La Légion étrangère - Ligaran - E-Book

La Légion étrangère E-Book

Ligaran

0,0

  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Le lendemain de mon arrivée à Bel-Abbès, on me présenta au lieutenant B…, aimable et blond soldat qui s'était brillamment conduit au Tonkin. — On m'a dit, mon lieutenant, que vous aviez été désigné pour écrire l'historique de la Légion. Il me semble que quelques mots sur son passé intéresseraient le public. La Légion ne date-t-elle pas la conquête d'Algérie ? — Sa formation définitive commence là, dit le lieutenant."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 188

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Une halte de la Légion étrangère
Rue de Mascara, à Bel-Abbès

À

LOUIS NOIR

En témoignage

de mon affection et de mon admiration.

Préface

En présentant au public cet ouvrage sur la Légion étrangère moderne, telle que je l’observai dans le court espace d’un mois, je sais qu’une pareille étude sera jugée incomplète. Je n’ai pu qu’accuser certaines figures, interroger quelques âmes, celles, du moins, très hautaines ou trop violentes, qui laissèrent devant moi pleurer leur secret. Je n’ai pas « tout » dit, j’ai dit « le plus ». Il m’était facile d’en écrire superficiellement, mais les lecteurs auxquels ce livre s’adresse ne me l’eussent point pardonné, parce qu’ils désiraient une base solide de documents. J’ai ainsi procédé en faisant ce travail : je n’ai pensé qu’appuyé sur mes renseignements, écrit qu’excité par mes impressions. Ce que j’ai vu, je l’ai dit, je n’ai répété que ce que j’avais entendu. L’imagination, autrement, eût peu à peu égaré le sens de mon livre, elle en eût détruit la valeur, qui est sa sincérité.

G.E.

Ma vie a son secret…

Le lendemain de mon arrivée à Bel-Abbès, on me présenta au lieutenant B…, aimable et blond soldat qui s’était brillamment conduit au Tonkin.

– On m’a dit, mon lieutenant, que vous aviez été désigné pour écrire l’historique de la Légion. Il me semble que quelques mots sur son passé intéresseraient le public. La Légion ne date-t-elle pas de la conquête d’Algérie ?

– Sa formation définitive commence là, dit le lieutenant ; mais, pour la mieux comprendre, il faut remonter plus loin dans l’histoire. On se figure généralement que la Légion étrangère est la composition d’une idée moderne ; elle existe en fait depuis des siècles, et nous en usâmes toujours. Est-ce l’insuffisance de nos nationaux, ou le besoin qu’avait la France de s’épargner à tout prix qui constitua leur succès ? Je vous laisse ces choses à examiner. Je ne suis chargé que de la chronologie des faits d’armes de notre corps, que je ferai précéder d’une notice sur ses diverses transformations. Cette brochure sera distribuée à nos hommes.

– C’est ce passé mercenaire que je désirerais connaître. Puisque vous y travaillez, mon lieutenant, le sujet vous est familier, et en quelques minutes de causerie,…

Nous entrâmes dans l’ombre verte de la jolie rue de Mascara (Mascara street pour les sous-lieutenants), et M. B… me fit le plus simplement du monde, en quelques traits nets et rapides, l’historique des corps étrangers-français.

Je réappris, en l’écoutant, des choses que nous avons sues, et que beaucoup d’entre nous ont oubliées : je revis la Garde écossaise de Charles VII, les Suisses, les Albanais (ou Stradiots), les Flamands, les Wallons, les Allemands (ou Lansquenets), puis les Irlandais, les Italiens, les Corses, les Suédois, les Anglais et les Espagnols employés par ses successeurs.

– Quels motifs à ces enrôlements d’étrangers ?

– L’indépendance de la noblesse d’alors qui obligeait les rois de France à recourir aux troupes mercenaires.

Le courage et le dévouement de ces troupes, continua l’officier en marchant, les fit entrer dans la garde particulière des souverains. Les Gardes suisses firent brigade avec les Gardes françaises, les Cent Suisses et les Gardes du Corps écossais furent incorporés dans la Maison royale.

À la chute de la royauté, la Convention appela au secours de la France tous les peuples européens. La création des légions étrangères date véritablement de la première République : le gouvernement lève alors les Légions batave, allobroge, italique et polonaise.

En Égypte, Bonaparte utilise les services des Grecs, des Cophtes et des Mameluks.

Sous l’Empire, des multitudes d’étrangers accourent, éblouis par la gloire française. Des régiments suisses, polonais, hanovriens, irlandais, portugais, espagnols, albanais, grecs, croates, illyriens, prussiens, sont créés de nouveau. Trois régiments sont formés pour recevoir les déserteurs de tous pays. Les Belges, les Hollandais, les Italiens et les Allemands sont incorporés dans l’armée nationale.

Ces bandes se dissolvent à la fin des guerres, ajouta le lieutenant ; mais parmi elles beaucoup d’étrangers aimaient la France ; pour les recevoir et les garder, Louis XVIII créa un Régiment colonial étranger.

Nous tournâmes vers l’allée de Tlemcen où s’égosillaient en disputes les effrontés cireurs maures.

– Pendant les Cent Jours, Napoléon crée huit régiments étrangers. Louis XVIII les licencie et forme à leur place une Légion Royale Étrangère : Légion de Hohenlohe qui, une fois dissoute, fut le 21e léger (86e de ligne actuel).

Je vais finir. Le contrecoup de la Révolution de 1830 se fit sentir en Europe, et de nombreux bannis politiques viennent chercher refuge au milieu de nous. Pour utiliser les services de ces militaires étrangers non nationalisés, la loi du 9 mai 1831 prescrit la formation d’une légion étrangère qui ne pouvait être employée que hors du territoire continental, car les Chambres redoutaient le dévouement de ces mercenaires.

– Vous dites : les Chambres…

– C’est l’histoire, dit froidement le soldat ; les Chambres les redoutaient, malgré qu’ils n’eussent jamais fait cause avec les fauteurs de désordre.

Honnête figure ; aucun trait ne bouge. Je lis sur celle-là les mélancoliques vertus passives : abnégation silencieuse, défense de ce qui est, enthousiasme aux lèvres scellées, discipline. Et on nous parle encore d’armée anti-sociale et de péril militaire…

– Cette troupe admirable comprit au début 7 bataillons de 8 compagnies chacun ; les hommes étaient répartis par nationalités dans les bataillons : les 1er, 2e et 3e renfermaient des Suisses et des Allemands, le 4e était composé d’Espagnols, le 5e d’Italiens, le 6e de Belges et de Hollandais, et le 7e de Polonais ; ils partirent en 1831 pour l’Algérie : la Légion étrangère moderne était créée. Me voici au bout de mon petit cours, plaisanta l’officier souriant ; le reste vous sera dit par les camarades ou révélé par l’observation. Que faites-vous, ce matin ?

– Je vais boire une tasse au Café maure.

– Eh bien, buvez promptement, et allez vous poster près de la gare. Une trentaine de recrues vont arriver d’Oran ; vous verrez, c’est quelquefois très curieux, il y a des types.

 

Je me dirigeai vers la gare, où je rencontrai un autre jeune lieutenant, homme élégant, mince, peu causeur, ex-officier alpin ; qui venait de faire une cure de songe dans les neiges.

– Vous venez attendre les nouveaux ?

– Comme vous, peut-être, mon lieutenant…

– Oui, j’aime mieux les voir ici qu’à la caserne. Sans qu’ils s’en doutent, on a loisir de les observer, pour les mieux connaître plus tard, afin d’éviter les gaffes. Nos tailleurs les uniformisent, mais dans leurs vêtements de pékins tous ces hommes ont encore leurs angles. Et puis, dit plus bas le lieutenant, j’avoue que cela m’amuse, c’est un « exercice » de psychologie non prévu par les règlements. Reculons, le train entre en gare.

Peu d’instants après, derrière un sous-officier de la Légion, le détachement apparut. En nous voyant, un grand maigre, sans chapeau, fit claquer ses pattes sur le trottoir, et fourra dans sa poche son cigare à moitié fumé.

Mosquée de Bel-Abbès. (Place d’exercices.)

– Un Français, on pourrait même parier qu’il sort des Bat’d’Af’.

Le groupe des vingt-six hommes s’arrêta derrière le sergent, qui les ordonna par quatre, sans rien leur dire, à la main. Mon regard entra dans les rangs, et j’interrogeai les figures.

Les unes ne disaient rien, les autres ne voulaient rien laisser voir. J’en laissai, dans le tas, qui me semblèrent quelconques, lisses, dépourvues des creux et bosselures de l’expression, fermées comme ces coffres dont on ne peut deviner ce qu’ils contiennent, des bijoux ou de la poussière. Dans un foulard rose déchiré, un petit homme qui tiquait du cou portait en écharpe son bras droit, nous apprîmes par le caporal qu’il s’était battu à Dôle. Deux blonds, les plus jeunes, l’air honnête, un peu ahuris, timides, presque sans moustaches, étaient, avec trois autres de leurs camarades, des Alsaciens et Lorrains. Tandis que le sous-officier comptait ses hommes, l’œil sur une liste, le caporal riait en les regardant ; il en montra un que nous n’avions pas aperçu, et qui semblait se cacher ; il avait toute sa barbe, les yeux près des oreilles, en veau, un bâton à la main et une casquette de jockey ; il portait une blouse de toile blanche, un paletot marron serré sur la blouse, et le bas de cette blouse retombait en faisant des plis de jupon sur deux jambes noires et nues dont les pieds s’enfonçaient dans deux bottines éculées ; nous sûmes qu’il avait bazardé le pantalon, aussitôt après sa visite au fort Saint-Jean de Marseille. – Helbreiner ! présent. Fossé ! présent. – Nous nous approchâmes un peu, et je vis alors plein à plein, sous un ciel qui entrait dans les moindres rides, ce que peut la misère sur de la chair d’homme : ce n’étaient que bouillies de traits dont les nerfs lassés n’obéissaient plus à l’émotion. Parmi ces vaincus, un gros homme brun, formidablement mâchoiré, regardait la ville d’un air satisfait : « Oh ! les belles mains, dit le lieutenant, celui-là est le vrai légionnaire, l’aventurier, l’homme d’action ; voyez, déjà il s’impatiente. » Plus loin, j’aperçus deux yeux de chienne qui m’observaient, doux, profonds, fixes. Je tournai la tête et demandai au caporal : « Qui est cet homme ? » Il consulta le carnet : « C’est un Bulgare qui a pleuré sur le bateau. Mais il n’y a pas que lui d’étranger ; nous avons quatre Belges, un Suisse, un sous-officier bavarois, deux Espagnols, et il y a même un Américain, ce qui est rare. » – Hermann ! présent. Mosso ! présent. Agarta ! présent. Hansen ! présent. Rivaux !… Rivaux n’est pas là ? cria le sous-officier. Présent, répondirent soudain d’affreux haillons. « Mon gaillard, dit le sergent, à la caserne il faudra ouvrir vos oreilles, et vous rappeler votre nom. » – « C’est un qui en a changé, me dit le caporal, il y en a comme ça une vraie bande. » Deblander ! présent. F… ! présent, murmura derrière les autres un personnage assis au bord du trottoir, qui se leva soudain au-dessus d’eux, comme un mystère.

À peine eus-je vu cet homme que je m’y attachai obstinément. Autour de mon regard qu’il retenait avec force, les choses qui n’étaient pas lui se changèrent en fumées vagues, et mes impressions se précipitèrent. Maintenant que je les rappelle, je les vois toujours en désordre. Je sens que cet inconnu présentait en une fois trop d’énigmes à deviner, qu’il m’effraya en m’attirant et flétrit, sans même me regarder, par la seule projection de sa surface, l’imprudent jugement que j’allais faire. J’escortai le détachement, fasciné.

C’était un homme de trente-cinq ou de trente-huit ans, légèrement roux, aux yeux plutôt petits, durs, mais un évènement y vivait encore, et cette dureté n’était sans doute qu’apparente. Il avait les tempes dégarnies et grises, un fort menton, les moustaches légères et tombantes, une blessure de boue à l’aile droite du nez. Il était grand. Son regard fixe et déteint rôdait par terre. Le col de son par-dessus était levé d’un côté ; son devant de chemise, fripé comme après une lutte, bavait sur le gilet noir dont un bouton était libre. Son pantalon était sans tache, ses bottines neuves. Il avait dans la poche de son par-dessus un paquet entortillé d’un grossier mouchoir à carreaux évidemment emprunté à ses compagnons. Il marchait d’un pas allongé, de sport, qui cognait parfois les souliers de son chef de file. Le chapeau terne et sali, brisé de cassures, avait dû tomber plus d’une fois de ce front trop lourd de malheurs.

Le lieutenant n’était plus là. Quelques pas sur le sol ranimèrent ma stupéfaction, je me ressaisis dans une sorte de pitié furieuse : D’où venais-tu, si pâle, avec ton clair par-dessus, ton chapeau de soie, en frac ? Des bras d’une femme ? D’un salon de tripot ? De l’amour ? Du jeu ? De quel enfer ? À cette heure, te voilà en route vers la caserne, car on t’a dit que celle-là était un cloître, le monastère de l’Action, et, pour en finir au plus vite, tu t’es engagé comme d’autres se font Chartreux. Plus de soupers, plus d’épaules nues, plus de fleurs ; autre existence : la gamelle, le fusil, le bateau, la fièvre, – ou une balle. Après tout, c’est peut-être ta faute. Mains nerveuses et tendres, ongles affinés par les limes, qu’avez-vous fait ? Moustaches poissées de cocktail, quels sanglots cachez-vous ? Noceur, quelle boue as-tu sur la face ? la boue de la rue Royale ou du vieux port de Marseille ? As-tu perdu ta fortune au cercle ? as-tu été affiché ? as-tu… Et si tu n’étais qu’un cœur en ruines… Tu n’es peut-être, ô pauvre homme, qu’un amant trompé. Inconnu, souffrance vivante, si peu vivante en son désespoir, tes yeux sont rouges, tu as fait une faute et tu l’as pleurée, et tu l’as si bien regrettée, que, sans même songer à laisser là ton habit, tu t’es enfui après le « drame ». Nous arrivons. Nous voici à la rue de Daya, et voici près de toi la caserne. Allons, suicidé, courage ! Guichet de la Légion, un billet pour Madagascar, et, s’il n’y a pas de place, un pour le Tonkin, ou pour le Dahomey, ou pour le Sud…

À midi, je m’informe auprès des officiers.

 

– Celui dont vous parlez, dit quelqu’un, s’est engagé sous le nom de F…, ingénieur italien. Ce n’est pas fortement imaginé. J’ai un Lucquois pour ordonnance, je les ai fait causer tous les deux : le prétendu ingénieur baragouine à peine un bonjour.

– À votre avis, qu’est-ce ?

– Bah ! un homme du monde, sans doute, qui a dû faire des bêtises.

– Et ceux-là ?

L’officier me devine :

« Ceux-là, comme les autres : des héros. »

Les mensonges

On ne fait pas d’enquête sur les déclarations des nouveaux venus aux régiments étrangers : « Comment vous appelez-vous ? » L’homme invente un nom. « Quel âge ? » Il en dit un. « Quelle profession ? » Il fait inscrire celle qu’il veut. Les officiers qui les accueillent, experts en psychologie expérimentale, considèrent un instant leurs têtes, haussent les épaules : « Fourrier, conduisez vos recrues au magasin d’habillement ; allez, messieurs. » Cette politesse à des hommes qui présentent encore au front des marques intellectuelles, c’est le dernier salut de la société. Entre ceux-ci qui arrivent et le monde déjà lointain, c’est la porte.

J’ai sur ma table une feuille de répartition professionnelle qu’un sergent établit pour moi. J’y peux lire les professions « annoncées » par ceux qui entrèrent au corps, de février en août 1885, et de mai en novembre 1898. Je ne donne ces chiffres que pour exciter les émotions du lecteur.

Les totaux de ces deux semestres, ensemble, donnent 149 journaliers (manœuvres et terrassiers), 103 employés de commerce ou de bureau, 58 cordonniers, 56 ouvriers de fabrique, 51 boulangers, 49 serruriers, 41 cultivateurs, 37 étudiants, 36 maçons, 32 domestiques, 32 comptables, 28 menuisiers, 28 tailleurs, 26 mineurs, 25 bouchers, 24 peintres, 22 garçons d’hôtel ou de café, 21 tisserands, 21 horlogers, 20 jardiniers, 20 forgerons, 19 mécaniciens, etc…

Beaucoup de ces chiffres, on le devine, sont dus à l’imagination, au mensonge. Pas mal de vautours se sont faits moineaux pour entrer sans gêne dans la caserne : l’ingénieur s’y est fait inscrire comme mécanicien, le financier comme petit comptable, l’architecte comme manœuvre, le notaire comme employé de bureau, l’industriel comme ouvrier de fabrique, tel comte s’y fait passer pour dresseur de chevaux, tel homme de lettres pour jardinier, tel polytechnicien pour forgeron, tel philosophe pour cultivateur ou tel négociant pour valet de chambre. La colonne « sans profession » chiffre un total de 112, où pullulent évidemment les ex-officiers, les médecins, les professeurs, les prêtres, les avocats : c’est le chiffre de la Douleur qui se voile.

Le tableau des nationalités provoque les mêmes soupçons. Je lis que, dans l’espace de deux années, 1896 et 1897, il y eut dans ce corps de troupes, en Algérie (caporaux seulement ou soldats), 2 635 Alsaciens et Lorrains ; 2 511 Allemands, dont 90 se firent naturaliser ; 1 805 Français, dont 1 755 s’engagèrent comme étrangers ; 1 712 Belges, 116 naturalisés ; 975 Suisses, 87 naturalisés ; 353 Autrichiens, 14 naturalisés ; 81 Espagnols, 18 naturalisés ; 56 Anglais, 3 naturalisés ; (trois hommes bien extraordinaires), et 46 Turcs, ou inscrits Turcs, restés farouchement Turcs.

Faut-il adopter le tableau tel quel ? Ce certificat d’origine des éléments divers de la Légion, établi pour les deux années 1896-1897, présente à la réflexion des chiffres qu’on est obligé d’interpréter. On devine, en le parcourant, qu’il dut se faire entre les patries d’inconscients échanges, des adoptions et des abandons instinctifs : qu’une certaine quantité d’Allemands, par exemple, se déclarèrent Alsaciens-Lorrains et même Autrichiens, dès leur arrivée au corps ; que beaucoup de Français s’engagèrent comme Suisses ou Belges, qu’Espagnols et Italiens firent le quadrille, et que les Roumains, les Égyptiens et les Grecs s’avouèrent Turcs. Pourquoi ? Qui le sait… Ces mensonges émeuvent, et il y a derrière ces duperies tout un fonds lointain de mystère. Fourrier, mets-toi au bureau, pose tes trois questions, mais n’insiste pas ; inutilement tu ferais pâlir.

Donc, tout est mensonge dans cette foule. Il faut dire plus : elle vit dans un perpétuel état de mensonge, elle se ment à elle-même pour tenter de s’illusionner, et les hommes qui la composent mentent certainement entre eux pour justifier les uns et les autres, par l’estime du camarade ou les apparences de son estime, l’abomination de la faute, toute la terreur d’un passé que tant de mensonges, ils le croient, finiront enfin par anéantir. Mais ce vice est-il là un vice ? Un mensonge qui réjouit un malheureux est-il un mensonge lâche ? Un mensonge étendu sur une mauvaise vie comme un drap sur une hideur est-il un mensonge infâme ? Fausses professions et fausses nationalités, vous cachez de véritables souffrances, et cela suffit.

L’état de répartition « par âges » est aussi douteux. Pour les mêmes semestres : février-août 1885, mai-novembre 1898, je vois 197 légionnaires engagés à 18 ans, 146 à 19 ans, 142 à 22 ans, 119 à 23 ans, 118 à 21 ans, 117 à 24 ans, 101 à 26 ans, 90 à 27 ans, 76 à 28 ans, 76 à 20 ans, 71 à 25 ans, 45 à 29 ans, 44 à 32 ans, 41 à 30 ans, 36 à 33 ans, 34 à 31 ans, 31 à 34 ans, 25 à 35 ans, 14 à 36 ans, 12 à 38 ans, 11 à 37 ans, 7 à 39 ans, 5 à 40 ans, 3 à 41 ans, 3 à 42 ans et 1 à 45 ans. Admettons pour vrai ce tableau ; je prie le public de faire la moyenne, il constatera par le chiffre à quelle heure de son existence l’homme est encore capable de traiter vigoureusement son désespoir ou sa honte.

Mais, là comme ailleurs, beaucoup de nombres sont faux, car les hommes n’avaient à montrer ni casier judiciaire, ni acte de naissance, et on a écrit ce qu’ils disaient. Tel, ayant 40 ans sonnés, s’est trouvé pied ferme et œil fin, et s’est rajeuni de sept ou huit ans. Tel autre, qui en avait 30, n’en voulut avoir que 24, dans l’espoir de plusieurs congés. Les hommes de 25, 26, 27 ou 28 ans, n’ont pas trop menti, c’est l’âge normal. Parmi ceux de 20 à 23, beaucoup d’affaiblis par les chagrins et les privations assurèrent qu’ils avaient 30 ans, qu’ils étaient des hommes usés, mais qu’il leur manquait seulement du pain pour revivre, et on écouta leurs mensonges. Restaient les légionnaires de 18 et de 19 ans, les plus jeunes.

Était-ce illusion, là encore ?

Je considérais ces colonnes de chiffres, un soir, au cercle des officiers, et je me demandais s’il fallait les croire, car je doutais d’elles comme des autres. À côté de moi, du coin de l’œil, un capitaine alsacien, décoré, méditait aussi sur la feuille. C’était une forte poitrine balafrée d’un triple rang de médailles, un beau et solide homme brun qui avait dû avaler, au cours de sa très noble existence, plus de balles tonkinoises que de cerises à l’eau-de-vie. Je lui passai le papier :

– Que vous disent ces deux lignes, mon capitaine ? Croyez-vous que leurs chiffres soient exacts ?

– Rien de ce qui est écrit d’après les déclarations de nos hommes n’est rigoureusement vrai, pas plus les nationalités que les âges, et les âges pas plus que les professions. Mais il faut une méthode en tout, même dans l’erreur. Précisez.

– Je désirerais savoir si ces chiffres : 197 légionnaires engagés à 18 ans, et 146 à 19 ans, sont imaginés.

– Oui, dit le capitaine. Parmi ces 343 légionnaires de 18 et de 19 ans, il en est qui en ont plus de 20, mais il en est beaucoup, au moins 200, qui n’en ont que 16.

– La limite d’âge, cependant, est à 18 ans.

– Nous contrôlons l’âge qu’ils avouent en regardant leurs bras, leurs reins, leurs yeux. Ils vont s’habiller ensuite, et bonsoir ! Mais je m’y connais en hommes, dit-il en reprenant le papier : parmi ces blagueurs, il en est de fort honorables. Ces jeunes gens de 16 et même de 15 ans, qui assurent en avoir 18 pour entrer plus tôt à la Légion, savez-vous d’où ils viennent, pour la plupart ?

– Non.

– Ils arrivent tout droit de nos provinces annexées, nous les appelons en souriant nos enfants menteurs.

Je posai ma main sur la feuille, son contact me fut délicieux.

– Voici donc la dernière duperie, pensai-je, mais qu’elle contient de vérités…