La Marquise – Lavinia – Metella – Mattea - Ligaran - E-Book

La Marquise – Lavinia – Metella – Mattea E-Book

Ligaran

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Extrait : "La marquise de R... n'était pas fort spirituelle, quoiqu'il soit reçu en littérature que toutes les vieilles femmes doivent pétiller d'esprit. Son ignorance était extrême sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n'avait pas non plus cette excessive délicatesse d'expression, cette pénétration exquise..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

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EAN : 9782335091175

©Ligaran 2015

La marquise
I

La marquise de R… n’était pas fort spirituelle, quoiqu’il soit reçu en littérature que toutes les vieilles femmes doivent pétiller d’esprit. Son ignorante était extrême sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n’avait pas non plus cette excessive délicatesse d’expression, cette pénétration exquise, ce tact merveilleux qui distinguent, à ce qu’on dit, les femmes qui ont beaucoup vécu. Elle était, au contraire, étourdie, brusque, franche, quelquefois même cynique. Elle détruisait absolument toutes les idées que je m’étais faite d’une marquise du bon temps. Et pourtant elle était bien marquise, et elle avait vu la cour de Louis XV ; mais, comme ç’avait été dès lors un caractère d’exception, je vous prie de ne pas chercher dans son histoire l’étude sérieuse des mœurs d’une époque. La société me semble si difficile à connaître bien et à bien peindre dans tous les temps, que je ne veux point m’en mêler. Je me bornerai à vous raconter de ces faits particuliers qui établissent des rapports de sympathie irrécusable entre les hommes de toutes les sociétés et de tous les siècles.

Je n’avais jamais trouvé un grand charme dans la société de cette marquise. Elle ne me semblait remarquable que pour la prodigieuse mémoire qu’elle avait conservée du temps de sa jeunesse, et pour la lucidité virile avec laquelle s’exprimaient ses souvenirs. Du reste, elle était, comme tous les vieillards, oublieuse des choses de la veille et insouciante des évènements qui n’avaient point sur sa destinée une influence directe.

Elle n’avait pas eu une de ces beautés piquantes qui, manquant d’éclat et de régularité, ne pouvaient se passer d’esprit. Une femme ainsi faite en acquérait pour devenir aussi belle que celles qui l’étaient davantage. La marquise, au contraire, avait eu le malheur d’être incontestablement belle. Je n’ai vu d’elle que son portrait, qu’elle avait, comme toutes les vieilles femmes, la coquetterie d’étaler dans sa chambre à tous les regards. Elle y était représentée en nymphe chasseresse, avec un corsage de satin imprimé imitant la peau de tigre, des manches de dentelle, un arc de bois de sandal, et un croissant de perles qui se jouait sur ses cheveux crêpés. C’était, malgré tout, une admirable peinture, et surtout une admirable femme : grande, svelte, brune, avec des yeux noirs, des traits sévères et nobles, une bouche vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait le désespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et la poudre, c’eût été vraiment là une de ces nymphes fières et agiles que les mortels apercevaient au fond des forêts ou sur le flanc des montagnes pour en devenir fous d’amour et de regret.

Pourtant la marquise avait eu peu d’aventures. De son propre aveu, elle avait passé pour manquer d’esprit. Les hommes blasés d’alors aimaient moins la beauté pour elle-même que pour ses agaceries coquettes. Des femmes infiniment moins admirées lui avaient ravi tous ses adorateurs, et, ce qu’il y a d’étrange, elle n’avait pas semblé s’en soucier beaucoup. Ce qu’elle m’avait raconté, à bâtons rompus, de sa vie me faisait penser que ce cœur-là n’avait point eu de jeunesse, et que la froideur de l’égoïsme avait dominé toute autre faculté. Cependant je voyais autour d’elle des amitiés assez vives pour la vieillesse : ses petits-enfants la chérissaient, et elle faisait du bien sans ostentation ; mais comme elle ne se piquait point de principes, et avouait n’avoir jamais aimé son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas trouver d’autre explication à son caractère.

Un soir je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la tristesse dans ses pensées. – Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte de Larrieux vient de mourir de sa goutte ; c’est une grande douleur pour moi qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de voir comme l’on meurt ! Ce n’est pas étonnant, il était si vieux !

– Quel âge avait-il ? lui demandai-je.

– Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j’en ai quatre-vingts ; mais je ne suis pas infirme comme il l’était ; je dois espérer de vivre plus que lui. N’importe ! voici plusieurs de mes amis qui s’en vont cette année, et on a beau se dire qu’on est plus jeune et plus robuste, on ne peut pas s’empêcher d’avoir peur quand on voit partir ainsi ses contemporains.

– Ainsi, lui dis-je, voilà tous les regrets que vous lui accordez, à ce pauvre Larrieux, qui vous a adorée pendant soixante ans, qui n’a cessé de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s’en est jamais rebuté ? C’était le modèle des amants, celui-là ! On ne fait plus de pareils hommes !

– Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l’était pas du tout ; chacun le sait.

Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-même ; et voici la singulière réponse que j’en obtins.

– Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d’un caractère très maussade et très inégal. Il se peut que cela soit Jugez-en vous-même ; je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n’ai jamais dévoilés à personne. Vous qui êtes d’une époque sans préjugés, vous me trouverez moins coupable peut-être que je ne me le semble à moi-même ; mais, quelle que soit l’opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m’être fait connaître à quelqu’un. Peut-être me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs.

Je fus élevée à Saint-Cyr. L’éducation brillante qu’on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J’en sortis à seize ans pour épouser le marquis de R… qui en avait cinquante, et je n’osai pas m’en plaindre, car tout le monde me félicitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.

J’ai toujours eu peu d’esprit ; dans ce temps-là j’étais tout à fait bête. Cette éducation claustrale avait achevé d’engourdir mes facultés déjà très lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un mérite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie.

En effet, l’expérience que j’acquis en six mois de mariage trouva un esprit si étroit pour la recevoir, qu’elle ne me servit de rien. J’appris, non pas à connaître la vie, mais à douter de moi-même. J’entrai dans le monde avec des idées tout à fait fausses et des préventions dont toute ma vie n’a pu détruire l’effet.

À seize ans et demi j’étais veuve ; et ma belle-mère, qui m’avait prise en amitié pour la nullité de mon caractère, m’exhorta à me remarier. Il est vrai que j’étais grosse, et que le faible douaire qu’on me laissait devait retourner à la famille de mon mari au cas où je donnerais un beau-père à son héritier. Dès que mon deuil fut passé, on me produisit donc dans le monde, et l’on m’y entoura de galants. J’étais alors dans tout l’éclat de la beauté, et, de l’aveu de toutes les femmes, il n’était point de figure ni de taille qui pussent m’être comparées.

Mais mon mari, ce libertin vieux et blasé qui n’avait jamais eu pour moi qu’un dédain ironique, et qui m’avait épousée pour obtenir une place promise à ma considération, m’avait laissé tant d’aversion pour le mariage que jamais je ne voulus consentir à contracter de nouveaux liens. Dans mon ignorance de la vie, je m’imaginais que tous les hommes étaient les mêmes, que tous avaient cette sécheresse de cœur, cette impitoyable ironie, ces caresses froides et insultantes qui m’avaient tant humiliée. Toute bornée que j’étais, j’avais fort bien compris que les rares transports de mon mari ne s’adressaient qu’à une belle femme, et qu’il n’y mettait rien de son âme. Je redevenais ensuite pour lui une sotte dont il rougissait en public, et qu’il eût voulu pouvoir renier.

Cette funeste entrée dans la vie me désenchanta pour jamais. Mon cœur, qui n’était peut-être pas destiné à cette froideur, se resserra et s’entoura de méfiances. Je pris les hommes en aversion et en dégoût. Leurs hommages m’insultèrent ; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine éternels.

Quand on n’a pas besoin de vertu, on n’en a pas ; voilà pourquoi, avec les mœurs les plus austères, je ne fus point vertueuse. Oh ! combien je regrettai de ne pouvoir l’être ! combien je l’enviai, cette force morale et religieuse qui combat les passions et colore la vie ! la mienne fut si froide et si nulle ! que n’eussé-je point donné pour avoir des passions à réprimer, une lutte à soutenir, pour pouvoir me jeter à genoux et prier comme ces jeunes femmes que je voyais, au sortir du couvent, se maintenir sages dans le monde durant quelques années à force de ferveur et de résistance ! Moi, malheureuse, qu’avais-je à faire sur la terre ? Rien qu’à me parer, à me montrer et à m’ennuyer. Je n’avais point de cœur, point de remords, point de terreurs ; mon ange gardien dormait au lieu de veiller. La Vierge et ses chastes mystères étaient pour moi sans consolation et sans poésie. Je n’avais nul besoin des protections célestes ; les dangers n’étaient pas faits pour moi, et je me méprisais pour ce dont j’eusse dû me glorifier.

Car il faut vous dire que je m’en prenais à moi autant qu’aux autres quand je trouvais en moi cette volonté de ne pas aimer dégénérée en impuissance. J’avais souvent confié aux femmes qui me pressaient de faire choix d’un mari ou d’un amant l’éloignement que m’inspiraient l’ingratitude, l’égoïsme et la brutalité des hommes. Elles me riaient au nez quand je parlais ainsi, m’assurant que tous n’étaient pas semblables à mon vieux mari, et qu’ils avaient des secrets pour se faire pardonner leurs défauts et leurs vices. Cette manière de raisonner me révoltait ; j’étais humiliée d’être femme en entendant d’autres femmes exprimer des sentiments aussi grossiers, et rire comme des folles quand l’indignation me montait au visage. Je m’imaginais un instant valoir mieux qu’elles toutes.

Et puis je retombais avec douleur sur moi-même ; l’ennui me rongeait. La vie des autres était remplie, la mienne était vide et oisive. Alors je m’accusais de folie et d’ambition démesurée ; je me mettais à croire tout ce que m’avaient dit ces femmes rieuses et philosophes, qui prenaient si bien leur siècle comme il était. Je me disais que l’ignorance m’avait perdue, que je m’étais forgé des espérances chimériques, que j’avais rêvé des hommes loyaux et parfaits qui n’étaient point de ce monde. En un mot, je m’accusais de tous les torts qu’on avait eus envers moi.

Tant que les femmes espérèrent me voir bientôt convertie à leurs maximes et à ce qu’elles appelaient leur sagesse, elles me supportèrent. Il y en avait même plus d’une qui fondait sur moi un grand espoir de justification pour elle-même, plus d’une qui avait passé des témoignages exagérés d’une vertu farouche à une conduite éventée, et qui se flattait de me voir donner au monde l’exemple d’une légèreté capable d’excuser la sienne.

Mais quand elles virent que cela ne se réalisait point, que j’avais déjà vingt ans et que j’étais incorruptible, elles me prirent en horreur ; elles prétendirent que j’étais leur critique incarnée et vivante ; elles me tournèrent en ridicule avec leurs amants, et ma conquête fut l’objet des plus outrageants projets et des plus immorales entreprises. Des femmes d’un haut rang dans le monde ne rougirent point de tramer en riant d’infâmes complots contre moi, et, dans la liberté de mœurs de la campagne, je fus attaquée de toutes les manières avec un acharnement de désirs qui ressemblait à de la haine. Il y eut des hommes qui promirent à leurs maîtresses de m’apprivoiser, et des femmes qui permirent à leurs amants de l’essayer. Il y eut des maîtresses de maison qui s’offrirent à égarer ma raison avec l’aide des vins de leurs soupers. J’eus des amies et des parentes qui me présentèrent, pour me tenter, des hommes dont j’aurais fait de très beaux cochers pour ma voiture. Comme j’avais eu l’ingénuité de leur ouvrir toute mon âme, elles savaient fort bien que ce n’était ni la piété, ni l’honneur, ni un ancien amour qui me préservait, mais bien la méfiance et un sentiment de répulsion involontaire ; elles ne manquèrent pas de divulguer mon caractère, et, sans tenir compte des incertitudes et des angoisses de mon âme, elles répandirent hardiment que je méprisais tous les hommes. Il n’est rien qui les blesse plus que ce sentiment ; ils pardonnent plutôt le libertinage que le dédain. Aussi partagèrent-ils l’aversion que les femmes avaient pour moi ; ils ne me recherchèrent plus que pour satisfaire leur vengeance et me railler ensuite. Je trouvai l’ironie et la fausseté écrites sur tous les fronts, et ma misanthropie s’en accrut chaque jour.

Une femme d’esprit eût pris son parti sur tout cela ; elle eût persévéré dans la résistance, ne fût-ce que pour augmenter la rage de ses rivales ; elle se fût jetée ouvertement dans la piété pour se rattacher à la société de ce petit nombre de femmes vertueuses qui, même en ce temps-là, faisaient l’édification des honnêtes gens. Mais je n’avais pas assez de force dans le caractère pour faire face à l’orage qui grossissait contre moi. Je me voyais délaissée, haïe, méconnue ; déjà ma réputation était sacrifiée aux imputations les plus horribles et les plus bizarres. Certaines femmes vouées à la plus licencieuse débauche feignaient de se croire en danger auprès de moi.

II

Sur ces entrefaites arriva de province un homme sans talent, sans esprit, sans aucune qualité énergique ou séduisante, mais doué d’une grande candeur et d’une droiture de sentiments bien rare dans le monde où je vivais. Je commençais à me dire qu’il fallait faire enfin un choix, comme disaient mes compagnes. Je ne pouvais pas me marier, étant mère, et, n’ayant confiance à la bonté d’aucun homme, je ne croyais pas avoir ce droit. C’était donc un amant qu’il me fallait accepter pour être au niveau de la compagnie où j’étais jetée. Je me déterminai en faveur de ce provincial, dont le nom et l’état dans le monde me couvraient d’une assez belle protection. C’était le vicomte de Larrieux.

Il m’aimait, lui, et dans la sincérité de son âme ! Mais son âme ! en avait-il une ? C’était un de ces hommes froids et positifs qui n’ont pas même pour eux l’élégance du vice et l’esprit du mensonge. Il m’aimait à son ordinaire, comme mon mari m’avait quelquefois aimée. Il n’était frappé que de ma beauté, et ne se mettait pas en peine de découvrir mon cœur. Chez lui ce n’était pas dédain, c’était ineptie. S’il eût trouvé en moi la puissance d’aimer, il n’eût pas su comment y répondre.

Je ne crois pas qu’il ait existé un homme plus matériel que ce pauvre Larrieux. Il mangeait avec volupté, il s’endormait sur lotis les fauteuils, et le reste du temps il prenait du tabac. Il était ainsi toujours occupé à satisfaire quelque appétit physique. Je ne pense pas qu’il eût une idée par jour.

Avant de l’élever jusqu’à mon intimité, j’avais de l’amitié pour lui, parce que si je ne trouvais en lui rien de grand, du moins je n’y trouvais rien de méchant ; et en cela seul consistait sa supériorité sur tout ce qui m’entourait. Je me flattai donc, en écoutant ses galanteries, qu’il me réconcilierait avec la nature humaine, et je me confiai à sa loyauté. Mais à peine lui eus-je donné sur moi ces droits que les femmes faibles ne reprennent jamais, qu’il me persécuta d’un genre d’obsession insupportable, et réduisit tout son système d’affection aux seuls témoignages qu’il fût capable d’apprécier.

Vous voyez, mon ami, que j’étais tombée de Charybde en Scylla. Cet homme, qu’à son large appétit et à ses habitudes de sieste j’avais cru d’un sang si calme, n’avait même pas en lui le sentiment de cette forte amitié que j’espérais rencontrer. Il disait en riant qu’il lui était impossible d’avoir de l’amitié pour une belle femme. Et si vous saviez ce qu’il appelait l’amour !

Je n’ai point la prétention d’avoir été pétrie d’un autre limon que toutes les autres créatures humaines. À présent que je ne suis plus d’aucun sexe, je pense que j’étais alors tout aussi femme qu’une autre, mais qu’il a manqué au développement de mes facultés de rencontrer un homme que je pusse aimer assez pour jeter un peu de poésie sur les faits de la vie animale. Mais cela n’étant point, vous-même, qui êtes un homme, et par conséquent moins délicat sur cette perception de sentiments, vous devez comprendre le dégoût qui s’empare du cœur quand on se soumet aux exigences de l’amour sans en avoir compris les besoins. En trois jours le vicomte de Larrieux me devint insoutenable.

Eh ! bien, mon cher, je n’eus jamais l’énergie de me débarrasser de lui ! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l’ai supporté. Toujours mécontent de mes répugnances, et toujours attiré vers moi par les obstacles que je mettais à sa passion, il a eu pour moi l’amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu’un homme ait jamais eu pour une femme.

Il est vrai que, depuis que je l’avais érigé auprès de moi en protecteur, mon rôle dans le monde était infiniment moins désagréable. Les hommes n’osaient plus me rechercher ; car le vicomte était un terrible ferrailleur et un atroce jaloux. Les femmes, qui avaient prédit que j’étais incapable de fixer un homme, voyaient avec dépit le vicomte enchaîné à mon char ; et peut-être entrait-il dans ma patience envers lui un peu de cette vanité qui ne permet point à une femme de paraître délaissée. Il n’y avait pourtant pas de quoi se glorifier beaucoup dans la personne de ce pauvre Larrieux ; mais c’était un fort bel homme ; il avait du cœur, il savait se taire à propos, il menait un grand train de vie, il ne manquait pas non plus de cette fatuité modeste qui fait ressortir le mérite d’une femme. Enfin, outre que les femmes n’étaient point du tout dédaigneuses de cette fastidieuse beauté qui me semblait être le principal défaut du vicomte, elles étaient surprises du dévouement sincère qu’il me marquait, et le proposaient pour modèle à leurs amants. Je m’étais donc placée dans une situation enviée : mais cela, je vous assure, me dédommageait médiocrement des ennuis de l’intimité. Je les supportai pourtant avec résignation, et je gardai à Larrieux une inviolable fidélité. Voyez, mon cher enfant, si je fus aussi coupable envers lui que vous l’avez pensé.

– Je vous ai parfaitement comprise, lui répondis-je ; c’est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux mœurs de votre temps un véritable sacrifice, et vous fûtes persécutée parce que vous valiez mieux que ces mœurs-là. Avec un peu plus de force morale, vous eussiez trouvé dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvâtes point dans une intrigue. Mais laissez-moi m’étonner d’un fait ; c’est que vous n’ayez point rencontré, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au véritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d’aujourd’hui valent mieux que les hommes d’autrefois ?

– Ce serait de votre part une grande fatuité, me répondit-elle en riant. J’ai fort peu à me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progrès ; mais ne moralisons point. Qu’ils soient ce qu’ils sont ; la faute de mon malheur est toute à moi ; je n’avais pas l’esprit de le juger. Avec ma sauvage fierté, il aurait fallu être une femme supérieure, et choisir d’un coup d’œil d’aigle, entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces êtres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J’étais trop ignorante, trop bornée pour cela. À force de vivre, j’ai acquis plus de jugement : je me suis aperçue que certains d’entre eux, que j’avais confondus dans ma haine, méritaient d’autres sentiments ; mais alors j’étais vieille. Il n’était plus temps de m’en aviser.

– Et tant que vous fûtes jeune, repris-je, vous ne fûtes pas une seule fois tentée de faire un nouvel essai ? Cette aversion farouche n’a jamais été ébranlée ? Cela est étrange.

III

La marquise garda un instant le silence ; mais tout à coup, posant avec bruit sur la table sa tabatière d’or, quelle avait longtemps roulée entre ses doigts : – Eh ! bien, puisque j’ai commencé à me confesser, dit-elle, je veux tout vous avouer. Écoutez bien :

– Une fois, une seule fois dans ma vie, j’ai été amoureuse, mais amoureuse comme personne ne l’a été, d’un amour passionné, indomptable, dévorant, et pourtant idéal et platonique s’il en fut. Oh ! cela vous étonne bien d’apprendre qu’une marquise du dix-huitième siècle n’ait eu dans toute sa vie qu’un amour, et un amour platonique ! C’est que, voyez-vous, mon enfant, vous autres jeunes gens, vous croyez bien connaître les femmes, et vous n’y entendez rien. Si beaucoup de vieilles de quatre-vingts ans se mettaient à vous raconter franchement leur vie, peut-être découvririez-vous dans l’âme féminine des sources de vice et de vertu dont vous n’avez pas l’idée.

– Maintenant devinez de quel rang fut l’homme pour qui, moi, marquise, et marquise hautaine et frère entre toutes, je perdis tout à fait la tête.

– Le roi de France ou le dauphin Louis XVI ?…

– Oh ! si vous débutez ainsi, il vous faudra trois heures pour arriver jusqu’à mon amant. J’aime mieux vous le dire : c’était un comédien.

– C’était toujours bien un roi, j’imagine.

– Le plus noble et le plus élégant qui monta jamais sur les planches. Vous n’êtes pas surpris ?

– Pas trop. J’ai ouï dire que ces unions disproportionnées n’étaient pas rares, même dans le temps où les préjugés avaient le plus de force en France. Laquelle des amies de madame d’Épinay vivaient donc avec Jéliotte ?

– Comme vous connaissez notre temps ! Cela fait pitié. Eh ! c’est précisément parce que ces traits-là sont consignés dans les mémoires, et cités avec étonnement, que vous devriez conclure leur rareté et leur contradiction avec les mœurs du temps. Soyez sûr qu’ils faisaient dès lors un grand scandale ; et lorsque vous entendez parler d’horribles dépravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et de sa fille, vous pouvez être assuré que ces choses-là étaient aussi révoltantes au temps où elles se passèrent qu’au temps où vous les lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignée vous les a transmis fussent les seuls honnêtes gens de France ?

Je n’osais point contredire la marquise. Je ne sais point lequel de nous deux était compétent pour juger la question. Je la ramenai à son histoire, qu’elle reprit ainsi :

– Pour vous prouver combien peu cela était toléré, je vous dirai que la première fois que je le vis, et que j’exprimai mon admiration à la comtesse de Ferrières qui se trouvait auprès de moi, elle me répondit : – Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement devant une autre que moi ; on vous raillerait cruellement si l’on vous soupçonnait d’oublier qu’aux yeux d’une femme bien née un comédien ne peut pas être un homme.

Cette parole de madame de Ferrières me resta dans l’esprit, je ne sais pourquoi. Dans la situation où j’étais, ce ton de mépris me paraissait absurde ; et cette crainte que je ne vinsse à me compromettre par mon admiration me semblait une hypocrite méchanceté.

Il s’appelait Lélio, était Italien de naissance, mais parlait admirablement le français. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique sur la scène il parût souvent n’en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine ; mais dans l’un et dans l’autre il était inimitable.

– Je m’étonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas reste dans les annales du talent dramatique.

– Il n’eut jamais de réputation, répondit-elle ; on ne l’appréciait ni à la ville ni à la cour. À ses débuts, j’ai ouï dire qu’il fut outrageusement sifflé. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son âme et de ses efforts pour se perfectionner ; on le toléra, on l’applaudit parfois ; mais, en somme, on le considéra toujours comme un comédien de mauvais goût.

C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle qu’en fait de mœurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l’une vers l’autre. Le public n’a pas plus compris Lélio que le monde ne m’a jugée. – Cet homme est exagéré, disait-on de lui ; il se force, il ne sent rien ; et de moi l’on disait ailleurs : – Cette femme est méprisante et froide ; elle n’a pas de cœur. Qui sait si nous n’étions pas les deux êtres qui sentaient le plus vivement de l’époque !

Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre. Je n’avais pas calculé et senti les défauts de cette école. Je n’allais pas loin dans mes réflexions ; seulement la tragédie m’ennuyait à mourir ; et comme il était de mauvais ton d’en convenir, j’allais courageusement m’y ennuyer deux fois par semaine ; mais l’air froid et contraint dont j’écoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j’étais insensible au charme des beaux vers.

J’avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir à la Comédie-Française pour voir jouer le Cid. Pendant mon séjour à la campagne, Lélio avait été admis à ce théâtre, et je le voyais pour la première fois. Il joua Rodrigue. Je n’entendis pas plutôt le son de sa voix que je fus émue. C’était une voix plus pénétrante que sonore, une voix nerveuse et accentuée. Sa voix était une des choses que l’on critiquait en lui. On voulait que le Cid eût une basse-taille, comme on voulait que tous les héros de l’antiquité fussent grands et forts. Un roi qui n’avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diadème : cela était contraire aux arrêts du bon goût.

Lélio était petit et grêle ; sa beauté ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grâce irrésistible des attitudes, dans l’abandon de la démarche, dans l’expression frère et mélancolique de la physionomie. Je n’ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beauté plus idéale et plus suave. C’est pour lui qu’aurait dû être créé le mot de charme, qui s’appliquait à toutes ses paroles, à tous ses regards, à tous ses mouvements.

Que vous dirai-je ! Ce fut en effet un charme jeté sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans méthode et sans prétention, qui sanglotait avec le cœur autant qu’avec la voix, qui s’oubliait lui-même pour s’identifier avec la passion ; cet homme que l’âme semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l’amour que j’avais cherché vainement dans le monde, exerça sur moi une puissance vraiment électrique ; cet homme, qui n’était pas né dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n’avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour.

Je ne pouvais plus vivre sans le voir : il me gouvernait, il me dominait. Ce n’était pas un homme pour moi ; mais je l’entendais autrement que madame de Ferrières ; c’était bien plus : c’était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l’âme pétrissait la mienne à son gré. Bientôt il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J’abandonnai ma loge à la Comédie-Française pour ne pas me trahir. Je feignis d’être devenue dévote, et d’aller, le soir, prier dans les églises. Au lieu de cela, je m’habillais en grisette, et j’allais me mêler au peuple pour l’écouter et le contempler à mon aise. Enfin, je gagnai un des employés du théâtre, et j’eus, dans un coin de la salle, une place étroite et secrète où nul regard ne pouvait m’atteindre et où je me rendais par un passage dérobé. Pour plus de sûreté, je m’habillais en écolier. Ces folies que je faisais pour un homme avec lequel je n’avais jamais échangé un mot ni un regard, avaient pour moi tout l’attrait du mystère et toute l’illusion du bonheur. Quand l’heure de la comédie sonnait à l’énorme pendule dorée de mon salon, de violentes palpitations me saisissaient. J’essayais de me recueillir, tandis qu’on apprêtait ma voiture ; je marchais avec agitation, et si Larrieux était près de moi, je le brutalisais pour le renvoyer ; j’éloignais avec un art infini les autres importuns. Tout l’esprit que me donna cette passion de théâtre n’est pas croyable. Il faut que j’aie eu bien de la dissimulation et bien de la finesse pour le cacher pendant cinq ans à Larrieux, qui était le plus jaloux des hommes, et à tous les méchants qui m’entouraient.

Il faut vous dire qu’au lieu de la combattre je m’y livrais avec avidité, avec délices. Elle était si pure ! Pourquoi donc en aurais-je rougi ? Elle me créait une vie nouvelle ; elle m’initiait enfin à tout ce que j’avais désiré connaître et sentir ; jusqu’à un certain point elle me faisait femme.

J’étais heureuse, j’étais frère de me sentir trembler, étouffer, défaillir. La première fois qu’une violente palpitation vint éveiller mon cœur inerte, j’eus autant d’orgueil qu’une jeune mère au premier mouvement de l’enfant renfermé dans son sein. Je devins boudeuse, rieuse, maligne, inégale. Le bon Larrieux observa que la dévotion me donnait de singuliers caprices. Dans le monde, on trouva que j’embellissais chaque jour davantage, que mon œil noir se veloutait, que mon sourire avait de la pensée, que mes remarques sur toutes choses portaient plus juste et allaient plus loin qu’on ne m’en aurait crue capable. On en fit tout l’honneur à Larrieux, qui en était pourtant bien innocent.

Je suis décousue dans mes souvenirs, parce que voici une époque de ma vie où ils m’inondent. En vous les disant, il me semble que je rajeunis et que mon cœur bat encore au nom de Lélio. Je vous disais tout à l’heure qu’en entendant sonner la pendule je frémissais de joie et d’impatience. Maintenant encore il me semble ressentir l’espèce de suffocation délicieuse qui s’emparait de moi au timbre de cette sonnerie. Depuis ce temps-là des vicissitudes de fortune m’ont amenée à me trouver fort heureuse dans un petit appartement du Marais. Eh bien ! je ne regrette rien de mon riche hôtel, de mon noble faubourg et de ma splendeur passée, que les objets qui m’eussent rappelé ce temps d’amour et de rêves. J’ai sauvé du désastre quelques meubles qui datent de cette époque, et que je regarde avec la même émotion que si l’heure allait sonner, et que si le pied de mes chevaux battait le pavé. Oh ! mon enfant, n’aimez jamais ainsi ; car c’est un orage qui ne s’apaise qu’à la mort !

Alors je partais, vive, et légère, et jeune, et heureuse ! Je commençais à apprécier tout ce dont se composait ma vie, le luxe, la jeunesse, la beauté. Le bonheur se révélait à moi par tous les sens, par tous les pores. Doucement pliée au fond de mon carrosse, les pieds enfoncés dans la fourrure, je voyais ma figure brillante et parée se répéter dans la glace encadrée d’or placée vis-à-vis de moi. Le costume des femmes, dont on s’est tant moqué depuis, était alors d’une richesse et d’un éclat extraordinaires ; porté avec goût et châtié dans ses exagérations, il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l’idée. Avec tout cet attirail de plumes, d’étoffes et de fleurs, une femme était forcée de mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements. J’en ai vu de fort blanches qui, lorsqu’elles étaient poudrées et habillées de blanc, traînant leur longue queue de moire et balançant avec souplesse les plumes de leur front, pouvaient, sans hyperbole, être comparées à des cygnes. C’était, en effet, quoi qu’en ait dit Rousseau, bien plus à des oiseaux qu’à des guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin, cette profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps tout frêle, comme le duvet cache la tourterelle ; avec ces longs ailerons de dentelle qui tombaient du bras, avec ces vives couleurs qui bigarraient nos jupes, nos rubans et nos pierreries ; et quand nous tenions nos petits pieds en équilibre dans de jolies mules à talons, c’est alors vraiment que nous semblions craindre de toucher la terre, et que nous marchions avec la précaution dédaigneuse d’une bergeronnette au bord d’un ruisseau.

À l’époque dont je vous parle, on commençait à porter de la poudre blonde, qui donnait aux cheveux une teinte douce et cendrée. Cette manière d’atténuer la crudité des tons de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un éclat extraordinaire. Le front, entièrement découvert, se perdait dans les pâles nuances de ces cheveux de convention ; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l’air noble. Aux crêpés, qui n’ont jamais été gracieux, à mon sens, avaient succédé les coiffures basses, les grosses boucles rejetées en arrière et tombant sur le cou et sur les épaules. Cette coiffure m’allait fort bien, et j’étais renommée pour la richesse et l’invention de mes parures. Je sortais tantôt avec une robe de velours nacarat, garnie de grèbe ; tantôt avec une tunique de satin blanc, bordée de peau de tigre ; quelquefois avec un habit complet de damas lilas lamé d’argent, et des plumes blanches montées en perles. C’est ainsi que j’allais faire quelques visites en attendant l’heure de la seconde pièce ; car Lélio ne jouait jamais dans la première.

Je faisais sensation dans les salons, et lorsque je remontais dans mon carrosse je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lélio, et qui pouvait s’en faire aimer. Jusque-là le seul plaisir que j’eusse trouvé à être belle consistait dans la jalousie que j’inspirais. Le soin que je prenais à m’embellir était une bien bénigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais du moment que j’aimai, je me mis à jouir de ma beauté pour moi-même. Je n’avais que cela à offrir à Lélio en compensation de tous les triomphes qu’on lui déniait à Paris, et je m’amusais à me représenter l’orgueil et la joie de ce pauvre comédien si moqué, si méconnu, si rebuté, le jour où il apprendrait que la marquise de R… lui avait voué son culte.

Au reste, ce n’étaient là que des rêves riants et fugitifs ; c’étaient tous les résultats, tous les profits que je tirais de ma position. Dès que mes pensées prenaient un corps et que je m’apercevais de la consistance d’un projet quelconque dans mon amour, je l’étouffais courageusement, et tout l’orgueil du rang reprenait ses droits sur mon âme. Vous me regardez d’un air étonné ? Je vous expliquerai cela tout à l’heure. Laissez-moi parcourir le monde enchanté de mes souvenirs.

Vers huit heures, je me faisais descendre à la petite église des Carmélites, près le Luxembourg ; je renvoyais ma voiture, et j’étais censée assister à des conférences religieuses qui s’y tenaient à cette heure-là ; mais je ne faisais que traverser l’église et le jardin ; je sortais par une autre rue ; j’allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvrière nommée Florence, qui m’était toute dévouée. Je m’enfermais dans sa chambre, et je déposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l’habit noir carré, l’épée à gaine de chagrin et la perruque symétrique d’un jeune proviseur de collège aspirant à la prêtrise. Grande comme j’étais, brune et le regard inoffensif, j’avais bien l’air gauche et hypocrite d’un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j’avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m’enivrer de plaisir et d’amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.

Je montais dans un fiacre, et j’allais me blottir dans ma logette du théâtre. Ah ! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s’emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu’au lever du rideau, dans l’attente d’une grande solennité.

Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu’il trace au-dessus d’elle, l’âme de Lélio, sa grande âme de tragédien et de poète, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l’admiration. J’écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d’Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J’aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l’erreur de la vérité. Lélio n’existait plus pour moi : c’était Rodrigue, c’était Bajazet, c’était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers ; ses douleurs me faisaient répandre avec lui des flots de larmes ; sa mort m’arrachait des cris que j’étais forcée d’étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entractes, je tombais épuisée au fond de ma loge ; j’y restais comme morte, jusqu’il ce que l’aigre ritournelle m’eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme ! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à ses pieds.

Et pourtant, quoiqu’il choquât toutes les idées revues, quoiqu’il lui fût impossible de se faire au goût de ce sot public, quoiqu’il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue, quoiqu’il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le forçait d’applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l’on ne change pas subitement tout l’esprit d’un siècle ; mais quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques ; il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et en sortant on se regardait tout étonné d’avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion ; je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l’appelais avec folie ; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

D’autres fois on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J’étais violemment tentée d’aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

Un soir que je sortais par le passage dérobé où j’étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. La machiniste lui ôta son chapeau en lui disant : – Bonsoir, monsieur Lélio. Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et, sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement c’était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.