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Extrait : "Suivant une formule chère à son école : M. Bergson est en train de se faire. Nous ne parlons pas ici de sa réputation qui est déjà faite, non seulement en France, mais dans les deux hémisphères, et ne saurait guère s'amplifier davantage."
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Seitenzahl: 555
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335055757
©Ligaran 2015
La Philosophie de M. Bergson se compose de deux parties assez dissemblables : les théories pures et leurs conséquences pratiques.
Les conséquences pratiques qui ébranlent les anciennes thèses classiques de la philosophie spiritualiste sur la vérité absolue des premiers principes de la raison, et par suite sur Dieu, l’âme humaine, l’immortalité, la morale et la religion, sont facilement comprises de la plupart de ses auditeurs ou lecteurs, et c’est à peu près la seule chose qu’ils en retiendront, sur la foi du maître : Magister dixit !
Les théories pures, au contraire, qui doivent préparer et asseoir ces conclusions subversives, sont d’une subtilité si éthérée et si nuageuse, qu’elles pourraient être dites ésotériques. Seuls, les initiés peuvent se flatter d’en pénétrer le sens métaphysique, et encore n’est-il pas sûr qu’ils puissent le saisir bien clairement ni tout y comprendre.
Quant aux profanes – je parle des plus intelligents d’entre eux et des plus exercés aux subtilités de la métaphysique, – ils seront vite déroutés et découragés par une terminologie nouvelle et bizarre, où les mots sont trop souvent détournés des usages reçus, vidés de leur sens naturel, et aussi par des métaphores à jet continu, qui déguisent la pensée bien plus qu’elles ne l’expriment.
C’est à eux que ce travail s’adresse. Ils veulent se rendre compte, vérifier si les conséquences pratiques si graves et si troublantes de la philosophie nouvelle sont bien assises sur des principes solides et incontestables, car, pour eux, l’autorité du maître est le dernier et le plus pauvre des arguments, selon le mot célèbre de saint Thomas : Locus ab auctoritate quæ fundatur super ratione humana, est infirmissimus.
Pour les aider et les guider dans une recherche si délicate et si laborieuse, nous n’aurons rien négligé, ni la lecture annotée et l’étude de tous les ouvrages ou articles de revue de M. Bergson et de ses principaux disciples, ni l’assistance aux cours du Collège de France, ni le commerce avec les initiés.
Que si, malgré ces précautions, nous nous étions encore mépris sur le sens de quelques détails secondaires, notre bonne foi, du moins, serait hors de conteste, et nous nous en consolerions au souvenir de ces discussions passionnées qui ont retenti récemment dans la presse des deux Mondes, sur l’interprétation de certains points obscurs, de la pensée de M. Bergson, et auxquelles son intervention seule a pu mettre fin.
Nous tenions à protester, dès le début, non seulement de notre bonne foi, mais aussi de notre respect sincère pour la personne du maître. Ses manières simples et modestes, où l’on ne sent rien d’un pédantisme si fréquent ni d’un sectarisme à la mode, son ton toujours grave qui semble le plus souvent convaincu, son talent incontestable d’artiste et de virtuose, inspirent plutôt la sympathie. Et si ses doctrines, en ce qu’elles ont de paradoxal et de vraiment sophistique, méritent d’importantes critiques et même une juste sévérité dans le blâme, nous ne prendrons qu’à regret cette attitude, et pour accomplir ce que nous croyons être pour nous un devoir.
Du reste, il n’y a pas que des théories fausses à relever dans cette nouvelle philosophie. Il y a nombre d’idées bonnes et même excellentes que nous serons heureux de mettre en relief et de louer aussi souvent que nous les rencontrerons.
C’est assez dire que ce volume, bien loin d’être ; une œuvre de parti pris ou de polémique personnelle, sera tout au contraire un travail de critique sereine, calme et impartiale, aussi objective qu’il nous sera possible.
Pour en assurer l’objectivité parfaite, nous ne reculerons pas devant le labeur ingrat des citations et des références minutieuses auxquelles on pourra constamment se reporter. De cette façon, quand notre subtil auteur se retranchera derrière la défense banale qu’on ne l’a pas compris, le lecteur pourra lui répliquer : à qui la faute ?… C’est le système philosophique de M. Bergson que nous jugerons d’après les textes authentiques, et nullement ses intentions ni sa pensée intime, encore moins sa pensée définitive, que notre critique ne saurait viser, et réserve expressément.
Nous avions déjà touché à la philosophie de M. Bergson en esquissant les grandes lignes de la Théorie fondamentale de l’Acte et de la Puissance ou du Devenir, mais d’une manière assez indirecte. Nous avions dû mettre alors en parallèle avec les théories de l’école péripatéticienne et thomiste que nous exposions, celles de la philosophie nouvelle. Mais cette critique n’était faite que par occasion, d’une manière accidentelle et très incomplète. Aujourd’hui, nous abordons de front l’œuvre du maître, pour en saisir les détails et l’ensemble, et suivre l’évolution de sa pensée à travers tous les écrits qu’il a publiés depuis sa thèse de 1889.
Cet ouvrage – malgré quelques répétitions nécessaires – ne fera donc pas double emploi avec le premier, qui pourra toujours être consulté utilement par ceux qui aiment les parallèles et les contrastes. Nous y renverrons quelquefois.
Et maintenant, souhaitons à ce petit livre d’aller au loin produire un peu de bien ! Sans doute, il n’a pas la prétention naïve de convertir les Bergsoniens qui récusent les lumières de l’Intelligence, de la Raison et du Sens commun. Ce n’est pas d’arguments dont ces esprits ont besoin, mais de remèdes. Puisse-t-il du moins rassurer les autres, tous ceux qui n’ont pas laissé s’atrophier en eux ces facultés maîtresses de notre nature humaine, et les préserver à jamais d’une telle « catastrophe intérieure ». Et comme ce résultat purement négatif serait insuffisant à asseoir leurs convictions spiritualistes, puisse-t-il les aider à s’orienter vers les lumières si sûres de la Philosophie traditionnelle.
N’obtiendrait-il ce succès qu’auprès de cette nouvelle jeunesse qui se lève – avide de théories lumineuses et fortes, et dédaigneuse de ce qu’elle a déjà nommé une « philosophie des phosphorescences et des velléités », – nous nous estimerions amplement récompensé notre peine !
Suivant une formule chère à son école : M. Bergson est en train de se faire. Nous ne parlons pas ici de sa réputation qui est déjà faite – non seulement en France, mais dans les deux hémisphères – et ne saurait guère s’amplifier davantage. À peu près dès le début de son enseignement à Paris, elle a retenti bruyamment et elle est devenue rapidement mondiale, grâce à une certaine presse et à cette unanimité de réclame mutuelle dont nos adversaires ont le secret, – et qui devraient être pour nous une leçon plus profitable d’union.
Sur la foi de sa renommée, bien des gens se pâment d’admiration à tout ce qui tombe aujourd’hui de ses lèvres ou sort de sa plume. Et je ne parle pas seulement du public féminin qui assiège sa chaire du Collège de France, ni des admirateurs par snobisme, incapables de comprendre le premier mot de théories si subtiles et si obscures, – mais aussi d’hommes de talent et de penseurs sérieux qu’on est surpris de rencontrer dans ce concert d’adulation universelle.
Nous pourrions en citer plusieurs parmi ses collègues de l’Université ou de l’École normale, dont les éloges enthousiastes atteignent à un degré de lyrisme déconcertant.
L’un d’eux, dans un volume que nous avons sous les yeux, écrit qu’il faut classer M. Henri Bergson, non seulement « parmi les très grands philosophes de tous les pays et de tous les temps », – mais encore le proclamer « comme le seul philosophe de premier ordre qu’aient eu la France depuis Descartes, et l’Europe depuis Kant ». Il ajoute expressément que Leibnitz, Malebranche, Spinosa, sont facilement éclipsés, ainsi que Fichte, Schelling et Hégel. Enfin, il conclut pompeusement : « Tel est le rythme de l’histoire des systèmes : de loin en loin, un héros heureux de la pensée s’étant enfoncé très avant dans les profondeurs du réel en ramène au jour de l’intelligence des intuitions merveilleuses, richesse brute que lui-même et des générations après lui s’emploient à élaborer. Avec un Descartes, avec un Kant, M. Bergson, sans aucun doute, est de ces héros-là. »
Après ces dithyrambes, on peut tirer l’échelle et redire avec assurance que la réputation du maître est déjà faite et qu’elle n’est plus à faire.
Le secret de ce succès inouï serait peut-être curieux à rechercher, mais il n’est pas temps encore. Attendons la fin de ce travail pour le mieux comprendre.
En disant que M. Bergson est en train de se faire, je n’ai donc voulu parler que de sa philosophie, qu’il n’a révélée au monde que peu à peu, à travers les hésitations, ou, comme il l’avoue lui-même, « les zigzags d’une doctrine qui se développe, c’est-à-dire qui se perd, se retrouve et se corrige indéfiniment elle-même ».
Encore aujourd’hui est-elle loin d’être complète. Comportera-t-elle une Théodicée, une Morale ? et lesquelles ?… Bien des doutes sont encore permis sur de si graves sujets, et quoiqu’il soit bien délicat et presque téméraire de vouloir décrire le tracé de cette seconde courbe de la pensée bergsonienne, avant qu’elle ait été formée, nous essayerons, à la fin de ce volume, d’en indiquer l’orientation probable – sous toutes réserves, – les effets de l’Évolution créatrice étant toujours « imprévisibles » et sans aucune proportion avec leurs antécédents, d’après M. Bergson.
Au demeurant, ce qui a paru jusqu’à ce jour du nouveau système est déjà considérable, quoique restreint aux faibles dimensions de trois volumes de moyenne étendue et de quelques articles de revues, – sans parler d’un opuscule artistique sur le Rire ou la Signification du comique, que notre point de vue nous permettra de négliger.
Le premier de ces trois volumes, Essai sur les données immédiates de la Conscience, fut sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1889. Nous assistions à cette soutenance avec le regretté Mgr d’Hulst et quelques amis, philosophes de profession, aux yeux desquels le nouveau Docteur se révéla du premier coup comme un penseur original, d’une subtilité infiniment compliquée et nuageuse à la manière de Kant. La seule différence, nous semblait-il, c’est que, dans cette pénombre habituelle de la pensée, brillait parfois, comme un feu d’artifice, l’image, la métaphore à effet, et même le trait d’esprit français : choses inouïes chez le philosophe de Kœnigsberg et tous ses compatriotes.
L’auditoire en était à la fois charmé et déconcerté, lorsqu’un des membres du jury, le vénérable M. Ravaisson – si j’ai bonne mémoire, – interprète peut-être inconscient de cette impression générale, se laissa aller – pour terminer le compliment d’usage – à adresser, avec son fin sourire, cet éloge significatif au candidat : « Je n’ai pas toujours pu vous saisir, mais j’aime à croire, Monsieur, que vous vous êtes compris ! » Aussitôt un murmure unanime d’approbation souligna ce trait qui portait au vif.
La difficulté de comprendre cet ouvrage – comme tous les suivants, du reste – vient sans doute du fond et de la forme, de ce qui y est dit, mais encore plus peut-être de ce qui n’y est point dit, de ce qui est sous-entendu ou dit seulement à demi-mot et au passage, alors que ce serait le plus intéressant et le plus important à connaître.
C’est le cadre et l’orientation qui font défaut. L’auteur semble nous conduire dans une nuit noire, à travers des chemins de traverse étroits et compliqués, sans nous dire où il veut nous mener. Sans doute, notre guide a son secret – du moins on doit lui supposer un secret, – car on ne peut admettre qu’il nous conduise à l’aventure. Mais ce secret, il ne le révèle que peu à peu, et par doses fragmentaires insuffisantes à nous rassurer.
Ainsi, par exemple, dans ce premier volume, son avant-propos nous avertit qu’il va traiter de la liberté psychologique et résoudre – grâce à une nouvelle méthode vaguement indiquée – les difficultés insurmontables soulevées contre elle.
Or, cette « nouvelle méthode » n’est pas sans nous inquiéter quelque peu, car on pressent déjà qu’elle pourrait bien devenir le principal, au lieu d’être l’accessoire, et déborder le sujet annoncé au point de le transformer en un simple épisode.
De fait, après avoir lu et refermé le volume, cette impression persiste et, loin de s’atténuer, redouble. Le malaise produit par l’incertitude du but que l’on poursuit devient plus aigu. La liberté elle-même, annoncée comme sujet principal de cette étude, a passé au second plan. Ce qui domine, c’est la théorie nouvelle du Temps ou de la Durée, qui serait plus exactement le titre de l’ouvrage, car la Liberté n’est plus qu’un simple corollaire. Cette théorie elle-même semble si grosse des conséquences les plus redoutables et les plus imprévues, qu’on pressent qu’elle va devenir la base infiniment subtile et comme la pointe d’aiguille sur laquelle devra se tenir en équilibre la masse imposante de l’édifice futur.
Avant d’examiner la solidité d’un tel fondement, faisons tout de suite connaître au lecteur l’édifice lui-même – au moins dans son plan général et ses plus grandes lignes, – telles qu’elles nous seront exposées par les volumes suivants. Et puisque l’auteur a cru si utile à son jeu de ne le démasquer pleinement qu’à la fin – semblable à ces prestidigitateurs qui n’annoncent leurs tours d’adresse que lorsqu’ils ont réussi, – la critique doit user de la tactique contraire et révéler du premier coup où l’on veut en venir.
Tout d’abord l’auteur a – comme on dit vulgairement – une idée de derrière la tête, qui est sa préoccupation dominante, quoiqu’il n’en dise rien ni dans son avant-propos ni dans le corps de l’ouvrage. C’est à peine s’il nous la laisse entrevoir discrètement dans une allusion finale.
Il s’agit pour lui, comme pour tous ceux qui aspirent à devenir chefs d’école, de faire une grande révolution en philosophie. Et cette révolution, il la fera d’abord contre la tyrannie devenue insupportable du kantisme. Plus tard, lorsqu’il se sentira plus de force et d’audace, ce sera contre la philosophie tout entière, des Éléates et de Platon jusqu’à nos jours, qu’il partira en guerre. Tous les penseurs de l’humanité avant lui avaient, paraît-il, ignoré la méthode à suivre pour découvrir la vérité ; aucun n’avait encore su se placer au véritable point de vue ; aussi n’avaient-ils posé que des « pseudo-problèmes ». En un mot, ils étaient tous intellectualistes, et M. Bergson se proclamera antiintellectualiste.
Cette prétention de supprimer d’un trait de plume l’expérience séculaire de l’humanité, lentement accumulée à travers les âges par les plus grands génies, est d’ailleurs une audace indispensable pour quiconque veut désormais devenir chef d’école. Descartes et Kant avaient donné le ton et agi de même, en faisant table rase du passé, et en ignorant de parti pris « qu’il y eût avant eux des hommes qui aient pensé ».
Le procédé est donc classique : tout novateur commence par renverser ; et c’est le genre où il excelle.
Pour le moment, le nouveau docteur ne rêve encore que de détrôner Kant, en terrassant le kantisme. Kant fut pourtant le maître de sa formation intellectuelle. Aux environs de 1880, lorsqu’il était sur les bancs du lycée Condorcet ou bien sur ceux de l’École normale, la doctrine officielle de l’Alma mater était un kantisme rigoureux, s’en tenant à la Critique de la Raison pure et affectant de dédaigner les amendements et les restaurations de la Raison pratique.
Or ce joug commençait à peser sur les esprits. Les plus jeunes et les plus indépendants aspiraient à le briser, et M. Bergson conçut alors son plan de destruction. Certes, il fallait du courage et de l’audace pour renverser l’idole. M. Bergson aura l’un et l’autre, mais il saura les allier à une prudence consommée. Il gardera fidèlement le secret du complot et n’en fera l’aveu que le jour où l’idole vermoulue sera remplacée par une autre, car – suivant un mot célèbre – on ne détruit que ce que l’on remplace.
Dans le cours de ce premier volume, on trouvera bien des traits acérés contre le kantisme, mais ils ne visent guère que des détails du système. À l’avant-dernière page de la conclusion seulement, il laisse entendre son dessein de s’attaquer au fondement lui-même de ce système qui interdit à l’esprit humain l’entrée dans le domaine du réel et de l’absolu.
« Kant, déclare M. Bergson, a mieux aimé… élever une barrière infranchissable entre le monde des phénomènes, qu’il livre tout entier à notre entendement, et celui des choses en soi, dont il interdit l’entrée. Mais peut-être cette distinction est-elle trop tranchée et cette barrière plus aisée à franchir qu’on ne le suppose. »
Nous verrons bientôt comment M. Bergson espère la franchir aisément, grâce à sa théorie de l’Intuition supra-intellectuelle. Et lorsqu’il aura réussi, ou cru réussir sa savante manœuvre, nous, l’entendrons faire triomphalement cette profession de foi anti-kantiste : « Dans l’absolu nous sommes, nous circulons et vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C’est l’être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie. »
De l’autre côté de l’Océan, fera écho W. James, en traitant dédaigneusement la Critique de la raison pure comme « le plus rare et le plus compliqué de tous les vieux musées de bric-à-brac ». Et cette irrévérence à l’égard du vieux maître déchu ne soulèvera pas, même en France, la moindre protestation indignée. Au contraire, la Revue philosophique avouera, en gémissant, que c’est là « une conclusion à laquelle la presque totalité des philosophes est déjà venue avec éclat ».
Quoi qu’il en soit, dès le début, M. Bergson refuse de respecter l’interdiction fondamentale du maître. Il n’accepte plus sa consigne, et passe outre à ses défenses. Au fond de son cœur, le kantisme a vécu.
Déjà, les premiers disciples de Kant avaient agi de même. Les écoles de Schelling, de Fichte, de Hégel, au lieu de s’abstenir de toute spéculation sur l’absolu, comme d’un fruit défendu, en firent, au contraire, comme on le sait, de véritables débauches.
M. Bergson n’aura qu’à les imiter, à sa manière, dans leur révolte, et il sera applaudi par tous ceux – ils sont nombreux – qui sont fatigués d’entendre répéter que tout n’est pour nous qu’apparence et illusion, et qui ont enfin senti s’aiguiser en eux la faim et la soif du réel et de l’absolu, pendant ces trop longs jours d’abstinence kantienne. Malheureusement, comme la raison pure, si peu comprise et si critiquée par Kant, lui inspire encore la même défiance, il fera la gageure de s’en passer dans ses spéculations, de ne se servir que d’une prétendue intuition esthétique supra-intellectuelle, qui lui permettra de retourner à l’envers les notions les plus essentielles de la raison humaine. Son antiintellectualisme convaincu l’acculera à nous inventer une métaphysique nouvelle à rebours des évidences fondamentales du sens commun.
Ce sens commun lui-même deviendra un organe gênant qu’on finira par amputer. Après s’être incliné devant lui très respectueusement dans une Préface, on ne s’occupera plus de ses perpétuelles protestations, et les enfants terribles de la nouvelle école ne cesseront de nous « mettre en garde contre les illusions de l’évidence vulgaire », contre les notions communes d’intelligibilité, de raison, de vérité, en proclamant audacieusement qu’il n’en faut plus ! Pour eux, le sens commun ne fournit que des recettes pratiques, sans aucune valeur intellectuelle.
L’édifice métaphysique bergsonien sera donc nettement antiintellectualiste, et voici ses principales thèses que nous allons essayer de formuler, – autant toutefois qu’il est possible de préciser et de réduire en formules des assertions extrêmement vagues et fuyantes, ennemies-nées de la précision et de la clarté didactiques.
L’idée mère et la pensée maîtresse de tout le nouveau système est celle du vieil Héraclite : L’être n’est pas, tout est devenir pur, c’est-à-dire perpétuel et intégral changement, en sorte que rien ne demeure le même dans cette fuite perpétuelle de la réalité : Πάντα ξεί ϰαὶ οὐδὲν μένει. Il en donnait la comparaison célèbre : On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ni même une seule fois, puisque tout change sans cesse et dans le fleuve et dans le baigneur, qui ne sont jamais les mêmes.
Or, cette fluidité universelle des êtres, dont la vie est le type premier, d’après M. Bergson, c’est ce qu’il a appelé le Temps ou la Durée pure, et dont il a fait la « substance résistante » ou « l’étoffe » même des choses, s’il est permis toutefois d’appeler de ce nom ce qui est l’inconsistance et la fluidité même.
De cette première négation de l’être, on va voir découler les plus graves conséquences, soit métaphysiques, soit logiques, soit critériologiques.
Au point de vue métaphysique, la catégorie de substance est biffée.
Il n’y a plus que des modes d’être sans être, des attributs sans sujet, des actions sans agent ou des passions sans patient ; ce qui est radicalement inintelligible. Bien plus, les catégories d’accidents ou de modes sont réduites à une seule : le mouvement perpétuel. Qualité, quantité, etc., ne sont et ne peuvent être que des modes de mouvements : ce qui n’est pas moins inintelligible.
Au point de vue logique, si l’être n’est pas, il ne saurait être identique à lui-même, et le principe d’identité ou de non-contradiction est ruiné, entraînant à sa suite la ruine de tous les autres principes de la raison, qui, en dernière analyse, s’appuient tous sur le premier, sur l’impossibilité que l’être et le non-être, le oui et le non soient identiques. Pour la nouvelle école, au contraire, le contradictoire est sans doute impensable – vu la constitution actuelle de notre esprit, – mais nullement impossible. Bien plus, il est le fond même de toute réalité dans la nature, où tout est à la fois lui-même et autre que lui-même, puisque tout y est devenir pur, c’est-à-dire l’hétérogénéité même et la contradiction perpétuelle de l’être et du non-être simultanés.
Cependant nos nouveaux philosophes veulent bien conserver à ces premiers principes de la raison un rôle pratique et tout provisoire. Ainsi, la formule deux et deux font quatre n’exprime aucune vérité absolue et définitive, mais elle reste « commode » et « utile », puisqu’elle réussit, – comme si son utilité pour régler avec mon débiteur n’était pas précisément le fruit de sa vérité mathématique et absolue !
Au point de vue critériologique, les conséquences ne sont pas moins révolutionnaires. Puisque tout est fluent, et qu’il n’y a rien de stable ni en moi ni hors de moi, la pensée abstraite qui nous montre des types fixes, des notions éternelles, des principes immuables et nécessaires, en un mot, des vérités absolues, ne saurait être qu’une faculté mensongère à laquelle nous ne pouvons plus nous fier.
La nouvelle école se proclame donc antiintellectualiste ; elle fulmine contre « les concepts figés, cristallisés et morts, d’où la vie s’est retirée », et contre toutes les combinaisons par induction ou déduction de ces « entités conceptuelles », désormais « vieux jeu » ; elle proclame qu’il faut « renoncer tout à fait au rationnel », suivant la maxime favorite de W. James, – et son moyen consisterait à remplacer l’autorité « périmée » de l’intelligence, soit intuitive, soit discursive, par une autre faculté qu’elle appelle l’intuition, mais qu’elle n’a jamais pu clairement définir. Cette faculté serait comme un sentiment esthétique, une sympathie divinatrice, entièrement libéré du joug de la raison et de la logique. « Au-delà et au-dessus de la logique ! » ou bien : « Vers les profondeurs supra-logiques ! » Telle serait, d’après M. Le Roy, sa véritable devise.
Voilà en quelques traits synthétiques – sur lesquels nous aurons à revenir en détail très longuement – l’esprit de la philosophie nouvelle. Tout son développement futur tient en germe dans ces quelques principes, – si toutefois l’on peut encore parler de principes, après la suppression des premiers principes.
C’est à leur lumière qu’il faut lire les ouvrages de M. Bergson, où tout s’éclaire, si on ne les perd jamais de vue. Tout, disons-nous, ou plutôt presque tout, car il reste encore un petit nombre de paragraphes dans tels et tels chapitres qui semblent des énigmes mystérieuses ou presque indéchiffrables, même pour les plus vieux professeurs de métaphysique. Mais on peut ouvrir le secret des autres et pénétrer leur synthèse, avec un peu de patience, grâce à cette merveilleuse clé.
Nous allons en faire l’expérience, en parcourant ensemble les principaux passages de ces trois volumes. Mais auparavant, une autre remarque générale s’impose. Après avoir parlé du fond, il faut encore parler de la forme dont cette philosophie nouvelle aime à se parer.
Si le lecteur a bien compris combien cette nouvelle métaphysique est au rebours de celle du sens commun, ou, si l’on veut, de celle que M. Bergson lui-même a appelée « la métaphysique naturelle de l’intelligence humaine », il n’aura pas de peine à pressentir que pour la faire accepter de ses lecteurs ou de ses auditeurs, un professeur doit avoir à son service, non seulement un grand talent littéraire, mais encore certains procédés spéciaux, dont il importe de dévoiler les secrets.
D’abord, c’est l’usage constant et l’abus de la métaphore et des images qu’un artiste, un poète, comme lui, sait manier avec une adresse et une originalité consommées, dignes du plus séduisant des prestidigitateurs.
Nous sommes loin du temps où Aristote proscrivait de tout langage philosophique et s’interdisait sévèrement à lui-même l’emploi de la métaphore, cette « maîtresse d’erreur », comme il l’appelait, cette grande et incomparable magicienne qui sait donner au faux un si grand prestige. La vérité n’en a nul besoin et doit savoir s’en passer. Seule, elle peut montrer son visage à découvert, tandis que le faux a toujours besoin d’une parure étrangère et d’un déguisement pour se faire accepter.
Or, si nous assistons aujourd’hui aux cours publics les plus réputés de la nouvelle école, si nous feuilletons ses ouvrages philosophiques à grand succès, nous nous surprenons comme enveloppés par un tourbillon ininterrompu d’images qui rivalisent d’éclat et de charme imprévu. La métaphore a tout envahi, si bien qu’il ne reste plus de place pour la démonstration des thèses. C’est elle qui a remplacé la preuve. On a même érigé en principe que seule elle prouve, en nous donnant l’intuition du réel.
« Qu’on ne s’étonne pas, écrit M. Le Roy, de me voir donner plus de métaphores que de raisonnements : la métaphore est le langage naturel de la métaphysique, pour autant que celle-ci consiste en une vivification de l’inexprimable, en une saisie du supralogique par le dynamisme créateur de l’esprit. » – Eh bien ! Aristote et Platon ont déjà appelé tout cela : σοφίζεσθϰι.
Les exemples abondent. Il suffit d’ouvrir au hasard le volume de l’Évolution créatrice et d’en lire une page pour constater que le culte de la métaphore y est élevé à la hauteur d’un procédé réfléchi d’exposition philosophique.
Ici, c’est la comparaison du cinématographe qui fait paraître continus et fluents des instantanés disjointe et immobiles. Là, c’est l’image du kaléïdoscope qui, dans le continu morcelé et fragmenté, met un ordre enchanteur mais illusoire. Ailleurs, ce sont les brillantes fusées du feu d’artifice, qui figurent l’Évolution créatrice s’élevant en pensée étincelante pour retomber en matière, etc.
Ce procédé a plusieurs avantages, en outre de la vie et du charme dont il pare les théories les plus abstruses. D’abord, il joue le rôle d’un prisme qui redresse et met d’aplomb les thèses de sens commun renversées par nos antiintellectualistes, rassurant ainsi les légitimes inquiétudes des auditeurs.
Expliquons notre pensée :
Pour nous faire comprendre la formule d’Héraclite : tout passe et rien ne demeure dans un être, en sorte qu’il n’est jamais le même, ni dans sa forme ni dans son fonds, – on emploie la comparaison célèbre du courant d’eau vive ou du fleuve. Or, le fleuve, au contraire, demeure le même dans son être substantiel, son eau restant la même, tant qu’elle coule de la source à l’embouchure. Ainsi, au lieu de nous présenter une image de la mobilité perpétuelle et totale de l’être, on nous offre celle d’un simple voyage, qui est la permanence même de l’être dont la position seule varie. Au lieu de nous offrir un exemple de changement total et perpétuel, on choisit celui de la plus faible et plus superficielle nutation. En sorte que la théorie du mobilisme absolu, qui renversait la raison, se trouve comme redressée et rendue acceptable par le mirage d’une métaphore qui a fait paraître droit ce qui était à l’envers.
Autre exemple : Si j’avance que la substance est une notion inutile et périmée ; qu’il y a des modes d’être sans être, des attributs sans sujet, des actions sans agent, il faudra, pour ne pas trop effaroucher mon auditoire, que je lui trouve un équivalent ou un semblant d’équivalent. Pour cela, j’aurai recours à une image. Je dirai, par exemple, qu’il y a sous les phénomènes « un centre de jaillissement », et je répéterai la comparaison du feu d’artifice si familière à M. Bergson ; je comparerai donc l’Évolution créatrice à ces milliers de fusées qui s’élèvent dans les airs en éventail, après être parties d’un centre unique de jaillissement – et mon auditoire, qui, avec son bon sens naturel, a déjà mis un artificier derrière ce centre de jaillissement, acceptera et applaudira la brillante image, très facile à saisir parce qu’elle a naturellement redressé une théorie à rebours et inintelligible.
De même, pour expliquer la mémoire que la suppression de la substance permanente ou de l’identité de la personne rendrait absurde – eh ! comment revoir, par exemple, si l’on n’est plus resté le même ? – on supposera que « dans chaque cellule cérébrale, partout où quelque chose vit, il y a ouvert quelque part un registre où le temps s’inscrit ». – Mais aux yeux du simple bon sens, qu’est-ce qu’« un registre ouvert », où peuvent s’inscrire le passé, le présent et l’avenir, sinon une chose qui demeure, une substance, où s’enregistrent en passant les phénomènes qui se déroulent et disparaissent ? Interprétée dans son sens naturel, la métaphore fait donc réapparaître aux yeux de tous la substance qu’on croyait disparue, et l’esprit se déclare satisfait. Encore une fois, l’image a joué le rôle du prisme redresseur de la pensée renversée, ou, si l’on préfère une autre comparaison, nous dirons que ces images sont des pièces vraies destinées à suggérer une impression fausse, puisqu’elles laissent entendre qu’elles sont l’expression fidèle des théories : ce qui n’est pas. Elles donnent l’illusion que l’auteur respecte précisément ce qu’il condamne.
Mais le procédé que nous critiquons ne consiste pas seulement en abus d’images et de métaphores, il y ajoute une terminologie nouvelle, où les liens consacrés par l’usage qui rattachaient les mots aux idées correspondantes sont volontairement disloqués et brisés. On fait même parfois signifier aux mots exactement le contraire du sens universellement reçu.
Par exemple, le mot durer, dans toutes les langues, signifie demeurer le même, au moins quant au fonds de son être et malgré des changements accidentels de forme. Or, dans le vocabulaire nouveau, durer signifie ne jamais demeurer le même, en sorte qu’une chose qui cesserait de changer totalement et perpétuellement cesserait par là même de durer.
De là, un idiome mystérieux et étrange, ou plutôt une multitude d’idiomes, car, dans la nouvelle école, chacun se forge le sien, à son gré, comme pour étourdir le lecteur par des obscurités systématiques et par le flou des idées. On dirait qu’ils ont adopté la devise de Renan : « Le vague est seul vrai », parce qu’il peut seul rendre la fluidité insaisissable et protéiforme de toute chose. Oh ! combien ils sont loin de vouloir mériter l’éloge que Barthélémy Saint-Hilaire adressait à la scolastique, d’être par sa précision et sa clarté « toute française et toute parisienne ». Et ne croyez pas qu’ils cherchent à s’excuser de leur obscurité ; au contraire, ils s’en vantent : « Ce qui est clair n’est plus intéressant, écrit M. Le Roy, puisque c’est ce à propos de quoi tout travail de genèse est achevé… La philosophie a le droit d’être obscure, elle en a le devoir pour autant qu’elle doit toujours ou s’approfondir ou s’élever…
Le discours est subordonné à l’action et le clair à l’obscur. »
Encore une fois, dirons-nous avec Aristote et Platon, cela s’appelle tout simplement σοφίζεσθαι. Aussi bien le divin Platon ajoutait-il cette jolie définition du sophiste : « C’est un animal changeant qui ne se laisse pas prendre, comme on dit, d’une seule main… une espèce bien difficile à saisir. »
Cette impression, du reste, ne nous est pas personnelle, et nous n’avons encore rencontré aucun lecteur des ouvrages de cette école qui n’en ait facilement convenu. Voici, par exemple, ce qu’écrivait l’un d’eux, philosophe de profession :
« Grisé de métaphores, ravi par les mouvements audacieux de sa phrase, comme l’aéronaute téméraire qui s’abandonne avec ivresse aux bonds imprévus de sa nacelle, il (le philosophe bergsonien) croit s’élever vers une réalité plus pure, alors qu’il monte dans les nuages en attendant la chute… C’est l’image d’une nef délestée, désemparée, qui s’élève, s’abaisse, se précipite, se ralentit, tourbillonne, suivant les méandres les plus fantaisistes et les plus inquiétants, au gré du talent, à la vitesse de l’inspiration, à la merci de la passion ou du sentiment. Le lien qui rattache les mots aux idées a été brisé… Affranchis des lois de l’usage, comme d’autant de conventions tyranniques, tantôt les mots disloqués se détachent de leur contexte naturel, tantôt ils forment des groupements révolutionnaires ; la plupart du temps ils : se soustraient à toute association normale… Les mots nous apparaissaient chargés de souvenirs et de liens multiples, avec une physionomie caractéristique, accompagnés d’un cortège régulier d’idées, d’images et de sentiments, incorporés enfin et étroitement subordonnés au monde réel. Dans le vocabulaire nouveau, ils se présentent sans aïeux, sans histoire, sans tradition, disposés à tout signifier, comme dans une société anarchique ou jacobine tous les individus sont prêts à remplir toutes les fonctions, sans être préparés à aucune… Il suffit de saisir une bonne fois le procédé… On tire ainsi du langage de prestigieux effets, dissociant les alliances d’idées ou de choses apparemment les plus infrangibles, réconciliant les termes les plus opposés, formant d’éblouissantes synthèses, résolvant les problèmes les plus compliqués… »
Si telle est l’impression d’un professionnel de la philosophie, celle des « Philistins », et des plus savants d’entre eux, ne sera que pire. Le rêve de ce grand homme, écrivait M. Le Dantec, serait « d’être plongé dans un in pace parfaitement noir, et de s’y trouver suspendu sans contact avec les parois du cachot. Là, sans être troublé dans sa méditation par la vue, l’audition ou le contact, qui donnent des objets externes une notion fausse ou superficielle, le philosophe, enfin dégagé de toutes les entraves de la nature, vivrait dans sa pensée profonde la vie totale de l’Univers ».
Cette ironie, un peu lourde, il est vrai, indique bien l’impression de noir parfait que la lecture de M. Bergson a dû laisser à ce savant, ami des méthodes positives et de la clarté.
Ainsi, pour l’un, c’est le vertige ; pour l’autre, la nuit noire… Et cependant, nombreuses sont les âmes simples ou insuffisamment instruites des premiers principes d’une saine philosophie qui se laissent prendre aux prestigieux effets produits par de nouvelles associations de mots et d’images. Nous en avons rencontré, par exemple, qui se pâmaient d’admiration devant le seul titre de l’Évolution créatrice. En apparence, en effet, le mot est heureux et n’a rien de choquant. On y trouve un sujet, un attribut, un verbe sous-entendu, et l’esprit est satisfait : l’Évolution est créatrice. Mais si l’on va au-delà des mots, jusqu’au fond de la pensée de l’auteur, et si l’on demande :
1° Qui est créateur ? – Personne. C’est l’évolution qui se fait elle-même ; c’est donc une création sans aucun créateur.
Si l’on demande en outre : 2° De quoi est-elle créatrice ? – De rien, sinon d’elle-même ! puisqu’il n’y a plus d’être, de chose créée, et que tout est devenir, c’est-à-dire évolution pure. En sorte que c’est une création sans aucun créateur et sans aucune chose créée ! – Alors, après cette découverte, tout s’obscurcit et devient incohérent : c’est le chaos des idées pour le simple bon sens. Mais l’étiquette, avec sa brillante métaphore, a su masquer parfaitement l’opposition des idées avec le sens commun. Tant est grande la magie des mots ! Nos farouches contempteurs des idées « cristallisées et mortes », nos iconoclastes de toutes les idoles du langage et de la tradition, sont les premiers à se payer de mots et les seuls à adorer des métaphores !
Nous voici donc bien avertis sur les procédés littéraires et méthodiques de notre auteur, ainsi que sur l’esprit et la portée philosophique du nouveau système. Nous pouvons désormais entreprendre l’analyse des écrits de M. Bergson, en commençant par son premier-né, sa fameuse thèse sur la théorie nouvelle du Temps ou de la Durée pure, qui sera comme le leit-motiv de toutes ses autres théories. Nous nous bornerons toutefois aux grandes lignes et à une vue synthétique, évitant de les obscurcir par la critique, d’ailleurs facile, d’innombrables détails.
Si la nébulosité systématique de la nouvelle école a des avantages incontestables pour ses auteurs, elle a aussi des inconvénients, car elle permet à l’imagination de chacun de découvrir dans chaque nuée tout ce qui lui plaît, voire même les figures les plus opposées aux intentions de l’inventeur. M. Bergson ne pouvait manquer d’en être la première victime et de s’en plaindre amèrement. Il sera pour le moins curieux et très suggestif d’entendre ses protestations indignées contre les multiples défigurations de sa pensée que se sont permises MM. les professeurs des Lycées, auprès desquels M. Binet avait ouvert une enquête pour connaître l’influence de la philosophie bergsonienne sur leur enseignement. À ce sujet, le lecteur lira avec intérêt l’extrait suivant de la séance de la Société française de Philosophie, qui, le 28 nov 1907, a mis aux prises M. Binet et M. Bergson.
« M. BINET.– Ma seconde question s’adresse spécialement à notre savant collègue M. Bergson, que nous avons la bonne fortune de compter aujourd’hui parmi nous. Il a vu (par l’enquête) quelle influence sa philosophie exerce sur l’enseignement secondaire. Il a vu aussi les doutes, les hésitations de certains maîtres, qui avouent très franchement qu’ils ne sont pas encore parvenus à trouver la formule d’adaptation de ses idées à l’état d’intelligence de leurs élèves. Il me semble bien que M. Bergson doit être intéressé par le renseignement si curieux et si sincère que nos correspondants lui apportent. Nous serions heureux de connaître d’abord, si ce n’est pas indiscret, son impression de séance. Nous souhaitons aussi qu’après réflexion il puisse trouver les indications et les conseils qui aplaniront les difficultés que rencontre la propagation de ses idées.
M. BERGSON.– J’avoue ne rien comprendre à certaines observations (des professeurs de lycée) dont M. Binet vient de donner lecture. M. Binet paraît désirer que je m’explique sur les questions qu’elles soulèvent. C’est de lui ou de ses correspondants que je réclame cette explication. Dans les théories qu’ils m’attribuent, je ne reconnais rien de moi, rien que j’aie jamais pensé, enseigné, écrit… Où, quand, sous quelque forme ai-je dit quelque chose de tout cela ? Qu’on me montre dans ce que j’ai écrit une ligne, un mot, qui puisse s’interpréter de cette manière, etc. » (Bulletin de la Société française de philosophie, numéro de janvier, 1908, p. 20, 21.)
La nouvelle notion du Temps imaginée par M. Bergson est de la plus haute importance, puisqu’il en a fait le centre et le pivot de tout son nouveau système philosophique.
Au premier abord, il semble bien subtil et même paradoxal de vouloir fonder une philosophie tout entière, une explication totale des choses sur la notion du Temps. À la réflexion, toutefois, et au souvenir de la merveilleuse synthèse péripatéticienne entièrement élevée sur la notion du Mouvement – notion si voisine de celle du Temps, – on est plutôt tenté de faire crédit à l’auteur, non sans quelque défiance il est vrai, car si le Mouvement est un phénomène patent qui tombe sous les sens, il n’en est pas de même du Temps, le plus obscur et le plus mystérieux peut-être de tous les phénomènes de la nature. Ce contraste avait déjà été remarqué par les anciens, lorsqu’ils disaient : Motus sensibus ipsis patet, non autem tempus. Aussi pouvons-nous craindre très légitimement que le sophisme ne trouve plus facilement à s’embusquer derrière ces ombres profondes, et qu’au lieu de bâtir sur le roc, comme Aristote, M. Bergson ne puisse édifier que sur le sable mouvant des conjectures.
Quoi qu’il en soit, essayons d’expliquer aussi clairement que possible sa pensée toujours subtile et nuageuse, d’en montrer les côtés spécieux et d’en préciser les points faibles. Pour cela, commençons par faire connaître le résultat final de sa longue et laborieuse étude sur la notion du Temps.
Le Temps étant l’antithèse de l’Espace, il est bon de rapprocher ces deux notions pour en éclairer le sens par leur contraste. L’un et l’autre, dans la philosophie traditionnelle, sont des quantités continues, homogènes et mesurables ; mais les parties de l’Espace sont coexistantes et simultanées, tandis que les parties du Temps sont successives et fluentes.
Or, dans le système de M. Bergson, l’Espace est défini par quantité et homogénéité, et partant par mensurabilité. C’est le propre de la matière. Toute quantité, soit discrète comme le nombre, soit continue comme les grandeurs, est de l’espace. « L’espace, dit-il, doit se définir l’homogène… Inversement, tout milieu homogène et indéfini sera de l’espace. »
Au contraire, le Temps est défini par qualité pure et hétérogénéité pure, exclusive de toute quantité, de toute homogénéité, et partant de toute mensurabilité. C’est le propre de l’esprit. Ainsi le Temps vrai n’a ni parties virtuellement multiples, ni quantité par où il soit mesurable, ni homogénéité qui permette de comparer une durée à une autre durée et de les dire égales ou inégales.
« La durée pure, écrit M. Bergson, n’est qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre. Ce serait l’hétérogénéité pure. »
Cette notion est sans doute à l’opposé de toutes les conceptions agnostiques ou idéalistes, kantistes ou leibnitziennes. Mais elle n’est pas moins éloignée de toutes les définitions connues des écoles réalistes, qui sont unanimes à faire du Temps une quantité, notamment de la célèbre définition aristotélicienne, déclarant que le Temps est le nombre ou la mesure du mouvement, selon l’avant et l’après. ’Aριθμὸς χινήσεως ϰατὰ τὸ πρότερον ϰαὶ ὕστερον.
Et ce n’est pas seulement la pensée philosophique que contredit la nouvelle notion, ce sont encore les données de la Science expérimentale et du simple bon sens. La fiction d’un temps simple, impossible à mesurer, apparaît en effet du premier coup comme un défi au sens commun. Quant à la Science qui parvient à mesurer le temps et même à le prédire par des calculs d’une précision si merveilleuse, elle donne chaque jour à cette fiction le plus éclatant démenti.
Que telle soit bien pourtant la pensée de M. Bergson, on n’en saurait douter. Pour lui, le temps vrai ne se mesure point ; celui de la science et du sens commun n’est qu’une illusion et une chimère, comme il le répète à satiété, sous toutes les formes, dans tout le cours de ses ouvrages, notamment dans les cinquante pages (57 à 107) du deuxième chapitre de son Essai sur les Données immédiates de la conscience, entièrement consacrées à combattre cette illusion.
En lisant tous les longs et subtils développements donnés par l’auteur à cette thèse, il est impossible à un philosophe quelque peu au courant des notions de Métaphysique générale ou d’Ontologie, de ne pas être frappé du nombre et de la gravité des confusions d’idées qu’on y rencontre. Les notions classiques les plus fondamentales ont été plus ou moins vidées de leur sens naturel, mutilées, chavirées comme à plaisir, au point d’étourdir et de saisir comme de vertige un lecteur inexpérimenté. Si l’on nous permettait l’expression à la mode, nous dirions – sans vouloir suspecter en rien les intentions de l’auteur – que c’est là comme un vrai « sabotage » de l’Ontologie. On croirait même à un « sabotage » réglé, méthodique, car ces confusions d’idées, qui semblent se succéder en désordre, conservent entre elles un ordre stratégique très étudié et très savant. Nous les comparerions volontiers à cette série de tranchées profondes et obscures où l’assiégeant se croit en sûreté, à l’abri des traits de l’ennemi, et qui le conduisent sous terre, très méthodiquement, jusqu’au pied de la place assiégée dont il veut faire l’assaut. Ici, la place assiégée s’appelle la notion traditionnelle du Temps.
Or, voici la série de ces confusions dans leur stratégie savante. Ne pouvant les relever toutes, pour ne pas trop fatiguer ou embrouiller nos lecteurs, contentons-nous d’indiquer les principales :
1° Confusion de la quantité avec la qualité ; 2° de l’unité avec le nombre ; 3° du nombre avec l’espace ; 4° de l’espace avec l’homogène ; 5° du temps avec le mouvement ; 6° enfin – c’est l’erreur capitale, – confusion du temps avec l’hétérogène.
Plusieurs de ces confusions étaient trop évidentes pour ne pas causer l’étonnement et comme le scandale des philosophes quelque peu familiers avec les notions d’Ontologie. Aussi, malgré le prestige de la chaire officielle du haut de laquelle elles tombaient dans le public, ont-elles déjà soulevé les critiques et les protestations éparses d’un bon nombre de professeurs, nullement suspects d’attaches scolastiques, voire même de la part de certains collègues en Sorbonne, comme le regretté M. Huvelin dans sa brillante thèse de doctorat sur les Éléments principaux de la représentation, où la notion bergsonienne du Temps est vigoureusement, quoique très incomplètement, réfutée.
Mais ces critiques partielles, éparses çà et là dans les thèses et les revues contemporaines, sont loin d’avoir tout dit, ce nous semble, ni même le principal, à notre sens. Encore moins ont-elles montré, dans une vue d’ensemble, la synthèse et le lien de toutes ces erreurs partielles de la Philosophie nouvelle. Il y a donc encore place, croyons-nous, pour une réfutation plus méthodique et plus complète, sinon de tous les détails, ce qui serait infini, au moins des grandes lignes de cette philosophie à la mode.
Nous en commencerons l’essai par l’analyse des six confusions fondamentales que nous venons d’énumérer.
I. Une première confusion, découverte au point de départ et à la racine de la théorie nouvelle, est celle de la quantité avec la qualité. Pour la mettre en lumière, rappelons brièvement les deux notions classiques.
La quantité, au sens étymologique du mot, est ce qui répond à l’une des deux questions : quelle est la grandeur de tel objet ? combien y a-t-il d’objets ? C’est donc la quantité qui fait le plus ou le moins dans les dimensions ou dans le nombre des objets.
On la définit : ce qui est divisible (au moins idéalement et virtuellement) en parties homogènes ou de même espèce. Ποσὸν λέγεται τὸ διαιρετόν.
Si ces parties, avant la division, sont déjà distinctes, on a la quantité discrète ou le nombre : dix hommes, une douzaine de pommes. Si ces parties, avant leur division, sont au contraire indistinctes, en sorte que la fin de l’une soit aussi le commencement de l’autre, on a la quantité continue ou extensive, soit dans l’espace, soit dans le temps.
Nous avons dit : divisible en parties de même espèce, car la division de l’eau en hydrogène et oxygène ne dit pas sa quantité, et la réunion du cheval et du cavalier ne saurait former un nombre.
La qualité, au contraire, est la manière d’être qui perfectionne un objet, soit dans son être, comme la beauté, la durée, soit dans son opération, comme la vertu. Ainsi la force est une qualité de la matière, la santé une qualité des vivants, la science une qualité de l’esprit.
On voit par là combien profonde est la différence entre la quantité et la qualité, entre le quantum et le quale. La qualité fait les êtres semblables ou dissemblables ; la quantité les rend égaux ou inégaux.
Ce serait donc ne pas s’entendre de soutenir avec M. Bergson que « la quantité est toujours de la qualité à l’état naissant ». À moins qu’on ne veuille jouer avec l’identité des contraires et l’indifférence des différents…
Mais ce n’est pas à dire que la qualité elle-même ne puisse avoir des degrés, c’est-à-dire du plus ou du moins dans la même perfection, et partant une certaine grandeur ou une certaine intensité. Et comme toute intensité est reconnue susceptible de grandir ou de diminuer, il est tout naturel de chercher de combien elle grandit ou de combien elle diminue, c’est-à-dire de la mesurer. Et si on peut la mesurer, elle a une quantité. Or, on peut la mesurer : c’est ce qui ne saurait être nié.
Que si on ne la peut mesurer directement, comme on mesure l’étendue par la superposition d’un étalon, on pourra du moins la mesurer indirectement par les effets sensibles qu’elle produit dans la matière. Ainsi une force de tension ou une force musculaire se mesureront par leurs effets sur un dynamomètre ; et la force calorique par ses effets de dilatation sur le mercure du thermomètre. Par d’autres ingénieux procédés, les savants ont réussi à mesurer l’intensité des autres forces de la nature : lumière, son, magnétisme, électricité, etc.
On peut aussi mesurer l’intensité d’une qualité par sa comparaison avec une autre de même espèce. Ainsi deux forces qui s’équilibrent seront égales. Si l’une l’emporte, elle sera dite plus grande et sa rivale plus petite cette comparaison permet, dans un concours, de classer les plus forts et les plus faibles avec une précision quasi-mathématique.
Enfin, on peut parfois mesurer, une qualité d’intensité variable en la comparant avec elle-même. Par exemple, on mesure une douleur actuelle par comparaison avec le degré maximum d’acuité ou le degré minimum déjà expérimenté. Et quoique cette appréciation soit plus vague et bien moins rigoureuse que les précédentes, il arrive parfois qu’une douleur peut paraître approximativement deux fois plus forte qu’à son début, et qu’ensuite elle semble avoir diminué d’autant. Il y a donc des qualités mesurables, c’est-à-dire douées de quantité.
La quantité peut donc être intensive aussi bien qu’extensive, et vouloir, avec M. Bergson, réduire toute quantité à de l’étendue ou à des rapports de contenance dans l’espace est un système préconçu, a priori, que la plus élémentaire observation se charge de démentir.
Nous n’irons pas cependant jusqu’à prétendre, avec M. Fouillée, que toute quantité est premièrement et essentiellement intensive, en sorte qu’elle ne deviendrait extensive que par une projection plus ou moins illusoire dans l’espace. Mais nous accorderons que les dimensions de volume ou de masse sont plutôt une vue extérieure et superficielle de l’être quantitatif, tandis que son intensité est une vue plus profonde de son essence. Celle-ci est la « racine » – le mot est de saint Thomas ; – l’autre est son extension, sa manifestation dans l’espace.
C’est ce degré ou cette intensité dans la qualité que les scolastiques avaient appelé quantité virtuelle, guantitas virtutis, et qu’ils avaient déjà si souvent et si profondément analysé. Si M. Bergson avait connu leurs travaux, il n’aurait jamais essayé de confondre l’intensité d’une qualité avec cette qualité elle-même ou une simple « nuance » de cette qualité. Une « nuance » peut suffire à rendre deux qualités semblables ou dissemblables ; elle ne suffit pas à les rendre égales ou inégales d’intensité.
Pour légitimer sa grave confusion, voici la raison qu’il a essayé de faire valoir :
En appelant du même nom de grandeur la grandeur extensive et la grandeur intensive, « on reconnaît par là, dit-il, qu’il y a quelque chose de commun à ces deux formes de la grandeur, puisqu’on les appelle grandeur l’une et l’autre et qu’on les déclare également susceptibles de croître et de diminuer. Mais que peut-il y avoir de commun au point de vue de la grandeur entre l’extensif et l’intensif, entre l’étendu et l’inétendu ? ».
Je réponds : ce qu’il y a de commun, c’est la divisibilité, au moins idéale et virtuelle, car il y a plusieurs espèces de divisibilité et autant d’espèces de quantité, nous dit saint Thomas, que d’espèces de divisibilité.
Lorsque vous mesurez la force ou la violence d’un coup de poing sur un dynamomètre, vous reconnaissez des degrés différents dans l’intensité des effets produits et partant dans l’intensité de la force elle-même qui les produit.
Sans doute, en divisant ensuite par la pensée ces degrés d’une force, on ne divise pas la force elle-même en parties réellement multiples et séparables, mais on l’estime équivalente à du multiple. Ce qui suffit à calculer sa quantité. Ainsi l’on peut juger que tel homme en vaut deux ; et qu’un hercule de foire en vaut dix. Telle est la quantité virtuelle.
Sans doute encore, en divisant par la pensée ces degrés d’une même force, on ne divise pas de l’espace. Mais il y a bien d’autres choses que l’espace qui sont divisibles, chacune à sa manière, quoi qu’en dise M. Bergson. Il y a le nombre abstrait des mathématiciens qu’on divise en unités ; la vitesse d’un mouvement que l’on divise en degrés ; le discours dont les parties ne sont pas de l’espace ; le temps dont les heures et minutes ne sont pas davantage de l’espace. Le nier serait fermer les yeux aux expériences les plus élémentaires pour y substituer des théories préconçues.
Or, la divisibilité, sous quelque mode qu’elle s’opère, réelle ou idéale, c’est – nous l’avons dit – la définition même de la quantité, de l’aveu de tous les philosophes sans exception, même de ceux qui ont cherché à la quantité une raison d’être ou une racine encore plus profonde.
Concluons qu’il y a vraiment deux espèces de quantité continue dont les parties sont virtuelles ou indistinctes : 1° la quantité extensive dans le temps ou dans l’espace ; 2° la quantité intensive dans la qualité.
Si M. Bergson a nié cette dernière, c’est parce que la qualité lui a paru simple et exclusive de toute quantité : ce qui est vrai de la quantité extensive qu’elle exclut, et non de la quantité intensive qu’elle admet. Or, répétons-le, l’intensité n’est pas une qualité, mais une grandeur de la qualité, puisqu’elle donne du plus ou du moins à la même qualité, la rend égale à une autre de même degré, ou équivalente à plusieurs autres de degré moindre, et partant mesurable.
C’est la même méprise qui conduira bientôt le même auteur jusqu’à cette conséquence autrement grave, de nier la quantité et la divisibilité du temps. Telle est la logique de l’erreur : insignifiante au point de départ, elle peut mener à un abîme, suivant l’adage : Parvus error in principio, magnus est in fine.
Que le temps soit aussi qualitatif, personne n’en doute. Le temps est beau ou mauvais, la vie est gaie ou triste ; et tous les intervalles de la durée se distinguent ainsi par des caractères intérieurs très variables. Mais de quel droit conclure : le temps est qualité, donc il n’est pas quantité ! alors qu’il peut être l’un et l’autre à des points de vue différents. Il est l’un essentiellement et l’autre accidentellement.
Nous traiterons bientôt ce sujet de la nature du temps. Pour le moment, il nous suffit de laisser entrevoir ici le germe des confusions futures dans cette première confusion de la quantité intensive avec une pure qualité. Comme si la qualité était incompatible avec toute quantité !
Assurément, les contradictoires s’excluent ; mais les divers et les contraires – sans s’identifier aucunement – se marient à merveille dans les réalités de la nature, et c’est le cas de la quantité et de la qualité, qui à la fois se distinguent et s’allient fort bien.
II. La deuxième confusion signalée est celle de l’unité avec le nombre. On trouve, en effet, dans le chapitre indiqué du même ouvrage cette étonnante proposition qui résume sa pensée : « Les unités, à leur tour, sont de véritables nombres ». – Mais si les unités sont un nombre de fractions, ce nombre est-il pair ou impair ?… – Ni l’un ni l’autre, assurément, et cette simple réplique du bon sens fait pressentir le sophisme qui essaye de confondre l’unité dont les parties, n’étant que virtuelles et indistinctes, sont sans nombre, avec une somme ou un produit dont les parties, étant toujours distinctes et actuelles, sont toujours un nombre.
L’unité et la somme peuvent, il est vrai, l’une et l’autre, être appelées des synthèses. Mais il y a deux conceptions fort différentes de la synthèse. La synthèse-résultat, née de l’assemblage de plusieurs éléments, est postérieure à ses éléments : telle est la somme. Au contraire, la synthèse-principe est antérieure à ses éléments auxquels elle donne naissance par sa division : telle est l’unité, non seulement l’unité abstraite du mathématicien, mais encore l’unité concrète. Telle est, par exemple, l’unité de la cellule-mère, dont le fractionnement graduel produira les cellules dérivées de tel ou tel organisme complet. C’est ce qui a fait dire à Aristote que l’unité est antérieure aux parties : Τὸ ὄλον πρότερον ἀναγϰαιον εἵναι τουῦ μέρους.
Bien loin d’avoir en elle un certain nombre fini et déterminé de fractions réelles, l’unité n’en a aucune, tant qu’elle n’est pas divisée, soit physiquement, soit mentalement. Quant aux fractions purement possibles, elles sont sans nombre, car l’indéfini n’est pas un nombre. Et c’est pour cela qu’Aristote a soutenu que les fractions sont en puissance et non pas en acte dans l’unité : μάλιστα μἑν δυνάμει, εὶ δέ μή ενεργεία.
Que si on leur supposait un nombre infini, on tomberait aussitôt dans l’absurde, car un nombre infini actuellement réalisé est une impossibilité manifeste. L’admettrait-on, qu’on retomberait dans une autre contradiction. En effet, chacune de ses parties sera supposée simple ou quantitative. Si on les disait quantitatives, les fractions totalisées seraient infinies et partant beaucoup plus grandes que l’unité, qui n’a rien d’infini : ce qui est impossible.
Si on les disait, au contraire, simples et inétendues, une ligne A B serait composée d’un nombre infini de points sans étendue ; un mouvement A B serait composé d’un nombre infini de positions sans mouvement ; et la durée T, d’un nombre infini d’instants sans durée. C’est alors que M. Bergson aurait beau jeu à nous reprocher de constituer l’étendue avec l’inétendu, le mouvement avec l’immobile, la durée avec ce qui ne dure pas ! Mais nous n’avons jamais mérité un tel reproche. Pour nous, au contraire, le point n’est pas une partie de la ligne ni du mouvement ; l’instant n’est pas une partie du temps. Le point n’est que la fin ou le commencement d’une ligne ou d’un mouvement : l’instant, la fin ou le commencement d’une durée, ou bien le passage d’une partie à la suivante.
Voilà le sens métaphysique et rigoureux de ces termes. Ce qui n’empêche pas de prendre aussi l’instant au sens psychologique, comme un minima de durée perceptible à la conscience. Mais alors ce minima n’est plus instantané, il a une durée finie – comme tous les prétendus instantanés des photographes, – et la durée totale n’est plus qu’un multiple de cette durée partielle. On peut prendre alors ce minima comme une tranche ou une unité du temps, sans encourir le reproche en question.
Que si aucune unité du temps ou de l’espace n’a rien d’infini, le mouvement peut les traverser, et tous les arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement tombent du même coup. Et c’est ce que, dans sa réfutation de Zénon, M. Bergson n’a pas vu et n’a pas pu voir, du point de vue à contresens où il s’est placé.
Concluons : l’unité n’est pas un nombre de fractions, ni fini ni infini.
III. Troisième confusion : celle du nombre avec l’espace. D’abord, peut-on affirmer sans réserve, comme le fait M. Bergson, que « l’espace est la matière avec laquelle l’esprit construit le nombre, le milieu où l’esprit le place » ?