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Extrait : "La cohue démocratique n'est pas la Foule. Ignorante et naïve, la Foule commet et soumet joyeusement ses forces innombrables à des chefs acclamés et c'est elle, au service d'idées qu'elle adore sans les comprendre qui fit les grands mouvements de l'histoire. C'est elle encore, obscure, qui donne ce qu'elle n'a pas, la Gloire."
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Seitenzahl: 424
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335034769
©Ligaran 2015
Ceux qui chercheront un livre de critique dans ces pages seront déçus : déçus aussi ceux qui penseront y trouver le manifeste d’une École nouvelle.
Il n’y a plus d’écoles littéraires, il n’y a que des manifestations individuelles. Trois écrivains d’accord sur les principes, voilà ce qu’on ne verra plus, – et parvinssent-ils à s’entendre, ils ne constitueraient point une école, car l’entreprise, toujours un peu théâtrale, manquerait d’une galerie en ce temps d’indifférence et serait d’ailleurs trahie même par ses acteurs qui sauraient tous le même rôle et ne sauraient que celui-là, – le rôle du protagoniste.
On n’engage donc ici que la responsabilité de l’auteur. Son nom ne cache aucun groupe. Ses idées sur les tendances de la jeunesse actuelle, sur les influences qu’elle subit, sur la direction nouvelle qu’il faudrait souhaiter à l’art d’écrire et sur les pressentiments qu’on trouve de ces nouveautés dans les monuments élevésdevant nous par les Maîtres, toutes ces idées, dit-il, vraies ou fausses, sont à lui. Même les traits, çà et là épars, qu’il croit communs à toute la génération montante, c’est lui qui les prétend tels, et tels il se pourrait qu’ils ne fussent que dans ses prétentions. Pourtant il est convaincu d’avoir raison : mais on peut voir de bons esprits précisément convaincus de doctrines contraires aux siennes, – lesquelles ont, sans doute, le grave tort de n’être pas émises avec ce beau désintéressement scientifique qui sied, il est vrai, aux savants, mais qui n’est guère le fait d’un Poète.
On déclare : – que toutes les assertions de ce livre, tous les principes qu’on y défend et tous les développements de cet exposé de principes n’ont d’autre but que d’indiquer sur quels motifs logiques se fondent les réalisations qui ne laisseront pas de suivre de près cette préface théorique. Elle est une manière de précaution qu’il a paru honnête et prudent de prendre.
La véritable orientation de cette Littérature de Tout à l’heure est donc fixée par sa Ve Partie où les doctrines n’apparaissent qu’à titre de commentaires d’un Livre futur. Le point de vue réel est du Poète : de l’esthète, non pas ! Autant vaudra l’Œuvre, autant vaille la théorie.
Ch. M.
La cohue démocratique n’est pas la Foule. Ignorante et naïve, la Foule commet et soumet joyeusement ses forces innombrables à des chefs acclamés et c’est elle, au service d’idées qu’elle adore sans les comprendre, qui fit les grands mouvements de l’histoire. C’est elle encore, obscure, qui donne ce qu’elle n’a pas, la Gloire. Et c’est encore elle, vraie comme l’enfance, docile à la Fiction comme la forêt auvent, qui vibre aux émotions profondes des poètes, qui écoute, accrédite, dore des sincérités de ses admirations et perpétue les belles légendes, – la Foule, cliente de Shakespeare. – La vanité creuse et bruyante de ses individus caractérise la cohue. Ils ne savent rien, certes, ni chacun, ni tous, mais ils prétendent, opinent, contestent, jugent, ils ont lu les journaux, et l’irréconciliable haine de l’Extraordinaire leur prête parfois une façon de logique. Ils se targuent d’athéisme (au fond, ils en veulent à l’idée de Dieu d’être exceptionnelle) et c’est une légion de Prudhommes féroces avec ce seul mot pour tout idéal et pour tout évangile : MÉDIOCRITÉ. Produit fatal de la « diffusion des lumières », – cette énorme plaisanterie, cette monstrueuse extase moderne !
Encore faut-il nous féliciter si la dispersion des lumières a seulement enténébré l’horizon du monde : elle eût dû l’incendier. Mais il y a confusion : la lumière diffuse n’est pas la clarté, la clarté ne se laisse pas disperser ; on peut le refléter et le réfracter, on ne donne pas de double au soleil.
Comme ils savaient son instinct contraire à leurs tendances, les esprits d’exception se sont écartés pour laisser le champ libre à la cohue triomphante. Ils restent étrangers à toute active manifestation sociale, ils n’ont plus guère de goût qu’aux spéculations des sciences, des philosophies, des arts et des littératures. Est-ce bien la peine, en effet, de donner du temps à s’efforcer de diriger la cohue ? Est-elle dirigeable, la démocratie ? Pour combien d’années encore en a cette société ? – Il semble qu’en eux, prenant conscience de soi, le siècle hésite entre la crainte d’être au couchant du monde et l’espoir d’être à l’aurore d’un monde.
En tout cas, depuis qu’à la Foule a succédé le Public, – aristocratie de la cohue, ramas de gens qui s’ingèrent de penser pour leur propre compte et, sans que ce soit leur destinée, de décider de tout, ayant surtout des notions nécessairement incomplètes, – les Poètes (pour employer ce mot dans son sens le plus large) sont condamnés à la solitude. Comment donc pourraient-ils plaire, eux que la divine Intuition retient dans la nature, à des intelligences faussées qu’une demi-science jeta dans l’artifice ? – Le Public corrompt tout ce qu’il touche. Il déprave la Langue tellement qu’on peut défier un orateur de se faire entendre en France, aujourd’hui, s’il parle français, et la lecture des journaux est instructive à ce point de vue. – Il a fait du théâtre, avec d’ailleurs la criminelle connivence des auteurs dramatiques, la turpitude qu’on sait. Aussi les dramaturges à succès n’ont guère de rivaux dans la honte de la popularité que les romanciers à la mode. – Mais le souffle même de ce Public, son attitude même créent une atmosphère irrespirable au Poète. Les Gens sont bruyants, ricaneurs, raisonneurs, positifs, utilitaires, froids, irrespectueux. On ne leur en fait pas accroire avec de grands mots, – avec de grandes idées non plus. Ils ont de la Beauté, pour les mêmes causes, les mêmes défiances que de Dieu. L’état d’âme essentiel à la compréhension de toute œuvre d’art leur est devenu impossible : il serait sot et vain d’essayer de leur faire entendre, à ces âmes ivres de stupre et de lucre, que, pour pénétrer dans le rêve d’un Poète, il faut oublier les intérêts immédiats de la vie quotidienne, obéir au choix qu’il a voulu des tons et des rapports, s’initier au spécial de sa vision, lui prêter une attention soutenue ? Tous ces efforts exigent des dons que le monde a perdus : l’innocence de l’esprit, la sérénité, la réflexion, le désintéressement des passions, – le don d’admirer ! C’étaient les qualités de la Foule, et si elle ne les avait pas en propre, c’étaient les Grâces dont la vivifiait l’influence du génie. Elle savait écouter, regarder et lire, cette Foule ignorante, parce qu’elle était libre des préjugés du Public contemporain. Elle n’allait point demander au théâtre les agréments d’une digestion heureuse, mais y venait chercher le grand bonheur spirituel et sentimental, religieux, d’un grand oubli de la tristesse de vivre. Pour elle, l’Art était précisément ce qu’elle ignorait, elle vénérait en les Poètes les Mages dépositaires des secrets qu’elle n’avait pas. Notre Public tutoie les Mages, il estime tout savoir et, par tendresse pour son erreur, afin de n’en être pas détrompé, il s’éloigne avec horreur de toute tentative suspecte de nouveauté. C’est pitié de voir les tâtonnements, les précautions, les prudences, toute cette infiniment petite et douloureuse diplomatie à quoi ont dû se résigner ceux qui apportaient dans l’art une Révélation quand ils en ont dû vivre, – tous les sacrifices qu’il faut faire au Démon de la Concession ! On doit dire qu’en cette voie quelques-uns des meilleurs, pourtant ! des littérateurs contemporains sont descendus trop bas. Grâce aux concessions exagérées qu’ils ont faites, et qui ont pour résultat naturel d’encourager, d’ancrer le stupide Public dans ses goûts stupides – soit pour la gaudriole, cette chose, hélas ! bien française, soit pour le plus dégoûtant sentimentalisme – ils réduisent les nouveaux venus dans la Littérature à trouver mieux encore – pour plaire ! – dans cette course vers la Nullité, ou à prendre je ne sais quelle ridicule attitude de protestation, d’austérité…
Les savants aussi ont eu bien des torts et, sans perdre le respect nécessaire, il faut les dire. Voltaire et les Encyclopédistes avaient commencé cette œuvre puérile et mauvaise de la vulgarisation des sciences : les noms se pressent sous ma plume des écrivains qui, dans ce siècle, ont continué cette tâche. Je sais qu’en dernière analyse ils ne sont pas comptables des résultats désastreux qu’ils n’avaient point prévus ; je sais qu’un bon sentiment les anime, qu’ils ont obéi à ce prosélytisme qui fait qu’une idée nouvelle, comme dit Carlyle, brûle les cerveaux bien autrement que l’or brûle les goussets. Mais ce sont de telles ardeurs irréfléchies qui précipitent les sociétés à leur décadence. Il est déplorable que nos savants n’aient point compris qu’en vulgarisant la science ils la décomposaient, que confier aux mémoires inférieures les Principes c’est les exposer aux incertitudes d’interprétations sans autorité, d’erronés commentaires, d’hétérodoxes hypothèses : car c’est lettre morte, le Verbe enclos dans les livres, et les livres eux-mêmes peuvent périr, – mais le courant qu’ils déterminent, le souffle émané d’eux leur survit, – et que faire s’ils ont soufflé la tempête et déchaîné les ténèbres ? Or tel est le résultat le plus clair de tout ce fatras de vulgarisation. Par elle nos savants sont en train de rendre au grand Mystère originelles pénibles, les successives conquêtes qu’ils avaient faites sur lui. Peut-être suivent-ils l’irrésistible impulsion d’une loi suprême, peut-être est-ce la grande loi de l’Esprit qu’il rende à l’ignorance aujourd’hui les inventions d’hier pour les lui reprendre demain et ainsi toujours se tenir en haleine, peut-être telle doit être l’histoire de notre civilisation comme ce fut l’histoire des civilisations antérieures : c’est l’éternel retour des corps organisés à leurs éléments premiers qui les rendront à la vie. Mais peut-être aussi plus de prudence garantirait à la Science plus de durée, en maintenant plus longtemps le monde secondaire dans la modestie. D’ailleurs les résultats immédiats seuls ici m’intéressent, et il faut bien constater que la vulgarisation des sciences n’a pas peu contribué à exaspérer la vanité des gens. Depuis qu’ils savent l’adresse du libraire qui peut leur procurer pour des prix modiques l’explication de la Création, depuis qu’ils ont entendu dire que tout se réduit à A= B, l’arrogance des imbéciles a bien grandi. Que leur parlerait-on encore de la profondeur des Mythes et de la beauté des Fables ? Ils ne veulent plus que des formules, 2 et 2 font 4, il n’y a que cela au fond de tout, – et 2 et 2 font 4 ont supprimé la Grâce de l’Esprit. L’Esprit ! il est bien question de lui ! on ne veut plus que de l’Intelligence et, par un symbole trop clair, on n’a laissé à l’esprit – jadis le divin Spiritus – que le sens d’un calembour. – Car à ce débordement de la Science hors de son domaine propre, nous devons une altération spéciale de la langue, l’invasion des mots pédantesques. Il n’y a plus de repos pour un honnête homme, depuis qu’il est exposé à lire, à entendre où ils n’ont que faire des vocables barbares et froids comme individuation, concept, etc. – À un point de vue plus particulier les divulgateurs surtout des Exégèses sont coupables. Les gens ont été terriblement flattés d’apprendre que Moïse n’était qu’un médecin, Jésus qu’un homme et – le niveau du monde en a été baissé. Bien plus avisés, bien plus compatissants aussi que nos modernes aux faiblesses humaines furent les prêtres de l’antiquité qui gardaient aux prudences de l’Ésotérisme ce qu’il était bon qu’ignorât le populaire et lui servaient de belles fables où la Vérité s’enveloppait de symboles. Les civilisations antiques ont précisément péri de l’intrusion d’indignes adeptes dans le collège des Initiés : comme les hommes ordinaires ne pouvaient supporter la pleine lumière de l’Initiation, ils l’éteignirent. – Mais comment nos modernes, lestés de toute l’expérience de l’histoire, n’ont-ils pas vu que le principe même de la vulgarisation est faux ! Elle doit être claire et définitive, n’est-ce pas ? Et qu’ont-ils donc de si définitif, quand leur vie se consume en discussions sur les premiers principes ? Fatalement, dès lors, le savant qui parle à d’autres qu’à ses pairs, celui qui propage et vulgarise, est conduit à prêter l’autorité d’un dogme à ce qui n’a que la valeur d’une opinion, – étant donné surtout qu’il doit se maintenir dans les généralités, sans descendre jamais à ce fond ténébreux strié de lumières où l’on sent la Vérité poudroyer à l’infini sous le doigt qui la presse. Qu’est-ce donc qu’une telle vulgarisation, sinon celle de l’erreur ? Et cette vulgarisation, encore, doit être claire : c’est-à-dire que le savant s’y doit efforcer d’épargner à l’ignorant les peines de l’initiation. Mais à ce prix la Vérité demeurerait incommunicable ! À supprimer, entre le mystère et l’explication, l’initiation des recherches, on ne pourrait que rendre l’explication même mystérieuse. Et c’est ce qui a lieu. « La science consiste à transporter le mystère dans l’explication. » C’est tromper les hommes ; avec de dégoûtantes prétentions au positif et un grand appareil d’apparences solides, c’est donner aux gens l’habitude de se payer de mots. Je crois bien que nous en sommes au temps dont parlait Swédenborg : « La lumière spirituelle est descendue du cerveau dans la bouche, là elle apparaît comme l’éclat des lèvres et le son de la parole est pris pour la Sagesse même. »
Du moins, il semble évident qu’entre l’ensemble d’une société ainsi pétrie d’erreur et les âmes éprises de Vérité et de Beauté nulle alliance n’est possible.
Avec la Foule, ce trésor de forces instinctives, la Foule, capable d’erreurs, elle aussi, aisément séduite à ce qui luit – mais à ce qui luit ! – le Poète était en communion naturelle : l’union d’une âme et d’un corps ! L’Esprit vivifiait à son gré une matière docile. Elle n’était certes pas ignorante à demi, la Foule, mais elle se l’avouait et cet aveu la constituait en état de perpétuelle réceptivité spirituelle : elle savait tout, de par la vertu sincère de son ignorance. Et ceci n’est qu’apparemment paradoxal : jusqu’aux temps tout modernes, c’est la Foule qui écrit l’histoire et inspire les penseurs, – la foule plus un homme. Tous-et-Un, voilà l’authentique et l’universel auteur des grandes choses qui sont dans nos mémoires. C’est la Foule et Pierre l’Ermite, c’est la Foule et Saint-Louis qui ont fait les Croisades, c’est la Foule et Louis XI qui ont fait la France… C’est la Foule et les Trouvères, la Foule et Villon qui ont fait la langue française.
Et ce n’est pas le moindre des Mystères devant quoi l’esprit hésite, ce double phénomène, attesté par toute l’histoire de la linguistique : la toute puissance et la fécondité de la Foule à créer les mots et les alliances de mots, la construction, la syntaxe, – tout le génie de la Langue, tandis qu’à la même tâche les savants se sont montrés impuissants et stériles, et, pour toute collaboration à ce grand travail, ont dû se contenter de cataloguer les inventions populaires. Ils ont eu le tort d’y ajouter leurs propres imaginations, leurs pénibles productions, toutes roidies de grec et de latin appris par cœur, pas encore digérés, et dont on retrouve dans le mot nouveau (antique nouveauté !) des morceaux tout entiers tels que les ont fournis les langues originelles. Cela est grec ou latin, cela n’est pas français.
Le public, non plus qu’aucune des grandes vertus de la Foule, n’a pas hérité sa fécondité verbale, ayant perdu ce prime saut de l’âme des êtres naïfs et qui s’émerveillent volontiers, êtres d’intuition et dont le souffle crée l’atmosphère essentielle à l’invention des Mythes.
Il n’y a plus de Mythes, plus de Fables. Nos lecteurs et nos spectateurs nous demandent de célébrer les banalités traditionnelles qu’ils roulent dès toujours dans leurs mémoires : et justement, les Poètes viennent pour dire ce qui n’a pas encore été entendu. Nos lecteurs et nos spectateurs veulent se reconnaître dans nos œuvres, y trouver leurs propres pensées avec un reflet même de la « vie courante » : et justement, les Poètes habitent dans des Rêves où les passants ne sauraient être admis sans la précaution de quelque initiation, brève ou longue, des rêves qui sont précisément le contraire des soins du Tous les jours. Mais le passant n’a pas de temps à perdre, ses affaires le réclament, il veut comprendre tout et sans délai, et il affirme que le premier des devoirs des Poètes est de « se placer à son point de vue », de lui offrir des choses d’une assimilation prompte et facile, et qui n’aillent point lui bourreler l’esprit de trop graves pensées : « car, qu’est-ce que la littérature, sinon un délassement des gens instruits, une distraction d’après-dîner ?… »
N’avez-vous jamais considéré avec un peu de mélancolie, dans les gares, cette bibliothèque des chemins de fer, laquelle, à l’en croire, réunit les chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine ? Le format est commode, portatif, les lettres sont assez grosses pour ne pas fatiguer les yeux, le texte est assez clair pour ne pas fatiguer l’esprit : c’est le Roi des montagnes, par exemple, ou Le cas de M. Guérin, des choses aimables et « courantes », non sans le ragoût d’un peu d’ironie, juste assez pour donner au style ce coup de fouet qui le fait encore un peu plus vite « courir ». – Elle me semble très significative, cette bibliothèque des chemins de fer, congruente à merveille aux goûts d’un siècle qui, jugeant secondaires les besoins spirituels et pensant « gagner du temps » – dans quel but, hélas ! – à faire deux choses à la fois, ne veut plus lire qu’en « courant », et des choses « courantes » ; et le goût avec la nécessité des voyages augmentant toujours, elle a de l’avenir, cette bibliothèque, puisque la « littérature est l’expression de la société ».
Non, une telle littérature n’est pas l’expression moderne de la société ; la pluralité des suffrages n’est pas le véritable esprit des peuples et, telle quelle, une littérature qui ne chercherait pas la faveur des Barbares resterait l’expression vraie d’une société qui n’a plus guère de réalité qu’en une infinitésimale portion d’élite, au-delà des bruits de l’industrie, des vagissements de la politique, des complaisants applaudissements d’une assemblée mondaine et de toute cette creuse clameur qu’une civilisation ruineuse et vertigineuse et tournoyante aux remous du Maëlstrom inventa pour s’épargner la peine de penser, silencieusement.
Mais l’isolement où les Barbares ont relégué les Poètes les conduit au triomphe de la formule ésotérique – proclamée désormais sans danger, puisqu’il n’y a plus de silence, – les force à s’enfermer dans les limites providentielles de l’Art et du Génie. Ce qu’il adviendra de cette banqueroute de l’Art et du Génie au monde, qu’importe ? Qu’importe : elle est fatale et la peine serait perdue qu’on prendrait à s’efforcer de la prévenir. Et puis, il n’est point plaisant de calculer la durée possible des œuvres d’art et des livres. Ce n’est pas seulement pour la mémoire des hommes que le poète agit, et dût-il n’être pas compris il s’en consolerait.
– Pour qui donc, nous dit-on, et pourquoi écrivez-vous ?
– Même si les troupeaux n’existaient pas les prés fleuriraient, parce que c’est leur destin. C’est d’abord pour cette nécessité glorieuse d’accomplir leur destinée que les Poètes écrivent, pour obéir à l’universelle loi de l’expansion naturelle, – aussi pour mériter la Vie Éternelle. Émanations de Dieu, étincelles échappées du Foyer de la Toute-Lumière, ils y retournent. C’est, dis-je, l’universelle loi de la vie : Dieu s’épand de soi par la création pour se résorber en soi par la destruction et de nouveau s’épandre et se résorber de nouveau, et ainsi de toujours à toujours ; c’est l’Analyse et la Synthèse, c’est la révolution des globules du sang de nos veines et des globes de l’Infini, – c’est la révolution des âmes. Elles sont les manifestations extérieures de Dieu qui les émet avec la mission de coopérer, toutes et diversement, à la lumineuse harmonie mondiale ; l’impulsion divine, si elle est obéie, les ramène par une fatalité heureuse à la commune patrie, – les chasse de son orbe, si elle est transgressée, et la nuit s’en accroît. En produisant son œuvre, une âme de poète ne fait point autre chose que décrire son essentielle courbe radieuse et retourner à Dieu, comme, d’ailleurs, toute autre âme qui donne les conclusions effectives dont elle porte en soi les prémisses. – Et puis, selon la vieille et véritable parole, rien ne périt ; nul ne peut que ce qui fut n’ait pas été et rien n’a été qui ne soit éternel par son influence perpétuée dans la grande vibration totale. Les Poètes créent, donc, pour informer d’éternité leurs rêves. – Secondairement, toutefois, une mission d’enseignement semble incomber à ceux qui détiennent cet instrument de toute éducation, la Parole, et la Parole ailée. « Songez, nous disent les moralistes, à ces frères plus jeunes qui espèrent de vous le pain spirituel. » Et la conclusion pratique des moralistes c’est que le Poète doit à sa vocation de se mettre à la portée de tous, des masses, des petits… Spécieux argument ! Les écrivains des civilisations antiques pouvaient écrire pour tous, car tous, grâce à l’esclavage, tous se réduisaient à quelques privilégiés qui avaient des loisirs, – et alors pourtant les écrivains n’enseignaient pas, ils étaient les expressions concentrées des croyances ou des préférences ambiantes, les secrétaires de leurs lecteurs, lesquels ne dépassaient pas les étroites limites d’une ville et ne permettaient pas davantage aux écrivains de les dépasser, accusant un Tite Live de patavinisme pour n’accommoder pas strictement son style à la mode romaine. – Mais écrire de la littérature pour tous, aujourd’hui : que veut-on dire par là ? On imprime pour tous ceux qui savent, en quelque sorte, physiquement lire : on ne peut écrire pour tous, en ces temps modernes ou les patries d’âmes vont se multipliant tout ensemble et creusant les fossés qui les séparent. 89 ni 92 n’y ont rien fait, que peut-être mêler les classes elles sont toujours. Il y a toujours les aristocrates et les manants, ce sont les dilettanti et les autres ; et peu importe si c’est parmi les manants d’autrefois qu’il y a le plus d’aristocrates de ce nouveau régime, ils sont clairsemés sous le nouveau comme sous l’ancien. Écrire pour le Public ! Ces mots n’ont pas de sens, car il n’y a pas un Public et ce n’est que par une fiction et pour faire plus court que j’ai pu emprunter ce mot à son pluriel nécessaire : il y a des publics, il y en a autant qu’il y a de différences parmi les hommes dans les fortunes, les professions, les hérédités, l’éducation, etc, et cela se divise et se subdivise à l’indéfini. Chaque infinitésimale catégorie de lecteurs constitue un public qui a son romancier, son dramaturge, son chroniqueur et son critique, et d’un public à l’autre s’échangent des jalousies, des mépris. Le public de M. Octave Feuillet regarde d’assez haut, non sans raison, le public de M. Alphonse Daudet ; mais le public de M. Daudet ne tarit pas de rires pour le public de M. George Ohnet et j’avoue pourtant mal saisir les différences, être même exposé, un jour que je serais pressé, trop pressé pour évaluer un plus ou moins d’adresse, à classer sous la même étiquette ces deux romanciers ; pourtant les lecteurs de M. Ohnet se croient des aristocrates auprès des clients de M. Fortuné du Boisgobey et si on m’affirme que ces derniers se gaussent des habitués de M. de Montépin, je n’en serai pas étonné. Qu’on y pense, ces classes de gens constituent des États dans la société, sont d’un patriotisme rigoureusement intransigeant, parlent des langues qui n’ont que d’apparents liens depuis longtemps rompus, ont des Idéals les uns aux autres inconnus ou hostiles, manquent d’intérêts communs, n’ont même pas une façon identique de goûter l’ordure, car les abonnés du Gil Blas ne sont pas ceux de la Vie Parisienne. Et c’est dans ce temps de confusion des langues, dans ce pays où il fallait bien que finît par s’ériger une parodie de l’antique Babel, c’est, dis-je, dans la France du XIXe siècle finissant qu’on parle d’écrire pour tous ! – Mais les moralistes donneurs de ce conseil pensent moins, j’imagine, à l’ensemble de nos contemporains qu’à la tourbe des petits qui languissent dans une ignorance dont nul n’a pitié et qui, peut-être, garderaient aux poètes la surprise d’une naïve obéissance, d’une reconnaissance toute neuve. Écrire pour les petits, pour les simples… Essayez ! On parle, on n’écrit pas pour eux ; c’est une œuvre de charité qui n’a plus rien d’artistique, c’est la mission du curé de campagne et du maître d’école de banlieue, ce n’est pas la vocation du Poète. Sur ce point, un illustre exemple contemporain me paraît tout à fait édifiant. Le comte Léon Tolstoï, l’admirable écrivain de Guerre et Paix, obéissant à l’esprit évangélique qui fait de lui une sorte d’apôtre libre ou de sacerdotal éducateur des moujiks, écrivit pour eux, dans leur langue, ce noir drame. Patte prise Oiseau pris, qu’on a baptisé en français La Puissance des Ténèbres et où il montrait le remords stérilisant le crime de ses bénéfices. Le poète s’étant de tout son génie efforcé de se maintenir parmi les sentiments tout à fait rudimentaires, pouvait légitimement, selon les apparences, espérer d’être compris des spectateurs qu’il avait choisis. Il s’était bien trompé et les moujiks n’eurent que du mépris pour un criminel qui, de lui-même, se livrait à la justice, alors qu’il n’avait plus qu’à jouir de son crime. Et cela est logique ; la moralité en action, composé bâtard de la Fiction et de la Vie, n’a l’autorité ni de l’une ni de l’autre, ni la vertu du Sermon qui porte directement les flambantes clartés de la foi dans les consciences obscures et impose le respect, au nom de Dieu, ni la grâce vraiment sanctifiante du Poème qui relève l’âme de sa triste faction, dans les boues ordinaires et lui donne la bienfaisante nostalgie de la liberté naturelle.
– Écrivez du moins pour Quelques-Uns, pour les rares esprits capables d’élévation : écrivez pour les grandir. Chacun d’eux étant le centre d’un groupe, la bonne influence se communiquera du centre à la périphérie… Ainsi s’accomplira le rôle d’éducateur qu’assume quiconque écrit…
– Quel piège encore se dissimule sous cette sorte de pactisation ? Raisonnons : qui sont ces Quelques-Uns dont on parle avec cette estime anonyme ? Nous sont-ils supérieurs, égaux, inférieurs ? Dans le second cas, nous n’avons nul effort à faire pour nous mettre à leur portée, puisque nous y sommes naturellement : un poète écrit pour ses égaux en écrivant pour soi. Dans le premier cas, c’est nous qui espérons d’eux la manne de la vie, ou plutôt symbolisent-ils notre propre Idéal, et l’espoir de les contenter est notre meilleure ambition. Le cas le plus probable est le troisième : il s’agirait de bons esprits un peu au-dessus, comme on dit, de la moyenne, incapables de créer, capables de comprendre – et nous égalant par là, selon le mot de Raphaël : « Comprendre, c’est égaler. » Mais avec de tels esprits (combien sont-ils ?) nous sommes bien loin déjà des premiers conseils : Écrire pour tous, écrire pour les petits… On se représente des êtres, des esprits bien nés et qui n’auraient que faire de nos enseignements ; le seul moyen qu’on voie de les « grandir » c’est, pour le Poète, de rester lui-même, d’aller de lui-même aussi haut, aussi loin qu’il pourra. Le seul évangélisme qu’il leur doive, c’est de les forcer à lever les yeux s’ils veulent l’apercevoir. C’est aussi toute la part qu’on soit en droit d’exiger de sa coopération au grand œuvre de l’Humanité. Puisque le Poète est l’interprète de la Beauté – or, la Beauté est le signe de la Vérité, – sa tâche humaine n’est autre que de témoigner le plus glorieusement qui soit en lui de la dignité de l’espèce. Pour rester idéale, dans l’œuvre poétique, cette dignité ne jure point de ne s’étendre jamais à des manifestations effectives. Il germe moins de basses pensées chez les lecteurs de Dante, ou de Gœthe, ou de Balzac, que chez ceux de M. Dumas, par exemple, ou de M. Sardou ; Louis Lambert féconde l’esprit de plus hautes pensées que Les Parents Pauvres.
Comment pourrait une imagination ne pas surveiller ses plus ou moins nobles écarts, quand elle est toute lumineuse encore des reflets d’une grande Pensée ? Et c’est ainsi qu’autour des palais et des temples, les maisons mettent quelque pudeur à n’être point trop offensantes pour l’auguste voisinage.
Mais on reproche aux Poètes de l’heure actuelle je ne sais quelle spéciale obscurité, un goût hors nature pour la nuit du style. Qu’il suffise de demander à nos critiques si nous sommes seuls comptables du tort que nous avons – soit supposé – de nous complaire dans ces ténèbres formelles ? si elles ne s’exagèrent pas à la comparaison des tristes limpidités qui font la fortune de Tel et Tel ? s’il n’y aurait pas de la noblesse en ce parti pris – supposé encore qu’il y ait parti pris – d’éviter la faveur des gens qui fêtent tant d’odieuses turpitudes ? et enfin si le tort principal ne serait pas à la date où sont nés les nouveaux poètes ?
Ces reproches, d’ailleurs, ne les émeuvent guère. Ils produisent avec sincérité l’œuvre qui est leur raison d’être et, plus difficiles qu’aucuns critiques, tâchent d’abord de se contenter. À qui va l’œuvre ? C’est un point secondaire. Eh ! n’ira-t-elle pas à ceux qui lui viendront ? Nos vrais amis sont peut-être aux antipodes : l’imprimerie, qui a si mal servi l’humanité, – une diabolique invention, – leur portera les livres que nous écrivîmes pour eux en les écrivant pour nous, et par là réparera quelques-uns de ses torts. Et puis, peut-être serons-nous pleinement compris par les petits-fils de ceux qui nous lisent aujourd’hui d’un œil distrait et défiant. Si elle peut résoudre en actions, chez nos descendants, nos fugitifs désirs, en crimes nos mauvaises pensées, en bonnes œuvres nos velléités de vertu, l’hérédité résoudra, d’une génération à l’autre, les doutes en certitudes et les ombres en clartés.
Les Poètes ont un peu de la patience du Dieu de lumière dont leur génie participe. Par-delà toutes railleries passagères ils restent la portion glorieuse de l’humanité. Car si quelque envoyé de Vénus ou de Sirius venait demander aux habitants de la Terre ce qui leur fait le plus d’honneur, les hommes auraient vite pesé leurs capitaines, leurs banquiers, leurs politiciens et même leurs savants : que valent, au regard des étoiles, nos exploits sanglants, nos trésors conventionnels, nos dissensions d’opinions et de frontières, – et qui sait si les vivants des autres mondes n’ont pas obtenu, dans les sciences, des conclusions plus profondes que les nôtres ? Seules les fictions, avec leurs intuitions hardies, leurs harmonies, leurs belles couleurs, donnent la plénitude et l’assurance du bonheur spirituel, – et les hommes, pour se glorifier, ne pourraient désigner au messager lointain que leurs Poètes.
Cependant la dignité des Poètes, pour incommunicable qu’elle soit, n’est pas inviolable. Il est trop vrai qu’ils ont besoin d’être écoutés, qu’ils sont souvent tentés de faire des sacrifices aux sympathies hésitantes, possibles. Ils voudraient bien s’arranger du goût de la Cohue, obtenir les suffrages des Barbares. Mais enfin ce n’est plus permis : nul moyen désormais de mériter d’eux sans faillir à la Destinée. Les Publics sont des maîtres plus jaloux, plus arbitraires, hélas ! qu’un duc de Ferrare ou qu’un prince de Condé, moins nobles aussi, sans compter moins généreux. Il est dur, pour un artiste sincère, d’être pensionné par les abonnés des cabinets de lecture ou par les salles de spectacles. Les gens, poussés d’ailleurs par les courtisans du succès, sont descendus si bas – je l’ai dit, ne faut-il pas le répéter ? – dans l’élection de leurs préférences qu’il faudrait pour les contenter le génie même de l’ignominie. Et des dates sonnent, des signes se manifestent qu’on ne peut négliger. La Langue, la bonne langue française, est devenue, dans les bouches contemporaines, un jargon sans presque plus rien du génie originel ; c’est, peu s’en faut, parler une langue morte que parler purement et les gens disent : ennuyeusement. D’autre part, les formules littéraires semblent épuisées et connaître leur fin, tandis que dans les arts voisins un mouvement se produit, nouveau, envahisseur de la Littérature même sans, pourtant, passer leurs propres limites. Enfin les Religions, immémoriales pierres angulaires de toutes Fictions, s’effritent, tremblent sur leurs vieilles assises, vont périr et il semble voir descendre sur le monde un crépuscule annonciateur d’une nuit plus sombre que celle du Moyen Âge, avec la complication et la complicité des sagacités inutiles d’une expérience qui n’est que du désenchantement.
À l’imminence du désastre les Poètes, comme c’était leur seule défense, ont instinctivement opposé une récurrence logique aux Origines. De cette atmosphère factice et lourde qui les paralyserait ils se sont dégagés vers la Nature : et c’est pourquoi un monde d’artifice leur a reproché d’être artificiels. Ce n’est qu’une illusion de détail dans l’ensemble des illusions d’une société où tout est renversé, qui croit que son mal est de savoir trop, s’imaginant posséder en masse la science de quelques têtes d’exception, alors précisément que la masse a perdu le sens des plus élémentaires notions, le sens primitif de l’ordre et le sens de la destination finale.
On a imaginé un nombre incalculable d’essentielles bagatelles qui obscurcissent le fond unique et réel de toutes choses. En toutes choses on met, – l’image populaire est si juste ! – la charrue devant les bœufs. La charrue est perfectionnée, les bœufs s’abâtardissent. Jamais les moyens n’ont été si étudiés qu’aujourd’hui ; le but est devenu indifférent. La foule est effrayante des ouvriers en rimes qui font le vers à merveille : mais qu’y met-on ? Il y a des procédés infaillibles pour composer un roman selon les formules romantique ou naturaliste : mais romantiques et naturalistes de la dernière heure ne semblent pas même se douter qu’il s’agit de tirer d’eux ce qu’ils ont de plus intime, de plus spécial, de plus inconnu aux autres hommes et à leur propre conscience pour en faire leurs romans. Et ces romans s’en vont tout juste comme allaient les vers de M. de Fontanes, au commencement de ce siècle, lourdement, dans des routes connues, plates, à des issues prévues, quelconques. Il y a déjà longtemps que la mode est de laisser les romans sans dénouer l’intrigue : eh bien, ce n’est qu’une mode, pire ni meilleure qu’une autre, plutôt pire, ayant pour cause première la haine de l’Imagination et le culte, devenu pure idolâtrie, du « document humain ». Non pas qu’on lui préfère les accidents de cape et d’épée ; tout se vaut, il n’y a pas d’extrémités dans le médiocre. Je constate seulement l’envahissement du métier dans l’Art, monstrueux phénomène qui, pour n’être pas d’aujourd’hui, a du moins aujourd’hui ceci de particulier qu’il ne s’avoue même plus, qu’il se déclare, s’affirme, s’affiche, légalement, naturellement ! On connaît aujourd’hui une « profession d’homme de lettres », une profession qui tient le milieu entre l’avocat consultant et le maître à danser, une profession pas trop libérale, assurément, – et la notion même est effacée de l’état exceptionnel où doit être un homme pour en venir à ce parti – en soi étrange – d’écrire des choses qui n’aient pas l’utilité immédiate et visible d’une lettre ou d’une plaidoirie. – Mais c’est surtout au théâtre que l’illogisme érigé normal, la folie passée proverbiale, s’accentuent, incontestables. Tous les talents importent à l’œuvre dramatique telle que nous l’applaudissons, le talent de l’acteur d’abord et avant tout, puis le talent du metteur en scène, le talent du décorateur et, je pense aussi, le talent du souffleur, tous les talents, – excepté le talent de l’auteur, sorte seulement de matière première qu’on met en œuvre, dans une collaboration – comique si ce n’était au fond si triste ! – de l’impresario, de l’acteur et enfin de l’auteur avec, pour double critère de succès, la nature personnelle, les qualités individuelles du geste et de la grimace du comédien, et la connaissance, l’expérience que possède le directeur quant au « goût du public » : le tout fidèlement, scrupuleusement, honteusement accommodé sur commande par celui qui est devenu le valet de tout le monde, le Poète !
Il y a des exceptions qu’il faut se hâter de dire, mais combien rares et reçues des salles de Premières avec quelle défiance ! Les Erynnies n’auront fait que passer sur l’affiche de l’Odéon ; Le Baiser, est-ce bien le noble rire qu’il mériterait, celui qu’il excite ? n’a-t-il pas surtout le succès du calembour de ses rimes, bien loin en deçà de sa vraie signification ? Il a fallu le hasard d’un concours pour que le Nouveau Monde fût joué, – échouât ; – Les Corbeaux, horrible souvenir pour les mémoires bourgeoises, honnêtes ! – Formosa n’obtint que de l’estime ; – Le Passant dut beaucoup à l’ombre de Musset… Non, les vraies gloires dramatiques de ce temps, – demandez à M. Sarcey, – c’est Le Monde où l’on s’ennuie et Trois Femmes pour un Mari. – J’exagère ?
Il est constant que l’actuel état du goût, en ce temps et en ce pays, la dépendance du Poète envers l’éditeur qui sait « ce qui est demandé » dans les cabinets de lecture, envers le directeur qui sait les préférences des loges et du poulailler, envers le comédien qui « commande » son rôle, sont anormaux et imbéciles, meurtriers du développement libre du talent, exclusifs de toute sincérité.
Et il me semble mal venu, ce monde qui se repaît de choses frelatées, à nous taxer de bizarrerie, parce que nous avons choisi de lui déplaire plutôt que de trahir le besoin de vérité qui est en nous, à nous accuser de décadence, nous qui faisons, en dépit de lui, le grand effort de renouer les bonnes, les belles traditions qu’il a rompues. On ne peut nous comprendre, au dire des gens, et ils ont une odieuse façon de boulevard de proférer cette fausse modestie, ce pur déni de justice : « Ça n’est pas à ma hauteur. »
– En effet.
L’Absolu est humainement inaccessible et n’a de réalité qu’en nos désirs. Mais n’est-ce pas dans le chimérique et dans l’impossible que réside toute la réalité noble de notre humanité ? La satisfaction par le fini est l’incontestable signe de l’impuissance, parce qu’elle est la cause même des fatigues stérilisantes, une toujours plus approximante approche de la mort. Au fond de nous-mêmes ne le sentons-nous pas, que notre mort est faite d’une succession de terminaisons ? Si nous savions roidir notre volonté dans l’indéfectible rêve de l’Éternel et de l’Immense, de l’Infini et de l’Absolu, la mort serait pour nous comme si elle n’était pas, accident comme indifférent à la pérennité de notre âme. C’est le mot de lord Glanvill, cette phrase qu’Edgar Poe donne pour épigraphe à son poème de Ligeïa et qui nous pénètre, comme une vivante vérité, d’un miraculeux et divin orgueil : « Il y a là-dedans la volonté qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? Car Dieu n’est qu’une grande volonté pénétrant toutes choses par l’intensité qui lui est propre. L’homme ne cède aux anges et ne se rend tout à fait à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »
Or, il ne faut pas beaucoup de métaphysique, il suffit d’un peu de réflexion pour se convaincre que cet inaccessible rêve est le fondement unique, le seul réel substratum de toutes nos certitudes même instinctives, même physiques. L’enfant doute si peu de l’absolu qu’il n’a pas, jusqu’aux fatales dépravations sociales de l’éducation, la notion du relatif ; et l’homme fait, quelles que soient ses tristes ou rassurantes convictions, projette et agit comme s’il ne devait pas mourir, a le sentiment inné de la permanence du plus réel de son être dans ses descendants, dans les œuvres de son esprit ou de ses mains, dans le bruit de sa parole, jusque dans les lettres de son nom gravé sur une tombe. Et c’était la doctrine de l’antique Égypte qui consacrait les forces entières de la vie à préparer le repos de l’être dans la mort, sa gloire dans le sépulcre que la résurrection viendra bientôt ouvrir, niant ainsi le néant dans son plus apparent triomphe.
Mais dans le pur domaine des réalités spirituelles, l’unique unité vivante de nos âmes dans l’Absolu éclate comme une évidente victoire de l’Un et de l’Éternel sur le multiple et le transitoire. Dès que nous disputons au soin terminé quotidiennement et quotidiennement recommencé notre essence par les préférences d’une permanente occupation de notre pensée, le temps s’efface, la veille et le sommeil se confondent dans le haut souci dont nous avons fait notre motif de vivre. Le livre, l’objet d’art, la phrase musicale, la pure pensée elle-même – je dis avant même son expression formelle – sont des éternisations du Moi. C’est que nous en faisons autant de moyens de dégager notre Moi des contingences et c’est qu’aussi, par là même et dès qu’il échappe aux contingences, le Moi humain recourt – comme une vive branche ployée reprend l’attitude verticale dès qu’on l’abandonne à sa liberté naturelle – au foyer de l’Absolu, au lieu métaphysique des Idées, à Dieu.
Les Religions, les Légendes, les Traditions, les Philosophies sont les plus évidentes émanations de l’Absolu vers nous et les plus incontestables récurrences de nos âmes vers l’Absolu, ce songe dont nous ne pouvons nous déprendre quoique nous ne puissions davantage le pénétrer.
Eh bien, Philosophies, Traditions, Religions, Légendes sont les communes et seules sources de l’Art, de celui qui, selon le précepte de Pythagore et de Platon, ne chante que sur la lyre.
Je ne pense pas qu’on puisse contester cette affirmation qu’à priori la raison prouve et que l’histoire consacre. Interrogeons pourtant, au plus bref, la Raison et l’Histoire. L’histoire nous amènera aux conditions de l’art, dans le temps présent, c’est-à-dire au sujet même de ce livre.
On a discuté interminablement sur la Beauté. On en a proposé bien des définitions. Il ne sera pas inutile de les relire ici, dans la liste toute vivante qu’en adressée M. de Goncourt.
« … Le Beau ! la splendeur du vrai… Platon, Plotin… la qualité de l’idée se produisant sous une forme symbolique… un produit de la faculté d’idéer… la perfection conçue d’une manière confuse… la réunion aristotélique des idées d’ordre et de grandeur… Est-ce que je sais ?… Le Beau, est-ce l’Idéal ? Mais l’Idéal, si vous le prenez dans sa racine, εΐδω, je vois, n’est que le Beau visible… Est-ce la réalité retirée du domaine de l’irrégulier et de l’accidentel ? Est-ce la fusion, l’harmonie des deux principes de l’existence, de l’idée et de la forme, l’essence de la réalité, du visible et de l’invisible ?… Est-il dans le Vrai ?… Mais dans quel Vrai ?… Dans l’imitation du beau des êtres, des choses, des corps ? Mais quelle imitation ?… l’imitation par élection ou par élévation ? l’imitation sans particularité, sans l’image iconique de la personnalité, l’homme et pas un homme, l’imitation d’après un modèle collectif de perfections ? Est-il la beauté supérieure à la beauté vraie… « pulchritudinem quæ est supra veram… » une seconde nature glorifiée ? Quoi, le Beau ? l’objectivité ou l’infini de la subjectivité ? expressif de Gœthe ? Le côté individuel, le naturel, le caractéristique de Hirtch et de Lessing ? L’homme ajouté à la nature, le mot de Bacon ? La nature vue par la personnalité, l’individualité d’une sensation ?… Ou le platonicisme de Winckelmann et de Saint-Augustin ?… Est-il un ou multiple, absolu ou divers ?…. Le suprême de l’illimité et de l’indéfinissable ? Une goutte de l’océan de Dieu, pour Leibnitz… pour l’école de l’Ironie, une création contre la création, une reconstruction de l’univers par l’homme, le remplacement de l’œuvre divine par quelque chose de plus humain, de plus conforme au moi fini, une bataille contre Dieu !… Une préparation à la morale, les idées de Fichte : le Beau utile ! Le Rêve du Vrai ! Le Beau ! Mais d’abord, qui sait s’il existe ? Est-il dans les objets ou dans notre esprit ? L’idée du Beau, ce n’est peut-être qu’un sentiment immédiat, irraisonné, personnel, qui sait ?… »
Le Rêve du Vrai. Il ne serait pas difficile de ramener à cette formule les définitions mêmes qui semblent s’en écarter le plus. Toutes, et jusqu’à celle de Fichte, supposent un au-delà où se reposent des mornes incertitudes les âmes dans une clarté, dans un jour de fête, dans une illumination pour l’esprit de par ceux de nos sens qui sont accessibles aux jouissances des lignes et des nuances, des sons et des modulations, soit qu’elle se confine dans cette sphère des sens spiritualisés, soit, et comme le veut Fichte, qu’elle éclaire aussi la conscience. Mais qu’est-ce que cette jouissance des « sens spiritualisés », sinon le rayonnement de la Vérité en des symboles qui la dépouillent des sécheresses de l’Abstraction et l’achèvent dans les joies du Rêve ? – du Rêve, c’est-à-dire de cet Au-delà où se recule et s’estompe l’Affirmation éblouissante et qui nous aveuglerait, trop proche, tandis qu’elle gagne à cet éloignement plus de profondeur et de ces lointaines résonances qui entrainent l’esprit dans le toujours plus loin.
Dans cette acception du Beau, n’est œuvre d’art que celle qui précisément commence où elle semblerait finir, celle dont le symbolisme est comme une porte vibrante dont les gonds harmonieux font tressaillir l’âme dans toute son humanité béante au Mystère, et non pas s’exalter dans une seulement des parts du composé humain, et non plus dans l’esprit seulement que seulement dans les sens ; celle qui révèle, celle dont la perfection de la forme consiste surtout à effacer cette forme pour ne laisser persister dans l’ébranlement de la Pensée que l’apparition vague et charmante, charmante et dominatrice, dominatrice et féconde d’une entité divine de l’Infini. Car la forme, dans l’œuvre ainsi parfaite et idéale, n’est que l’appât offert à la séduction sensuelle pour qu’ils soient apaisés, endormis dans une ivresse délicieuse et laissent l’esprit libre, les sens enchantés de reconnaître les lignes et les sons primitifs, les formes non trahies par l’artifice et que trouve le génie dans sa communion avec la Nature. Ainsi entendu, l’Art n’est pas que le révélateur de l’Infini : il est au Poète un moyen même d’y pénétrer. Il y va plus profond qu’aucune Philosophie, il y prolonge et répercute la révélation d’un Évangile, il est une lumière qui appelle la lumière, comme un flambeau éveille mille feux aux voûtes naguère endormies d’une grotte de cristal ; – il sait ce que l’artiste ne sait pas.
De nature donc, d’essence l’Art est religieux. Aussi naît-il à l’ombre des Révélations, les manifestants vivantes par son intime union avec elles et témoignant de leur mort en les quittant. Alors il se risque seul dans les régions ténébreuses et bien souvent y luit plus clair, annonciateur d’une Révélation nouvelle, qu’il ne faisait, inféodé aux erreurs temporaires qui corrompaient les vérités éternelles de la Révélation vieillie.
Telle est bien la loi de l’évolution artistique, et sans faire de longues recherches dans l’Histoire, seulement en l’entrouvrant, nous voyons partout les Religions génératrices des Arts, celles-là puiser en ceux-ci les grâces du culte, et ceux-ci fleurir autour de celles-là comme les signes de leur vitalité. – La Judée n’a eu de Poésie et d’architecture que par la Bible et par le Temple de Salomon. – La religion mortuaire de l’Égypte, tout de même, n’eut d’architecture et de sculpture que par ses tombeaux, véritables temples d’Isis, ses Pyramides, ses Sphinx et par ses bas-reliefs ou l’Humanité semble, réduite à l’indéfinie répétition d’un seul type aux traits hiératiques, aux gestes mystiques, ramper, pieuse, autour de la divine Mort. Pour se permettre les splendeurs énormes de leur architecture civile, les Égyptiens avaient fondu l’idée de la personne divine dans la personnalité royale et leurs palais n’étaient que des temples. Quant à leur littérature, elle fut toute sacerdotale. – C’est avec des différences d’applications et de détails le développement du même principe en Perse, en Assyrie, chez les Hindous, chez les Chinois. – Le Polythéisme et l’Art (poésie, architecture et sculpture) grecs ne faisaient qu’un. L’Iliade et l’Odyssée sont des actes de foi, – peut-être d’une foi déjà s’assoupissant. Elle se réveille et flambe chez Eschyle à l’éclat terrible des carreaux qui foudroient le Christ-Prométhée. Elle s’irrite chez Aristophane Elle se calme chez Sophocle. Elle s’oublie chez Euripide, le poète de cette heure qui revient rythmiquement au cours de chacune des grandes évolutions de l’humanité : alors que déprisé de ses ferveurs premières, déchue des enthousiasmes larges de son aurore, devenue étrangère aux anciens symboles peu à peu laissés en désuétude, à la fois paralysée à demi et pourtant subtilisée par le doute, n’ayant plus la plénitude de sa propre maîtrise ni la pleine confiance d’autrefois en ses puissances de comprendre et de savoir, l’humanité s’entraîne à vivre davantage par son cœur, se passionne pour les drames passionnels où elle se plaît vite à trouver une symétrique synthèse, moins haute, mais plus pénétrante et combien plus poignante, des drames spirituels peut-être usés, peut-être oubliés. La foi grecque aura une splendeur de couchant avec les philosophes et les poètes alexandrins, mais moins de certitudes que d’aspirations, plus de regrets que d’espérances : l’Imagination s’est compromise à l’assuétude du sentiment, la Grande Imagination grecque a perdu sa merveilleuse fécondité ; elle se complaît en des subtilités délicieuses, en des raffinements adorables : elle n’a plus le frisson. C’est une décadence éclairée, une seconde enfance qui sait les Grâces de l’enfance, l’assurance divinatoire de sa naïveté, le don qu’elle a comme de faire vraies les croyances qu’elle accepte. Mais cette seconde enfance n’en est pas moins sénile, stérile et l’art l’abandonnerait : heureusement que la civilisation antique, facticement consolidée, va s’effondrer. – Il en va de même à Rome où, toutefois, moins de sincérité qu’en Grèce unit l’Art à la Religion, à cause, sans doute, que la race, non autochtone, vit de traditions plutôt transmises par la mémoire qu’inventées par l’intuition.
– Il en va pleinement de même au levant de la civilisation moderne. Tout l’art du Moyen Âge est chrétien, des fresques des Primitifs aux flèches des cathédrales, de Dante à Palestrina. La Renaissance altère l’union de la Religion et de l’Art, menace de les séparer, – et c’est-à-dire que le Christianisme se corrompt, s’anémie, entre presque en agonie et qu’il ne lui faut rien moins que la cruelle saignée de la Réforme pour reprendre quelque vitalité. Encore sera-ce désormais une vie en guerre, et d’ailleurs les heures ont été brèves de la douce beauté chrétienne. Le Moyen Âge « énorme et délicat », cette reculée bleue et noire à travers les siècles, nous apparaît comme un tragique désert avec des instants d’oasis ; chevaleresque, poétique aux Croisades, mais atroce sous tant de lâches bandits qui sont des Rois ! rouge de feu, rouge de sang durant l’Inquisition. En somme une longue nuit traversée de radieux météores, excessive de ténèbres et de lumière ; de rares héros, mais qui tiennent dans leurs mains des peuples entiers ; de rares idées, mais que des foules innombrables acclament et accomplissent ; de rares docteurs, mais une multitude de disciples… – Au XVIIe siècle français, catholicisme et protestantisme – rameaux greffés sur le grand arbre chrétien – n’ont, l’un et l’autre, plus guère de vie qu’en vertu de la première, si lointaine poussée de sève ; une rivalité maintient décoratives les deux sectes, la haine l’une de l’autre conserve à chacune un jaloux amour de son personnel apanage de vérité. Le Catholicisme surtout, plus littéral héritier des rites chrétiens, se garde de désormais se laisser entamer par l’esprit de nouveauté que le Protestantisme a choisi, croit-on, pour la loi de son développement, – le « libre examen », orientation de boussole qui trouve partout le nord ! – La secte Catholique se fige dans le respect du passé, empruntant à l’intensité de cette abdication de toute jeunesse comme une sorte de jeunesse surnaturelle, comme un renouveau d’énergie, presque des droits sur l’avenir, du moins la souveraineté absolue dans le présent. Avec une agilité qui surprend, elle sait s’appuyer sur les deux forces qu’on eût crues les plus réfractaires à son influence, que le Christianisme a toujours – pour l’une – dominée, – pour l’autre – combattue : la Royauté et la Renaissance. L’Art, signe de sa vie, allait lui échapper : elle le retient par des concessions ; le Pouvoir Temporel peut seul suppléer aux forces de résistance dont elle manque : elle lui devient une raison d’être, tire pour lui de l’Écriture Sainte une Politique impitoyable où, d’ailleurs, elle se fait la seule royale part. Et fondé sur cet équilibre – peut-être boiteux et hors nature, et qui ne pouvait durer, – ce fut pourtant un grandiose moment, celui où elle régna. C’est là toujours qu’il faut remonter pour trouver les principes certains d’une pure langue française, certes appauvrie depuis Rabelais, du moins plus ferme. Telle je l’admire dans Le Discours de la Méthode et les Méditations, les Oraisons funèbres et les Sermons, le Télémaque, les Caractères, les Fables, les Tragédies, les Comédies et avant tout et surtout dans les Pensées