La morale appliquée à la politique - Étienne de Jouy - E-Book

La morale appliquée à la politique E-Book

Étienne de Jouy

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Extrait : "La morale est l'art de bien vivre ; c'est la science pratique des devoirs ; elle enseigne à opposer la raison aux passions, le courage à la fortune, la nature aux coutumes; à se conformer, dans ses actions, à ce qui est juste et honnête, après avoir établi en principe que tout ce qui n'est pas juste et honnête ne saurait être utile."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335091816

©Ligaran 2015

La politique injuste est mère de toutes les injustices et de tous les crimes des hommes.

POLYBE.

À MONSIEUR LE COMTE

BOISSY-D’ANGLAS,

PAIR DE FRANCE,

MEMBRE DE L’INSTITUT, ETC

Monsieur et très illustre Confrère,

 

C’est sans votre agrément que je place votre nom en tête de cet ouvrage. En sollicitant cette faveur, que j’aurais sans doute obtenue de votre amitié, je me serais imposé des obligations dont j’ai voulu m’affranchir : votre modestie eût gêné mon langage, je n’aurais pas été le maître de me rendre, en ce moment, l’interprète de l’opinion publique, et d’exprimer sans réserve tous les sentiments dont vous m’avez pénétré.

Si la flatterie est un présent, l’éloge mérité est une dette, et la reconnaissance contemporaine ne doit pas craindre de parler le langage de la postérité. Ne lui laissons donc que le soin de fixer votre rang dans le petit nombre des hommes à qui il a été donné, comme à vous, de lutter pendant trente ans contre les excès d’une révolution terrible, sans déroger un moment aux principes éternels de la philosophie et de la liberté, où elle avait pris sa source.

Ami du sage et vertueux Malesherbes, vous avez continué ce grand homme au milieu des tempêtes civiles où il a trouvé une mort si funeste et si glorieuse. Vous partagerez avec lui l’immortalité de la sagesse et de la vertu, la seule qui n’ait rien à craindre du jugement de l’histoire.

Élevé plusieurs fois au pouvoir, sous l’influence des partis dont vous n’avez jamais accepté la loi, vous n’avez point oublié que le bien public est le seul but d’une ambition louable, et que les plus nobles pensées ne sont que de beaux rêves aux yeux des hommes, si elles ne sont mises en actions.

Dans cette affreuse journée du 1er prairial, dont je m’honore d’avoir partagé les périls, vous avez réalisé la sublime fiction d’Horace, en offrant au monde le modèle achevé de l’homme juste et fort, que les fureurs de la multitude et les poignards de la tyrannie ont trouvé inébranlable au poste de l’honneur, et auquel la crainte de la mort, d’une mort horrible, mille fois présente à ses yeux, n’a pu arracher un seul mot où le crime triomphant n’ait entendu sa condamnation.

Vous réunissez en vous la triple qualité de législateur, d’homme d’État, et d’homme de lettres ; et dans chacune de ces nobles fonctions, où vous vous êtes illustré, vous avez pris la morale pour base de votre conduite, de vos ouvrages, et de vos discours ; elle respire dans cet admirable rapport sur ta situation politique de l’Europe, que l’assemblée accueillit avec enthousiasme, et dont elle ordonna l’impression et la traduction dans toutes les langues ; dans cette patriotique harangue où vous demandez des statues pour les grands hommesqui honorent la France ; dans ces discours éloquents où vous vous élevez avec une si profonde indignation contre les jeux et la loterie ; où vous avez combattu si généreusement en faveur de la liberté de la presse et de la liberté des cultes.

Tant de travaux politiques, qui tiennent une si grande place dans votre vie, ne vous ont point détourné de la carrière des lettres, et plusieurs ouvrages, dignes de la postérité, ont marqué votre place dans cet institut qui s’honore de compter parmi ses membres l’auteur de l’Essai sur les fêtes nationales, de l’État de la France, présent et avenir, et des Recherches sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes.

C’est à vous que l’histoire appliquera sans hésiter cet éloge que le cardinal de Retz fait de lui-même avec si peu de vérité :

« Dans les mauvais temps il n’a pas abandonné la patrie ; dans les bons il n’a eu d’autre intérêt que celui de la France ; dans les désespérés il n’a jamais cédé à la crainte. »

En plaçant mon ouvrage sous la protection d’un grand citoyen, dont la vie sans tache, uniforme dans sa dignité, féconde pour la patrie, pour la gloire et pour les lettres, offre le modèle des talents et des vertus qui peuvent seuls réconcilier la morale à la politique, je donne à mes lecteurs un garant irréfragable de la pureté de mes intentions et de la fermeté de mes principes.

Je suis avec respect,

 

Monsieur le Comte,

Votre affectionné serviteur et confrère,

JOUY.

Discours préliminaire

J’entends répéter chaque jour que la civilisation est parvenue à son plus haut point, que la pensée humaine a tout épuisé, qu’en toutes choses les véritables principes ont été découverts, et cependant l’ouvrage que je publie a pour but de prouver que cette lumière immense, résultat des combinaisons de l’industrie et de la pensée, n’est que l’aurore des destinées humaines, et que la civilisation morale est encore au berceau.

Toutes les vérités reconnues ont été des paradoxes ; celle que je proclame dans cet ouvrage, avec la conviction la plus intime, étonnera l’orgueil de quelques hommes, pleins d’une invincible confiance en leur propre sagesse, d’autant plus opiniâtres dans la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, que leur entêtement prend sa source dans des erreurs acquises à grands frais de temps et d’éducation.

Les sciences physiques et mathématiques, les arts et l’industrie, ont sans doute fait d’immenses progrès ; mais la civilisation, considérée comme science morale, est demeurée imparfaite. En vain quelques peuples de l’Europe me montreront-ils des palais, des tableaux, des statues ; en vain m’étaleront-ils les prodiges de l’industrie et des arts : c’est à d’autres signes que je puis reconnaître des nations civilisées. Tout le luxe, toute la pompe du génie lui-même, décorent la barbarie, et ne la font pas disparaître.

Montrez-moi vos lois, vos institutions, dirai-je à ces peuples si vains de leurs théâtres et de leurs arcs de triomphe ; apprenez-moi quels principes vous régissent, quelle éducation vous donnez à vos enfants. Je vous demande des actions, vous me présentez des livres ; je vous parle de sentiments, de croyances, et vous m’étalez des doctrines : n’écrivez-vous de si admirables choses que pour vous dispenser d’en faire d’honnêtes ?

Dès qu’un homme s’est trouvé en présence d’un autre homme, les devoirs d’individu à individu ont pris naissance.

Dès que plusieurs hommes se sont rassemblés au bord d’un fleuve pour y élever les cabanes d’une société naissante, cette société s’est imposé des devoirs envers chacun de ses membres ; et chaque individu à son tour a contracté des engagements tacites ou exprimés envers la société souveraine.

Dès que deux ou plusieurs peuplades ont formé des sociétés séparées à des distances plus ou moins rapprochées les unes des autres, ces différentes sociétés ont eu des devoirs à remplir entre elles.

Cette grande machine politique a pour ressort principal la justice ; pour moyen conservateur, le patriotisme ; pour principe de destruction, l’anarchie ou l’arbitraire.

Que l’individu soit juste pour son semblable et pour la société ; que la société soit juste pour l’individu et juste pour les autres sociétés ; voilà le devoir universel : que l’individu tyrannise ou son semblable ou les autres sociétés ; que la société à son tour tyrannise ou l’individu ou les autres sociétés, voilà le crime : enfin, que l’individu se sacrifie pour la société, voilà l’héroïsme.

Telles sont les bases immuables du grand code émané de la justice universelle : ses principes ont leurs échos dans la conscience de tous les hommes ; comment ne pas s’étonner qu’ils aient été jusqu’ici méconnus, et que les peuples qui se vantent de la plus haute civilisation en aient à peine adopté quelques préceptes dans l’habitude des relations civiles et individuelles ?

La nécessité de la justice entre les individus se fait comprendre de tous les esprits, se fait sentir à tous les cœurs ; et cependant ce principe universel, borné dans son application, n’a jamais été suivi dans ses conséquences.

Une justice rigoureuse a été invoquée dans la morale individuelle ; une justice de convention (ce que Pope nommait a crooked justice) a constamment régi les sociétés.

Comble de la honte et de la déraison ! les nations sont demeurées, par rapport les unes aux autres, dans un état de nature sauvage, pendant que les hommes dont elles se composent obéissent à une civilisation plus ou moins perfectionnée. L’injustice gouverne les masses, tandis que les individus sont soumis entre eux à une justice dont l’extrême rigueur est souvent une injure à l’humanité.

L’assassinat est le plus grand des crimes ; et, pour venger le crime, la société se rend coupable d’assassinat.

Elle punit de mort le vol à main armée, c’est-à-dire l’usurpation de la propriété d’autrui ; et, dans le même arrêt, elle ordonne de confisquer, c’est-à-dire d’usurper à son profit le bien du condamné. Les sociétés punissent le vol, et font des conquêtes, c’est-à-dire qu’elles usurpent à leur profit des provinces, des royaumes entiers.

En un mot, le crime n’est réputé crime aux yeux de la loi que lorsqu’il est commis par l’individu au détriment de l’individu : qu’il soit commis par cent mille hommes contre un seul, par un seul contre cent mille, par des peuples contre des peuples, non seulement il est excusé, mais il prend le nom d’héroïsme, d’honneur, ou même de vertu.

Législateurs, écrivains, magistrats, vous tous qui exercez sur vos semblables l’influence réelle et physique du pouvoir, ou l’influence plus noble encore de la persuasion et de la pensée, c’est à vous que j’en appelle de tant d’horribles contradictions : abjurez toute morale, ou reconnaissez une morale universelle.

Osez le dire à la face du monde ; les lois ont été faites dans l’intérêt de la force : c’est elle, c’est ce pouvoir sauvage qui domine encore au sein de la civilisation européenne ; c’est elle qui, sous les traits de la politique, respire dans les actes fallacieux des cabinets : c’est elle qui fait aujourd’hui le droit des Turcs en Grèce, des Anglais aux Indes, comme elle fit jadis le droit des Espagnols en Amérique.

Avant le dix-huitième siècle, aucune voix ne s’était élevée contre le monstre de la politique, auquel des publicistes, et même des philosophes, n’avaient pas craint d’élever des autels. Bacon, le père de la philosophie expérimentale, ce génie doué d’une si prodigieuse sagacité, Bacon n’a pu, dans la retraite scientifique où il a passé ses dernières années, épurer son âme des souillures qu’elle avait contractées dans l’exercice du pouvoir ministériel. Loin de l’idole, il a continué à fléchir le genou devant elle, et n’a pas eu honte de proposer, au nom de la politique, des concessions à la morale des peuples et à la conscience des princes ; le philosophe ne put oublier qu’il avait été grand chancelier d’Angleterre ; du fond de son exil, il ratifiait encore des accommodements entre la justice reconnue et l’injustice nécessaire aux desseins de l’autorité.

Ni Milton, trop peu connu comme publiciste, ni Leibnitz, ni Euler, ni Pascal ; en un mot, aucun des génies mathématiciens qui ont cherché à porter dans le domaine des idées morales la rectitude des sciences exactes, n’ont reconnu ou n’ont osé reconnaître l’identité parfaite qui existe entre la morale des individus et celle des peuples, entre la morale des rois et celle des États entre eux. C’est au dix-huitième siècle qu’était réservé l’honneur de découvrir ou du moins de pressentir cette grande vérité philosophique.

L’éloquent déclamateur Raynal, le fougueux moraliste Diderot, le savant analyste d’Alembert, et l’homme universel, le génie de lumière qui, semblable à l’astre du jour, verse en courant des torrents de clarté, Voltaire, ont indiqué cette source féconde des grandes pensée, et des grandes vertus.

Je ne prétends point nier que la justice, dans le gouvernement et dans les actions des peuples, n’ait trouvé d’éloquents apologistes parmi les anciens. Tite Live a revendiqué les droits de la morale, même au sein de la guerre, et s’élevant à une éloquence digne de Rousseau :

« Tu n’es pas un homme, s’écrie-t-il, tu es une bête féroce, toi qui regardes les droits de la morale comme éteints au milieu des fureurs de la guerre. Truculenta es bellua, non homo, qui in bellis nulla esse jura censes. »

Plutarque, dont le style lâche et prolixe couvre quelquefois une pensée forte et un jugement sain, Plutarque, que Charron a si heureusement comparé à un foyer que la cendre recouvre et conserve, s’est irrité plusieurs fois contre l’immoralité de la politique. Dans son Parallèle d’Alexandre et César, il déclare sans ménagement que la bonne foi est le seul moyen de gouverner les hommes. Dans sa Vie de Pyrrhus, on trouve ce passage, où respire une éloquente et vertueuse indignation :

« Pour certains hommes, qu’est-ce que la paix et la guerre ? une monnaie fausse, frappée au coin des peuples, au profit ou du moins dans les seuls intérêts de quelques individus. Leur guerre est plus désirable que leur paix ; au moins la première est nécessairement franche et ouverte, tandis que l’autre est une guerre couverte, une trêve d’injustices, de crimes et d’horreurs. »

Mes principes sont connus, je n’ai point reculé devant les occasions où il fallait faire une profession de foi politique. Ami de la liberté légale, j’ai parlé, j’ai écrit, j’ai combattu, j’ai versé mon sang pour la conservation des droits que l’homme tient de l’auteur de son être, de ces droits qui sont la base de la morale, que reconnaissent, que prêchent toutes les religions, et que l’Évangile proclame à chaque page. Je conçois cependant que des hommes peuvent de très bonne foi être imbus d’opinions contraires.

Un prince élevé dans le sérail et nourri dans les maximes du despotisme se persuade aisément que Dieu a fait les autres hommes pour être ses esclaves, pour qu’il puisse, selon ses caprices ou ses besoins, leur arracher les richesses qu’ils ont amassées par leurs travaux, les enfants que leur a donnés la nature, la vie qu’ils ont reçue de Dieu. Que ce prince déclare que c’est dans cette faculté que réside la plénitude du pouvoir royal, et que sa volonté est la règle des devoirs de ses sujets ; une telle déclaration, soit qu’elle vienne de Constantinople, de Tunis, ou de Modène, n’a rien qui me paraisse étrange.

Un homme devient ministre après avoir passé sa vie dans des emplois dont les fonctions, affranchies de toute règle, s’exercent dans l’ombre et par des moyens que réprouve la morale ; que ce ministre considère les lois comme un obstacle à l’exercice du pouvoir tel qu’il le conçoit, tel qu’il l’a exercé, et qu’au milieu d’une assemblée législative il déclare qu’il entend gouverner par l’arbitraire, je serai plus affligé que surpris, et je me garderai de mettre en doute sa sincérité ; car rien dans sa conduite antérieure ne me porte à croire qu’il ne pense pas ce qu’il dit.

Des magistrats vieillis dans les habitudes des criminalistes peuvent éprouver le besoin des condamnations et des supplices ; si l’institution des jurés leur déplaît, si la lettre des codes les gêne, s’ils veulent que le juge ait le droit d’interpréter la loi, que les jurés soient transformés en commissaires, et les cours d’assises en prévôtés, ces opinions me semblent l’incontestable conséquence des principes et des habitudes de toute leur vie, et la manifestation de ces principes n’a rien qui m’étonne.

Le fils d’un grand seigneur passe de la cour à l’épiscopat ; s’il se déclare pour les riches et les richesses, s’il prêche les pompes mondaines par la parole et par l’exemple, dois-je en être surpris ?

Les sentiments vrais, s’ils ne sont pas toujours respectables, ont du moins une honorable excuse dans la bonne foi de celui qui les manifeste : mais qu’un Borgia n’atteste le ciel que pour tromper les hommes, et ne fasse de serments que pour les violer ; que les actes du plus inique, du plus capricieux arbitraire soient exécutés au nom des lois, en invoquant d’une voix sacrilège leur majesté violée ; que les proscriptions des Sylla, les assassinats des Jefferies, les massacres judiciaires de 93, aient été proclamés actes de salut et d’équité publique, et placardés sous les noms de sentences et de jugements ; que les ministres d’un Dieu dont le royaume n’est pas de ce monde réclament une part dans l’autorité, et négligent les affaires du ciel pour celles de la terre ; qu’ils prêchent l’humilité sous une mitre rehaussée de perles et de diamants ; voilà ce qui indigne et soulève les âmes les plus calmes, les cœurs les plus stoïques. La franchise est l’attribut de la force ; la sincérité orne toutes les vertus, et ne dépare pas même tous les vices. Il y a jusque dans l’audace du crime, qui marche la poitrine découverte et la tête haute, je ne sais quelle élévation qui impose. Mais le perfide qui, sous des semblants d’amitié, sous le manteau de la justice, cache le poignard dont il veut vous percer le sein ; mais le lâche qui ne vous convie à ses banquets que pour verser dans votre coupe un breuvage empoisonné, quels sentiments peuvent-ils inspirer, sinon l’horreur et le mépris ?

Concluons : dans l’homme public comme dans l’homme privé, dans l’État comme dans la famille, dans la politique comme dans la société, l’hypocrisie est le plus odieux de tous les vices.

L’ouvrage que je publie n’est que le corollaire de cette proposition : Il existe une morale universelle qui a son siège dans la conscience de l’homme ; donc elle régit par les mêmes lois les individus et les sociétés.

Pour arriver à la démonstration de cette vérité philosophique, je n’ai employé que des formules connues, et je ne prétends à la gloire d’aucune découverte. Dans tous les temps, dans tous les pays, les philosophes qui ont tenu école de vertu, de morale et de raisonnement, ont proclamé, séparément, quelqu’un des principes contenus dans mon livre. Aristote, dans sa Politique, a fait ressortir la nécessité de la justice. Platon et Thomas More (que l’on s’obstine à appeler Morus) ont fondé, sur la base d’une raison absolue, des états chimériques, où ils ne tiennent aucun compte des résistances et des passions humaines.

Socrate enseigna la sagesse aux peuples et à leurs chefs ; et l’on ne peut douter que ces anciens qui mouraient aux Thermopyles, qui élevaient des statues au juste Aristide, n’aient honoré la justice et la morale comme des vertus publiques.

Mais Aristide exilé, Socrate buvant la ciguë, les mensonges de tant d’oracles, l’immoralité de tant d’institutions, et entre autres de l’esclavage personnel, sont des preuves malheureusement irrécusables de la fausseté des doctrines politiques des gouvernements anciens.

Chez les modernes, les mêmes vices, plus habilement dissimulés, n’ont pas été rachetés par d’aussi hautes vertus.

Les hommes, si fiers de leurs lumières nouvelles, ne voient pas que la vérité tourne comme un phare mobile, qu’ils l’ont point encore vue en face, dans sa pureté, dans son étendue.

Fra Paolo a réclamé contre les usurpations de la cour de Rome ; Swift et les anglicans ont fait sentir le ridicule qui s’était peu à peu glissé avec l’arbitraire au sein d’une religion divine. Bodin le politique a réclamé en faveur de la tolérance. Boccalini a donné aux gouvernements des leçons fortes et détournées ; et Machiavel a si malheureusement trompé le pouvoir et le monde, que pendant longtemps ses cruelles ironies ont passé pour des préceptes. Grotius, Puffendorf, en réclamant quelques-uns des droits du genre humain, ont été si prodigues de ménagements envers la puissance, qu’il leur arrive souvent de fournir des objections contre la justice et la morale universelles, dont ils adoptent le principe.

Tous ces publicistes, en sacrifiant à la vérité, rendaient en même temps hommage au mensonge, et souillaient leurs plus belles pages d’indignes concessions à l’arbitraire. S’ils accusent l’injustice qui blesse leurs intérêts, ils préconisent celle qui flatte leurs préjugés. L’épouvantable sarcasme de Machiavel, en prouvant trop, ne prouve rien. Bodin, si sévère dans sa doctrine républicaine, est injuste dans tout ce qui concerne les intérêts respectifs des nations.

Rabelais, Arétin, Barclai, bouffons plus ou moins spirituels, plus ou moins cyniques, attaquaient les ridicules jusque sur l’autel, jusque sur le trône ; mais, sans principes, sans doctrine, sans but ; ils ont fait au hasard la guerre à quelques erreurs, à quelques préjugés, et n’ont établi aucune vérité fondamentale.

Ni Balthazar Gracian, symétrique et pompeux précepteur des usages de la cour, ni Amelot de La Houssaye, politique équivoque et pédantesque, ni Bayle, analyste indifférent des opinions humaines, n’ont eu la pensée de donner à la politique la morale pour base. Aucun écrivain ne s’est occupé de réunir tant de vérités partielles en un corps de doctrine, et de rassembler tant de rayons épars en un seul foyer, pour en illuminer, suivant la comparaison de Bacon, le temple de la morale et de la politique. S’il m’est permis de suivre la noble métaphore de cet esprit original, je dirai que tous ont porté la lumière dans les coins et dans les détours de l’édifice, mais qu’aucun n’a élevé son flambeau sous la voûte et dans le sanctuaire. C’est de là seulement que la clarté pourra s’étendre sur les idoles, et faire évanouir les prestiges, les erreurs et les horreurs qui les environnent.

Toute politique qui n’est point fondée sur la morale est une science de mensonge et de déception : cette vérité éternelle, immuable, est digne d’être offerte à la méditation des peuples et des rois ; c’est par elle que s’accomplira la vieille prédiction du seul monarque auquel la postérité ait conservé le titre de divin que lui donnaient ses sujets ; la philosophie montera un jour sur le trône du monde.

Première partie
LIVRE PREMIERDe la morale en général
CHAPITRE PREMIEROrigine et nécessité de la morale

La morale est l’art de bien vivre ; c’est la science pratique des devoirs ; elle enseigne à opposer la raison aux passions, le courage à la fortune, la nature aux coutumes ; à se conformer, dans ses actions, à ce qui est juste et honnête, après avoir établi en principe que tout ce qui n’est pas juste et honnête ne saurait être utile.

De toutes les connaissances humaines c’est la plus nécessaire ; le vertueux Socrate y borna son étude ; sa vie et sa mort en prouvent également la sublimité.

On n’a pas encore vu deux individus de notre espèce dont la structure, la conformation et les traits fussent parfaitement semblables : cette prodigieuse diversité est encore plus sensible dans les caractères, car les passions et les facultés intellectuelles de l’homme sont susceptibles d’un plus grand nombre de modifications et de combinaisons que ses organes matériels.

Dès qu’il y a eu réunion de deux hommes, il y a eu division d’intérêts entre eux : leurs appétits n’étaient pas aiguisés précisément à la même heure ; pour eux la veille et le sommeil n’avaient pas une durée égale ; en poursuivant leur proie, l’un, par la rapidité de sa course, était plus prompt à la saisir ; l’autre, par la vigueur de ses membres, était plus sûr de la terrasser : lequel des deux avait le droit naturel de la garder ou de s’en approprier la plus forte part ? Cette question s’éleva chaque fois que les besoins furent mis aux prises avec les moyens de les satisfaire. Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait, en fut la solution, et la première règle de la morale fut posée.

Mais dès longtemps la pratique avait devancé le précepte, et le sentiment interne avait précédé la raison exprimée : empressons-nous clone de confesser cette vérité à la gloire de l’auteur des êtres ; la conscience vient de lui ; tous les principes généreux et conservateurs remontent à cette source sacrée ; la puissance de l’entendement humain ne saurait en créer un seul, et les plus hautes conceptions des législateurs religieux, comme des législateurs politiques, ne sont que l’observation approfondie d’inclinations naturelles et de penchants innés au cœur de l’homme.

La conscience est dans l’homme l’instinct moral de sa conservation : il faut donc l’avouer, c’est sur l’amour de soi, sur ce moi qui déplaisait tant à Pascal, que toute morale est fondée. Est-il besoin de dire que cet amour de soi, auquel je donne une origine céleste, et d’où je fais découler les plus beaux sentiments de l’humanité, n’a rien de commun avec cet odieux égoïsme contre lequel s’élève, avec tant de raison, l’auteur des Pensées, et qu’il ne saurait être confondu avec cet amour-propre que l’auteur des Maximes s’est amusé à reproduire sous les formes élégantes, mais stériles, des hommes de cour pour lesquels il écrivait ? La Rochefoucauld juge le cœur humain d’après celui des courtisans ; il prend l’ouvrage des passions, combinées dans une société corrompue, pour l’ouvrage de la nature. On le croirait convaincu que c’est après avoir créé les grands seigneurs que Dieu se reposa.

L’amour de soi, principe de la morale universelle, est ce sentiment qui ramène sans cesse l’homme sur lui-même, qui le fait rentrer dans son propre cœur lorsqu’il interroge la douleur d’autrui, qui le porte à compatir aux maux qu’il a soufferts ou qu’il peut éprouver un jour : c’est cette bienfaisance intéressée qui lui prescrit enfin de faire pour autrui ce qu’il voudrait que l’on fît pour lui-même. La perfection de l’amour de soi est donc aussi celle de la morale : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait, voilà LA JUSTICE ; fais pour autrui ce que tu voudrais qu’on fît pour toi-même, voilà LA VERTU.

CHAPITRE IILa morale est une science positive

« Il est vraisemblable, a dit un philosophe du dix-huitième siècle, que si les hommes voulaient s’appliquer à la recherche des vérités morales, selon les mêmes méthodes et avec la même application qu’ils cherchent les vérités mathématiques, ils les trouveraient avec la même facilité. »

En effet, la morale est une science positive ; elle a ses axiomes, ses aphorismes, ses définitions, ses expériences ; et ses problèmes sont susceptibles de démonstrations aussi rigoureuses que ceux des sciences exactes.

Les axiomes sont des vérités démontrées par le seul fait de leur énonciation. Quelle autre science en fournit un plus grand nombre que la morale ? Je citerai ceux dont l’évidence est à la portée de tous les esprits, et sert de fondement à la morale universelle ; je les emprunte aux législateurs des différents peuples de la terre.

Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait.

Fais pour autrui ce que tu voudrais que l’on fît pour toi.

Connais-toi toi-même.

Veux-tu savoir si une action est bonne ou mauvaise, demande-toi ce qu’il arriverait si chacun en faisait autant.

Il n’y a d’honnête que ce qui est utile ; il n’y a d’utile que ce qui est juste.

Ce ne sont point les choses qui troublent les hommes, ce sont les opinions qu’ils s’en forment et les préjugés qu’ils y attachent.

On est toujours le maître de ce que l’on veut, lorsqu’on ne veut que ce qui est juste.

Celui qui le matin a écouté la voix de la vertu peut mourir le soir ; il ne se repentira pas d’avoir vécu.

Celui qui persécute un homme de bien fait la guerre au ciel.

Il est facile d’obéir à la sagesse, elle ne commande rien d’impossible.

Il y a trois choses que le sage doit révérer avant tout les lois, le malheur, et les paroles des gens de bien.

La chose la plus nécessaire à apprendre, c’est d’oublier le mal.

Le juste seul entre tous les hommes vit sans trouble et sans remords.

Il faut avoir un principe d’évidence auquel se rapportent nos jugements ; ce principe est dans la conscience.

Si vous ne rapportez tout à ce tribunal, vos actions contrarieront vos raisonnements.

Le droit n’est autre chose que l’utilité reconnue de la justice.

Le but de la société est le bonheur commun.

CHAPITRE IIIUniversalité de la morale

Toutes les sectes sont différentes, a dit Voltaire, parce qu’elles viennent des hommes ; la morale est partout la même, parce qu’elle vient du ciel.

D’un bout du monde à l’autre elle parle, elle crie :
Adore un Dieu, sois juste, et chéris ta patrie.

Les lois de cette science divine sont nées avec la société, c’est-à-dire avec la famille, et par conséquent avec l’homme dont la nature est essentiellement sociale.

On peut mettre en doute si la pensée des dogmes religieux avait précédé dans le cœur de l’homme les principes de la morale, ou si plutôt ils n’en avaient pas été la conséquence.

À ne consulter que la raison humaine, tout porte à croire qu’après avoir reconnu que la morale est la loi naturelle, qu’elle est le lien du faisceau social, les premiers législateurs ont senti la nécessité de rendre ce lien plus fort, plus sacré, en le faisant remonter directement de l’homme à Dieu par la religion.

Les religions les plus extravagantes ont longtemps régné sur la terre ; une grande partie du monde est encore livrée au culte des idoles et des fétiches. Au temps où la Grèce recevait des leçons de Socrate, de Platon, de Zénon, et d’Aristote, des prêtres prêchaient au peuple le plus éclairé de l’univers une Vénus impudique, un Jupiter incestueux, un Mercure dieu des voleurs ; et ces prêtres, plus puissants, plus respectés que les philosophes, les faisaient condamner au bannissement quand ils ne parvenaient pas à leur faire boire la ciguë. Mais la morale est la même dans tous les temps, et chez tous les peuples : pure, uniforme comme la lumière céleste dont elle émane, aucune erreur ne se mêle aux vérités éternelles qu’elle annonce ; jamais professeur d’une morale corrompue ne pourrait impunément en tenir école. Qu’un homme osât paraître sur la place publique pour enseigner

Qu’il est beau, qu’il est doux, d’accabler l’innocence,
De déchirer le sein qui nous donna naissance ;

s’il n’était pas lapidé pour prix d’un pareil discours, c’est que la raison de son auditoire aurait promptement jugé du dérangement de la sienne, et qu’il y a tel crime où l’on ne peut voir qu’un acte de démence.

L’orateur chrétien nous dit : Le Créateur s’est communiqué à la créature ; la religion a été révélée ; donc elle a précédé la morale, donc elle est le principe et non la conséquence. Cette argumentation est celle de la foi ; et tel est mon respect pour elle, que je craindrais d’employer, dans une discussion de cette nature, toutes les raisons qui se présentent en foule à l’appui de l’opinion contraire.

Ainsi donc, sans oser affirmer, avec Addisson, « que la morale l’emporte sur le dogme, par cela qu’elle est plus certaine et plus utile au monde, » je me borne à dire qu’elle est plus ancienne, parce qu’elle règle les rapports des hommes entre eux, lesquels ont dû précéder ceux que le dogme établit entre Dieu et les hommes.

CHAPITRE IVUnion de la morale et de la religion

D’humbles orgueilleux trouveront peut-être que c’est rabaisser la morale que d’en chercher le principe dans la conscience, et de ne pas lui donner pour fondements les dogmes religieux. Je n’examine pas si la proposition contraire ne serait pas plus vraie, et si ces dogmes ne sont pas plutôt la conséquence que le principe de la morale ; il me suffira, pour prévenir toute fausse interprétation de ma pensée, de l’exprimer tout entière.

L’immortalité de l’âme, l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur, sont à mes yeux le premier besoin de la condition humaine ; mais ces vérités, fussent-elles moins profondément gravées dans mon esprit et dans mon cœur, n’en seraient pas moins la base d’un système de morale où j’établis que les inspirations de la conscience sont d’essence purement divine.

Le mot religion exprime et définit en même temps cette pensée ; il nous vient du latin religare, lier, attacher : le législateur religieux a donc voulu, en réunissant le dogme et la morale, attacher la terre au ciel, et la créature au créateur.

L’ancienne loi se contentait de dire à l’homme : Si tu fais bien, tu seras comblé de biens ; si tu fais mal, tu seras accablé de maux sur la terre. La loi nouvelle a étendu à une autre vie l’empire de l’espérance et de la crainte ; mais ni l’une ni l’autre n’a dit : Sois juste, aime et sers ton prochain, afin que les autres soient heureux, mais afin que tu sois heureux toi-même, et que tu vives longuement. La loi morale ne tient pas un langage différent ; et si quelquefois elle impose à ses sujets des sacrifices plus grands que la récompense, elle impose aussi à la désobéissance une peine plus douloureuse que le sacrifice : ainsi, d’après la loi divine et la loi naturelle, l’objet et le but des actions de l’homme, c’est l’homme lui-même : ses affections, ses sentiments, nés de l’amour de soi, s’étendent de l’individu à la famille, de la famille à la patrie, de la patrie au genre humain. L’erreur de la plupart des philosophes est d’avoir interverti cet ordre naturel, les uns dans l’espoir de grandir l’homme à ses propres yeux, les autres dans l’impuissance d’accorder, avec un principe qui semble tout personnel, les devoirs de l’existence sociale : ceux-là n’ont pas vu qu’en donnant au spectre humain des proportions outre nature, ils en détruisaient l’ensemble ; ceux-ci ont cru trouver l’homme primitif dans l’individu isolé, et n’ont pas assez réfléchi que l’association est l’état naturel de l’homme, et qu’il apporte en naissant l’instinct nécessaire à l’établissement et à la conservation de cette société, hors de laquelle il n’y a pas pour lui d’existence.

Cette chaîne n’existait pas pour les anciens. Cicéron, dans son traité des Devoirs, établit sur les bases de cette philosophie stoïcienne (où Montesquieu voyait le plus haut degré de la sagesse humaine) ; Cicéron, dis-je, établit des principes de morale qui ne diffèrent de ceux de l’Évangile qu’en cela seulement qu’il les présente indépendants de toute croyance religieuse.

Un grand écrivain a dit : « Cultiver la vertu, regarder toute superstition avec horreur ou avec pitié, c’est être philosophe, c’est être religieux. »

Adorer la cause première et finale qui se manifeste dans toute la nature ; croire que l’être intelligent qui fait le bien et évite le mal, dont il a le sentiment inné, se conforme à la volonté de l’éternel créateur ; que toute action aura son châtiment ou sa récompense, c’est penser en homme religieux : n’est-ce pas aussi penser en philosophe ?

La morale sans la foi ne cesse pas d’être la morale ; mais, sans la morale, qu’est-ce que la foi ? Vous croyez, dites-vous ; mais voyons d’abord ce que vous faites ; car enfin, que m’importe votre croyance, si vos œuvres ne sont pas d’accord avec la justice éternelle ? Dans la morale, je ne sépare pas le précepte de la pratique, la règle de la conduite, et le commandement de l’exécution.

CHAPITRE VObjet et but de la morale

La science morale a pour objet trois sortes de vertus, les vertus d’instinct ou naturelles, les vertus de devoir ou sociales, et enfin les vertus publiques, plus spécialement à l’usage de ceux qui gouvernent.

Je me propose de parler plus particulièrement de ces dernières, ce qui me conduira nécessairement à parler des vices qui leur sont opposés. J’examinerai s’il est vrai, comme l’ont soutenu les Machiavel, les Hobbes, et même les Grotius, qu’il y ait une morale particulière à l’usage des hommes publics ; s’il est vrai qu’une action contraire à l’honneur, à la probité d’un simple citoyen, puisse être conforme à l’honneur, à la probité du prince ou du magistrat ; si la morale, égale pour tous dans ses préceptes, n’impose pas des devoirs plus austères à ceux qui donnent l’exemple qu’à ceux qui le reçoivent.

Décidé à dire sans amertume, mais aussi sans complaisance, ce que je crois être la vérité, je crains de me trouver bien loin des idées et des routes connues ; d’avoir quelquefois à tenir un langage qui paraîtra téméraire, non parce qu’il sera violent, mais parce qu’il sera nouveau ; car c’est principalement de la morale dans les hommes et dans les emplois publics que je me propose de traiter dans cet ouvrage.

Je proteste d’avance contre toute fausse application, contre toute induction maligne ou de mauvaise foi que l’on pourrait tirer de l’exposition du plan que je viens d’exposer : même en citant des faits historiques, même en traçant des tableaux et des portraits d’après nature, ce n’est point un pays, un peuple, une cour, un gouvernement en particulier, c’est encore moins tel ou tel individu que je me propose de peindre ; je ne puis avoir d’autre intention que de placer dans un cadre sans limites l’homme de tous les temps, de tous les lieux, dans les diverses positions de la vie sociale ; de l’observer dans les changements, dans les modifications que le gouvernement et l’éducation apportent à ses mœurs, et d’arriver à la démonstration de cette vérité obscurcie depuis trop longtemps : Sans morale point de politique.

Sans doute il est des hommes qui ne peuvent entendre nommer un vice sans retourner la tête ; mais alors, en s’accusant eux-mêmes, ne doivent-ils pas perdre le droit de crier à la calomnie ?

Déterminé, je le répète, à laisser les hommes pour ne m’occuper que des choses ; à prendre au hasard mes exemples dans le vaste champ de l’histoire, sans acception de temps et de lieux, à ne donner pour limites à ma pensée que celles de l’état social, je ne dois pas avoir à craindre, dans cette sphère toute métaphysique, de blesser les intérêts du moment, et de heurter de front les passions contemporaines.

LIVRE IILa religion considérée dans ses rapports avec la morale
CHAPITRE PREMIERObservations préliminaires

Montesquieu n’a considéré les religions que sous le rapport du bien que l’on en tire dans l’état civil ; moi, je ne les examine que dans leur rapport avec la morale. Des hommes qui se sont arrogé le droit de commander la croyance, pour se débarrasser du soin de convaincre, n’hésiteront pas à déclarer qu’une telle recherche est dangereuse. Mais à qui, mais dans quelles circonstances la morale peut-elle être nuisible ?

La vraie religion, c’est-à-dire l’Évangile, étant le code le plus complet de la morale universelle, si mes opinions diffèrent souvent de celles des théologiens, elles seront toujours d’accord avec les maximes de ce livre divin.

Le plus terrible des théologiens de l’église mahométane, cet Omar, qui argumentait avec le sabre, a dit : « Tout ce qui est vrai est dans le Coran ; donc tout ce qui n’est pas dans le Coran est erreur et mensonge. » Et d’après ce beau raisonnement, il fit mettre le feu à la bibliothèque d’Alexandrie.

Il ne manque aux théologiens de notre âge que la puissance d’Omar pour livrer aux flammes tous les ouvrages des philosophes moralistes. Sans doute, les théologiens ont beaucoup écrit sur la grâce, sur le péché, sur les conciles, sur les papes, sur l’autorité de l’Église et le droit canonique, et pourtant ils n’ont pas tout dit ; on leur reproche d’avoir souvent négligé la morale. Je rechercherai bientôt la cause de cette négligence, que l’objet de mon livre est de réparer.

CHAPITRE IIDe la divinité

L’esprit de l’homme est placé entre deux incompréhensibilités : une intelligence éternelle et créatrice de la matière ; une matière dépourvue de toute intelligence qui aurait établi l’ordre, et créé ses propres lois. Ne pouvant rejeter lune sans admettre l’autre, et forcé d’opter, tout être intelligent se décidera pour la cause intelligente dont il sent en soi une faible émanation ; car la douleur et le plaisir prouvent moins l’existence que la réflexion et la pensée. « Je pense, donc je suis, » dit Descartes.

Le plus grand ennemi de toutes les superstitions, le fléau des fanatiques et des hypocrites, Voltaire a renfermé dans un vers le résumé de la sagesse humaine :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

L’esprit de l’homme ne peut ni définir ni comprendre la Divinité ; mais comprend-il mieux l’infini, et cependant peut-il le nier ? Quelque grand que soit un nombre, d’autres nombres peuvent y être ajoutés ; quelque petite que soit une fraction de la matière, elle peut être encore divisée en fractions plus petites. L’imagination la plus vaste n’embrasse pas des temps, des espaces sans limites, et ne comprend pas davantage les limites de l’espace et de la durée.

Ce que la pensée de l’homme peut concevoir de la Divinité fut écrit sur le frontispice du temple de Sais : Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera.

Dieu se manifeste par ses œuvres.

Cœli enarrant gloriam Dei.

L’homme le connaît moins par la vie et les biens qu’il en reçoit, que par le sentiment du juste et de l’injuste qui est au fond de son cœur.

Le caractère de la justice est de récompenser et de punir selon les œuvres. La raison dit, et le sentiment intime confirme que Dieu doit récompenser les bons et punir les méchants, dans ce monde ou dans un autre.

Mais la vie est courte et le triomphe des méchants est souvent bien long : ils semblent heureux sur la terre, car les douleurs de l’âme et les tortures des remords sont secrètes, tandis que les richesses et les honneurs éclatent au-dehors. Il y aura donc une autre vie, un autre monde où la justice céleste attend et frappera les coupables.

Ces inductions sont naturelles ; elles sont la base de la morale, et la morale vient de Dieu ; les hommes ne l’ont pas plus faite qu’ils ne se sont faits, eux-mêmes ; leur corps a, par toute la terre, les mêmes organes, les mêmes besoins, et partout aussi leur conscience a les mêmes inspirations ; partout une voix secrète l’avertit de ce qui est bien et de ce qui est mal.

CHAPITRE IIIDes religions

On peut dire de toutes les religions, excepté pourtant de celle du pays où l’on se trouve, qu’elles sont d’institution humaine : toutes ont eu la raison naturelle pour guide ; mais toutes ont une origine céleste et commune, la morale. La plus conforme aux préceptes de la morale est donc aussi la plus divine. C’est la nôtre.

On a prétendu, contre l’évidence des faits, qu’aucune religion n’a ordonné des choses formellement contraires à la morale.

Les religions qui n’admettent pas le libre arbitre sont, par cela seul, immorales. Pourquoi les peuples soumis au dogme de la fatalité résisteraient-ils aux penchants les plus criminels ? Céder, n’est-ce pas obéir à la loi du destin ? Les Grecs étaient fatalistes : selon eux, les dieux ne se contentaient pas d’enchaîner les évènements, ils poussaient les hommes au crime ; parmi eux les criminels excitaient la terreur et la pitié, et non l’horreur et le mépris.

Dans les temples, sur le rivage, sur la place publique, la prostitution fut ordonnée, fut offerte comme un acte de religion et de respect envers les dieux.

Ces dieux eux-mêmes, sujets aux passions et aux vices, étaient devenus l’objet de la censure des philosophes et des railleries des poètes. Aristophane livrait aux risées des habitants de l’Attique Mercure, Mars, Vénus, Junon, et n’épargnait pas même Jupiter le maître des dieux.

Les Romains eurent des dieux une idée plus juste : ils jugèrent qu’il était de la nature divine de faire du bien aux hommes ; et, pour les honorer, ils élevèrent des autels à la concorde, à la liberté, à la paix, au courage, à la pitié, regardant les vertus comme des divinités dont le cœur de l’homme était le sanctuaire. Rome ne reconnut que des dieux utiles, des dieux justes, des dieux sages, des dieux forts, des dieux dégagés de la matière : ils intervenaient dans toutes les actions des hommes, mais seulement en ce qui était bon et honnête.

Mahomet, dont la religion est la plus répandue sur la terre, enseigna aux adorateurs des étoiles qu’il ne fallait adorer que le Dieu qui les a faites.

Le Dieu des chrétiens n’a ni commencement ni fin ; il est lui-même la fin et le commencement de toutes choses ; il connaît, il voit tout ; nul ne peut le voir et le connaître ; il punit à regret, et comble le juste de biens : la puissance et la bonté, la justice et la miséricorde, sont ses attributs.

Le Dieu de l’Évangile ne reçoit que les hommages de l’esprit et du cœur. Ainsi, presque tous les fondateurs de religions ont borné les devoirs de l’homme envers la Divinité à l’amour pour sa bonté, à la reconnaissance pour ses bienfaits, aux hommages pour sa puissance et sa majesté ; devoirs dont l’accomplissement est facile, et qui n’exige ni aides, ni médiateurs.

CHAPITRE IVDu dogme

Pascal a dit qu’on pouvait présenter à la foi de l’homme des mystères qui fussent au-dessus de son esprit, mais non pas contraires à sa raison. Aucune religion ne doit être contraire à la morale dans ses préceptes, ses maximes, ses commandements, ses dogmes ; et cependant quoi de plus immoral que la plupart des dogmes religieux ? Si l’homme qui, en mourant, se fait jeter dans le Gange est sauvé, qu’importe qu’il ait vécu dans la vertu ou dans le vice ? qu’importe qu’il ait souillé le cours de sa vie par le crime et l’injustice ? s’il meurt au bord du fleuve sacré, n’est-il pas exempt des peines de l’autre vie ? Les bramines versent le fiel dans le cœur du charitable Indou en lui disant : Vous devez haïr les musulmans, non parce qu’ils vous oppriment, mais parce qu’ils mangent de la vache. De son côté, le mufti dit aux croyants : Que les Indiens soient l’objet de votre colère ; traitez-les en ennemis, non parce qu’ils vous font la guerre, mais parce qu’ils mangent du cochon. Chryséis est refusée aux larmes de son père, qui vient la demander, revêtu des ornements sacerdotaux, et Apollon venge l’injure faite à son grand-prêtre, non en punissant l’auteur de ce refus, Agamemnon, le roi des rois, mais en envoyant la peste dans le camp des Grecs, innocents de la violence et de la lubricité du roi d’Argos. David ravit Bethsabée à son époux, fait mourir Urie, et bientôt ses sujets tombent victimes de ce double crime.

Le dogme de l’immortalité de l’âme, des récompenses et des peines dans une autre vie, est celui qui importe le plus à l’homme. Il se retrouve dans presque toutes les religions. Mais dans quelle religion les prêtres ont-ils enseigné que ces châtiments n’atteindraient que les criminels ; que ces récompenses n’attendaient que les hommes qui, durant leur vie, se seraient montrés bons, humains, charitables ? « Souffrez patiemment toutes les injures, tous les maux, toutes les servitudes ; combattez, mourez pour vos maîtres : faites-en des dieux ; prosternez-vous à leur aspect ; invoquez, priez le divin Claude, le divin Domitien, le divin Caracalla ; comblez-nous des biens de ce monde, et vous obtiendrez tous ceux de l’autre, et vous habiterez les Champs Élyséens. » Tel était le langage du flamine.

CHAPITRE VDes miracles

Dieu s’est manifesté aux hommes par ses bienfaits, par l’existence des êtres, par le miracle de la création. Les prêtres, en s’interposant entre l’homme et la divinité, ont voulu justifier et sanctionner leur mission en faisant aussi des miracles. Imitateurs des ministres des rois, ils ont fait agir, ils ont fait parler les dieux. Le feu du ciel, les vapeurs de la terre, les secrets de la physique sont devenus des éléments d’impostures. Le prêtre d’Isis s’est glissé en rampant et par un escalier secret dans la statue de la déesse, et lui a prêté sa voix. Un long tuyau, caché dans un bois épais et aboutissant au fétiche de Zemès, a servi au butios (prêtre américain) pour faire parler sa grossière idole. Le prêtre de Samothrace, le bonze de la Chine, le magicien Scandinave, ont vendu aux navigateurs des vents favorables. D’autres prêtres vendent la rosée et la pluie. Mais le temps des miracles est passé ; ils ne sont guère connus que par la tradition. On l’a déjà observé, ce sont les pères, les ancêtres, qui les ont vus ; la génération vivante n’en est jamais témoin. Les ténèbres et la barbarie sont favorables au merveilleux. Il ne s’opère plus de prodiges chez les nations éclairées, et le prince de Hohenlohe est venu trop tard.

CHAPITRE VIDes sacrifices

Les miracles ont trouvé des incrédules, même dans les temps les plus favorables aux illusions et aux superstitions ; et comme la raison de quelques hommes supérieurs pouvait, en dissipant l’erreur générale, saper l’imposture par sa base, la terreur imposa silence au doute. Croire ou se taire devint la loi générale des nations. Les prêtres firent admettre cette sanglante maxime, que tout est permis quand il s’agit de l’honneur des dieux : ils se sont établis juges de ce qui pouvait blesser cet honneur ; ils ont décidé par quels sacrifices il convenait d’honorer la divinité, par quels sacrifices il fallait expier les outrages qui lui étaient faits, par quels sacrifices enfin on pouvait fléchir les dieux irrités, ou obtenir la faveur des dieux bienfaisants.

Au commencement ils se contentèrent des fleurs et des fruits, prémices des champs. Bientôt il leur fallut les prémices des vierges, les prémices de l’hymen ; puis au miel, au lait pur, ils firent succéder le sang des brebis innocentes, du bœuf, compagnon des travaux de l’homme ; puis ils demandèrent pour leurs ministres des biens, des honneurs, puis enfin des vengeances et des victimes humaines. Teutatès et la Diane taurique se montrèrent altérés du sang de l’étranger ; les prêtres de Brama dirent aux Indiens timides et soumis : « L’honneur du dieu Wisnou demande que vous vous fassiez écraser par centaines sous les roues de son char, et que vous fassiez don de vos biens à sa pagode. » Deux jeunes amants, dans leur folle ardeur, profanent le temple de Diane, et tous les ans l’honneur de la déesse fut réparé par le sang de jeunes garçons et de jeunes filles de l’Achaie. Les Koréishites sacrifiaient leurs filles à la déesse Alara ; en Phénicie, à Carthage, des enfants étaient égorgés en l’honneur de Saturne. Le Mexicain pétrit ses idoles avec le sang des veuves, des vierges, et des enfants sacrifiés au dieu Virszlipulzli, qui a reçu de ses prêtres l’offrande de chaque cœur encore palpitant. Cet exécrable honneur des dieux, ou plutôt cet horrible fanatisme des prêtres, commande aux pères d’immoler leurs propres enfants ; Agamemnon sacrifie sa fille ; Lycaon et Idoménée immolent leurs fils.

Eh ! quels autels les fureurs des prêtres souillèrent-elles jamais de plus de sang et de victimes que ceux du Dieu de charité, de paix et de miséricorde des chrétiens ? C’est au milieu des flammes que trois cent mille victimes de l’inquisition ont péri par l’ordre des prêtres espagnols et portugais. À l’aspect de cet affreux supplice, auquel assistaient le roi et la reine d’Espagne, une jeune juive de seize ans, que la nature avait parée de ses dons les plus brillants, de ses attraits les plus doux, s’écria : « Grande reine, la présence auguste de votre majesté n’apportera-t-elle aucun changement à mon sort ? songez qu’il s’agit d’une religion que j’ai reçue avec la vie, que j’ai sucée avec le lait de ma mère ; qui fut celle d’Abraham et de Jacob, que vous révérez comme de saints patriarches. Comment suis-je coupable en croyant ce que croyaient Jacob et Abraham ? Et comment mon erreur, si c’en est une, a-t-elle mérité le terrible supplice qui m’attend ? » La reine était jeune, Française, les larmes coulaient de ses yeux ; un regard de l’inquisiteur les refoula jusqu’au fond de son cœur, et y glaça la pitié ; le bûcher dévora sa proie.

Il a fallu les cris, les imprécations des philosophes pendant plus d’un siècle pour disperser ces abominables bûchers. Il a fallu qu’une nation tout entière se levât et renversât l’ancien édifice à l’ombre duquel elle avait vécu pendant douze cents ans, pour empêcher qu’au commencement du dix-neuvième siècle les bourreaux sacrés de l’inquisition ne ressaisissent leurs torches et leurs instruments de tortures.

CHAPITRE VIILes offrandes et la prière

Les prêtres, dans toutes les religions, ont représenté l’Être infini, immuable, impassible, comme un Dieu jaloux, un Dieu colère, vindicatif, inconstant, avare ; ils ont prêché aux peuples que, pour se rendre la divinité favorable, il fallait surcharger ses autels de dons et d’offrandes : le cœur ne peut être innocent si les mains sont vides : tous les crimes sont remis au coupable qui enrichit le temple.

L’ordre de tout l’univers a été réglé à tout jamais par l’éternelle sagesse, par la raison primitive. « Les lois selon lesquelles Dieu a créé le monde sont, dit Montesquieu, celles selon lesquelles le monde se conserve. » Mais les rois de la terre ne sont-ils pas les images vivantes du roi du ciel ? les lois qui émanent de ces dieux terrestres ne changent-elles pas au gré de leurs caprices, des passions des favoris, des maîtresses, des ministres ? N’a-t-on pas vu, dans le cours des siècles, deux ou trois monarques se laisser fléchir par la prière ? Les cris des suppliants n’ont-ils pas quelquefois détourné des arrêts de mort, des ordres d’extermination ? « Faites donc des vœux, adressez des prières au roi du ciel, ont dit les prêtres, et Dieu, se laissant aussi fléchir, dérangera pour vous cet ordre éternel qui nuit à votre existence d’un jour, et à vos désirs d’un moment. Pour vous satisfaire, il intervertira l’ordre des saisons, il suspendra le cours des astres. »

Trompé par ces fallacieuses promesses, l’homme cessa de consulter le guide moral que Dieu lui avait donné : la conscience. Livré à des désirs sans limites, il n’attendit plus de ses vertus et de son travail la fin des maux qu’il endurait ; le bien-être qu’il poursuivait, il espéra l’obtenir par l’oisiveté des prières, par le sacrifice de ce qui lui restait de bien, et souvent par le mal des autres hommes. Après avoir demandé de la pluie pour son champ, il a demandé de la grêle pour le champ de son voisin ; il a prié d’abord pour la conservation de sa vie, de sa fortune, puis il a prié pour hâter la fin de ceux dont il attendait l’héritage. Il a poussé plus loin le blasphème de sa prière : il n’a pas craint d’intéresser le ciel à ses vengeances. Le Galabrois, à la fois superstitieux et féroce, prie la madone d’assurer les coups qu’il se propose de porter à ses ennemis.

Ces espérances criminelles, ces vœux sacrilèges, seraient encore inconnus au cœur de l’homme, si, restant soumis aux lois de la raison, aux règles de la morale évangélique, il eût continué à souffrir avec résignation les maux inévitables, à n’élever sa pensée vers la divinité que pour lui adresser des louanges et des actions de grâces. Le Turc ne demande point à Mahomet de retirer le fléau de la peste, et pourtant la peste se retire. Lorsque la fièvre jaune désole ses belles cités, l’Américain, religieux et philosophe, ne cherche point à fléchir le courroux du ciel par de vaines prières et d’inutiles sacrifices ; il va dans les champs cultives, dans les vastes savanes, respirer un air plus pur et plus libre. Le catholique lui-même ne plante pas des croix nouvelles sur les frontières menacées de l’invasion de la peste ou de la fièvre américaine : il établit des lazarets, des cordons de troupes ; il appelle au secours de ceux que la contagion menace des remèdes et des médecins. Il n’impute pas au courroux du ciel, mais à la marche inconnue des causes naturelles, ce fléau qui frappe également la vieillesse et l’enfance, les pervers et les gens de bien.

CHAPITRE VIIILa tolérance

La charité est le second précepte de la loi des chrétiens ; mais qu’est-ce que la charité sans la tolérance ? Vous secourez le pauvre et le malade, vous tendez la main à l’aveugle, vous le guidez sur la bonne voie : ne soyez donc pas sans compassion, sans miséricorde pour l’aveuglement de l’esprit ! Jeter des malades dans les flammes pour les guérir vous semblerait un acte d’une absurde cruauté ; et vous allumez des bûchers pour y précipiter ceux qui vous semblent affligés des infirmités de l’âme. C’est en vain que l’Évangile crie : Aimez votre prochain comme vous-même. Aimez aussi vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous calomnient, pour ceux mêmes qui vous persécutent. Mahomet dit vainement à ses ministres : Recherchez qui vous chasse, donnez à qui vous ôte, pardonnez à qui vous offense, ne contestez point avec les ignorants, faites du bien à tous. Le mollah fait égorger les Grecs au nom du prophète, et le dominicain brûle les juifs au nom de Jésus. Leur fureur ne s’est pas même arrêtée sur l’étranger ; ils ont anathématisé, persécuté, immolé leurs propres frères pour de légères différences d’opinion, pour des erreurs qui n’intéressaient ni la gloire du ciel, ni le repos de la terre. Le sectateur d’Omar persécute le sectateur d’Ali ; le chrétien catholique est l’ennemi du chrétien protestant, du chrétien grec ; le quaker, dont la charité est égale pour tous, est de tous également méprisé.

Chaque secte se subdivise encore en divers partis, et chaque parti porte au même degré le fanatisme et l’intolérance. Là un homme religieux est brûlé pour avoir dit : L’inégalité de puissance entreles apôtres est une invention humaine qui ne se trouve pas dans l’Évangile. Ici un philosophe périt du même supplice pour avoir écrit : Lame participe de Dieu et de sa substance. Hier la sépulture était refusée à quiconque ne laissait pas en mourant un billet qui attestât que sa dernière confession avait été reçue par un prêtre réfractaire. Aujourd’hui les mêmes refus sont motivés sur d’autres prétextes. La loi autorise, le prêtre défend ; Dieu absout, ses ministres condamnent.

Non seulement les anciens ne souffraient point que l’on manquât de respect aux dieux du pays, mais ils permettaient d’élever des autels à toutes les divinités et même aux dieux inconnus : il n’était permis à personne d’attaquer la croyance d’autrui, mais chacun pouvait rester fidèle à la foi qu’il avait embrassée. Les prêtres d’un dieu respectaient les erreurs des prêtres d’un autre dieu ; les dogmes s’enseignaient, et ne se commandaient pas ; nul ne songeait à rendre sa religion dominante par le fer et le feu.

C’est le démon de l’orgueil, c’est le monstre de l’intérêt, qui ont répandu cette fureur chez les barbares destructeurs des empires d’Orient et d’Occident. Voltaire observe qu’il n’y a point de sectes de géomètres, d’algébristes, d’arithméticiens, parce que toutes les propositions d’arithmétique, d’algèbre et de géométrie sont vraies : il n’y a pas non plus de sectes en morale, parce que toutes les propositions de la morale sont également vraies, également évidentes par toute la terre. La vérité se reconnaît à ce caractère, qu’elle est accessible à tous les esprits et utile à tous les hommes. L’imposture a ensanglanté la terre, elle l’a couverte d’ossements et de ruines ; la vérité, c’est la lumière, elle féconde, elle vivifie. À quel peuple a-t-elle jamais été funeste ? Sans elle il n’y a ni justice ni morale.

CHAPITRE IXLa religion considérée comme moyen politique

Selon M. Pastoret, la religion ne fut pour Sémiramis, comme pour tant d’autres rois, qu’un moyen politique d’affermir sa puissance. « Les prêtres syriens, dit le même auteur, rendaient quelquefois au despotisme crainte pour crainte, et balançaient la menace du pouvoir royal par la menace des dieux. Les augures, la magie, les oracles, servirent tour à tour leur intérêt ou leur puissance. Trompant la crédulité par l’espérance ou la terreur, ils asservissaient toutes les pensées, tous les sentiments, en laissant croire qu’au nom de la divinité ils pouvaient éloigner ou suspendre l’infortune, donner ou ravir le bonheur. Tout ce qui tendait à favoriser un préjugé utile en inspirant le respect, ils en jouissaient : l’éloignement des travaux mécaniques ou serviles, la possession des biens et des honneurs, l’exemption des charges publiques, des fatigues et des périls de la guerre. »

Chez presque toutes les autres nations, les prêtres ont ajouté à ces privilèges l’exemption des devoirs de la paternité et des soins de la famille. Ils ont érigé en vertu la transgression des lois naturelles, et l’ont appelée chasteté. « Le sacerdoce tenait de trop près au ciel, dit encore M. Pastoret (que je me plais à citer dans une question sur laquelle il a jeté tant de lumière), le sacerdoce tenait de trop près au ciel pour remplir les devoirs et payer les tributs de la terre. »