La folie des frères - Olivier Vojetta - E-Book

La folie des frères E-Book

Olivier Vojetta

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Beschreibung

Deux frères que tout oppose mènent une vie de renoncement. L’un a choisi de s'exiler sous le soleil d'Australie, l’autre croupit dans une prison de Seine-Saint-Denis. Mais un événement va se charger de les réunir, bien malgré eux. Au carrefour des destins, ils n’auront d’autre choix que de s'épauler pour ne pas sombrer dans les méandres de la folie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de Lorraine, Olivier Vojetta vit actuellement entre la France et l’Australie. Auteur de romans très remarqués, c’est avec originalité et brio qu’il arbore à travers ses histoires des sujets d’actualité auxquels tout le monde peut s’identifier. Olivier fait partie de ces jeunes auteurs dont l’influence ne cesse de croître au gré des romans et ne demande qu’à être découvert.

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La Folie

des Frères

roman

Du même auteur

Aimer encore, 2022

Sept endroits où disparaître, 2021

Courir encore, 2020

Australian Daily, 2014

Opération Marie, 2012

Conquêtes inutiles, 2009

En famille, 2004

www.oliviervojetta.com

Cet ouvrage a été composé par les Éditions La Grande Vague

et imprimé en France par ICN Imprimerie à Orthez

Graphisme de Leandra Design Sandra

Images libres de droits Pixabay/Pexels/IStock

ISBN broché : 978-2-38460-100-4

Dépôt légal : Décembre 2023

Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : www.editions-lagrandevague.fr

À mes frères,Pour mes filles.

« J’ai vu quelque chose au loin et j’ai cru que c’était un animal. Je me suis approché et approché encore et j’ai vu que c’était un homme. Je me suis encore approché et j’ai vu que c’était... mon frère. »

Proverbe tibétain

PREMIÈRE PARTIE

1

JET LAG BLUES

« Aujourd’hui, maman est morte.Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

(Albert Camus, L’Étranger)

Et soudain son avion se posa sans heurt, sur le tarmac luisant comme un miroir noir. C’est ainsi que tout commença. Il venait de pleuvoir, la nuit allait tomber.

Quoi qu’il arrive, un retour était impossible, Antoine avait réussi à s’en convaincre. Jamais il n’essaierait de repartir vers le passé, de fourrager dans sa mémoire. Pourtant, il était là. Cette fois, il ne pouvait pas faire autrement, sa mère venait de mourir. La veille, ou l’avant-veille, difficile de l’assurer après vingt-quatre heures à franchir un à un les fuseaux horaires. Vingt-quatre heures climatisées qui avaient rechigné à remonter le temps. Antoine se rappelle simplement que Louise lui avait annoncé sa mort un matin. Et en effet, il était environ 22 heures à Villepinte lorsque ça s’était passé. À peu près 9 heures du matin, sur l’autre face de la Terre. En France, c’était une soirée d’été étonnamment fraîche. En dessous, c’était le cagnard, un matin d’hiver écrasé de soleil.

Antoine sourit en s’engouffrant dans le taxi, il se sentait presqu’heureux, léger. En partie à cause du décalage horaire et du vin blanc qu’il avait bu, mais pas seulement. Il n’aurait pas su expliquer pourquoi. « Montmartre s’il vous plaît, par les Champs. » L’envie de se rappeler le passage du bus de l’équipe de France, le soleil d’été. L’exploit ultime, le mur infranchissable. Il était fier, comme tout le monde. La France entière était championne du monde. Il n’y avait plus d’Arabes, plus de Juifs, plus de racailles, plus de Front National, il n’y avait plus que des Français. Tout le monde aimait tout le monde.

Les rues défilèrent lentement, sûrement. Le chauffeur ne conduisait pas vite à cause de la pluie qui s’était mise à tomber. Il chantonnait un air des Clash qui passait à la radio, tandis que l’essuie-glace faisait d’amples bras d’honneur sur le pare-brise, s’épuisant à repousser les gifles d’eau. On n’y voyait rien. Lorsqu’une Corsa immatriculée dans le 93 bondit juste devant eux, le taxi avait pilé en s’excusant. « Paris, Paris. »

Ils arrivaient enfin sur les Champs. Bagarre sur le trottoir, devant le Queen. Deux Arabes en sang. Des flics les embarquaient, vérifiaient leur identité. « Pugilat de banlieue », dit le chauffeur. « Typique. Rachid a baisé la sœur d’Idriss. Omar a fourgué de l’héroïne merdique à Tahar. » Gyrophares dans la nuit de Paris, attroupement craintif, les cutters avaient giclé. Un terrible embouteillage s’était formé. Les touristes japonais hésitaient à photographier la scène. « Pour sortir d’ici ça va être une tannée. Depuis ce matin c’est comme ça ! » Le chauffeur soupira. « Allez vas-y roule putain de ta race… Même pas un clignotant ! J’ai qu’une envie, c’est de rentrer chez moi. » Nouveau soupir. « Jusqu’à dimanche, après je suis en vacances. » Il regarda Antoine dans le rétroviseur, aperçut son sourire en coin. « Ah ben rigolez, j’en peux plus moi ! Ils sont chiants ces gens-là, regardez-moi ça… », dit-il en fouettant l’air de la main. Un jeune traversait tranquillement en dehors d’un passage piéton.

Antoine arriva à l’hôtel une demi-heure plus tard. Il se laissa tomber sur le lit, mit les deux mains derrière la tête pour mieux regarder dehors. Il n’y avait rien à voir, l’obscurité se collait à la fenêtre comme si on avait peint les vitres en noir. « Je suis arrivé, tout va bien », avait-il dit à Kylie. Il n’empêche qu’ils se laissèrent rapidement, Antoine sentait bien que sa légèreté s’était dissipée en même temps que l’effet de l’alcool. Il avait raccroché en disant « Bisous », et puis l’orage éclata comme une trahison, sans s’annoncer. Des gouttes s’écrasaient contre les fenêtres, grosses comme des grenouilles. Les éclairs illuminaient la chambre. Le tonnerre retentissait à intervalles réguliers. Face à la violence des éléments, Antoine essayait de penser à des choses agréables, tendres. Romane, quoi de plus tendre qu’elle. Il l’imaginait dans son lit-cage en train de dormir – peut-être rêve-t-elle de choses délicieuses. Il avait beau penser à cela, les scènes de bagarre ne cessaient de harceler son esprit fatigué. Il essayait de les chasser mais ne pouvait pas. Abruti par la longueur du voyage, il n’avait ni les ressources mentales ni l’énergie nécessaire. Demander au chauffeur de répéter ? Et s’il répétait les choses comme la première fois, se mettre en colère ? Demander à sortir dès que possible, au prochain croisement ? Oui, là, au feu. Non, face à son racisme, sa chambre, son lit avaient été sa seule préoccupation. Il se repassait les images en boucle et en accéléré, mais face au chaos de son esprit, son corps était au repos. Posé sur le lit comme on y étale un drap propre.

Étendu de bas en haut, d’un côté à l’autre, Antoine finit par se détendre. Il refait les mêmes gestes, ceux qu’il répète chaque soir. Dans la pénombre, il approche son visage de Romane. Il l’écoute respirer, doucement, régulièrement. Ses battements de cœur sont la plus belle chose qu’il ait jamais entendue. Et c’est avec cette pensée qu’il avait réussi à s’endormir. Un endormissement dont la douceur amorçait, il l’espérait, une nuit calme, bienveillante, presque sereine, malgré les marchands de bruit dans l’avenue.

De l’autre côté de la planète, c’était déjà le jour d’après. La main sur le combiné, Kylie était songeuse. « Bisous. » Oui, c’est ça, Antoine avait bien dit : « Bisous. » Son mari se trouvait à seize mille kilomètres, et, aussi incroyable que cela puisse paraître, c’était la première fois qu’il allait passer une nuit sous un autre toit, mais il avait dit ce mot, passe-partout ridicule. Elle ne lui en voulait pas, les douceurs, ça n’avait jamais été son fort. Même pour leurs anniversaires de mariage, alors que Kylie avait passé des semaines à leur organiser une surprise, sans cesse en recherche de raretés – un dîner à une grande table, un spectacle réservé à une caste d’érudits –, Antoine disait quelque chose du bout des lèvres, c’était presque inaudible.

Après avoir raccroché, elle avait un instant regardé le couloir. Un couloir long, exceptionnellement long pour ce type de maison – une town house. Une fois Romane bien endormie, cette marche vers la chambre était toujours un moment qu’ils attendaient. Une excitation latente accompagnait chacun de leurs pas comme une ombre de velours. Le corridor précédait la nuit qui réunit les corps. Le vestibule qui annonçait le plaisir.

Il n’excellait peut-être pas dans les mots tendres, mais Antoine l’avait dans le sang, Kylie. Elle l’avait changé, en une nuit ou en mille. Elle faisait partie de ces femmes qu’il avait aimées, et elles sont peu nombreuses, celles pour qui un homme peut abandonner sa liberté.

2

LE MATIN DES ENFANTS

Il existe des photographies de ce matin-là. Elles n’ont pas été développées, et ne le seront probablement jamais, mais elles existent, quelque part, à l’intérieur de téléphones. Une piscine publique, gonflée de bruits. Cocotte-minute où les rires, les cris, les pleurs des enfants s’élèvent jusqu’au plafond de plexiglas, sous le soleil brûlant. Les parents photographient le moindre de leurs gestes, se dépêchent de partager ces moments après les avoir passés au filtre magique. Il faut paraître plus que parfait. Même quand il commence à y avoir quelques pleurs ici et là, des grimaces, les parents sortent leur portable. Tout est précieux.

Comme tous les samedis matin, le regard d’Antoine est fixe. Sa fille s’agite sans effort tandis que Kylie l’aide à remuer ses bras en direction de petits canards jaunes que l’on connaît tous. Un sourire barbouille son visage lorsqu’une femme-poisson la saisit à bras-le-corps sans prévenir. Cette femme n’a pas de nom. Personne ne lui parle, on se contente de lui tendre son enfant, de le récupérer en fin de séance. Elle est toujours là, dans l’eau, parfois on en vient à douter qu’elle ait des jambes. En tout cas, Romane est heureuse, elle sait ce qui l’attend et le désire plus que tout : courir sur le tapis en mousse, faire quelques pas sur la surface de l’eau, dans cette fraction de seconde où tout redevient possible. Et peu lui importe que l’illusion ne dure pas, que ses pieds entraînent le reste de son petit corps vers les profondeurs. À peine la tête sortie de l’eau, ses yeux s’inondent de bonheur. Et tandis que le passé et le futur cessent d’exister, les parents-spectateurs si pleins d’amour continuent de photographier à tout-va. Un père en particulier : corps de gladiateur, visage de belette, et ces yeux, deux billes noires au milieu d'un lac blanc. Antoine ne se souvient plus de son nom.

— Hey, how are you, Antoine?
— All good mate. And you, everything OK?

La question avait beau être simple, Antoine n’avait pas bien compris sa réponse. Le type partait toujours de très loin dans ses explications. Il parlait d’abord de ses ancêtres longuement persécutés avant de revenir à ses difficultés personnelles, beaucoup plus modernes – il était au chômage, il avait des problèmes de couple, un de ses fils venait d’être diagnostiqué hyperactif. Un long monologue en forme de plainte, on aurait dit qu’il se parlait à lui-même.

— Bon… dit Antoine d’un ton résolu.

Puis un long silence, interminable, où ce mot prononcé dans une langue étrangère avait plané dans l’air chaud de la piscine sans que le type ne conteste véritablement sa présence. Antoine peine à trouver quelque chose à dire. Quelquefois il trouve, puisant très loin. Tiens, la dernière fois, il lui avait dit avec un fort accent français que Romane était passée dans le groupe supérieur. Ses yeux montraient la liste des têtards, sur le tableau en face de lui, sous un dessin réaliste de la bestiole. Mais là, rien. Absolument rien. Si Antoine avait décidé de partir à l’autre bout du monde, ce n’était pas pour écouter les problèmes des autres. Alors il ne prend même pas son téléphone pour faire mine de lire des SMS. Il se dit simplement qu’il y aura bien un moment où le type replongera ses yeux dans le grand bassin, là où ses deux gosses s’agrippent l’un à l’autre sans retenue. Deux garçons du même âge que Romane, qui semblent eux aussi recouverts de muscles. Des allures de petit mousse, blonds, sains, sans défaut, une publicité vivante pour des produits laitiers ou du maïs en boîte.

Au bout de l’attente, Musclor père offre à Antoine un dernier mot pour conclure leur échange : Eternity… cette revendication tatouée dans le dos comme un slogan publicitaire, à la façon d’un de ces panneaux 4 × 3 que l’on peut voir sur les autoroutes. Antoine regarde devant lui comme si de rien n’était, et en voyant Romane faire du cheval sur un stick en mousse, il ne peut faire autrement que de se demander qui, au juste, mérite l’éternité. Musclor père, parce qu’il se l’est fait tatouer dans sa chair ? Kylie, parce qu’elle a donné la vie ? Lui, parce qu’il a réussi à fuir l’ombre suspendue à ses trousses et n’aspire dorénavant plus qu’à un présent éternel, fragile et illusoire ? Non, dans la tête d’Antoine, personne ne la mérite plus que Romane, surtout avec ses yeux. Avec des yeux pareils, on croit plus facilement à la vie éternelle, c’est normal. Non pas parce qu’elle se regarde dans la glace le matin – non, ça, elle ne le fera que bien plus tard –, mais parce que l’effet de ses propres yeux est le sourire des autres. Avec des yeux comme les siens, on ne se pose aucune question, on fait confiance à la vie.

Antoine est calme, on ne peut plus calme, il pourrait les toucher s’il voulait. Elles sont là, à portée de mains. Il n’y a qu’elles qui comptent. Antoine les fixe, il ne détourne pas son regard. Ses yeux les filment, ils impriment leur visage sur sa rétine, lui n’a nul besoin de photographier pour se souvenir. Kylie, Romane. Elles sont celles qui, jour après jour, lui offrent cette nouvelle vie. Et il les aime d’un amour pur, inconditionnel, sans fin, parce qu’il sait que son existence même passe par la leur.

À la fin de la séance, lorsque la femme-poisson lui rend Romane et que Kylie part prendre sa douche, Antoine réceptionne son enfant avec le plus grand soin. Des gestes lents, au ralenti. Comme s’il voulait être certain d’en avoir le contrôle, de pouvoir les modifier avant qu’ils ne meurent dans l’éternité de toute action. Par moments, ses mains tremblent un peu, elles semblent vouloir s’émanciper. Et puis non, finalement, il les récupère au dernier moment. Son bonheur, il le tient, il y tient, il ne le lâchera pas.

Un peu plus tard, Antoine déverrouillera la voiture, déposera Romane dans son siège enfant, lentement, de nouveau, en humant ses cheveux encore mouillés. Il refermera sa portière comme un couvercle que l’on rabat sur une boîte à trésors. Au volant de leur 4 × 4 sentant bon le cuir neuf, un sourire se figera sur son visage. Dans le rétroviseur qui lui sert de lucarne sur sa fille, on ne verra plus que ça, son sourire : statique, immuable, une œuvre qu’aucun chirurgien esthétique ne réalisera jamais.

Une fois sur Avoca Street, Antoine s’était mis à hurler à tue-tête pour la faire rire. Une de ces chansons entêtantes, avec des refrains qui reviennent en boucle. Ils chantaient tous les trois, ils rigolaient tellement qu’Antoine, à un moment, fut obligé de s’arrêter sur le bord de la route. Il n’arrivait plus à conduire. En franchissant la porte de leur maison, le sourire était toujours là. Il ne s’estompa que lorsqu’Antoine vit la lumière du répondeur. Un voyant rouge qui prenait toute la place, phare omniprésent et autoritaire. Sa mère était la seule personne à détenir son numéro. La ligne fixe, c’était pour elle le moyen de perpétuer des traditions qui remontaient à très loin. La ligne fixe plutôt que le portable, pour des raisons économiques, s’était enroulée en elle. Alors quelle surprise d’entendre Louise. Sa voix de fantôme, blanche, tremblante, saturée de trémolos.

— Allo Antoine, c’est à propos de Maman.

3

ROSE NUIT

Au milieu de la nuit, la pluie reprit avec plus de violence encore. Sa détermination à frapper les vitres, à les faire trembler, les ébranler, semblait sans limite. Antoine s’était réveillé dans une sorte de stupeur. Ouvrant péniblement les yeux, il y eut un bref instant où il ne se souvenait plus de là où il se trouvait. Il regarda autour de lui, interrogeant tout ce qui l’entourait – la télé, la kitchenette, la table basse, le canapé – mais aucun souvenir ne s’en échappait. Cette sensation étrange avait beau ne l’avoir tenu que quelques instants, il eut le désagréable sentiment d’avoir perdu la conscience de soi. Pas fondamentalement, pas de façon générale, juste à ce moment-là. Ce fut suffisant pour lui faire peur. Il s’empressa de mettre la main dans la poche de pantalon. Oui, le portrait de sa fille était bien là, dans son portefeuille. Enfin non, pas un portrait, plutôt le petit dessin qu’il avait gribouillé à partir d’une photo de Romane en train de dessiner, le jour de son anniversaire. Quelle joie, quel soulagement ! L’image battait comme un cœur contre sa cuisse. Elle le tenait en vie comme un pacemaker.

Aussitôt rassuré, il alluma la télé. Dehors, c’était le carnage de la nature, les voix étaient couvertes, on n’entendait rien ni personne. Cependant on voyait. Une famille prenant le petit déjeuner, en face d’une mer turquoise. Les enfants. Le mari. Un chien. Une femme en robe pastel et aux cheveux figés qui préside, gracieuse et souriante, dans un intérieur où la vaisselle est délicate, les fleurs fraîches, les tapis berbères et les canapés scandinaves. Une mère parfaite. Le bonheur. Vite, sortez les appareils. Dans un demi-sommeil, solitude insomniaque d’une nuit aérienne qu’il lui semblait avoir déjà vécue, Antoine partit loin, là où il n’avait plus mis les pieds depuis très longtemps.

Dans le petit salon du soixante-dix mètres carrés familial, la télé diffuse sa lumière tremblotante. Autour, les lambris à rainures, le papier peint fané, des scènes de chasse pastorale, avec des cavaliers en habits de parade. Dans les assiettes, sur leurs plateaux, des sandwichs avec des tranches de lard gras. C’était souvent ça qu’ils avalaient en regardant le 20 Heures, Dallas, Dynastie. Cette charcuterie rance, c’était ce qui était le moins cher avec le plat préparé omelette spaghettis que vendait la superette du bout de la rue.

Encore une page de pub. Louise fixait l’écran la bouche ouverte. Elle se répétait le jingle à voix basse. Vous savez, l’un de ces jingles qui une fois entendus vous restent dans la tête pendant longtemps. « Besoin d’un produit qui vous simplifie la vie ? Pour vous, Ajax… Pur ou dilué, Ajax… » Le regard de sa sœur était imperturbable, cette version du bonheur la captivait. Elle se laissait aller à l’euphorie d’Ajax : « Je nettoie tout, nettoie toute la maison du sol au plafond ! » François, lui, ne levait pas les yeux de son magazine sportif. Déjà à cette époque-là, leur petit frère n’aimait pas la façon dont les pubs tenaient les téléspectateurs en otages. Il y voyait une manipulation qui était contraire à des principes, des valeurs qui n’existaient pas en tant que telles en lui, mais qu’il avait fait siennes de façon mystérieuse.

« Vous avez fait vos devoirs ? », leur demandait alors leur mère, comme si les speakerines à la télé lui rappelaient quoi faire. Ce n’était pas elle qui demandait mais le rôle qu’elle jouait. Celui d’une mère qui se souciait de ses enfants plus que d’elle-même. Dans son cas, c’était plutôt pour être certaine qu’ils fassent de brillantes études dont elle pourrait un jour se targuer. Elle avait toujours voulu que ses enfants la rendent fière pour que les gens à leur tour la regardent avec admiration. Ils se devaient d’être merveilleux pour qu’elle le soit aussi. Mais, en même temps, il n’y avait pas un jour où elle ne doutait pas d’eux. Elle craignait qu’ils ne suivent pas son plan à la lettre. Par moments, elle en devenait presque suppliante. « J’veux pas que vous galériez comme moi dans la vie, alors faites ce que je vous dis ! Moi j’ai fait n’importe quoi. Je me suis marié avec le premier venu pour pouvoir me barrer. Ça a été l’horreur dès le début et après le divorce, tout ça, j’ai encore plus galéré. Je suis restée ici, et j’ai jamais rien fait. Un faux pas de ma part et je me retrouvais dans le rouge, interdite de chéquier, avec l’angoisse quotidienne de recevoir des lettres recommandées avec accusé de réception. Des erreurs, ça oui, j’en ai fait mais je m’en suis sortie, j’ai eu de beaux enfants. Qui vont bien réussir. Mais ça n’empêche que j’vous souhaite pas la même chose. » Elle leur parlait de ses faux pas, de ses erreurs, comme si c’était à cause de ça que leur famille avait des problèmes, mais ce qu’elle décrivait, c’était la vie d’à peu près tout le monde à Villepinte.

Après le dîner-télé, Antoine et son petit frère sortaient de l’appartement comme des fugitifs, sous le regard de Louise. Lourd de sa solitude, triste de son exclusion à l’intérieur même de leur famille, cette bande de frères dont elle ne faisait pas partie. Louise s’était toujours sentie seule dans la promiscuité de leur foyer mais jamais elle ne mesurait plus cruellement tout ce qui la séparait d’eux que le soir, quand elle les voyait partir. Elle éprouvait le sentiment d’une injustice qu’elle ne pouvait reprocher à personne mais qui faisait d’elle une exilée, quelqu’un qui ne se reconnaissait pas dans la famille où elle était née. À peine la porte refermée, elle replongeait vite sa main dans la boite à biscuits pour se réconforter en attendant leur retour.

Antoine et François s’aventurent dans un champ laissé à l’abandon, loin derrière les barres d’immeubles dessinant trait pour trait la géographie du quartier. Ce maquis, on devrait dire, tant la végétation y est folle, sauvage, débridée. Un de ces rares îlots ayant survécu aux grands développements immobiliers. Ils passent sous les fils barbelés, empruntent des chemins rêvés, puis, comme ils l’ont tant de fois fait, ils creusent un tunnel dans les herbes hautes, les ronces, les orties. Ils s’enfoncent le plus loin possible dans l’avenir, découvrent des futurs insoupçonnés. Et soudain une rose. Cette belle sauvage, impavide. Une rose qui sort de nulle part, qui pousse au milieu du chaos. En la regardant, ils ont tout à coup le sentiment d’avoir réussi à fuir. Alors, la peau recouverte de cloques, ils attendent. Ils attendent, tandis qu’Antoine décrit la nature autour d’eux. Ces plantes spontanées qui poussent pêle-mêle, aussi nombreuses qu’elles sont libres. Les primevères, les pissenlits, mais aussi les buissons bas comme le petit houx et le buis. Antoine parle, éclaire, François écoute, s’illumine. Il était comme ça, Antoine, à vouloir tout connaître sur tout, n’importe quoi tant que c’était quelque chose que son cerveau n’avait pas encore effleuré. Il prenait tout et n’importe quoi dans son filet de culture, il traquait partout la connaissance. Son savoir fascinait François autant qu’il le rendait heureux. Il s’imaginait déjà que ses futurs succès passeraient par ceux de son grand frère.

Ils attendent des heures et des heures, jusqu’à la tombée de la nuit. Puis leur mère vient enfin. Elle sait qu’ils sont là, pas loin, sa fille le lui avait dit sur le ton de la confidence pour une dernière fois tenter d’exister. Mais ils ne disent rien. Ils ne sortent pas de leur cachette, même quand leur mère s’approche, s’énerve, se met à hurler. Ils préfèrent espionner sa panique naissante. Elle ne comprend pas, alors elle crie, elle menace, mais, en même temps, c’est un peu comme si elle implorait, impuissante. « Venez immédiatement ou ça va mal se passer ! » Ils ne bougeaient pas. Elle se mettait à pleurer, comme si sa dépression reprenait le dessus. Ils ne disaient toujours rien, ils observaient seulement leur mère, prostrée, secouée de sanglots. Elle appelait tant qu’elle le pouvait, de la bave sur ses lèvres, les joues rouge sang. Pendant un instant, elle croit qu’ils sont réellement partis, qu’ils ne reviendront plus. L’angoisse est insupportable et elle supplie encore. Elle dit : « Allez ! » Et elle s’énerve à nouveau, menace encore. Ils la regardent comme on étudie les gestes d’un fou, qui passe d’une humeur à l’autre pour un oui, pour un non, sans s’en rendre compte. De la tendresse à l’agressivité, des mots doux aux menaces, comme ça, en l’espace de quelques secondes. Puis, comme elle l’a souvent fait dans sa vie, elle abandonne, repart d’un pas lourd. Tantôt dans le jour tantôt dans le noir, la minuterie étant très courte pour des raisons économiques. Antoine compte jusqu’à cent à voix basse, ça y est, elle est en haut. Fier, il regarde son frère avec gratitude.

Les deux frères appréhendent de rentrer en même temps qu’ils s’impatientent. Il faut reconnaître que ni l’un ni l’autre n’est tout à fait prêt à rester dehors toute la nuit, surtout avec le froid que l’on sent déjà s’installer. Et c’est le froid et la nuit qui finissent par les forcer à abandonner leur liberté retrouvée. Ils sortent de leur terrier, refont les mêmes pas, appuient en vain sur le même bouton d’ascenseur, finissent par grimper les mêmes marches. Ils filent dans leur chambre et leur mère entre presqu’aussitôt. Elle fait tranquillement le tour de la pièce, passant derrière eux en les frôlant, les yeux fixés sur Antoine. Les minutes s’étirent à l’infini. Il hésite, mais il ne supplie pas. Minutes blanches après lesquelles elle lui demande de se lever.

— Pourquoi moi ? demande Antoine.

Au fil du temps, il avait cessé d’essayer de comprendre comment le cerveau de sa mère fonctionnait, mais là, il ne put faire autrement. Il savait qu’elle savait. Que cette première fuite, celle qui dans son esprit allait engendrer toutes les autres, et même un peu plus encore, c’était son idée. François était d’une timidité extrême, les enseignants se plaignaient de ne pas entendre le son de sa voix. Non, faire tomber le premier domino, ça ne pouvait pas être lui.

Caméra sur l’autre frère. Short et tee-shirt de circonstance. C’était comme une vague qui se mit à déferler. Le vent et l’océan se déchaînèrent. Les coups de nerf de bœuf s’abattirent sur ses membres. Elle le frappa sur les jambes d’abord, de grands coups qui l’ont fait se recroqueviller. Antoine criait, une sorte de cri d’enfant que l’on veut noyer dans la rivière. Mais il ne cherchait pas à se dégager, c’était comme s’il s’était résigné. Ça faisait mal mais Antoine s’amusait à sourire.

— Ah tu rigoles ? Tu vas voir si tu te fous de ma gueule !

Sa mère continua de le frapper, sur le dos, sur le visage même. Toute sa colère, vieille de tant d’années, la rajeunissait soudain et lui conférait une force qu’elle ne savait pas avoir. Elle frappa jusqu’au sang, en l’insultant. Quand son fils arrêta de crier, elle arrêta de frapper.

François était resté immobile, à écouter les cris, sans chercher à les séparer. Il s’était mis à sangloter, à renifler, son gosier s’était noué. Il était fait d’un alliage plus fin, moins résistant. On pouvait facilement le froisser, le déstabiliser, lui faire du mal. Il s’était mis à trembler comme un épileptique. Sa mère aurait pu lui dire de respirer, de se calmer. Au lieu de ça, elle l’avait regardé avec les yeux du dégoût. Les bras le long du corps, François serrait les poings. « Ne pleure pas ! », lui avait-elle dit, comme elle le lui disait quand il n’était qu’un nourrisson. Elle avait réussi à reproduire le même ordre à l’inflexion près.

Quand François fut en âge de comprendre, il devait avoir six ou sept ans, sa mère lui répétait souvent que c’était de sa faute si elle avait vécu ça. Les angoisses. La dépression. Les nuits blanches. L’envie de pleurer en permanence. L’envie de dormir à longueur de journée. Et puis les médicaments, beaucoup de médicaments. En se levant, en se couchant. Quelquefois, au milieu de la nuit, quand les pilules ne marchaient plus. Ça. Le lui dire permettait de moins lui en vouloir. Ça la soulageait. Toute sa vie avait été comme ça. C’était comme si elle avait toujours eu plusieurs cerveaux, qu’elle essayait en permanence de se brancher sur celui qui était le moins douloureux.

Une bonne mère est une mère qui ne fait pas naufrage.

4

EXIL COUPABLE

« On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. »

(Romain Gary, La promesse de l’aube)

Antoine se réveilla en sursaut, il lui semblait qu’il venait tout juste de s’endormir. Il toussait et avait la désagréable impression que son cœur et ses poumons étaient dans sa tête. Autour de lui, les murs étaient ornés d’affiches anciennes : le Moulin Rouge, le restaurant du Moulin de la Galette, la Place du Tertre. Elles lui rappelèrent vaguement pourquoi il n’avait jamais aimé ce quartier. C’était pourtant là que les obsèques avaient lieu, au cimetière de Montmartre – dans ce quartier de Paris dont sa mère, elle, rêvait secrètement. Tout ça à cause d’une vieille histoire qui était restée en elle toute sa vie, et dont elle n’avait pas vraiment cherché à se défaire. Une dévotion amoureuse sans limite, jusqu’à la mort, à deux pas de la rue Lepic où ils s’étaient rencontrés, un dimanche de marché. Ils s’étaient légèrement bousculés au-dessus d’un étal de fromages. Le fils d’un grand chirurgien qu’elle aurait pu épouser si elle avait voulu. Elle ne le savait pas pour sûr, mais c’est ce qu’elle a pensé toutes ces années. Elle avait continué de batifoler, puis était tombée amoureuse d’Yves. Son prénom était l’anagramme de « vie ». Sa décision fut prise avant même qu’elle ne le sache.

Marie avait déjà tout prévu de longue date, elle qui se pensait toujours souffrante, en permanence sur le point de mourir. Il y a quelques années, elle avait pris les devants en achetant une belle sépulture. Un bronze représentant un bateau à voiles, avec un drapeau breton en haut du mat. Allez savoir pourquoi, elle n’avait jamais mis les pieds sur un bateau. Mais elle aimait la Bretagne, ça, oui. En tout cas, elle avait sans doute payé ça cher, tout ce qu’elle avait réussi à économiser dans sa vie avait dû y passer. Une épitaphe était gravée sur le socle : « Je vous l’avais bien dit que j’allais bientôt mourir ! » Elle en avait décidé ainsi au cours d’un hiver qui, elle s’en était persuadée, s’acharnait à lui jeter tous les sorts en réserve pour l’achever. « Alors, Mme Carpentier, qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui ? » demandait le Dr Busnel. C’était leur médecin de famille, quoiqu’elle ait été la seule à bénéficier de son art. Il venait la voir tous les soirs comme un familier, un cousin qui s’inviterait à l’apéritif. Il s’asseyait sur le canapé, elle pouvait sentir son parfum, rassurant, plein de confort. Un parfum musqué. Malgré son travail avec les patients, les malades, il sentait toujours bon.

Elle avait mal au dos, à la gorge, aux dents. Était fatiguée, déprimée, constipée. Se sentait enrhumée, énervée, esseulée et sincèrement désolée de le déranger encore une fois. Elle lui racontait ses soucis, ses insomnies, ses cauchemars. Lui confiait ses regrets, ses peurs, ses dépressions. « Ça va aller, vous allez voir », disait-il, elle souriait, ça allait déjà beaucoup mieux, elle tiendrait jusqu’au lendemain.

C’était durant ce même hiver impitoyable qu’elle avait rédigé ses dernières volontés. Déjà, le cimetière de Villepinte, situé juste à côté du cimetière pour les animaux, c’était hors de question. « Un charmant petit cimetière », dit pourtant le site Internet, juste au-dessus des nécrologies de chats, de chiens, de tortues. Son testament allait jusqu’à préciser la liste des noms des personnes à convier à ses funérailles. Une liste numérotée, avec de très belles performances pour François et Louise, classés deuxième et troisième, juste derrière le Dr Busnel. Antoine, quant à lui, figurait à la septième position, après des types qu’il se rappelait vaguement avoir croisés un soir, dans la lumière sale de leur salon télé. Ou un matin, il ne saurait dire. À une époque de leur vie, il semblait que tous les hommes sur Terre étaient passés. Tous sauf un. Sans surprise, leur père ne fut pas sélectionné. Il avait beau être leur père, sans doute Marie avait-elle jugé qu’il ne faisait pas le poids face à la compétition.

La stèle tombale, c’est ce qu’Antoine vérifia en premier. Elle se trouvait près d’un mur de pierres qu’escaladaient les ronces et les viornes. Les inscriptions étaient là : cette phrase qu’elle avait choisie, des noms, des dates. Ça voulait dire que c’était fini pour de bon.

Les mains dans les poches, Antoine se mit à passer dans les allées, lisant le nom des familles gravé sur les pierres, les croix et les caveaux. Il considérait un instant les fleurs qui pourrissaient, abandonnées sur les tombes. Les fleurs passaient leur temps à mourir lorsque Louise fit son entrée en scène.

Entrée fracassante, brisant littéralement le quatrième mur. Jean moulant, T-shirt court laissant apparaître son nombril et Perfecto en cuir, chacun avec le monogramme GG en évidence. Ses longs pendants d’oreille se balançaient lorsqu’elle marchait. Il y eut un silence puis ils rirent. Un rire nerveux qui se transforma vite en un fou rire plus fort qu’eux. Parce qu’après la mort d’une mère, les sanglots eux aussi incontrôlables, la peine immense, le chagrin infini, le désespoir, l’envie de pleurer comme ça, parce qu’après avoir compris qu’ils n’entendront plus jamais sa voix, ses cris, ses hurlements, et que c’est triste à pleurer, à gémir, à hurler – il y a le rire. Le rire pour ne pas mourir. Le rire pour se battre contre la dureté d’une existence, les douleurs de l’enfance, de l’adolescence, et les douleurs des parents qui vont avec presque à chaque fois. Le rire pour dire à leur mère qu’ils l’aimaient malgré tout.

Ils marchèrent dans les allées, lentement, comme s’ils n’avaient d’autre but que d’atteindre le bout de cette chaude après-midi d’été. Antoine mesurait ses pas sur ceux de sa sœur. « Tu as réussi à le joindre ? » Louise répondit d’un mouvement de tête. « Je lui ai laissé plusieurs messages, aucune nouvelle. » Antoine, lui, avait raccroché dès que le répondeur s’était mis en marche. Parler à une machine qui allait ensuite parler à son frère lui semblait absurde après ces trois années de silence.

Un silence pareil à un bâton.

Depuis son départ, Antoine n’envoyait que quelques SMS de temps en temps. Et quelques cartes postales choisies au hasard, par vague sentiment d’obligation familiale, et parce qu’il en aimait le caractère démodé. Chaque fois griffonnées sur un coin de table dans un café. « Pensées de Melbourne. » Ou bien : « Baisers de Gold Coast, temps superbe, à bientôt. » Peut-être moins que ça même, pour entretenir un lien ténu, entre eux et lui. Comme il se le faisait croire, comme il aimerait le croire, plutôt que pour leur rappeler la distance qui les séparait et leur faire savoir que désormais, il était heureux d’être loin d’eux.

Il était midi lorsque la mise en terre commença, le soleil arrivait au zénith. Louise était en pleurs. Des pleurs silencieux, affreux à voir. Ils lui étiraient la bouche, rougissaient son nez, rétrécissaient ses yeux. À faire dégouliner le khôl qui entourait sa beauté. Elle avait préparé des mots qu’elle ne put prononcer.