
– Rien que le chagrin.
– Et vous vous arrêtez là à parler, et les bandits emmènent votre fille ? Vous êtes un drôle d’homme aujourd’hui. »
Hamlet lui-même, dans cet accès passionné, sur la tombe de la belle Ophélia, où il s’exaspère contre le tendre Laërte pour la hardiesse de sa douleur, et la traite comme une infraction à sa propre prérogative de douleur, – Hamlet le Danois ne put mettre plus de fierté et de reproche dans son regard que Mihil O’Connor, en regardant le téméraire ami qui avait ainsi osé mettre en question son amour paternel. Plus modéré toutefois que le prince danois, il ne laissa pas sa colère se déchaîner. Il se tourna vers Kyrle en touchant son chapeau, pria Lowry Looby de rester son ami, et s’éloigna rapidement, suivi du nouvel arrivé, et de l’infortuné perruquier, trottant de son mieux et se lamentant tout haut à chaque mouvement qui le jetait de-ci sur le pommeau et de-là sur l’arçon de derrière.
« Singulière histoire ! grommela Lowry ; singulière histoire ! » Mais, réellement affecté du malheur de Mihil, il n’essaya pas davantage de rompre le silence qui se rétablissait. Son jeune maître eut toute facilité de se livrer à ses propres réflexions, jusqu’au moment pu ils arrivèrent à l’entrée du beau domaine de Castle-Chute.