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Extrait : "– Car, mon lieutenant, ça ne peut pas toujours aller ainsi, et vous en conviendrez vous-même. Le grand Turenne ne menait pas quatre batailles de front et ne se trouvait pas à six affaires dans la même journée... – Non, mon cher Bertrand, mais César dictait en mpeme temps quatre lettres dans différentes langues, et Pic de la Mirandole se flattait de connaître et de pouvoir discuter de omni re scibili..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 685
Veröffentlichungsjahr: 2015
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– Car, mon lieutenant, ça ne peut pas toujours aller ainsi, et vous en conviendrez vous-même. Le grand Turenne ne menait pas quatre batailles de front et ne se trouvait pas à six affaires dans la même journée…
– Non, mon cher Bertrand, mais César dictait en même temps quatre lettres dans différentes langues, et Pic de la Mirandole se flattait de connaître et de pouvoir discuter de omni re scibili…
– Pardon, mon lieutenant, mais je ne sais pas le latin.
– C’est-à-dire qu’il prétendait connaître toutes les langues, approfondir toutes les sciences, réfuter toutes les sectes, concilier tous les théologiens.
– Comme je ne crois pas, mon lieutenant, que vous ayez tant d’amour-propre, je ne vous comparerai pas à ce monsieur de la Mirandole, qui voulait savoir tout. Quant à César, j’en ai entendu parler comme d’un grand homme ; mais je suis bien sûr qu’il n’avait pas autant de maîtresses que vous.
– Tu te trompes, Bertrand ; les grands hommes de l’antiquité avaient de nombreuses esclaves, des concubines, et répudiaient souvent leurs femmes afin d’en prendre de nouvelles. L’Amour, la Volupté avaient des temples en Grèce ; et ces fiers Romains, qu’on nous peint si sévères, ne rougissaient pas de se livrer aux plus folles débauches, de se couronner de myrte et de roses et de prendre parfois dans leurs banquets le costume de nos premiers parents…
– Pour Dieu, mon lieutenant, laissons de côté les Romains, avec lesquels je n’ai jamais tiré un coup de fusil, et revenons à nos moutons…
– Je veux te prouver, mon pauvre Bertrand, que nous loin de passer en folies les générations qui nous ont précédés, nous sommes beaucoup plus sages qu’elles…
– C’est pour ça que vous avez quatre maîtresses…
– J’aime les femmes, je l’avoue ; je dirai plus, je m’en glorifie : ce penchant est dans la nature. Je ne puis pas voir une figure agréable, de beaux yeux, sans éprouver un doux tressaillement, une émotion, un je ne sais quoi, enfin, qui prouve mon extrême sensibilité. Est-ce donc un crime d’être sensible dans un siècle où l’égoïsme est poussé si loin ; où l’intérêt est le mobile de presque toutes les actions des hommes ; où nous voyons des auteurs préférer l’argent à la gloire ; des hommes en place ne s’occuper que du soin de conserver la leur su lieu de songer au bien qu’ils pourraient faire ; des artistes mendier les suffrages des gens qu’ils méprisent, et tendre la main à la sottise lorsqu’elle est en faveur ; des hommes de lettres fermer avec soin la route à leurs confrères lorsqu’ils aperçoivent en eux un talent qui pourrait faire pâlir le leur ; où partout, enfin, la porte est fermée au mérite obscur, et s’ouvre, devant l’impudence, la fatuité que la richesse accompagne ? Si l’égoïsme ne s’était pas glissé flans toutes les classes, si l’amour de l’argent ne remplaçait pas l’amour du prochain, en serait-il ainsi ? Et tu me fais un crime de ma sensibilité ! Tu me reproches de ne pouvoir entendre sans en être attendri le récit d’une belle action ou d’une touchante infortune ; de donner mon argent à des gens dont je suis la dupe ; de me laisser prendre comme un sot aux discours d’un enfant qui me dira qu’il mendie pour sa mère, ou d’un pauvre ouvrier qui m’assurera qu’il est sans ouvrage et sans pain ! Eh bien ! mon cher Bertrand, j’aime mieux ma sensibilité que leur froid égoïsme, et je trouve dans mon âme des jouissances que les cœurs indifférents ne connaîtront jamais.
Cette conversation avait lieu dans un charmant cabriolet auquel était attelé un cheval fringant, et qui roulait sur la jolie route du Raincy à Montfermeil ; un petit jockey de douze à quatorze ans était derrière la voiture, dans laquelle Bertrand était assis près d’un jeune homme mis avec élégance, qui, tour en lui répondant, fouettait de temps à autre le coursier fringant qu’il dirigeait.
Bertrand s’était retourné à demi pendant la fin du discours du son maître ; et pour cacher l’émotion qui commençait à le gagner, il s’était mouché et avait pris une forte prise de tabac ; un peu remis alors, il avait prononcé d’une voix où perçait l’attendrissement :
– À Dieu ne plaise, mon lieutenant, que je vous fasse un crime de votre sensibilité ! je connais votre bon cœur ; je sais combien vous êtes obligeant, serviable !… et je pourrais citer de vous mille traits dont bien des gens se seraient vantés, tandis que vous les avez cachés avec soin.
– Ceux qui se vantent du bien qu’ils ont fait ressemblent à ces gens qui vous offrent quelque chose de façon que vous n’acceptiez point : les uns et les autres ne donnent qu’à regret.
– Sans chercher bien loin, moi-même, mon lieutenant, ne m’avez-vous pas comblé de vos dons, recueilli, logé, nourri ?
– Tu es un imbécile, Bertrand ; ne me sers-tu pas d’intendant, de factotum, d’homme d’affaires, de confident… et d’ami, ce qui vaut mieux que tout le reste, et ce qui ne peut se payer ?
Ici, Bertrand se retourne entièrement, et se mouche de nouveau, parce qu’une grosse larme est tombée de ses yeux. Il prend deux prises de tabac ; et après avoir serré avec effusion la main que son maître lui tendait, il prononce d’une voix attendrie :
– Oui, monsieur, vous êtes le meilleur des hommes, vous avez mille qualités ! et il ne faudrait pas que quelqu’un vînt me dire le contraire !… Morbleu ! mon sabre n’est pas encore rouillé !
– Allons, tu vas faire mon éloge, maintenant ; songe donc, Bertrand, que c’est pour me gronder que tu as commencé cet entretien.
– Vous gronder !… non, mon lieutenant, mais vous faire observer qu’il serait plus raisonnable de n’aimer qu’une seule femme à la fois ; sauf à changer dès que vous en verriez une autre qui vous plairait davantage.
– Écoute, Bertrand, je vais te faire une comparaison que tu sentiras tout de suite…
– Vous n’y mettrez pas de Grec et de Romain, mon lieutenant ?
– Pas un seul. Tu aimes le vin, Bertrand ?
– C’est vrai, mon lieutenant, j’avoue qu’une vieille bouteille… d’un bon cru ! il n’y a rien qui vous égayé comme ça !
– Tu aimes le beaune ?
– Beaucoup, mon lieutenant.
– Le bordeaux ?
– Ah ! ça sent la violette ; c’est un bouquet délicieux !
– Et le volney ?…
– Je n’ai jamais su lui résister !…
– Et le chambertin ?
– Je me mettrais à genoux devant, mon lieutenant.
– Si tu avais une bouteille de chacun de ces vins devant toi, est-ce que tu en abandonnerais trois pour n’en boire que d’une seule ?
– Je vous réponds, mon lieutenant, qu’elles y passeraient toutes quatre, et que je ne m’en trouverais pas plus mal.
– Pourquoi donc veux-tu, quand je suis entre quatre jolis minois qui ont chacun quelque chose de séduisant, que j’en abandonne trois pour ne faire la cour qu’à un seul ?
– C’est parbleu vrai, mon lieutenant, vous ne le pouvez pas il faut que vous les buviez… je veux dire que vous les aimiez toutes les quatre, et je vois bien maintenant que c’est moi qui ai tort.
C’était presque toujours ainsi que se terminaient les discussions entre Bertrand et Auguste Dalville. Auguste avait vingt-sept ans et vingt mille livres de rente ; son père était mon lorsqu’il était encore au berceau, et sa mère lui avait été enlevée depuis six ans ; c’était de cette époque que dataient les folies d’Auguste, qui avait voulu se distraire d’une douleur bien naturelle, puis avait fini par n’être plus le maître de résister à un sexe près duquel il ne cherchait d’abord que des distractions.
Cependant, le désir de porter un joli uniforme et peut-être de gagner des épaulettes, avait engagé Auguste à entrer au service. On était en paix ; mais un jeune homme qui a de l’instruction, de l’éducation, ne reste pas simple soldat. Auguste, qu’on avait fait sous-lieutenant, se plaisait à écouter Bertrand, qui avait servi comme caporal de voltigeurs, et s’était trouvé à Austerlitz, à Eylau, à Friedland. Bertrand n’avait encore que quarante-quatre ans ; il mettait dans le récit de ses combats le même feu, la même ardeur qu’il avait eus dans l’action, et Auguste ne pouvait se lasser de l’entendre. Les discours du caporal enflammaient son courage ; il regrettait de n’être pas né quelques années plus tôt, pensant qu’il aurait pu, comme Bertrand, se trouver à ces belles campagnes qui feront toujours la gloire de la France.
Vers cette époque, Auguste fut envoyé avec son régiment devant Pampelune, dont les Français faisaient le siège. Bertrand se trouva sous les ordres du jeune officier, qui fut fait lieutenant. Mais, la guerre étant terminée, Auguste quitta l’état militaire, et retourna à Paris se livrer de nouveau à son goût pour les plaisirs. Il proposa à Bertrand de le suivre ; celui-ci obtint facilement son congé, et suivit Dalville, auquel il était sincèrement attaché, et qu’il continua, par habitude autant que par goût, d’appeler son lieutenant.
Bertrand avait à Paris une mère très âgée et infirme. Le premier soin d’Auguste fut d’assurer à cette pauvre femme une pension qui la mît au-dessus du besoin, et lui permît de se procurer dans sa vieillesse mille douceurs qu’elle n’avait jamais pu goûter pendant le cours d’une carrière laborieuse et infortunée.
Alors, Auguste ne fut plus un maître pour Bertrand, il le considéra comme un bienfaiteur ; son amitié, son dévouement ne connurent plus de bornes ; et après la mort de sa mère, qui arriva trois ans après, Bertrand s’attacha entièrement à Dalville, et se promit de consacrer sa vie à lui prouver sa reconnaissance. Bertrand n’avait pas reçu d’éducation, il commettait souvent des gaucheries dans les messages dont son maître le chargeait ; mais Auguste le lui pardonnait, parce qu’il connaissait le bon cœur et l’attachement de l’ancien caporal ; celui-ci, comme nous venons de le voir, se permettait quelquefois de faire à son supérieur des représentations, parce qu’encore étranger au train de vie du grand monde, les folies d’Auguste l’effrayaient, et qu’il craignait à chaque instant que ses intrigues n’amenassent des évènements sérieux ; mais Auguste parvenait toujours à calmer les alarmes de Bertrand, qui terminait sa conversation en disant : C’est moi qui ai tort.
J’aurais encore bien des choses à vous apprendre sur les deux personnages qui viennent de causer ensemble. Je devrais vous faire leur portrait, et vous dire exactement quel est le genre de figure d’Auguste Dalville… Mais à quoi bon ? Sans doute l’une de ses nombreuses conquêtes parlera de lui. Je m’exposerais donc à des répétitions inutiles en vous faisant d’abord son portait. Nous pouvons seulement présumer qu’il est bien, puisqu’il a le bonheur de plaire aux dames. « Ce n’est pas une raison, » me direz-vous, « et quand on a vingt mille livres de fente, cela tient lieu de grâces, et cache la laideur. » Ah ! mes chers lecteurs ! quelle idée ! certes, ce n’est pas une de mes lectrices qui me répondrait cela, et j’ai trop bonne opinion de ces dames pour ne pas penser qu’il faille autre chose que vingt mille livres de rente pour les captiver.
Mais le cabriolet vole, nous ferons nos réflexions une autre fois.
– Bébelle va très bien… Vous avez chaud, mort lieutenant ; voulez-vous que je prenne les guides ?
– Non ; cela m’amuse de conduire…
– Nous serons à onze heures à la campagne de M. Destival.
– C’est bien assez tôt, et jusqu’à cinq heures que l’on dine… Mais j’avais promis depuis longtemps. D’ailleurs, madame Destival est assez bonne musicienne, nous tâcherons de faire quelque chose en attendant le dîner.
– Et moi, mon lieutenant, pourquoi m’avez-vous emmené ?… Je ne ferai pas de musique, et comme ma place n’est pas dans le salon, où serai-je de faction ?
– Sois tranquille. M. Destival m’avait expressément recommandé de t’emmener. Il vient de se prendre de belle passion pour la chasse, et il désire que tu lui apprennes le maniement des armes.
– Fort bien, mon lieutenant ; je lui apprendrai tout ce que je sais, ça ne sera pas long.
– Cette pauvre Virginie !… Comme elle sera furieuse ce soir… Je lui avais promis de la mener à Feydeau…
– Elle vous a souvent promis bien autre chose, et elle vous a manqué de parole…
– Comment sais-tu cela, Bertrand ?
– C’est que je vous ai entendu dire, mon lieutenant, que mademoiselle Virginie était extrêmement menteuse.
– C’est vrai, oui… j’en ai eu la preuve plus d’une fois…
– C’est bien mal, après tout ce que vous avez fait pour elle !… Mais vous êtes si bon, vous vous laissez toujours attendrir ! Ah ! mille carabines ! si la demoiselle s’était tuée toutes les fois qu’elle a dit qu’elle voulait se périr parce qu’elle n’avait pas de quoi payer son terme…
– Allons, monsieur Bertrand, taisez-vous ; vous êtes une mauvaise langue… Allez donc, Bébelle… Vous vous endormez, je crois…
– Et un soir, que vous étiez sorti, et qu’elle m’a conté ses chagrins !… elle me dit que si elle a eu une faiblesse pour vous, c’est parce qu’elle est trop aimante ; mais que décidément elle veut changer de conduite, ne plus vous voir, et se raccommoder avec sa tante. Moi, je croyais tout cela bonnement ; elle avait même un air si pénétré, que je me sentais prêt à pleurer !… Ne voilà-t-il pas que quand elle apprend que vous êtes au bal masqué elle s’écrie : « Je veux y aller aussi, Bertrand, prête-moi tes habits, je vais me mettre en homme ! – Comment, mademoiselle, lui dis-je, quand vous parlez de devenir sage, de ne plus revoir M. Auguste… » Là-dessus, elle se met à rire comme une petite folle, et m’appelle un vieux dindonneau !… Ma foi, mon lieutenant, je ne comprends rien à une femme comme celle-là.
– Je le crois bien, mon pauvre Bertrand ; moi, qui la connais plus que toi, je ne la comprends pas moi-même.
– J’aime mieux cette petite dame blonde… Vous savez bien, mon lieutenant, celle dont vous avez fait connaissance en m’envoyant lui reporter le petit carlin qu’elle avait perdu, et que j’ai trouvé le soir couché contre notre porte…
– Tu veux parler de Léonie.
– Non, je veux dire madame Saint-Edmond.
– Léonie, Saint-Edmond… c’est la même chose.
– Je ne savais pas, mon lieutenant.
– Ah ! par exemple, Bertrand, si j’ai fait cette connaissance-là, c’est toi qui en es cause.
– C’est bien plutôt le carlin, mon lieutenant.
– Léonie demeurait dans la même maison que moi, et je ne la connaissais pas.
– Parbleu, mon lieutenant, est-ce qu’on connaît ses voisins à Paris ! excepté les portiers et les cuisinières, qui savent cela par état.
– Enfin, tu trouves ce carlin, je t’engage à demander au portier si quelqu’un de la maison le réclame…
– On me dit qu’il y a au troisième une jeune dame qui n’a pas dormi de la nuit de chagrin d’avoir perdu son chien, et que sa bonne, après avoir couru de la cave au grenier, est allée faire faire des affiches qui promettront trente francs de récompense à qui rendra le petit animal. J’avoue que je ne me doutais pas que le carlin, qui ne faisait que mordre et grogner, valût quatre mois de paye d’un soldat ; mais je m’empressai de monter au troisième et de faire contremander les affiches, en rendant à sa maîtresse le petit animal, qui, pour sa rentrée au logis, commença par gratter un beau fauteuil de satin bleu et mettre ses pattes dans la tasse de chocolat de madame, ce qui n’empêcha pas celle-ci de l’appeler bijou ! et de me faire les plus grands remerciements ! Dans tout cela, mon lieutenant, je ne vois rien qui vous forçât à devenir amoureux de madame Léonie Saint-Edmond.
– Tu ne dis pas tout, Bertrand, tu oublies qu’en descendant du troisième tu me lis un portrait fort piquant de cette dame… tu me dis qu’elle avait des yeux… et puis une voix… et une certaine taille…
– Dame, mon lieutenant, il me semble que toutes les femmes ont des yeux, une taille et une voix !
– Oui, sans doute ; mais enfin je fus curieux de connaître cette jeune voisine qui montrait tant de sensibilité…
– Et il paraîtrait, mon lieutenant, que vous avez débusqué le carlin, car, depuis ce temps, madame Saint-Edmond est sans cesse sur vos pas ; et moi, on me questionne, on veut me faire parler… on me fait monter pendant que madame déjeune… et, tout en m’offrant un petit verre de malaga et un biscuit, on me demande où vous avez passé la soirée la veille…
– Et monsieur Bertrand, attendri par le malaga, rapporte mes actions à ma voisine ?…
– Ah ! fi donc, mon lieutenant ! pour qui me prenez-vous ?… moi, aller trahir les secrets de mon maître… il y aurait devant moi six bouteilles de Malaga que je ne dirais rien !… Il est vrai que je n’aime pas le malaga…
– Eh ! mon Dieu, mon pauvre Bertrand, je ne te gronde pas !… Tu sais bien que je ne fais pas mystère de mes folies… même à celles qui auraient sujet de s’en plaindre… Il ne s’agit dans tout cela que d’amourettes, d’étourderies…
– C’est égal, mon lieutenant, je me trouve vraiment fort embarrassé. Sans cesse questionné par celle-ci, par celle-là… L’une m’appelle son petit Bertrand, l’autre son véritable ami… et toutes ces dames sont fort gentilles…
– Ah ! monsieur le caporal s’en est aperçu…
– Parbleu, mon lieutenant, on a des yeux tout comme un autre, et si mon cœur n’est pas aussi facile à s’enflammer que le vôtre, il n’est pas pour cela invulnérable. Et quand je vois une de ces dames porter son mouchoir à ses yeux… quand j’entends votre voisine se jeter sur un fauteuil en disant qu’elle va se trouver mal ; enfin quand mademoiselle Virginie s’écrie qu’elle veut se périr ! moi, je ne sais plus où j’en suis… Je cours de l’une à l’autre, je leur offre du vinaigre et de l’eau-de-vie, je me désole, je pleure même quelquefois avec elles… Tenez, d’honneur, j’aimerais mieux monter six fois à l’assaut que de me trouver à ces scènes-là.
– Ah ! ah ! ah !… ce pauvre Bertrand !…
– C’est cela, vous riez ; cela vous est égal qu’on vous appelle traître, perfide, barbare, monstre, cruel !
– Ce sont des douceurs ; dans la bouche d’une jeune femme, ces mots-là veulent dire : Je t’aime, je t’adore, tu es charmant !
– Ah ! monstre veut dire, tu es charmant !… c’est différent, mon lieutenant, je ne pouvais deviner cela… maintenant, me voilà au fait. Mais ces pleurs que vous faites répandre, est-ce que cela veut dire aussi qu’on vous trouve gentil ?
– Eh ! mon vieil ami !… en amourettes, crois-tu que les larmes soient toujours sincères ?…
– Dans la quantité, mon lieutenant, il peut bien en tomber quelqu’une pour tout de bon, et il me semble qu’on doit se reprocher la peine que l’on fait à un joli minois.
– Bertrand, je te promets de me corriger, d’être plus sage à l’avenir !… Moi, qui adore ce sexe charmant, qui mets tout mon bonheur à lui plaire, peux-tu penser que je cherche à lui causer de la peine ?…
– Non, mon lieutenant ; je sais bien que vous voudriez, au contraire, faire plaisir à toutes les jeunes beautés que vous rencontrez… mais c’est ce plaisir-là qui leur amène des regrets, des soucis… et vous-même… car, comme je vous le disais tout à l’heure : le grand Turenne…
Auguste n’écoutait plus Bertrand, il avait avancé la tête hors du cabriolet, et regardait une jeune paysanne qui venait de sortir de la forêt et suivait la même route que nos voyageurs, en chassant devant elle un âne chargé de paniers, dans lesquels étaient plusieurs boîtes de fer-blanc qui servent à contenir le lait que les villageoises portent aux habitants de Paris. Comme l’âne n’allait pas aussi vite que Bébelle, Auguste retenait son cheval et le mettait au pas, afin de voir plus longtemps la jeune fille.
– Voulez-vous que je donne un petit coup de fouet à Bébelle, dit Bertrand étonné de ne plus aller qu’au pas.
– Non, non… elle va bien…
– Oui, mon lieutenant, vous ferez fort bien de devenir sage… J’entends sage, pour vous ; d’ailleurs votre fortune ne suffirait pas à toutes vos dépenses ; vous m’avez nommé votre intendant, je puis donc me permettre de compter avec vous, et, sans être fort grand calculateur, je vois bien que lorsqu’on prend toujours dans une caisse, elle se vide promptement. Cette année vous n’êtes pas heureux à ce maudit jeu que vous jouez si souvent… vous savez, mon lieutenant, celui dans lequel on retourne les rois…
– De la fraîcheur… une jolie taille… des yeux charmants… c’est vraiment extraordinaire !…
– Et puis les cachemires que vous envoyez à l’une… le mémoire de la marchande de modes que vous payez pour l’autre…
– Et tout cela dans une lanière !…
– Comment, une laitière ?… Est-ce que vous payez aussi leurs mémoires, mon lieutenant ?
– Qui diable te parle de mémoires ! Regarde donc cette jolie enfant qui suit la même route que nous…
– Eh bien ! c’est une laitière, voilà tout !…
– Tu ne vois pas comme elle est jolie… et ce sourire malin, toutes les fois que ses yeux se portent de notre côté.
– Elle veut peut-être nous vendre des fromages à la crème ?…
– Nigaud ! qui ne voit là-dedans que des fromages !… Va, ce corset de bure, ce double fichu de toile, fermé jusqu’au haut du cou, cachent bien des trésors…
– Des trésors !… des trésors !… Parbleu ! on devine bien à peu près ce que cela peut cacher, quoique ça trompe souvent ; mais enfin, de tels trésors ne sont pas rares ; est-ce que c’est pour ceux de cette petite laitière que nous allons maintenant comme une voiture de fariniers ?
– Non, non… c’est que je commence à me fatiguer d’être en cabriolet, le temps est si beau !… je sens que cela me fera du bien de marcher. Nous ne sommes plus qu’à un petit quart de lieue de chez M. Destival ; tiens, Bertrand, prend les guides ; moi je vais faire le restant de la route à pied…
– Comment, mon lieutenant, vous voulez… ?
Auguste a déjà arrêté son cabriolet, il saute lestement sur la route malgré les murmures de Bertrand, et lui dit : – Va toujours avec Toni…
– Mais que dirai-je chez M. Destival ?…
– Que je te suis… j’y arriverai aussitôt que toi…
– Mais…
– Bertrand, je le veux.
Bertrand ne réplique plus ; mais il jette un regard d’humeur sur la petite laitière, et donne un coup de fouet à Bébelle, qui a bientôt emporté le cabriolet loin d’Auguste.
La petite continuait son chemin, tenant à la main une branche de noisetier, et chassant son âne devant elle, sans avoir l’air de remarquer que le jeune homme venait de descendre de son cabriolet ; elle ne tournait pas la tête en arrière, et se contentait de prononcer de temps à autre : Hue donc, Jean le Blanc, et Jean le Blanc n’en allait pas plus vite.
Auguste a bientôt rejoint la laitière. Il marche quelques instants derrière elle, pour l’examiner : elle est bien faite, autant qu’on peut en juger sous les doubles déshabillés qui l’étouffent ; son pied doit être petit, quoique enfermé dans de gros souliers, et ses bas de laine couvrent une jambe bien prise, que l’on peut voir à l’aise, parce qu’une laitière porte des jupons très courts.
Auguste s’avance ; la jeune fille le regarde, et semble étonnée de voir le jeune homme du cabriolet marcher à côté d’elle. Cependant elle détourne, la tête, et se contente de prononcer un hue donc !… qui n’a rien de romantique.
Notre petit-maître regarde attentivement la jeune fille, qui porte un bonnet placé sur le haut de la tête, ce qui ne cache aucun de ses traits, et il se dit : Elle est gentille… de beaux yeux, une jolie bouche, un teint de rose ; mais, après tout, rien d’extraordinaire. C’est la fraîcheur d’une villageoise ; c’est une beauté rustique, et j’aurais aussi bien fait de rester en cabriolet. Cependant, puisque j’en suis descendu, tâchons que ce soit pour quelque chose…
Et le jeune homme continuait de considérer la laitière et souriait en la regardant, lorsque celle-ci, que l’examen du beau monsieur semblait importuner, lui dit d’un ton brusque :
– Avez-vous bientôt fini de me regarder ?
– Est-ce qu’il n’est pas permis de vous admirer ?
– Non, je n’aime pas qu’on me fisque comme ça…
– Si vous n’étiez pas si jolie, on vous regarderait moins…
– Si c’est comme ça que vous parlez aux femmes de Paris, vous devez avoir ben des visages dans la tête !… on reconnaît les gens quand on les regarde de si près ; mais chez nous, je ne trouvons pas ça honnête !… et faudrait pas venir y faire vot’gentil de cette manière-là !…
– J’ai eu tort de descendre de cabriolet, se dit Auguste ; cependant il continue de marcher près de la petite et lui dit au bout d’un moment : Vous êtes laitière ?
– Pardi !… ça se voit ben… Est-ce que vous venez seulement de le deviner ?
– Voulez-vous me vendre du lait ?
– Je n’en ai plus.
– Est-ce que vous en portez, à Paris ?…
– Je ne vais pas si loin que ça…
– D’où venez-vous donc ?
– Vous êtes ben curieux.
Le ton de la jeune fille n’était pas encourageant, et Auguste regarda au loin s’il apercevrait son cabriolet ; mais déjà le char léger avait disparu, car Jean le Blanc s’arrêtait fort souvent pour manger des feuilles ou de l’herbe, malgré les coups de houssine dont sa maîtresse le gratifiait.
– Savez-vous, dit Auguste, que vous n’êtes pas fort aimable, ma belle enfant ? en vous voyant si jolie, je vous aurais crue plus douce… moins farouche.
– C’est ça, monsieur pensait me tourner la tête avec ses compliments!… mais j’sommes habituée à rencontrer des jeunes gens de Paris… c’est toujours la même chanson ! ils croient se faire bien venir en me disant que j’suis jolie !… ah ! vous êtes des enjôleurs !… mais je ne vous écoutons pas, allez !…
– Qu’on nie encore que la vertu habite au village ! se dit Auguste. Ah ! je vois bien, moi, que c’est aux champs qu’on retrouve ces mœurs pures des anciens patriarches, ces rosières chantées par les poètes, ces… Ce diable de Bertrand avait bien besoin de mener Bébelle si vite… il l’aura fait par malice !… Et quand je disais que nous étions arrivés, je mentais… Encore trois quarts de lieue au moins !…
Pour achever de désoler le jeune homme, la laitière quitte la grande route pour prendre un chemin de traverse dans le bois ; Auguste reste un moment indécis au coin du sentier… Prendra-t-il la route qu’à tenue son cabriolet ? suivra-t-il la jeune fille ?… Le premier parti est le plus raisonnable, c’est sans doute pour cela qu’il se décide en faveur du second.
Le temps qu’Auguste avait passé à se décider au coin de la route avait éloigné de lui la laitière ; celle-ci continuait son chemin dans le petit sentier, et, persuadée que le jeune homme avait suivi la grande route, elle chantait en poussant devant elle Jean le Blanc :
– Très joli !… quoique la rime ne soit pas riche, dit Auguste en doublant le pas pour rattraper la petite. Celle-ci se retourne, et paraît surprise en voyant le jeune homme dans le sentier qu’elle a pris.
– Comment ! vous venez par ici ? dit la laitière d’un ton de voix mal assuré.
– Sans doute… ce chemin est charmant.
– Vous n’allez donc pas retrouver vot’cabriolet ?
– Je n’ai pu me résoudre à vous quitter…
– Ah ! vous perdez votre temps, monsieur, et je vous assure que vous feriez ben mieux de courir après vot’voiture…
– Et moi, j’aime beaucoup mieux marcher près de vous… quoique vous me traitiez avec rigueur ; mais j’ai dans l’idée que vous n’êtes pas aussi méchante que vous voulez le paraître…
– Eh ben, vous vous trompez, je ne suis pas bonne du tout ; demandez à tous les jeunes gens de Montfermeil, comme je les reçois quand ils veulent jouer… Ah ! c’est que Denise Fourcy est connue dans le pays…
– Denise Fourcy… bon, je sais votre nom.
– Eh ben, après ? à quoi cela vous avance-t-il !
– À pouvoir aisément avoir de vos nouvelles, à vous retrouver enfin, quand je le voudrai.
– Pardi ! je ne suis pas perdue, et on me trouve facilement.
– Quoi ! Denise, à votre âge et jolie comme vous l’êtes, est-ce que vous n’avez pas un amoureux ?
– Est-ce que ça vous intéresse ?
– Oh ! beaucoup !
– Au village nous ne sommes pas si pressées que vos demoiselles de la ville.
– N’a-t-on pas un cœur au village comme ailleurs ?…
– Oui, mais il ne prend pas feu comme le vôtre, qui m’a l’air d’un petit cœur d’amadou.
– Elle est vraiment drôle ! dit Auguste en riant.
– Elle ! dit la jeune laitière d’un air fâché ; comme ces messieurs sont honnêtes !… Elle !… ne dirait-on pas que nous nous connaissons depuis longtemps ?…
– Il ne tient qu’à vous que dans un moment nous soyons les meilleurs amis du monde… et pour commencer, il faut que je vous embrasse…
– Non pas… non pas, monsieur… point de ces façons-là… s’il vous plaît… Oh ! prenez garde !… j’vas vous égratigner !…
Auguste, qui est accoutumé à braver de telles défenses, saisis la petite laitière par le milieu du corps, et tâche d’approcher ses lèvres des joues fraîches et vermeilles de la jeune villageoise ; mais celle-ci se défend autrement que les dames de la ville ; il est vrai qu’une paysanne est moins gênée dans ses habillements, qu’elle ne craint point de se faire chiffonner, et que l’entournure de son corset ne lui empêche pas de remuer les bras ; voilà sans doute pourquoi un baiser est plus difficile à obtenir d’une paysanne.
Le baiser est pris enfin ; mais il a coûté cher à Auguste, qui porte au-dessous de l’œil gauche la marque de deux ongles qui ont entamé et mis au vif la figure du beau monsieur de Paris. Chacun des combattants est donc vaincu, car chacun porte les preuves de sa défaite… Cependant la guerre semble encore déclarée. Denise, deux fois plus rouge qu’avant le combat, arrange son fichu, en jetant sur le jeune homme des regards courroucés ; et celui-ci porte ses mains à sa figure, et s’apercevant qu’il y a du sang, l’essuie avec son mouchoir, tout en regardant la jeune laitière avec moins de tendresse, car les deux coups d’ongle ont singulièrement apaisé son ardeur.
– C’est bien fait, dit enfin la petite ; ça vous apprendra, monsieur, à vouloir embrasser les filles malgré elles.
– Il est certain que je ne m’attendais pas à être traité ainsi… Pour un baiser… me défigurer !…
– Si toutes les femmes faisaient de même, vous ne seriez pas si entreprenant…
– Dieu merci, toutes ne pensent pas comme vous… Vous m’avez fait un mal affreux !…
– Oh ! ce qui vous fâche le plus, c’est que ça se verra ; vous avez peur d’être moins gentil…
– Non, je vous assure que ce n’est pas là ce qui m’occupe… Je suis fâché de vous avoir vraiment mise en colère… Je sens que j’ai eu tort… Tenez, Denise, faisons la paix.
– Non, monsieur ; non, je ne vous écoute plus. Et la laitière, croyant que le jeune homme veut encore l’embrasser, court à son âne, et afin de s’éloigner plus vite, saute sur la croupe de Jean le Blanc et fouette à coups redoublés sa monture. Mais l’âne avait pour habitude de revenir paisiblement au village en broutant ce qu’il trouvait sur son passage, et sans jamais ramener sa maîtresse sur son dos. Troublé dans sa course journalière par cette charge inattendue, Jean le Blanc prend un trot accéléré, et entre dans le bois malgré les efforts de sa maîtresse, qui veut lui faire suivre le sentier battu. Auguste entend les cris de la petite, qui veut en vain retenir son âne, et qui a beaucoup à faire pour éviter les branches qui viennent à chaque instant frapper son visage. Oubliant les marques que Denise a imprimées sur sa joue, Dalville court sur les traces de la laitière, afin de ramener son âne dans le bon chemin ; mais en entendant courir derrière lui, le maudit animal redouble de vitesse ; il se lance au hasard dans les endroits les plus épais du bois… Bientôt une forte branche barre le passage à la laitière. Tandis que sa monture file dessous, elle fait la culbute à terre, et en tombant une seconde branche retient sa jupe, ce qui fait que la pauvre Denise tombe la face contre terre, ayant son jupon par-dessus la tête, et par conséquent ne l’ayant plus… où il doit être ordinairement.
Auguste arrive dans ce moment… Vous devinez ce qui frappe sa vue… et ce que le jupon ne couvrait plus, cela était blanc, frais et bien rond… Mais il faut rendre justice au jeune homme : au lieu de s’amuser à considérer tant de jolies choses, il court à Denise : elle criait, pleurait, se dépitait. Il parvient à lui débarrasser la tête de dedans ses jupons, puis recouvre bien vite… ce que vous savez bien.
Denise se relève ; mais elle est toute honteuse, elle n’ose plus lever les yeux sur le jeune homme, qui, loin de profiter de son embarras, s’informe avec empressement si elle n’est pas blessée.
– Oh ! non… ce n’est rien… dit Denise en rougissant encore. Je n’y penserais déjà plus si cette maudite branche… Pardi, faut que je sois bien malheureuse !
– Quoi ! parce que vous êtes tombée ? mais, ma chère enfant, cela peut arriver à tout le monde.
– Oui ; mais… on peut tomber sans montrer… sans faire voir. C’est égal, vous êtes ben le premier qui l’ayez vu, toujours.
– Ah ! je voudrais bien être aussi le dernier… Allons, pourquoi cet air boudeur ?… Eh bien ! je vous assure que je n’ai rien vu ; je n’ai songé qu’à vous secourir… J’avais si peur que vous ne fussiez blessée !… J’en aurais été la cause ; car, sans mes étourderies, vous auriez continué tranquillement votre route, et tout cela ne serait pas arrivé.
Denise écoute Auguste, sa colère est passée, elle sourit même en lui disant : – Je ne vous en veux plus… Vous avez été plus honnête que je ne croyais ; si j’étais tombée comme ça devant les garçons du village, ils auraient commencé par rire, et puis m’auraient dit des bêtises… et puis ça n’en aurait pas fini… au lieu que vous m’avez relevée bien vite… et d’un air si effrayé !… À présent, je suis fâchée de vous avoir donné des coups d’ongle… Tenez, embrassez-moi… pour me prouver que vous me le pardonnez.
Auguste profite de la permission. Denise était si jolie lorsqu’elle souriait ! et une femme qui se défend si vigoureusement fait trouver bien plus de prix aux faveurs qu’elle accorde.
La paix est donc faite entre la laitière et le jeune homme. Mais Jean le Blanc n’est plus là ; enchanté de s’être débarrassé de son fardeau, il a continué de trotter à travers le bois.
– Oh ! je n’en suis pas inquiète, dit Denise ; je suis sûre qu’il est allé chez nous. Prenons ce sentier, nous serons bientôt au village.
On se remet en chemin. La petite marche auprès d’Auguste, qui recommence à la trouver charmante depuis qu’elle lui sourit et qu’elle lui a permis de l’embrasser. En effet, la physionomie de Denise n’était plus la même ; un air méchant ne sied point à un joli minois, et ce qui est fait pour inspirer l’amour ne devrait jamais peindre la colère. Mais on est bientôt sorti du sentier, et l’on descend une colline qui conduit à Montfermeil.
– Voilà mon village, dit Denise ; et, tenez, voyez-vous mon âne qui trotte là-bas ?… Oh ! j’savais ben qu’il irait chez nous… Est-ce que c’est dans le pays que vous avez affaire ?
– Non… pas précisément… Je vais à la campagne de M. Destival. La connaissez-vous ?
– Certainement ; c’est moi qui porte du lait chez eux, lorsque madame Destival y reste l’été. Elle me recommande toujours ses petits fromages… Ah ! c’est que je les fais bons… J’en ai porté un plus gros ce matin, parce que mamzelle Julie, la bonne de madame, m’a dit qu’on attendait du monde de Paris…
– En ce cas, il est probable que j’aurai le plaisir de goûter de vos fromages…
– Mais si vous allez chez M. Destival, il ne faut pas prendre le chemin du village. J’vas vous enseigner la route qu’il faut suivre.
– Vous seriez bien plus aimable de me conduire ; puisque vous n’êtes plus inquiète de votre âne, rien ne vous presse maintenant…
– Oh ! monsieur, non ! j’vois ben que vous êtes honnête ; mais vous aimez trop à embrasser les filles… D’ailleurs ma tante m’attend… Il est midi passé, v’là l’heure du dîner… Tenez, monsieur, suivez ce chemin qui monte là-bas… puis le premier sentier à gauche… puis le chemin vert… vous vous trouverez devant l’endroit où vous allez.
– Je ne me souviendrai jamais de tout cela… Vous serez cause que je me perdrai.
– Fallait pas quitter votre voiture…
– Ce sont vos jolis yeux qui m’ont tourné la tête.
– Ah ! vous allez recommencer… Allez donc ben vite, on mangera le fromage à la crème sans vous !
– J’en serais fâché, puisque c’est vous qui l’avez fait.
– La route qui monte… puis à gauche… puis le chemin vert… Adieu, monsieur…
– Encore un baiser, Denise…
– Non, non… Oh ! ces choses-là ne doivent pas se faire souvent… vous n’y trouveriez plus de plaisir.
Et Denise descend vivement la colline, puis prend le chemin qui la mène au village. Auguste la suit des yeux pendant longtemps, en se disant :
– Elle est fort gentille… et elle a de l’esprit. Quel dommage qu’elle n’habite pas Paris !… Qu’est-ce que je dis donc ? si elle était à Paris, elle ressemblerait à mille autres ; c’est parce qu’elle est laitière que sa figure et son esprit m’ont frappé. Allons, suivons la route qu’elle m’a indiquée, et hâtons-nous d’arriver… Je suis sûr qu’on s’impatiente après moi ; ce pauvre Bertrand ne saura que dire, et madame Destival me fera une moue !… mais une moue !… Ah ! mon Dieu, et ces coups d’ongle ? que diable vais-je dire pour cela ?… Ah ! ma foi, c’est en cueillant des noisettes, je me serai écorché… C’est dommage qu’il n’y ait pas d’épines aux noisetiers… Après tout, ils en croiront ce qu’ils voudront.
Auguste se décide à se mettre en marche ; mais il jette encore un coup d’œil sur le village de Denise, et murmure en s’éloignant : Je viendrai faire connaissance avec Montfermeil.
Auguste suivait la route que Denise lui avait indiquée, il pensait encore à la petite laitière ; l’homme le plus volage conserve le souvenir de la dernière femme qui a su lui plaire, jusqu’à ce qu’un nouvel objet agréable, en lui faisant éprouver d’autres désirs, efface de son esprit les attraits auxquels il rêvait auparavant.
Tout à coup des plaintes et des pleurs tirent le jeune homme de sa rêverie ; il regarde autour de lui, et aperçoit à dix pas, près d’un gros arbre, un petit garçon qui peut avoir six ans au plus, habillé comme les enfants des paysans : avec une petite veste, un pantalon déchiré en plusieurs endroits, point de bas, de mauvais sabots et la tête nue, garantie seulement par une forêt de cheveux blonds.
Auguste s’approche du petit, qui pleure très fort en regardant à ses pieds et d’un air stupéfait les débris d’un vase de terre dont le contenu est épars sur le chemin; l’enfant ne se retourne pas pour regarder la personne qui l’appelle, toutes ses idées semblent concentrées sur la marmite cassée ; il ne peut que pleurer en portant de temps à autre à sa tête et à ses yeux de petites mains bien noires, qui, mouillées par les larmes, barbouillent sa figure ronde.
– Mais qu’as-tu donc à pleurer ainsi, mon garçon ? dit Auguste en se baissant pour être plus près de l’enfant. Le petit lève un moment sur le jeune homme des yeux d’un bleu clair, autour desquels ses petites mains avaient fait des cercles noirs, puis il les reporte sur les morceaux du vase brisé, en murmurant :
– J’ai cassé la marmite… hi hi hi !… et la soupe de papa était dedans… hi hi hi !… J’vas être battu… comme l’autre fois… hi hi hi !…
– Diable ! voilà un grand malheur en effet… Mais, calme-toi, mon garçon, nous pourrons peut-être réparer cela. Tu portais donc la soupe à ton père ?…
– Oui, et j’ai cassé la marmite…
– Je le vois bien… Mais aussi pourquoi te fait-on porter un vase si grand ?… Tu es encore trop petit… Quel âge as-tu, mon garçon ?
– Six ans et demi… et j’ai cassé la marmite… et la soupe à papa…
– Oui, oui, elle est à terre !… il n’y faut plus penser…
– C’était de la soupe aux choux… hi hi !…
– Oh ! je le sens bien… Mais ne pleure donc plus. Je te dis que tu ne seras pas battu…
– Si… j’ai cassé la marmite… et bonne maman m’avait dit de prendre bien garde…
– Allons, écoute-moi : comment t’appelles-tu ?
– Coco… et j’ai cassé la marmite…
– Eh bien, mon petit Coco, je vais te donner de quoi acheter une autre marmite et faire trois fois autant de soupe aux choux. J’espère que tu ne pleureras plus.
En disant cela, Auguste tire de son gousset une pièce de cent sous et la met dans la main de l’enfant ; mais Coco regarde la pièce en ouvrant encore plus ses grands yeux bleus, et cependant il continue à pousser de gros soupirs en répétant :
– Papa va me battre et bonne maman aussi…
– Comment ! lorsque tu leur présenteras cet argent ?…
– Papa attend la soupe pour dîner… et quand il ne verra pas la marmite…
– Allons, se dit Auguste, je vois qu’il faut que je me charge moi-même d’arranger l’affaire… Cela me retardera encore ; mais ce pauvre petit est si gentil !… et ils seraient capables de le battre maigre la pièce de cent sous… J’ai perdu une heure pour conter fleurette à une laitière, je puis bien en sacrifier une seconde pour sauver des coups à cet enfant. Viens, Coco ; en avant, mon garçon !… Conduis-moi à ton père ; je dirai que c’est moi qui en passant près de toi ai fait tomber ce que tu portais, et je te réponds que tu ne seras pas battu.
Coco regarde Auguste, puis reporte encore les yeux sur les débris de la marmite, dont il a bien de la peine à s’éloigner ; mais Dalville lui prend la main, et enfin l’enfant se décide à se mettre en marche. Chemin faisant, Auguste tâche de faire jaser le petit, afin de le distraire de sa frayeur.
– Que fait ton père, mon garçon ?
– Il travaille aux champs.
– Et il s’appelle ?
– Papa Calleux.
– Il me paraît que papa Calleux n’est pas très doux, puisque tu en as si peur… Et ta mère ?
– Elle est morte.
– C’est donc ta grand-mère qui a fait la soupe aux choux ?
– Oui, et elle m’a dit de bien prendre garde, et de ne pas casser la marmite comme l’autre fois.
– Ah ! tu en as déjà cassé une ?
– Oui… mais il n’y avait rien dedans, et j’ai été battu.
– Il me paraît que tu n’es pas heureux avec les marmites. Mais battre un enfant si petit !… il faut que ces paysans aient le cœur bien dur !… Pauvre enfant ! il soupire encore, et il n’a pas sept ans… il faut donc qu’il y ait des peines à tous les âges !
Le petit conduit Auguste à travers plusieurs champs, au milieu desquels sont tracés d’étroits chemins. Cela éloignait Auguste de chez M. Destival ; mais il ne voulait pas quitter l’enfant sans l’avoir vu heureux. Enfin l’on arrive près d’un champ de pommes de terre, et Coco s’arrête et serre en tremblant le bras de son compagnon en disant :
– V’là papa.
Auguste aperçoit à une quarantaine de pas un villageois occupé à bêcher ; il quitte la main de l’enfant, et s’avance vers le paysan, qui, courbé à demi vers la terre, continue à travailler. – Père Calleux, je viens réparer un petit accident ! dit Auguste en élevant la voix. Le villageois lève la tête et montre une face bourgeonnée un gros nez, de gros yeux à fleur de tête, une bouche entrouverte et des dents qui rappellent celles de l’ennemi du petit Chaperon-Rouge. Cette singulière physionomie exprime la surprise en entendant un monsieur élégant prononcer son nom.
– Je crois que le père Calleux aime autant le vin que la soupe aux choux, se dit Auguste en regardant le villageois.
– Qu’y a-t-il pour vot’service, monsieur ? dit celui-ci.
– En chemin j’ai rencontré votre fils Coco…
– Ah !… et où est-il donc ? il devait m’apporter à dîner. Coco !… qu’est-ce que tu fais là-bas ?
– Attendez que je vous dise tout : en regardant un joli site, je me suis cogné contre l’enfant, et, ma foi, j’ai jeté à terre la marmite qu’il tenait… elle est cassée, et…
– Vous la payerez, voilà tout… car vous êtes cause que je ne dînerai pas.
– Oh ! c’est trop juste !… c’est pour cela que je viens vous trouver. Combien vous dois-je ? faites le prix vous-même.
– Dame, monsieur, la soupière était bonne ; elle valait ben trente sous… et il y avait ben pour douze sous de soupe dedans, parce que le lard est cher par ici…
– Tenez, voici cent sous… êtes-vous content ?
– Oh ! oui, monsieur ! c’est juste ! je n’ai rien à dire.
– J’espère alors que vous ne gronderez pas votre fils… et, si vous m’en croyez, vous ne ferez plus porter de si lourds fardeaux à un enfant de cet âge.
– Oh ! monsieur, ça les habitue à être forts… Je ne pouvons pas élever nos enfants dans des confitures, nous autres… Allons, Coco, avance donc…
L’enfant s’avance d’un air craintif, et, arrivé près de son père, se met à pleurer en répétant :
– J’ai cassé la marmite.
– Oui, oui, je sais ce qui est arrivé, monsieur m’a tout conté. Retourne maintenant à la maison, et dis à la mère Madeleine de me faire à dîner… et d’avoir du vin surtout… Mais non, j’aime mieux aller dîner au cabaret de Claude… Va, Coco…, et qu’on ne m’attende pas pour souper, j’ai affaire à la ville.
Auguste devine que l’affaire du père Calleux est de boire la pièce de cinq francs jusqu’au dernier sou ; mais, content de voir son petit protégé tout joyeux, il dit adieu au paysan, et suit l’enfant, qui reprend le chemin qu’ils viennent de faire, mais cette fois en sautant et gambadant autour de son compagnon. Le grand chagrin est déjà oublié ! et l’on dit que nous sommes de grands enfants : oui pour les faiblesses, mais non pas pour le bonheur.
Auguste, heureux de la joie du petit garçon, qui ne songe plus à l’aventure de la marmite, se plaît à le regarder. Le rire va si bien à ces petits visages de six ans ! une personne qui aime les enfants ne conçoit pas que l’on puisse voir leurs larmes avec indifférence. Il y a pourtant des gens pour qui les jappements d’un chien ont plus de charmes que le rire d’un enfant ! cela fait beaucoup d’honneur à leur sensibilité.
Tout en cheminant, Coco chante, court, tourne autour d’Auguste, auquel il fait des niches, car il est déjà grand ami avec lui ; à six ans et demi on donne son amitié aussi vite qu’à vingt ans on donne son cœur. Auguste joue et court avec l’enfant ; il le poursuit, l’attrape, se roule avec lui sur le gazon sans remarquer que cela gâte sa toilette, parce que les éclats de rire du petit garçon sont si vrais, si francs, qu’ils sont souvent partagés par le beau monsieur.
Eh quoi ! dira-t-on, un petit-maître, un séducteur, un homme du beau monde, s’amuse à jouer dans les champs avec un petit paysan ? Et pourquoi pas ? Heureux qui conserve en vieillissant le goût des plaisirs simples de son jeune âge ! Henri IV marchait à quatre pattes dans sa chambre, en portant ses enfants sur son dos. Surpris dans cette posture par l’ambassadeur d’une cour étrangère, il lui demanda sans se déranger s’il était père de famille, et sur sa réponse affirmative, reprit : En ce cas, je vais faire le tour de la chambre.
Revenu à l’endroit où il a rencontré l’enfant, Auguste veut lui dire adieu et continuer son chemin, mais Coco lui tient la main, il ne veut pas la lâcher, et lui dit :
– Viens à la maison avec moi, viens donc ; maman Madeleine te donnera du bon beurre. Viens, tu verras Jacqueleine, elle est bien belle, va.
– Qu’est-ce que c’est que Jacqueleine, mon garçon ?
– C’est not’chèvre ; elle couche à côté de moi.
– Mais ta maison, est-elle loin d’ici ?
– Non, non, c’est là-bas.
Auguste se laisse entraîner. Coco, tout en disant toujours : C’est là-bas ! fait encore marcher son compagnon pendant une demi-heure. Enfin, sur le bord d’un chemin de traverse, on aperçoit une misérable masure, dont le chaume est tombé en plusieurs endroits, et Coco s’écrie : Nous voilà arrivés, vois-tu notre maison ? Puis il tire son compagnon pour le faire courir avec lui.
Une vieille femme est assise devant la chaumière ; elle est maigre et voûtée, et son teint donne l’idée des momies d’Égypte. Cependant une voix forte et aigre sort de ce corps débile. – Te voilà donc enfin, paresseux ! dit-elle à l’enfant ; pourquoi avoir été si longtemps ? Où donc est la marmite ?
Coco regarde Auguste, qu’il s’habitue déjà à considérer comme son protecteur ; et celui-ci fait à la mère Madeleine le même mensonge qu’au père Calleux, en y joignant aussi la pièce de cinq francs, qui est l’argument irrésistible.
La vieille essaye alors d’adoucir sa voix, et engage Auguste à entrer pour boire du lait de chèvre et manger du beurre frais ; c’est tout ce qu’elle peut offrir. Le jeune élégant pénètre dans la chaumière. Son cœur se serre à l’aspect de ce misérable séjour. Une seule pièce compose tout le logement de la famille Calleux. Cette pièce est grande, mais le jour n’en éclaire qu’une partie, la terre sert de plancher ; les murs, mal recrépis, n’ont rien qui cache leur nudité ; le chaume menace ruine, et deux grabats placés dans l’endroit le plus obscur n’ont point de rideaux pour les garantir du vent qui pénètre de tous côtés dans cet asile, dont un vieux buffet, une huche, une table et quelques chaises composent tout l’ameublement.
– Où donc couches-tu ? dit Auguste à l’enfant. Celui-ci le conduit dans un coin de la salle, où l’on distingue à peine, et lui montre à terre une petite paillasse sur laquelle est jetée une méchante couverture de laine. Tout auprès est une chèvre couchée sur de la paille étalée à terre.
– Voilà mon lit, dit Coco. Oh ! je suis bien, va ! Jacqueleine me tient chaud l’hiver ; elle m’aime bien, Jacqueleine !
Et l’enfant prend la chèvre par le cou et la caresse en se roulant avec elle sur la paille ; mais il est forcé de quitter sa compagne fidèle, car sa mère l’appelle en lui disant :
– Allons donc, vaurien ! vous jouerez plus tard : venez mettre le pain sur la table, donnez-moi une tasse. Ce petit drôle n’est bon à rien !
– Vous traitez bien durement votre petit-fils, dit Auguste en s’asseyant devant la table et goûtant le pain bis et le lait.
– Si je le laissais faire, monsieur, il jouerait toute la journée.
– Vous devez pourtant bien aimer cet enfant, puisque c’est le seul que vous ait laissé votre fille.
– Oh ! oui, je l’aime ben ! mais quand on est pauvre, il vaudrait autant n’en pas avoir.
Auguste regarde de nouveau la vieille paysanne, et la laideur de son visage ne le surprend plus autant. Il prend Coco sur ses genoux, lui fait boire du lait, manger du pain et du beurre, et se plaît à considérer sa jolie figure et ses beaux cheveux blonds. La vieille semble tout étonnée des caresses que le beau monsieur prodigue à l’enfant et murmure entre ses dents.
– Oh ! vous le gâtez ! ça ne vaut rien !
– Apprend-il à lire, à écrire ?
– Ah ben oui ! et de l’argent donc ! d’ailleurs, j’ n’avons pas envie d’en faire un savant ! Est-ce que c’est nécessaire pour conduire la charrue ?
– Mais au moins vous pourriez le coucher mieux qu’il ne l’est.
– Il n’y a ici des draps que pour un lit, et à mon âge il est juste que je les aie ; son père couche comme lui sur une paillasse. J’vous réponds qu’il n’en dort pas moins bien.
– Tenez, mère Madeleine, prenez ceci, achetez de quoi faire un lit à cet enfant, et ne le traitez plus si durement.
En disant cela, Auguste s’est levé, et a mis six autres pièces de cinq francs dans la main de la vieille : celle-ci qui n’a jamais vu autant d’argent à la fois, fait révérence sur révérence, en accablant l’étranger de remerciements, et disant à l’enfant :
– Eh bien, Coco, remercie donc monsieur, qui donne tout cela pour toi. Veux-tu remercier, bien vite !
L’enfant regarde sa grand-mère avec embarras.
– Laissez-le, dit Auguste en l’embrassant, il ne connaît pas encore le prix de l’argent… Le baiser qu’il me donne en sera plus sincère. Adieu, mon petit Coco… Ah ! le chemin de Livry, s’il vous plaît ?
– Suivez ce sentier, monsieur, il vous mènera sur la grande route… Vous y serez dans une demi-heure… Voulez-vous que Coco vous conduise ?
– C’est inutile.
Auguste sort de la chaumière ; l’enfant lui dit adieu, et lui crie de loin :
– Tu reviendras jouer avec moi, n’est-ce pas ?
– Oui, dit Auguste, je te le promets.
Depuis onze heures du matin, on attendait Dalville à la campagne de M. Destival. Madame, brune de trente ans, à l’œil vif, au regard plein d’expression, qui savait par une mise élégante faire valoir les avantages d’une taille bien prise et des formes séduisantes, madame avait terminé sa toilette ; à la campagne elle doit être simple, mais il y a certains négligés qui demandent beaucoup de préparation. Cependant, comme madame est jolie, comme elle est encore jeune, elle n’a mis qu’une demi-heure à passer une légère robe blanche, à nouer une ceinture d’un jaune orange, à tourner avec grâce les boucles de ses cheveux, dans lesquels est un nœud de ruban pareil à sa ceinture ; enfin elle n’a demandé que six fois, à Julie si le jaune lui sied bien.
Julie a répondu à madame qu’elle était charmante, et que le jaune allait très bien aux brunes, et que, d’ailleurs, madame pouvait sans crainte porter toutes les couleurs. Madame a souri légèrement à Julie, qui n’a que vingt-quatre ans, mais est extrêmement laide, ce qui est presque une qualité dans une femme de chambre.
M. Destival a dix ans de plus que sa femme : il est grand et mince, il n’est pas beau, mais il a de la physionomie ; malheureusement l’expression de cette physionomie n’est point celle qui annonce un homme aimable, chez qui l’esprit fait oublier la laideur ; c’est celle qui dénote la suffisance, le contentement de soi-même, et la prétention continuelle à être malin ; sa casquette de campagne, posée en avant, semble mettre le cachet sur tout cela.
M. Destival a été employé dans les administrations ; avec la dot de sa femme, il a acheté une charge de commissaire-priseur, qu’il a ensuite revendue avec bénéfice. Ne parlant jamais politique de peur de se compromettre, et ne sachant pas lui-même de quelle opinion il est, M. Destival a pourtant eu le talent de se faire un cabinet d’affaires, d’avoir de nombreux clients et de tripler ses capitaux. Il est vrai que M. Destival donne des soirées, des bals, de petits punchs, et que madame, qui a des yeux pleins de feu et une charmante tournure, fait les honneurs de chez elle avec infiniment de grâce.
La maison de campagne, que l’on habite souvent l’été, est assez grande pour que l’on puisse y recevoir nombreuse société et y coucher sept ou huit amis ; comme monsieur, qui a cabriolet, n’est jamais plus d’un jour sans aller à Paris pour ses affaires, et que quelquefois il ne revient pas coucher à Livry, madame (qui est fort peureuse, quoiqu’elle ait le regard d’une femme à caractère) aime beaucoup garder chez elle un ami de monsieur.
Un jeune homme qui a vingt mille livres de rente ne peut qu’être fort bien reçu chez M. Destival ; aussi, quoiqu’il n’y ait que trois mois qu’Auguste eût fait sa connaissance, on le traitait déjà comme un ami intime. Monsieur l’engageait sans cesse à venir le voir, soit à Paris, soit à la campagne, et madame aimait beaucoup à faire de la musique avec lui.
Mais midi a sonné, et M. Dalville n’arrive pas. Madame a de l’humeur ; Julie s’est mise en vedette à une fenêtre du second, et monsieur va d’une pièce dans l’autre en s’écriant :
– Diable !… mon ami Dalville est bien en retard… il avait cependant promis de venir de bonne heure, d’être ici pour le déjeuner…
– Est-ce que M. Auguste se souvient de ce qu’il promet ! dit madame avec un air de dépit.
– Oh ! te voilà encore, toi, lui cherchant sans cesse que relie… l’attaquant… le persiflant…
– Moi, monsieur !… que m’importent les goûts, les défauts de M. Dalville ? où m’avez-vous jamais vue lui chercher querelle ?