La Jaquerie - Ligaran - E-Book

La Jaquerie E-Book

Ligaran

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Extrait : "LE LOUP-GAROU : Les loups se sont-ils réunis ? LE LIEUTENANT , se levant : Tous, excepté Bordier qui fait sentinelle, et Wilfrid le roux qui est allé battre l'estrade. LE LOUP-GAROU : Loups, mes compagnons, Étienne Durer que voici, (un brigand se lève) demande à devenir loup. Depuis six mois qu'il est avec nous, il s'est comporté bravement. Il a griffes et dents. Il est fidèle ; il lèche qui lui donne du pain ; il mord qui lui jette des pierres."

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Seitenzahl: 241

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335067095

©Ligaran 2015

Préface

Il n’existe presque aucun renseignement historique sur la Jaquerie. – Dans Froissard, on ne trouve que peu de détails et beaucoup de partialité. – Une révolte de paysans semble inspirer un profond dégoût à cet historien, qui se complaît à célébrer les beaux coups de lance et les prouesses de nobles chevaliers.

Quant aux causes qui produisirent la Jaquerie, il n’est pas difficile de les deviner. Les excès de la féodalité durent amener d’autres excès. Il est à remarquer que, presque dans le même temps, de semblables insurrections éclatèrent en Flandre, en Angleterre et dans le nord de l’Allemagne.

En supposant qu’un moine fut le chef des révoltés, je ne crois pas avoir péché contre la vraisemblance historique. De fréquentes querelles divisaient alors le clergé et la noblesse. – L’insurrection d’Angleterre fut dirigée par un prêtre nommé John Ball.

J’ai tâché de donner une idée des mœurs atroces du XIVe siècle, et je crois avoir plutôt adouci que rembruni les couleurs de mon tableau.

Personnages

GILBERT, baron d’APREMONT, Seigneur du Beauvoisis.

Le baron DE MONTREUIL, Seigneur du Beauvoisis.

Le sénéchal du VEXIN, Seigneur du Beauvoisis.

FLORIMONT DE COURSY, Seigneur du Beauvoisis.

ENGUERRAND DE BOUSSIES, Seigneur du Beauvoisis.

GAUTIER DE SAINTE-CROIX, Seigneur du Beauvoisis.

PERCEVAL DE LA LOGE, Seigneur du Beauvoisis.

LE SÉNÉCHAL du baron d’Apremont.

LE SIRE DE BELLISLE, chevalier de l’hôtel du roi.

SIWARD, capitaine d’aventuriers anglais.

BROWN, capitaine d’archers anglais.

PERDUCAS D’ACUNA, chevalier navarrois, capitaines d’aventuriers.

EUSTACHE DE LANCIGNAC, chevalier gascon, capitaines d’aventuriers.

MAÎTRE YVAIN LANGOYRANT, docteur en droit.

L’abbé HONORÉ D’APREMONT, moine de l’abbaye de St.-Leufroy en Beauvoisis.

F. JEAN, moine de l’abbaye de St.-Leufroy en Beauvoisis.

F. IGNACE, moine de l’abbaye de St.-Leufroy en Beauvoisis.

F. SULPICE, moine de l’abbaye de St.-Leufroy en Beauvoisis.

F. GODERAN, moine de l’abbaye de St.-Leufroy en Beauvoisis.

BOURRÉ, bourgeois de Beauvais.

COUPELAUD, bourgeois de Beauvais.

LAGUYART, bourgeois de Beauvais.

MAILLY, bourgeois de Beauvais.

PIERRE, homme d’armes du baron d’Apremont.

LE LOUP-GAROU, chef de voleurs.

RENAUD, paysan du Beauvoisis.

SIMON, paysan du Beauvoisis.

MANCEL, paysan du Beauvoisis.

MORAND, paysan du Beauvoisis.

BARTHELEMY, paysan du Beauvoisis.

THOMAS, paysan du Beauvoisis.

GAILLON, paysan du Beauvoisis.

CONRAD, âgé de dix ans, fils du baron d’Apremont.

ISABELLE, fille du baron d’Apremont.

MARION, sa sœur de lait.

JEANNETTE, paysanne, sœur de Renaud.

Gens de toute condition.

La scène est principalement dans les environs de Beauvais.

La Jaquerie

SCÈNES FÉODALES

Scène I

Une ravine profonde dans une forêt. Le soleil couchant éclaire à peine la cime des arbres.

Des brigands, couverts de peaux d’animaux sauvages, paraissent de tous les côtés, descendent dans la ravine, et s’assoient en cercle.

LE LOUP-GAROU, une peau d’ours sur les épaules, et un arc à la main, reste debout au milieu d’eux.

 

Le loup-garou, le lieutenant, le récipiendaire, brigands, etc.

LE LOUP-GAROU

Les loups se sont-ils réunis ?

LE LIEUTENANT,se levant.

Tous, excepté Bordier qui fait sentinelle, et Wilfrid le roux qui est allé battre l’estrade.

LE LOUP-GAROU

Loups, mes compagnons, Étienne Durer que voici, un brigand se lève. demande à devenir loup. Depuis six mois qu’il est avec nous, il s’est comporté bravement. Il a griffes et dents. Il est fidèle ; il lèche qui lui donne du pain ; il mord qui lui jette des pierres. Voulez-vous de lui pour votre camarade ?

BRIGANDS

Oui, qu’il soit loup comme nous !

LE LOUP-GAROU

Préparez-vous donc à le recevoir. Faites le signe de la croix, et tirez vos coutelas. – Toi, Godefroid le louche, tu lui serviras de parrain. Avancez tous deux dans le cercle. Au récipiendaire. – Qui es-tu ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Je ne suis ni mouton ni loup, mais je voudrais devenir loup.

LE LOUP-GAROU

Sais-tu les devoirs d’un loup ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Chasser aux moutons, mordre les chiens, manger les bergers.

LE LOUP-GAROU

Qui sont les moutons ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Les serfs qui travaillent pour leurs seigneurs.

LE LOUP-GAROU

Et les chiens ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Les gardes-chasse, les sénéchaux, les hommes d’armes, et les moines, excepté un seul.

LE LOUP-GAROU

Nomme-le.

LE RÉCIPIENDAIRE

Frère Jean de Saint-Leufroy. Il a guéri le Loup-garou du mal Saint-Quenet, et le Loup-garou a dit : « Jamais la flèche d’un loup ne percera son froc : jamais le couteau d’un loup ne fendra sa tonsure. »

LE LOUP-GAROU

Oui sont les bergers ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Les seigneurs.

LE LOUP-GAROU

De ces bergers, quel est le pire ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Gilbert d’Apremont, trois fois maudit, qui se dit le maître de cette terre.

LE LOUP-GAROU

Qui sont les loups ?

LE RÉCIPIENDAIRE

Les plus libres des habitants de la forêt, n’obéissant qu’au chef qu’ils se choisissent librement, ne travaillant que pour eux, vivant en bons frères ; aussi tout ce pays leur appartient.

LE LOUP-GAROU

Qu’as-tu fait pour être loup ?

LE RÉCIPIENDAIRE

J’ai pris aux bergers tout ce que j’ai pu, et j’ai tué un chien.

LE PARRAIN

Oui, il a bravement décousu le vieux garde Mathieu, sur qui nous avions déjà fait la croix pour la pendaison de Petit-Jean l’écorcheur.

LE LOUP-GAROU

Puisqu’il est ainsi, nous te recevons dans notre compagnie. Tu es loup si tu jures d’observer nos lois. Jure de faire une guerre mortelle aux bergers, aux moutons, aux chiens, c’est-à-dire aux seigneurs, aux serfs, aux gardes-chasse.

LE RÉCIPIENDAIRE

Je le jure.

LE LOUP-GAROU

Jure d’aider, de secourir les loups, c’est-à-dire les hommes libres de la forêt, de ton arc, de ton couteau, de ta main droite, de ton œil droit.

LE RÉCIPIENDAIRE

Je le jure.

LE LOUP-GAROU

Tu ne mangeras jamais de la chair de loup ni d’ours, car ils font comme toi la guerre aux bergers et aux moutons. De plus, tu jeûneras le samedi jusqu’à midi, car c’est un samedi que le premier loup a cherché la liberté dans les bois.

LE RÉCIPIENDAIRE

Je jure d’observer ces commandements.

LE LOUP-GAROU

Donc, de par Saint-Ferréol d’Abbeville ; de par Golfarin, neveu de Mahom ; Saint-Nicolas et Sainte-Marie la gente, je te fais loup, et je te donne ces bois avec cet arc et cette hache pour les défendre. Frappe un coup sur ce pieu, et dis : Ainsi Saint-Ferréol puisse-t-il faire à Gilbert d’Apremont !

LE RÉCIPIENDAIRE

Ainsi Saint-Ferréol puisse-t-il faire à Gilbert d’Apremont !

LE LOUP-GAROU

Godefroid le louche, quel nom portera-t-il parmi les loups ?

LE PARRAIN

Étienne à la longue dent.

LE LOUP-GAROU

Étienne à la longue dent, soit ! Godefroid, dis-lui tout bas la parole. – Mes frères, nous avons un frère de plus !

BRIGANDS

Noël ! Noël !

LE LOUP-GAROU

Allons boire au nouveau frère. – Silence, quelqu’un marche dans les feuilles sèches. Que personne ne bouge : mon chien remue la queue ; c’est un ami.

LE LIEUTENANT

C’est Wilfrid qui revient.

LE LOUP-GAROU

Quelles nouvelles de la plaine ?

WILFRID

Ni bonnes ni mauvaises. Je viens de la Saullaie, le capitaine Siward s’y préparait à une expédition. Après toi, c’est le plus grand routier du pays.

LE LOUP-GAROU

As-tu vu quels hommes étaient avec lui ?

WILFRID

Il a renforcé sa compagnie d’aventure. J’ai compte cinquante armures de fer, et quatre-vingts archers. J’ai causé avec eux au cabaret, déguisé en tailleur de tourbe. Il y a parmi eux de grands coquins tout nouvellement arrivés d’Angleterre, ne sachant pas un mot de français ; mais forts, bien bâtis, toujours altérés, désirant beaucoup s’enrichir en ce pays, comme ont fait avant eux leurs camarades.

LE LOUP-GAROU

C’est sans doute Apremont qu’ils veulent courrir. Qu’en penses-tu, lieutenant ?

LE LIEUTENANT

Je pense comme toi. C’est demain la Saint-Leufroy, tous les serfs à cause de la fête se gorgeront de bière et de vin, et quand ils en seront soûls comme des cochons de glands, le capitaine Siward en aura bon marché.

WILFRID

Cet Anglais en veut à Gilbert, et je sais que ses archers convoitent fort ses belles vaches.

LE LOUP-GAROU

Par les cornes du diable, ses vaches sont belles, et ce serait péché de les laisser prendre par ces voleurs anglais. Mettons-nous de la partie, ventre Saint-Quenet ! C’est, en eau trouble qu’on attrape du poisson !

LE LIEUTENANT

Parbleu le capitaine a raison. Pendant que les Anglais et les chiens d’Apremont joueront des couteaux, nous pourrons, nous, faire un bon butin.

WILFRID

Ah ! si nous pouvions enlever quelque gros moine de l’abbaye de Saint-Leufroy, nous en tirerions une fameuse rançon, en envoyant aux autres seulement une oreille du prisonnier.

LE LOUP-GAROU

Nous prendrons ce que Saint-Nicolas nous enverra. Laisse-moi faire, tu verras si je m’y épargne. – Enfants, hier nous avons campé dans cette ravine, et vous savez nos usages. Nous coucherons cette nuit dans la grande caverne auprès du torrent. Là nous pourrons rire et boire à notre aise sans crainte d’être surpris par les gardes. Allons, partons ! En avant les éclaireurs, emportez les chaudrons et le gibier, vite, vite.

Tous les brigands se chargent de leurs différents ustensiles et se mettent en marche. Restent le loup-garou, Wilfrid, et le lieutenant.

WILFRID

Un mot, Loup-garou.

LE LOUP-GAROU

Que me veux-tu ?

WILFRID

Je ne t’ai pas dit toutes les nouvelles que je sais. J’attendais qu’ils fussent partis.

LE LOUP-GAROU

Parle.

LE LIEUTENANT

Il est arrivé quelque malheur ?

WILFRID

Girart le charron a été découvert. Les gendarmes d’Apremont sont à ses trousses.

LE LIEUTENANT

Notre espion ? tant pis ! où s’est-il réfugié ?

WILFRID

À l’abbaye de Saint-Leufroy.

LE LOUP-GAROU

L’imbécile ! au lieu de venir à la forêt.

LE LIEUTENANT

Les moines le livreront, ou Gilbert ne respectera pas la franchise. Girart est un homme mort. Il sera pendu. Qu’en dis-tu, Loup-garou ?

LE LOUP-GAROU

C’est une mort comme une autre.

LE LIEUTENANT

Il faudra garder quelque chose sur la première prise que nous ferons afin de faire dire une messe pour le repos de son âme.

LE LOUP-GAROU,après un moment de silence.

Je lui dirai une messe de sang, moi. Je serai le prêtre et voici l’instrument avec lequel j’officierai. Il montre sa masse d’armes. Sus, à la caverne. J’ai le gosier aussi brûlant que l’était ma forge autrefois. Allons boire un coup.

Il sort en chantant.

WILFRID

Mauvaise nouvelle, lieutenant.

LE LIEUTENANT

Il ne faut pas s’attrister. Aujourd’hui l’un, demain l’autre. Allons souper.

Ils sortent.

Scène II

Une salle gothique dans l’abbaye de Saint-Leufroy ; elle est éclairée par un grand nombre de flambeaux, et magnifiquement décorée.

Chapitre de moines assemblés pour l’élection d’un abbé.

Sur le devant de la scène sont :

 

Frère Ignace, F. Goderan, F. Sulpice.

F. IGNACE,une lettre à la main.

Il s’explique clairement. « Choisissez pour abbé mon cousin, » nous dit-il. La lettre est pressante, elle est scellée de ses armes, et voici sa croix pour signature. Que devons-nous faire ?

F. GODERAN

Ce que fait le roseau quand le vent souffle, plier ; nous sommes un faible roseau, et Gilbert d’Apremont est plus impétueux que l’aquilon.

F. IGNACE

Oui, Goderan, vous n’êtes pas pour les partis extrêmes ; cependant, il doit vous en souvenir, nous avons juré à feu l’abbé Boniface à son lit de mort, d’élire frère Jean son protégé, et depuis, n’avons-nous pas confirmé ce serment à frère Jean lui-même ?

F. SULPICE

Voilà de beaux scrupules, ma foi ! quant à moi, j’ai dit tout bas, en front, en parlant à feu l’abbé ; et puis, d’ailleurs, ce frère Jean n’est qu’un vilain, et ce n’est point un vilain qu’il nous faut pour abbé.

F. IGNACE

Doucement ; il est fort utile à la communauté.

F. GODERAN

Et Gilbert d’Apremont nous est encore plus utile. C’est notre chien de garde, notre homme d’armes. Croyez-moi, si nous sommes sages, nous nommerons pour abbé frère Honoré son cousin, comme il le souhaite.

F. SULPICE

Après tout, ne saurait-on se passer de frère Jean ? Est-il donc si utile à cette abbaye ?

F. IGNACE

Sans doute. Sa science nous vaut de bons écus au soleil.

F. SULPICE

À la bonne heure ; mais il veut tout gouverner, tout faire aller à sa tête. Il faisait faire tout ce qu’il voulait à feu l’abbé Boniface, (Dieu veuille avoir son âme) ! Il est temps que les autres aient leur tour. Enfin, je le répète, nous autres, il nous faudrait obéir à un homme de si bas lieu !

F. GODERAN

Où est-il maintenant ?

F. SULPICE

Dans son laboratoire, entouré de ses cornues. Ironiquement. Sa modestie l’empêche d’assister au chapitre où il croit qu’on va le nommer.

F. IGNACE

Et frère Honoré ?

F. GODERAN

Belle demande ! Il est dans sa cellule à prier. Il ne fait pas autre chose tant que le jour dure.

F. IGNACE

Oui ; et j’ai peur, s’il devient jamais notre abbé, qu’il ne rende notre règle bien sévère. Frère Jean du moins nous laisserait du bon temps.

F. SULPICE

Qui sait ? Peut-être serait-il pire que l’autre.

F. GODERAN

Voyez-vous, Ignace, nous avons une ressource avec frère Honoré. Il ne s’occupera que de son salut, et cependant vous, Sulpice, et moi, nous le mènerons par le nez.

F. SULPICE

Ce qui serait impossible avec frère Jean.

F. GODERAN

Le voici. Je pensais bien qu’il s’impatienterait à nous attendre.

F. JEAN,entrant.

Eh bien ! mes révérends pères, il y a bien longtemps que vous êtes ici. N’avez-vous encore rien décidé ?

F. IGNACE,à F. Jean.

Voici une lettre de messire d’Apremont qui nous a arrêtés tout court. Il lui donne la lettre.

F. JEAN,après avoir lu.

Quoi ! ne savez-vous que lui répondre ?

F. GODERAN

Mais c’est là ce qui est difficile.

F. JEAN

Comment difficile ! qu’il se mêle de ses affaires. Sommes-nous donc ses vassaux pour lui obéir ? et qu’y a-t-il de commun entre l’illustre abbaye de Saint-Leufroy et un Gilbert d’Apremont ?

F. SULPICE

Si nous nous faisons un ennemi de ce Gilbert d’Apremont, qui nous protégera contre les Anglais, les Navarrois, les Tard-Venus et tous les malandrins qui courent la campagne.

F. GODERAN

Sans parler du Loup-garou notre voisin.

F. JEAN

Et, de par Saint-Leufroy, quel besoin avons-nous de sa protection. N’avons-nous pas de hautes murailles ? Ne sommes-nous pas ici quatre-vingts en état de faire le coup de flèche avec la plus rude compagnie franche.

F. SULPICE

Vous dites cela, frère Jean, parce que vous avez été soldat, mais nous autres, nous savons prier, et nous n’aimons pas à faire le coup de flèche. On peut être bon religieux et ne pas savoir faire le coup de flèche.

F. JEAN

Eh bien si vous craignez les flèches, vous avez Jacques bon-homme qui se battra pour vous : traitez bien vos serfs, et vous en ferez des soldats dévoués. Mais laissons cela. Je devine ce qui vous fait manquer à votre parole ; Honoré, que vous voulez élire à ma place, est fils d’un gentilhomme.

F. IGNACE

En vérité, frère Jean, ce n’est pas là notre motif.

F. GODERAN

Ne sommes-nous pas tous frères ici-bas, et surtout dans l’abbaye de Saint-Leufroy.

F. JEAN

Allez, quittez ces feintises avec moi, je vous connais trop bien. Vous, Goderan, vous êtes fils d’un hobereau de l’Artois ; et vous, Ignace, et vous, Sulpice, vous êtes bâtards de quelque baron, comme vous osez vous en vanter. Vous ne voudriez pas obéir à un fils de vilain, comme moi. Je suis fils de vilain, mais je puis parler de ma mère sans rougir. Il se promène à grands pas, donnant des signes de colère.

F. GODERAN,bas à Ignace.

Voyez quel caractère violent ! Il en vient tout de suite aux injures. À Sulpice. Recueillez les votes, il faut en finir.

F. JEAN

Honoré !… Frère Honoré, abbé de Saint-Leufroy ! et croyez-vous qu’il puisse seulement lire sa messe ?

F. IGNACE

Ah ! si l’on choisissait un abbé pour la science, sans doute que l’on tous élirait.

F. GODERAN

Mais il faut vivre en bonne intelligence avec ses voisins. La paix avant tout.

F. JEAN

Honoré ! en vérité cela me fait rire ! Dites-moi, de grâce, est-ce lui qui vous gagnera de l’argent en éblouissant nobles et vilains ? Franchement, qui de vous sait faire des miracles ? Quel autre que moi aurait pu faire la châsse de saint Leufroy qui sue tous les ans le jour de sa fête ? Et la couronne d’épines, qui sait la faire fleurir à Pâques ? Ne vous rapporte-t’elle pas cinq cents bons florins par an ? Seul j’ai le secret des miracles, sans miracles point de religion dans ce temps-ci ; point d’offrandes au tronc de Saint-Leufroy. Tenez, les dames de Sainte-Radegonde, à dix lieues d’ici, ont une couronne d’épines. Eh bien ! comme elles ne savent pas l’alchimie, elle ne leur rapporte pas un sou.

F. IGNACE

Nous espérons que vous voudrez bien nous continuer vos bons offices, dans l’intérêt de la religion et de la communauté.

F. JEAN

Vous avez compté sans votre hôte ! suis-je donc un serf pour travailler pour mes seigneurs ?

F. SULPICE,qui a recueilli les votes.

Toutes les voix sont pour le frère Honoré ; vos trois votes seuls manquent encore.

F. IGNACEà F. Jean.

Vous le voyez, je n’y puis rien. Je vote donc pour le frère Honoré. Il écrit son vote.

F. GODERAN,écrivant aussi.

Et moi de même.

F. SULPICE,après avoir examiné les votes.

Très révérends pères en Dieu, par l’inspiration du saint Esprit, nous avons nommé à l’unanimité frère Honoré d’Apremont, abbé de cette abbaye. Que notre dame et saint Leufroy le prennent en leur garde !

TOUS,excepté F. Jean.

Amen !

F. JEAN,avec un sourire amer.

À l’unanimité ! je n’ai pas donné mon vote. À F. Sulpice. Pourquoi ne me l’avez-vous pas demandé ?

F. SULPICE

Ah ! pardon, c’est un oubli !

F. JEAN

Je donne ma voix au révérend père Sulpice.

F. SULPICE

Grand merci, mais elle m’est inutile, et frère Honoré n’en est pas moins notre abbé. Allons lui porter les insignes en cérémonie. Mais le voici lui-même. Entre F. Honoré. Très révérend père, le chapitre assemblé vous supplie humblement de vouloir bien être notre abbé, et d’accepter les insignes de cette illustre charge.

F. HONORÉ

Votre choix aurait pu tomber sur un plus digne, mais je m’efforcerai de mériter l’honneur que le chapitre veut bien me conférer.

F. JEAN,à Ignace.

Voilà donc celui qui représentera l’ordre dans un concile !

F. HONORÉ

Avec l’aide du saint Esprit, les bègues deviennent éloquents.

F. JEAN,ironiquement.

Oui, nous verrons des miracles au prochain concile !

F. HONORÉ

Suivez-moi à l’église, mes pères, j’ai besoin d’élever au seigneur une courte prière d’actions de grâces, et d’ailleurs nous devons nous préparer à la fête de demain.

F. IGNACEà F. Honoré.

Mais., sire abbé, il est temps de souper.

F. HONORÉ

Mon père, il en sera toujours temps.

UN MOINEentrant.

Ah ! mes pères, vit-on jamais rien de pareil ? Bien heureux l’abbé Boniface, qui est mort avant un tel sacrilège !

F. HONORÉ

Qu’est-ce ? quel sacrilège ? C’est à moi qu’il faut porter plainte pour obtenir redressement : je suis l’abbé.

LE MOINE

Hélas, sire abbé, je suis encore tout tremblant ; les gendarmes du seigneur d’Apremont viennent d’enfoncer la porte de la chapelle, pour en arracher Girart le charron qui s’y était réfugié.

F. JEAN

Violer notre franchise !

F. HONORÉ

Que m’avez-vous dit ! votre voix est tellement tremblante que je vous ai à peine entendu.

LE MOINE

Les gendarmes du sire d’Apremont ont saisi Girart dans la franchise, aux pieds même de la statue de monsieur saint Leufroy.

F. IGNACE

Après avoir enfoncé la porte !

F. JEANaux moines.

Vous n’avez que ce que vous méritez. Vous avez recherché bassement la protection du sire d’Apremont, voilà comment il vous l’accorde. Adieu les privilèges de notre abbaye ! ha, ha, ha !

Il sort en riant. Silence.

F. IGNACEà Honoré.

Mais sire abbé, c’est un excès épouvantable, et qui mériterait une excommunication ! Si les franchises de la chapelle ne sont pas respectées, tous les serfs poursuivis par leurs seigneurs iront se joindre au Loup-garou.

F. GODERAN

Et d’ailleurs cela nous ferait perdre le revenu de la franchise, qui n’est pas à dédaigner.

F. HONORÉ,après avoir réfléchi.

J’en écrirai au sire d’Apremont.

LE MOINE

Mais, sire abbé, il sera trop tard. Le coupe-tête était avec les gendarmes, et Girart est peut-être mort à l’heure qu’il est.

F. HONORÉ

Alors, nous dirons une messe pour le repos de son âme. Allons à l’église. Il sort, tous les moines le suivent, F. Ignace, F. Sulpice, F. Goderan, restent les derniers.

F. IGNACE

Voilà un mauvais commencement.

F. SULPICE

Nous y mettrons bon ordre.

F. GODERAN

Nous avons été un peu vite en besogne, Sulpice ; je commence à le craindre.

F. SULPICE

Vous vous effrayez trop vite. Mais la cloche sonne, nous devrions déjà être au chœur.

F. GODERAN

Pourvu que les actions de grâces ne durent pas trop longtemps ! car mon estomac m’avertit qu’il est déjà bien tard.

Ils sortent.

Scène III

Une salle gothique du château d’Apremont.

 

Conrad, maître Bonnin, son précepteur.

CONRAD

Conte-moi encore quelque belle histoire du temps des preux.

LE PRÉCEPTEUR

Monseigneur, voulez-vous entendre l’histoire du grand chevalier Hector le troyen, ou du noble baron Thémistoclès ?

CONRAD

Je sais tout cela. C’est celui-là qui s’empoisonna, parce que le roi de Perse voulait qu’il se fît Turc ?

LE PRÉCEPTEUR

Précisément ; et voulez-vous que je vous entretienne du bon roi Lycurgue de Laconie.

CONRAD

Tu n’as jamais que la même chose à me conter. Je sais l’histoire du roi Lycurgue aussi bien que celle du roi Artus.

LE PRÉCEPTEUR

Et vous souvient-il de la règle de l’ordre de chevalerie qu’il institua ?

CONRAD

Sans doute ; l’ordre de Sainte-Sparte.

LE PRÉCEPTEUR

Quelle mémoire, pour un âge si tendre ! En vérité, monseigneur, vous en savez plus que moi, et bientôt je serai obligé de prendre vos leçons. Voudriez-vous être un chevalier de Ste. -Sparte ?

CONRAD

Oui dà. Ce qui me plaît dans cet ordre-là, c’est que si les écuyers dérobaient un pâté ou des confitures, n’importe où, on ne leur disait rien, et c’était pour eux ; et puis, comme ils s’amusaient avec leurs serfs ! Comment les appelaient-ils, déjà ?

LE PRÉCEPTEUR

Des Ilotes, monseigneur.

CONRAD

Ah ! oui, des Ilotes. Quand je serai grand, et que je serai page, j’irai, comme eux, à la chasse aux vilains.

LE PRÉCEPTEUR

Quel prodige ! il n’oublie rien. Je voudrais bien que monseigneur le baron, qui se moque de l’instruction que je vous donne, fût ici présent pour vous entendre. Retenir jusqu’aux noms les plus barbares ! Ah ! monseigneur, quel chevalier vous ferez !

CONRAD

C’est que je ne crains rien. Quand je joue à la bataille avec mes paysans, je ne crains pas cinq ou six petits vilains. À grands coups de bâton, je les fais courir comme des lièvres.

LE PRÉCEPTEUR

Écoutez-moi, monseigneur, ne soyez pas téméraire. M. le sénéchal a défendu à ces petits vauriens de vous rendre les coups que vous leur donnez ; cependant cette gent est si encline à mal faire, qu’ils pourraient bien un jour avoir l’audace de vous résister. Prenez-y garde.

CONRAD

Oh, ouiche ! Je ne craindrais pas dix mille vilains, moi. Je ne crains que les araignées et les grenouilles.

LE PRÉCEPTEUR

Je ne demande à Dieu que de vivre assez longtemps pour pouvoir écrire les prouesses que vous ferez un jour. Vous ferez oublier les exploits d’Amadis de Gaule.

Entrent Isabelle et Marion.

CONRAD

Ah ! voici ma sœur. Bonjour, sœur Isabeau ; donne-moi de ce que tu manges.

ISABELLE

Je ne mange rien.

CONRAD

Tiens, je croyais… Est-ce que tu n’as rien dans la boëte que mon ami Montreuil t’a donnée ?

ISABELLE

Gourmand ! tu te fais mal à force de manger des friandises, et l’on m’a dit que tu dérobes tout ce que tu trouves chez nos pauvres vassaux.

CONRAD

Est-ce que tout ce qu’ils ont ne nous appartient pas ?

ISABELLE

Maître Bonnin, vous devriez bien lui donner d’autres leçons.

Entrent d’Apremont et son sénéchal.

D’APREMONT

Qu’on le pende sur-le-champ, qu’on le mette en quartiers, et qu’on l’attache à un arbre.

CONRAD

Quoi donc, papa ?

D’APREMONT

Ce coquin de Girart, qui avait cru se tirer d’affaire en se sauvant dans la chapelle de Saint-Leufroy.

CONRAD,au précepteur.

Vite, mène-moi le voir pendre.

ISABELLE

Quelle horreur ! Mon père, défendez-lui d’y aller.

D’APREMONT

Au contraire, ma fille, un gentilhomme doit de bonne heure s’accoutumer à voir la mort de près, afin qu’il ne soit plus étonné en voyant le sang couler dans un combat.

ISABELLE

Mais voir périr un pauvre misérable désarmé, cela ne peut inspirer que de la cruauté.

D’APREMONT

Il ne faut pas qu’un homme soit élevé comme une femme.

CONRAD

C’est cela ; mêle-toi de ta quenouille.

LE SENECHAL

Monseigneur, si nous attendions à demain pour le pendre ? l’exécution se ferait avec bien plus de pompe.

D’APREMONT

Non ; c’est demain la Saint-Leufroy, il y a trop de paysans oisifs rassemblés. Il faut ménager Jacques-bonhomme, depuis quelque temps il gronde quand on le frappe.

LE SENECHAL

Je vais faire pendre l’homme.

D’APREMONT

Faites attacher les quartiers quelque part au loin ; que l’on n’en ait ni la vue ni l’odeur au château.

CONRAD

Attendez-moi donc, monsieur le sénéchal.

Sortent Conrad, le précepteur et le sénéchal.

D’APREMONT,se frottant les mains.

Ils ont nommé notre cousin abbé. – J’ai fait une belle chasse aujourd’hui, et je souperai bien. – Et Montreuil, t’a-t-il bien parlé d’amour aujourd’hui ?

ISABELLE,souriant.

Eh !… pas plus qu’à son ordinaire.

D’APREMONT

S’il ne sait pas dire des fadaises comme un troubadour, il sait ce que doit savoir un bon chevalier, et cela vaut mieux. Où est-il maintenant ?

ISABELLE

Dans la salle basse. Tout à l’heure il s’escrimait avec Pierre, de l’épée à deux mains.

D’APREMONT

Que te disais-je ? voilà un vrai gentilhomme ! toujours s’exerçant aux armes. N’es-tu pas contente, Isabelle, devoir si galant et si rude champion celui qui doit être un jour ton mari.

ISABELLE

Oui, mon père, seulement je voudrais qu’il sût encore mieux tenir son épée. J’étais à les voir faire sortir du feu de leurs armes, quand Pierre d’un revers lui a fait sauter son épée de la main ; peu s’en est fallu qu’elle ne me tombât sur la tête. Je me suis sauvée bien vite, car à de tels jeux les spectateurs sont les plus exposés.

D’APREMONT

Cela peut arriver au plus habile. Mais je n’aime pas voir Montreuil s’escrimer toujours avec un simple vilain. N’ai-je donc pas dans mon château plus d’un gentilhomme qui sache faire des armes ? Un jour Pierre peut oublier dans la chaleur d’un assaut le respect qu’il doit à un chevalier.

ISABELLE

Il est trop bien appris, je l’espère.

D’APREMONT

Bien appris ! oui le père Jean en a fait un clerc. Mais sa clergie peut lui donner de l’insolence. C’est une sottise de donner à un vilain l’éducation d’un chancelier.

ISABELLE

Oui, mais vous êtes bien plus coupable que le père Jean. C’est vous, mon père, qui lui avez appris à manier l’épée.

D’APREMONT,souriant.

Et il a profité de mes leçons. Dans le fait il m’a souvent été utile, c’est un bon soldat, et je lui ferai du bien. – Ah ! voici Montreuil.

Entre de Montreuil.

DE MONTREUIL

C’est quelqu’un de la bande du Loup-garou que l’on va pendre ?

D’APREMONT

Presque ; c’est leur espion. Ah ! vertu Dieu, dans ce temps-ci il est bien difficile à un gentilhomme de vivre en paix dans son château.

ISABELLE

Mon père, j’avais promis à une pauvre femme du village de vous prier…

D’APREMONT

Allons ! encore quelque grâce à demander !

ISABELLE

C’est qu’elle ne peut payer la taille. Sa vache a été prise par le Loup-garou, et…

D’APREMONT

Bah, bah ! toutes disent la même chose. À les en croire, il faudrait leur donner de l’argent au lieu de leur en demander…

ISABELLE

Mais l’année dernière a été malheureuse, vous le savez, mon père.

D’APREMONT

Vraiment, Isabelle, ce n’est pas vous que je consulterai pour mes affaires. Que diriez-vous de moi si j’allais me mêler de vos tapisseries ? Eh ! n’ai-je pas eu mes malheurs aussi ? Par Saint-George, il faut que je me dédommage de ce que j’ai perdu à Poitiers. Nous y avons perdu un peu plus qu’à une mauvaise récolte. Qu’en dis-tu, Mon treuil ?

DE MONTREUIL

Ah ! mes huit mille florins de rançon ! combien je vous regrette !

D’APREMONTà de Montreuil.

Plut à Dieu que tu en eusses perdu huit mille autres, et moi dix fois autant, et que nous eussions gagné la bataille ! notre brave roi ne serait pas prisonnier à Londres au moment où nous parlons. – Allons, ne pensons plus à cela. – Que l’on nous donne à laver, et allons souper.

Entre un écuyer.

L’ECUYER

Monseigneur, un écuyer vient d’apporter cette lettre d’Arras.

D’APREMONT,regardant le cachet.

De gueule au lion rampant ? c’est de Boëmond de la Source.

ISABELLE

Sans doute, il vous remercie d’avoir payé sa rançon.

D’APREMONT