La Reine des barricades - Pierre Alexis de Ponson du Terrail - E-Book

La Reine des barricades E-Book

Pierre Alexis de Ponson du Terrail

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Extrait : "Le souper du roi tirait à sa fin. Dix heures sonnaient à la grande horloge du château de Blois, et l'on était alors au 4 décembre de l'an de grâce, 1876. Le roi avait soupe en compagnie de ses mignons : le sire de Quélus et celui de Maugiron, M. d'Épernon et le chevalier de Schomberg. Le repas avait été joyeux : on avait bu de bon vin, médit des femmes et loué le courage des hommes..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Prologue

LES ÉTATS DE BLOIS

I

Le souper du roi tirait à sa fin.

Dix heures sonnaient à la grande horloge du château de Blois, et l’on était alors au 4 décembre de l’an de grâce 1576.

Le roi avait soupe en compagnie de ses mignons : le sire de Quélus et celui de Maugiron, M. d’Épernon et le chevalier de Schomberg.

Le repas avait été joyeux : on avait bu de bon vin, médit des femmes et loué le courage des hommes.

– Messieurs, dit le roi, je m’ennuie fort ; qui donc parmi vous pourrait me distraire ? Avant que nul eût répondu, la porte s’ouvrit, et un homme entra.

– À coup sûr, Sire, ce n’est pas monsieur, s’écria Maugiron en désignant le nouveau venu.

– Monsieur de Maugiron, répondit celui-ci, je sers les rois et verse au besoin mon sang pour eux, mais je n’ai jamais songé à leur tenir lieu de bouffon.

Les mignons se mirent à rire, mais le roi leur imposa silence :

– Bonjour, Crillon, dit-il simplement.

Et il tendit sa main royale à l’homme qui venait d’entrer.

Le chevalier de Crillon jeta sur les mignons le regard calme et plein de mépris du bouledogue entrant dans un chenil de roquets, puis il dit au roi :

– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me mander auprès d’elle ?

– C’est vrai, Crillon, mon ami, répondit le roi, car vous êtes mon bon ami, n’est-ce pas ?

Le bon chevalier ne trouva point l’appellation du roi trop familière, car il répliqua naïvement :

– Sire, j’ai toujours été l’ami du roi de France, et voici cinq rois que je sers, le roi François Ier de chevaleresque mémoire, le roi Henri II, le roi François II, défunt le roi Charles IX, et enfin le roi que Dieu conserve ! Sa Majesté Henri, troisième du nom.

– Eh bien ! Crillon, mon ami, dit Henri III, je vous ai mandé, en effet, mais c’était il y a deux heures, quand j’étais roi de France, c’est-à-dire à jeun. Je voulais vous donner des ordres relativement à la prochaine assemblée des États qui va se tenir, dans deux jours, en la bonne ville et dans le château de Blois où nous sommes…

Mais, ventre de biche ! depuis lors j’ai soupe, mon bon Crillon, et, un satané vin de Jurançon aidant, je ne me souviens plus de ce que je voulais vous dire.

Crillon ne sourcilla pas et n’ouvrit point la bouche, bien que le roi Henri III eût un moment gardé le silence.

Ce que voyant, Henri III continua :

– Je m’ennuie, mon bon Crillon, je m’ennuie à mourir.

Crillon demeura taciturne.

– Tenez, poursuivit le roi, voyez-moi tous ces gentilshommes. Ils sont jeunes, ils sont beaux : je les comble de faveurs, je remplis leur bourse et partage avec eux ma couronne. Eh bien ! il n’en est pas qui soit capable de me distraire !

– Ah ! pardon ! Sire, s’écria Maugiron. Et lorsque M. de Crillon est entré, j’allais justement entreprendre d’égayer Votre Majesté.

– Comment cela ? demanda le roi avidement. Dans son coin, Crillon haussait les épaules.

– Oh ! c’est toute une histoire, Sire, une histoire véritable.

– Voyons l’histoire, et si elle m’amuse, dit le roi, je te ferai chevalier de Saint-Michel.

– Peuh ! murmura d’Épernon, tout le monde est chevalier de Saint-Michel aujourd’hui. Du Saint-Esprit, à la bonne heure !

Crillon, demeuré dans l’ombre, fit un pas vers la table, et le rayonnement des bougies éclaira sa noble et martiale figure.

– Monsieur d’Épernon, dit-il, on ne donne l’ordre du Saint-Esprit qu’aux gens qui ont respiré l’odeur de la poudre et ne sentent pas le musc comme vous.

– Ce bon Crillon, dit le roi avec un sourire cruel, il vous a des coups de boutoir comme un sanglier de huit ans. Tais-toi, d’Épernon, mon chéri, je te ferai chevalier du Saint-Esprit après la première bataille.

– Nous avons le temps d’attendre, en ce cas, répondit Crillon.

Et comme on ne lui offrait point de siège, le bon chevalier prit un escabeau et s’assit.

– L’histoire ! voyons l’histoire ! demanda le roi avec une joie d’enfant.

– Voici, reprit Maugiron. Il y a à Blois une rue qui monte…

– Elles montent toutes, observa Quélus.

– Soit ! dit le conteur. Dans cette rue est une maison.

– Il y a des maisons dans toutes les rues, dit à son tour le chevalier de Schomberg, qui était plaisant comme un jour de carême.

– Après ? fit le roi.

– Dans cette maison, continua Maugiron, est une jeune fille belle comme le jour.

– Ta comparaison est mauvaise, dit le roi, car le jour d’aujourd’hui est triste, nébuleux, et met le noir dans l’âme.

– C’est d’un jour de printemps que je parle, Sire.

– Bien. Après ?

– La jeune fille est gardée par un vieux bonhomme, un serviteur selon les uns, son père, disent les autres. Elle ne sort que le dimanche, pour aller à la messe ou au prêche, car je ne sais si elle est catholique ou bien de la religion. Encore est-elle voilée.

– Eh ! eh ! messieurs, dit le roi, qui fit claper sa langue, l’histoire de Maugiron devient appétissante. Que vous en semble ?

Maugiron reprit :

– Le roi ne vous racontait-il pas, hier, que lorsqu’il gouvernait les Polonais, un peuple ennuyeux entre tous… ?

– C’est vrai, interrompit le roi.

– Sa Majesté, continua Maugiron, avait coutume de courir les rues de Varsovie, la nuit, avec ses favoris ?

– Ah ! dit encore le roi, je me suis bien amusé fort souvent.

– Donc, reprit le conteur, le roi de Pologne, aujourd’hui roi de France, s’en allait par les rues, riant, chantant et faisant grand tapage.

– Nous avons rossé le guet plus d’une fois, observa Henri III.

– C’est ce que j’allais dire, poursuivit Maugiron. Eh bien ! si Votre Majesté pense qu’elle s’ennuie…

– Oh ! dit le roi avec lassitude.

– Si Votre Majesté se supposait à Varsovie…

– Bon !

– Et qu’elle vînt avec nous dans les rues de Blois ! Ah ! c’est une ville tranquille, celle-là ! On y sonne le couvre-feu à neuf heures… et les patrouilles de l’échevinage vont se coucher à dix.

– Quelle heure est-il ? demanda le roi.

– Près de minuit, Sire.

– Alors les patrouilles de l’échevinage sont couchées ?

– C’est probable, et nous pourrons sans danger enlever la petite.

– Eh ! dit le roi, mais ça me plaît, cela !

– Par saint Pierre, mon patron ! s’écria Maugiron, je crois que Votre Majesté commence à s’amuser.

– Il le faut bien, murmura le roi avec un soupir. Mais à propos, est-elle jolie, la petite ?

– Ravissante, dit Maugiron.

– Et le bonhomme, qu’en ferons-nous ?

– Ah ! dame, Sire, on n’a jamais fait une omelette sans casser des œufs.

– Ceci est de plus en plus vrai, dit le roi. Et, se tournant vers Crillon :

– Que vous en semble, chevalier ?

– Sire, répondit Crillon, je ne suis pas cuisinier et ne saurais donner un sage avis en semblable matière.

Le roi se mordit les lèvres.

– Continue, mignon, dit-il à Maugiron.

– Mais, répliqua celui-ci, j’avais l’honneur de proposer à Votre Majesté une promenade dans les rues de Blois. La nuit est sombre, il y a du brouillard… Nous irons sous les croisées de la jeune fille…

– Et puis ?

– On enfoncera la porte… et on verra…

– Ceci me convient, dit le roi, et j’espère que ça me distraira.

Sur ces mots, il se leva, et les mignons l’imitèrent.

Crillon, toujours assis sur son escabeau, n’entrouvrait point les lèvres et regardait à ses pieds.

Henri III prit une verge d’ébène et frappa sur un timbre.

Au bruit, un page entra.

– Mon chéri, dit le roi, va me quérir mon manteau, une épée et un masque de velours.

Le page sortit en s’inclinant.

– Quant à vous, mes beaux fils, continua Henri III, vous mettrez un masque, si cela vous plaît ; mais, pour moi, la chose est indispensable, attendu que les gens de la religion jetteraient les hauts cris si le roi Henri, troisième du nom, courait les rues et la bonne aventure.

– Sire, dit Quélus, les gens de la religion sont des imbéciles.

– C’est mon avis, répliqua le roi. Mais il faut bien faire quelque chose pour les sots.

Et se tournant de nouveau vers Crillon, le roi ajouta :

– Vous allez venir avec nous, chevalier ?

– Moi, Sire ?

– Oui, vous Crillon, mon ami.

Crillon se leva, repoussa son escabeau, et laissa tomber un regard étincelant sur les mignons.

– Sire, dit-il, Votre Majesté plaisante agréablement, et c’est justice ; les Valois ont beaucoup d’esprit.

Le roi fronça le sourcil.

– Plaît-il ? dit-il avec hauteur.

Crillon ne broncha point et continua :

– Car, à coup sûr, Votre Majesté plaisante !

– Expliquez-vous ; chevalier, dit le roi dont la voix s’altéra.

– Ce sera facile, Sire. J’avais quinze ans lorsque je devins page du roi François Ier. Un soir, le roi me dit : « Voilà, mon mignon ; un message pour ma divine amie, madame Diane de Poitiers. » Je regardai le roi de travers, il comprit : « Cet enfant dit-il, n’est pas un messager d’amour. » Et il appela un autre page.

– Après ? dit Henri III d’une voix sifflante.

– Trente ans après, continua Crillon, le roi Charles IX me commanda une vilaine besogne, la besogne d’un gentil homme converti en bourreau.

Et je pris mon épée nue, et la posant sur mon genou, je la brisai comme verre !…

Alors, Sire, le frère de Votre Majesté, défunt le roi Charles, se souvint que je m’appelais Crillon ; et il me fit des excuses.

– Ah ! vraiment ? dit Henri III, les lèvres crispées. Crillon continua :

– Je ne demande pas des excuses à Votre Majesté, car elle ne me connaît pas très bien encore, mais je la supplie de me permettre d’aller me coucher.

Henri III ne souffla mot.

Seulement, comme le page revenait avec le manteau, le masque et l’épée, il tourna le dos à Crillon et dit à ses mignons :

– Venez-vous, messieurs ?

Le roi sortit le premier, puis Quélus et Schomberg, puis d’Épernon et Maugiron.

Crillon, immobile, les regardait.

Enfin, quand la porte se fut refermée, le chevalier murmura :

– Dans deux siècles, on médira du feu roi Charles IX, on le traitera de prince sauvage et sanguinaire !…

Mais que fera-t-on de celui-ci ?

Ô Charles neuvième du nom ! ô mon roi ! dans vos plus déplorables excès, dans vos plus grands emportements, vous avez respecté la monarchie… Que votre ombre me pardonne d’avoir survécu à Votre Majesté !

Un moment il demeura le front penché, l’œil morne, et comme gémissant sous le poids d’une honte immense.

Puis il se redressa, et le grand Crillon reparut.

– Non, non ! dit-il en s’élançant vers la porte, il faut que je sauve l’honneur du roi ! L’honneur du roi de France et l’honneur de Crillon, c’est tout un !

Et il courut sur les pas du roi…

II

Elle montait, en effet, la rue dont Maugiron avait parlé au roi.

Étroite, tortueuse, pavée avec du caillou de rivière, bordée de maisons noires et difformes, dernier vestiges du Moyen Âge, en un mot, elle montait de la Loire au château et ressemblait bien plus à une ruelle qu’à une rue.

Cependant, vers le milieu, à gauche, les petites constructions d’apparence malsaine, les maisons à portes bâtardes, faisaient place à un mur au milieu duquel s’ouvrait un huis majestueux, à deux battants de chêne ferré.

Ce mur protégeait un jardin, un vieux jardin aux arbres centenaires, du milieu desquels surgissait un pavillon en briques rouges, moitié château, moitié habitation de bourgeois honnête.

À l’heure avancée de la nuit où nous y pénétrons, une lumière brillait derrière les rideaux d’une croisée ; au premier étage dans une salle assez vaste, aux murs couverts de boiseries en noyer sculpté, une jeune fille était assise devant un rouet, et filait.

Elle pouvait avoir seize ans, elle était blanche et blonde, et ses grands yeux bleus, d’une douceur infinie, avaient ce rayonnement mélancolique, cette tristesse indéfinissable et vague que les conteurs de l’Orient se plaisent à attribuer aux yeux de la gazelle.

Penchée sur le métier à filer, elle travaillait assidûment, mais non sans tressaillir parfois au moindre bruit, et comme si elle eût éprouvé le pressentiment de quelque évènement néfaste, et mystérieux.

Tandis qu’elle travaillait ainsi, une porte s’ouvrit sans bruit, un pas assourdi glissa sur le parquet, et une ombre, plutôt qu’un corps, vint se pencher sur elle, derrière son escabeau.

La jeune fille se retourna, et un sourire lui vint aux lèvres.

Puis elle tendit son front :

– Bonsoir, grand-père, dit-elle.

Celui à qui elle parlait ainsi, cette ombre plutôt qu’un corps, était un grand vieillard sec et maigre, presque diaphane, et qu’on eût pris volontiers pour la création fantastique de quelque poète en délire.

Il avait une grande barbe Manche qui lui descendait sur la poitrine ; sa tête chauve était luisante comme de l’ivoire jauni.

Quand il posa sa main décharnée sur le métier de la jeune fille, elle fendit un bruit d’ossements heurtés.

Il appuya ses lèvres, minces et desséchées comme du vieux parchemin, sur le cou de cygne de la jeune fille, et lui dit :

– Bonsoir, ma petite Berthe, pourquoi travailler encore ? Il est tard, et tu dois avoir besoin de repos…

– Mais, grand-père, répondit la jeune fille, n’est-ce pas aujourd’hui le 4 décembre ?

– C’est vrai.

– L’avant-veille de l’assemblée des États ?

À ce mot, l’œil morne et presque éteint du vieillard sembla se ranimer et eut un éclair.

– Oui, dit-il, c’est dans deux jours que le roi Henri troisième, – Dieu le maudisse ! – va réunir sa noblesse et s’allier à la maison de Lorraine, pour l’extermination des malheureux qui vont au prêche :

Celle qu’il avait appelée Berthe eut un sourire divin.

– Mon bon père, dit-elle, vous savez que Dieu est bon, que Dieu est juste, et qu’il protège ceux qui le servent fidèlement.

Le vieillard soupira et se tût. Berthe continua :

– Dieu ne permettra pas que nous soyons inquiétés ; ni vous ni moi. D’ailleurs qui donc voudrait attaquer un pauvre vieux gentilhomme au bras débile, et une femme sans défense ?

Cette fois encore, l’œil du vieillard eut un éclair.

– C’est vrai, dit-il, je suis bien vieux. J’ai près de cent années, et depuis bien longtemps mon bras n’a plus la force de tenir une épée. Mais, si on venait t’attaquer… ah ! le vieux sire de Mallevin… se souviendrait qu’il combattit, jadis, à la gauche du preux sans reproche, de Bayard, le chevalier sans peur.

Berthe enlaça de ses deux bras le cou du vieillard.

– Cher grand-père ! dit-elle. Mais n’ayez crainte, allez ! Cette maison est perdue dans une rue désertée. Nul ne songe à nous… Et puis, n’êtes-vous pas aimé… respecté ?…

– Oui, des Blaisois… Mais… les étrangers… oh ! les Lorrains !… ces soudards payés par les Guise !… ces égorgeurs de nos frères…

La jeune fille eut un mouvement d’effroi qui n’échappa point à son aïeul.

– Tu as peur ? dit-il.

– Non, père.

– Sois franche…, tu as eu peur ?

– Eh bien ! dit-elle, s’il faut parler vrai, je vous dirai que tout ce monde, qui depuis deux jours a envahi notre bonne et tranquille ville de Blois, ces cavaliers bruyants, ces seigneurs qu’accompagnent des pages tapageurs… tout cela m’épouvante un peu.

– Mais pourquoi veilles-tu si longtemps aujourd’hui ? demanda le vieux sire de Mallevin, qui voulait faire diversion aux terreurs de la jeune fille.

– Ne vous souvient-il déjà plus du message qui vous est parvenu il y a trois jours ? dit Berthe.

– Si fait bien ; un message de nos frères du Midi, des Béarnais ; un message qui m’annonçait qu’un gentil homme gascon, qui jouissait de l’estime et de la confiance du roi de Navarre, descendrait en la ville de Blois, dans notre maison, vers la soirée du 4 ou du 5 décembre.

– Eh bien ! père, dit la jeune fille, c’est pour cela que je veille.

Mais le vieillard secoua la tête :

– Il est bien tard maintenant, dit-il. Le gentilhomme n’arrivera que demain.

Comme il prononçait ces mots, Berthe se leva précipitamment.

– Qu’as-tu ? demanda le vieux sire de Mallevin.

– Vous n’avez pas entendu ?

– Quoi ?

– Du bruit.

Et Berthe alla ouvrir la croisée et se pencha en dehors, livrant sa tête blonde et ses cheveux épars aux caresses humides du brouillard qui montait de la Loire.

En effet, un bruit s’était fait au dehors. Ce bruit c’étaient trois coups régulièrement espacés, frappés à la porte.

En même temps une voix traversa l’espace, troublant le silence de la nuit. Cette voix disait :

– Il fait beau, et le soleil est chaud de l’autre côté de la Garonne.

– C’est lui ! s’écria le vieillard. C’est le signal indiqué dans le message. Va lui ouvrir, Berthe, et qu’il soit le bienvenu, celui qui vient de la part de nos frères.

La jeune fille jeta une mante à capuchon sur ses épaules, prit la lampe qui brûlait auprès de son rouet, et à sa ceinture un trousseau de clefs, parmi lesquelles se trouvait sans doute celle de la porte d’entrée.

Puis elle descendit, suivie du vieillard, qui marchait à pas plus lents.

Elle traversa le jardin. Mais, avant de glisser la clef dans la serrure, elle ouvrit prudemment un petit judas grillé et demanda d’une voix tremblante :

– Qui est là ?

– Gascogne et Béarn ! répondit du dehors une voix fraîche et sonore.

Berthe mit la clef dans la serrure, fit courir les verrous dans leurs gâches et la porte s’ouvrit.

Alors un homme se glissa dans le jardin, puis s’arrêta comme ébloui de la beauté de Berthe, sur le visage de qui la lampe qu’elle tenait à la main venait de projeter ses rayons.

Moins d’une heure après, le nouveau venu, réconforté par quelques aliments et un verre de vieux vin, était conduit par la jeune fille dans la chambre qui lui avait été préparée.

Elle ne l’avait jamais vu, et cependant déjà elle avait, confiance en lui, car elle avait cessé de trembler.

C’était la première fois, depuis bien des années, que Berthe de Mallevin, l’orpheline, voyait un homme jeune et fort abrité par le toit de son aïeul. Car il était jeune, le nouveau venu, et son regard ardent annonçait un mâle courage, et sous son pourpoint de gros drap des montagnes on devinait un noble cœur.

Et lorsqu’elle se trouva dans la chambre où elle avait conduit l’étranger, après avoir allumé une grosse bougie de cire jaune, placée sur un dressoir, elle ne put s’empêcher de lui dire, en le voyant déboucler son épée et la placer au chevet du lit :

– Ah ! mon gentilhomme, voici bien longtemps qu’une épée n’est entrée ici.

Le Gascon la regarda en souriant :

– Eh bien ! celle-là, dit-il, n’a d’autre mission que de vous défendre.

Elle leva sur lui ses grands yeux tristes :

– Je n’ai plus peur maintenant, dit-elle.

– Vous avez donc peur quelquefois, ma mie ?

– Quelquefois, en effet, soupira-t-elle… au moins depuis deux jours.

– Et pourquoi cela, mon enfant ?

Elle parut hésiter ; mais le visage si noble et si franc du voyageur acheva de la subjuguer.

– C’est que, dit-elle, depuis deux jours la ville est pleine d’étrangers, de seigneurs effrontés qui font grand tapage.

– Ah ! ah !

– On dit, continua Berthe, que le roi Henri troisième traîne à sa suite des gentilshommes débauchés pour qui rien n’est sacré…

Le Gascon fronça imperceptiblement le sourcil.

– Tenez, continua Berthe, qui avait de plus en plus confiance dans son hôte, j’ai eu bien peur hier soir.

– Vraiment et que vous est-il advenu, mon enfant ?

– Vous ne le direz point à mon grand-père, au moins ?

– Sur l’honneur ; je vous le jure !

– Eh bien ! figurez-vous, monsieur, qu’hier, à l’entrée de la nuit, j’ai vu deux gentilshommes enveloppés de manteaux, et le visage couvert de masques, rôder dans la rue, regarder à travers la porte et examiner attentivement la maison.

– Ah ! ah ! dit le voyageur. Berthe poursuivit :

– Ils se parlaient bas. Cependant j’ai entendu quelques mots de leur conversation. L’un d’eux disait : « Sais-tu qu’elle est vraiment jolie, cette petite ? » C’était de moi qu’ils parlaient…

Et Berthe, à ces mots, rougit et baissa les yeux.

– Et que répondait l’autre ? demanda le voyageur en souriant.

– L’autre, dit Berthe, ah ! c’est affreux ; il disait : « Eh bien ! enlevons-la. »

– Le misérable !

– Je me suis sauvée jusqu’ici et m’y suis enfermée. Toute la nuit j’ai tremblé comme une feuille et prêté l’oreille au moindre bruit. Enfin le jour est venu : alors je me suis agenouillée et j’ai remercié Dieu, lui demandant de nous envoyer un protecteur, à mon aïeul et à moi.

Comme elle parlait ainsi, Berthe s’était approchée de la croisée et avait appuyé sa tête contre la vitre.

Tout à coup elle poussa un cri et se rejeta vivement en arrière.

– Qu’avez-vous ? demanda le Gascon.

– Voyez !… voyez !… dit-elle.

Ses dents claquaient et sa voix tremblait. Le Gascon s’approcha de la croisée et regarda à son tour.

– Oh ! oh ! dit-il, je crois que j’ai bien fait d’arriver. Un homme avait escaladé le mur du jardin et s’était établi dessus à califourchon.

– Ce sont eux !… murmura Berthe éperdue.

– Ne craignez rien, dit le Gascon.

Puis il souffla la lampe, et l’obscurité se fit autour d’eux.

Mais Berthe entendit le bruit sec du rouet des deux pistolets que le gentilhomme avait pris à sa ceinture, en même temps qu’il rajustait le ceinturon de son épée.

– Maintenant, dit-il, restez ici et laissez-moi descendre au jardin. Mordioux ! il faudra voir si des ravisseurs de filles, fussent-ils dix mille, feront peur au fils de ma mère.

Berthe ne tremblait plus.

III

Cependant, le roi et ses mignons couraient les rues.

La nuit était brumeuse, nous l’avons dit, et les bourgeois, intimidés par la présence de la cour à Blois, avaient depuis longtemps couvert leurs feux et éteint leurs lumières.

Henri était sorti du château par une petite porte. Ni les gardes, ni les gentilshommes ordinairement attachés à sa personne, ne l’avaient vu passer.

Quand ils furent hors du château, les mignons se prirent à causer tumultueusement.

– Tu es donc amoureux de cette petite, toi, Maugiron ? demanda le roi.

– Oui et non, Sire.

– Comment cela, mon mignon !

– Mais, dame ! oui, si Votre Majesté ne la trouve point à son goût.

– Heu ! heu ! dit le roi, il y a longtemps qu’aucune femme ne m’a flatté l’appétit. Et toi, Quélus ?

– Moi, Sire, je me borne à l’amitié, c’est moins trompeur que l’amour.

Le roi reprit en ricanant :

– Ainsi, Maugiron, mon chéri, la petite ne te plaît qu’autant que son minois me semblera vulgaire ?

– Hélas ! Sire, mais j’ai bien peur que Votre Majesté ne la trouve adorable.

– Nous verrons, dit le roi ; mais chut ! voici que j’entends marcher derrière nous. Dispense-toi donc de m’appeler Majesté.

– Soit, dit Maugiron qui marchait en avant d’un pas rapide. Du reste, nous approchons…

– Ah ! fit Henri III. C’est dans cette ruelle ?

– Oui. Tenez, voyez ce grand mur, la maison est derrière…

Quélus disait à d’Épernon :

– Maugiron est plein d’esprit. Il va enlever la jeune fille pour le roi, et, comme le roi la dédaignera, il la revendiquera pour son compte personnel.

– Mais c’est qu’elle me plaît aussi, dit le chevalier de Schomberg.

– Eh bien ! prends-la, dit Quélus.

– Et si elle me plaisait aussi ? fit d’Épernon. Pour le coup, Quélus se mit à rire.

– Mes chers seigneurs, dit-il, ce que je vois de plus clair en tout cela, c’est qu’elle plaît à tout le monde, excepté au roi et à votre serviteur…

– Tu ne l’as pas encore vue.

– Peuh ! les femmes ne me font pas faire de folies ; je suis philosophe, moi.

– Soit… mais le roi ? observa d’Épernon.

– Le roi a mes opinions, répliqua Quélus. Il trouve que la plus belle fille du monde ne vaut pas un drageoir rempli de confitures.

– Amen ! murmura Schomberg : mais je te jure, Quélus, que si le roi fait fi de la belle, Maugiron ne l’aura pas sans dégainer.

– Ah ! mes enfants, dit Quélus, comme le proverbe qui dit qu’une poule amène bataille de coqs est vrai ! Nous sommes tous amis, et voilà que pour cette donzelle vous voulez en découdre !…

– Morbleu ! murmura d’Épernon, je suis de la partie, moi aussi.

– Je le veux bien, reprit Quélus avec insouciance ; seulement, convenez d’une chose, c’est que le roi ni moi qui n’avons point le martel de l’amour en tête, nous n’avons vraiment rien à faire ici.

Quélus fut interrompu dans son cours de morale par la voix aigre du roi.

Henri III était arrivé au pied du mur, devant l’huis à deux vantaux de chêne ferré, et il disait à Maugiron :

– Mais tu es fou, mon mignon, de croire qu’on pénètre aisément en ce logis. Voilà une maîtresse porte qui se fera joliment maltraiter avant de perdre un clou de sa ferrure ou de ses gonds.

– Que Votre Majesté, répliqua Maugiron, ne se tourmente pas pour si peu.

– Que comptes-tu faire, mon chéri ?

– Aller chercher une échelle, Sire.

– Où donc cela ?

– Là, Sire, dans la maison d’un bourgeois dont je cultive la connaissance depuis hier. C’est un sacristain de la paroisse voisine ; un bon catholique qui hait les gens de la religion et soupçonne la jeune fille et le vieillard d’être initiés au culte nouveau.

– Pouah ! dit Henri, une fille huguenote, cela ne me séduit pas beaucoup.

– Je souhaite sa beauté à toutes les catholiques, reprit Maugiron, même à madame la duchesse de Montpensier, la sœur du duc de Guise et l’amie de Votre Majesté.

– Passons, dit le roi. Tu vas donc demander une échelle ?

– Au sacristain, dont j’ai fait la connaissance, et qui m’a donné de précieux détails.

– Oh ! oh ! voyons !

– Il paraît que cette porte si solidement ferrée, si bien fermée au dehors, n’est maintenue en dedans que par une lourde barre de fer.

– Très bien, très bien, je crois comprendre, dit le roi.

– Or donc, continua Maugiron, je vais appliquer l’échelle contre le mur, je grimperai jusqu’au couronnement, et je prendrai garde de me couper aux tessons de bouteilles qui le couvrent. Puis je sauterai dans le jardin.

– Et, soulevant la barre de fer, tu nous ouvriras la porte.

– Votre Majesté l’a dit.

Sur ces mots, le sire de Maugiron alla frapper à l’huis d’une maison basse, aux murs noircis, à l’aspect humide et délabré : la vraie maison d’un homme d’église habitué à l’atmosphère moisie des sacristies de province.

Le couvre-feu était sonné depuis longtemps ; pas un pauvre rayon de clarté ne brillait à l’intérieur de la maison, et cependant la porte s’ouvrit tout de suite.

En même temps, une voix qui tremblait légèrement dit :

– Monseigneur, voilà l’échelle !

– Eh ! mon gaillard, fit le roi en frappant sur l’épaule de Maugiron, je vois que tu avais tout prévu.

– Je ne cacherai pas plus longtemps à Votre Majesté, dit Maugiron, que si elle dédaignait la beauté de cette petite…

– C’est probable ! dit le roi, qui recommençait à s’ennuyer.

– Je serais le plus heureux des hommes, ajouta Maugiron. Et il prit l’échelle que le sacristain lui tendait.

Quant à celui-ci, tandis que Maugiron courait au mur, il referma prudemment sa porte en marmottant nous ne savons plus quel verset de quel psaume.

L’échelle appliquée contre le mur, Maugiron prit son épée aux dents et monta.

Puis, arrivé au couronnement, il chercha avec ses mains un endroit dépourvu de tessons de bouteilles, et, l’ayant trouvé, il se mit à califourchon sur le mur.

Henri et ses trois autres mignons s’étaient groupés au bas de l’échelle.

Maugiron regarda dans le jardin, où tout était immobile et calme, puis se penchant du côté de la rue :

– Plus de lumière, dit-il, personne dans le jardin… pas même un chien… la colombe dort au colombier.

– Eh bien ! dit le roi, saute dans le jardin et ouvre-nous… Il fait un froid de loup, messeigneurs.

Maugiron disparut, et le roi entendit le bruit de sa chute sur le sol gelé et retentissant du jardin.

Le saut était rude, Maugiron en fut étourdi, et il demeura quelques secondes immobile.

– Ah ! ma foi ! tant pis ! murmura-t-il, je vais leur ouvrir… et le roi est trop juste, puisque je l’amuse, pour ne point décider que la petite m’appartient.

Et Maugiron fit deux pas et examina attentivement la porte et le système de fermeture qui lui avait été appliqué à l’intérieur.

Le sacristain n’avait pas menti. Cependant il avait oublié un détail, c’est que la barre de fer était maintenue dans une gâche par un cadenas.

– Oh ! oh ! dit Maugiron, il va falloir faire le serrurier.

Il prit sa dague à sa ceinture, la tira du fourreau et en introduisit la pointe dans le cadenas, afin de le forcer.

– Dépêche-toi donc, il fait froid ! cria le roi à travers la porte.

Mais Maugiron n’eut pas le temps de répondre. Il venait de recevoir un coup terrible sur la tête.

Ce horion, qui semblait tombé du ciel, était un coup de pommeau d’épée, sous lequel le toquet à plume du mignon s’était écrasé comme du vieux linge. Maugiron se retourna tout étourdi, – si étourdi même, qu’il n’eut pas la force de crier.

Un homme était devant lui.

Cet homme lui portait au visage la pointe d’une épée nue.

Ce que voyant, Maugiron recula d’un pas, s’adossa à la porte et mit flamberge au vent.

– Drôle ! dit l’homme à l’épée nue, aussi vrai que je suis gentilhomme et que tu n’es qu’un vil coureur d’aventures nocturnes, je vais te clouer contre cette porte !

– À moi ! cria Maugiron. Et puis il croisa le fer.

Derrière la porte, Henri III et ses mignons entendirent le cliquetis des épées.

– Messieurs, dit Henri, la petite est gardée. Que comptez-vous faire ?

– J’ai envie de m’aller coucher, dit Quélus, qui comprenait peu qu’on exposât sa vie dans des aventures amoureuses.

D’Épernon, en homme prudent, garda le silence. Mais Schomberg, qui était un brave Alsacien, s’écria :

– Allons à son secours !

– Soit ! dit le roi, qui eut un affreux bâillement. Aussi bien, c’est un moyen de se réchauffer. Car il fait froid, messieurs, bien froid !

Schomberg était déjà sur l’échelle.

En ce moment, le défenseur de Berthe Mallevin et le sire de Maugiron s’escrimaient avec acharnement.

Deux fois l’épée de l’inconnu avait effleuré la poitrine au mignon, et son sang avait coulé.

– Ah ! tu es un beau seigneur de la cour de France, mordioux ! s’écriait le Gascon. Eh bien ! nous allons voir…

Maugiron était un élève de Henri III, qui passait pour le premier tireur de France.

Il fit une feinte habile, se ramassa sur lui-même, glissa sous l’épée du Gascon et fila pour lui planter sa dague au flanc, car il n’avait point cessé de la tenir de la main gauche.

Mais le Gascon, prompt comme l’éclair, leva le bras, puis le laissa retomber, et un deuxième coup de pommeau fut si bien appliqué sur la tête de Maugiron, que le mignon laissa échapper sa dague et son épée et roula évanoui sur le sol.

Mais, en même temps aussi, Schomberg parut en haut du mur.

– Oh ! oh ! dit le Gascon, ils étaient deux !

Schomberg sauta.

Un nouvel ennemi apparut encore sur le mur :

– Ah ! par saint Jacques de Compostelle ! s’écria le Gascon, je crois qu’il en pleut, de ces gaillards-là… Eh bien ! nous allons jouer le rôle du soleil, ventre-saint-gris ! et faire cesser la pluie.

Parlant ainsi, le protecteur de Berthe, la pauvre orpheline, s’adossa, à son tour, à la porte ; puis il se mit en garde avec la magistrale assurance de feu maître Guasta Carne, le célèbre armurier de Milan !

IV

Le chevalier de Schomberg était brave, nous venons de le dire, mais brave de cette bravoure un peu aveugle, un peu brutale, un peu idiote, – qu’on nous passe le mot, – qui caractérise les buveurs de bière.

Sérieux comme un baudet à l’abreuvoir, il ne comprenait rien aux galanteries chevaleresques de l’esprit gascon, et ne savait pas se battre à la française.

Il se précipita donc sur l’adversaire de Maugiron avec la fureur entêtée du sanglier qui revient sur les chiens, et il engagea le fer jusqu’à la garde.

– Vous ne savez pas la première phrase de la noble science, lui dit le Gascon d’un ton railleur, et je pourrais vous tuer comme un poulet.

Sur ces mots, il fit un battement, lia le fer tierce sur tierce, donna un vigoureux coup de poignet, et l’épée échappa aux mains de Schomberg abasourdi.

– Passons à un autre, dit le Gascon.

Et tandis que Schomberg, honteux, ramassait son épée, le Gascon se retourna vers le nouveau venu qui avait sauté, comme Maugiron et Schomberg, du haut du mur dans le jardin.

Celui-là était masqué.

– Ah ! ah ! ricana le Gascon, monsieur désire garder l’incognito ?

Et il lui porta la pointe au visage.

Mais le roi, car c’était lui, s’était mis savamment en garde, et le Gascon, sur-le-champ, comprit qu’il avait affaire à un maître.

– À la bonne heure ! dit-il, ce sera plus amusant !… Schomberg, ayant ramassé son épée, accourut au secours du roi.

Le roi lui cria :

– Reste, mon mignon ; il ferait beau voir, ventre de biche ! que j’eusse besoin d’un aide pour tuer un croquant !

– Voilà un juron, pensa le Gascon, que j’ai entendu dans mon enfance, peut-être au Louvre quand j’étudiais les belles-lettres au collège de Navarre.

Schomberg obéit et se tint à distance.

– Voyons, monsieur, dit le roi, dépêchons-nous, car j’ai grand froid et vous veux tuer tout de suite, afin de m’aller chauffer.

Le Gascon se mit à rire et engagea le fer en tierce, ce qui n’est pas une garde habituelle.

– Votre Seigneurie, dit-il, a mauvaise grâce à se plaindre, car, en vérité, je suis aussi malheureux qu’elle.

Et, disant cela, il para une assez jolie botte de quarte.

– Comment cela ? dit le roi étonné de la parade. Le Gascon, toujours sur la défensive et se ménageant, répondit de sa voix railleuse :

– Dans mon pays, on ne craint ni le froid aux pieds, ni le froid au bout des doigts, c’est-à-dire l’onglée.

– Et que craint-on, en ce cas ? demanda le roi, qui s’apercevait que son adversaire était digne de lui.

– Dans mon pays, continua le Gascon, on boit de bon vin, ce qui fait qu’on a communément le nez rouge.

– Ah ! ah ! dit Henri III, on en boit donc beaucoup ?

– Énormément, car il ne coûte pas cher, ce qui fait que le bout de notre nez est très accessible au froid et qu’il gèle souvent, comme la vigne dans les mauvaises années.

– Vous êtes plein d’esprit, dit le roi, qui se fendit à fond en pure perte. Mais cela ne m’apprend point en quoi je suis plus heureux que vous.

– C’est facile à comprendre cependant, car Votre Seigneurie, ayant un masque a, par conséquent, le nez à l’abri de la bise d’hiver.

Sur ces mots, le Gascon se fendit à son tour, et toucha légèrement le roi à l’épaule. Le froid du fer arracha un cri à Henri III.

À ce cri, Schomberg courut à la porte, de laquelle, en ferraillant, les deux adversaires s’étaient éloignés peu à peu, et, de sa main vigoureuse comme une épaule de taureau, il se prit à secouer la barre de fer, criant :

– À nous ! à nous !

Quélus et d’Épernon n’avaient pas quitté la ruelle.

Quélus, il l’avait dit, se souciait peu d’avoir une querelle à propos de femmes.

Quant à d’Épernon, il ne pensait pas encore à devenir maréchal de France et n’éprouvait pour les jeux de l’épée qu’une médiocre sympathie.

Mais les mains de fer de Schomberg avaient eu raison, en un clin d’œil, de la barre et du cadenas, et la porte s’ouvrit.

Force fut donc à Quélus et à d’Épernon d’accourir au secours du roi, en passant sur le corps inanimé de Maugiron.

– Bon ! murmura le Gascon, je croyais que la pluie avait cessé.

Et rapide comme la pensée, souple comme un chat, il fit un bond de dix pas en arrière, tandis que le roi, qui s’était fendu de nouveau, faisait un faux pas et tombait sur un genou.

Le Gascon profita de ce moment de répit, il prit un pistolet à sa ceinture et cria :

– Holà ! messeigneurs ! je veux bien vous tuer l’un après l’autre, mais je vous jure par tous les saints du paradis que, si vous vous mettez quatre contre moi, je vais casser deux têtes du premier coup. Après, nous verrons.

Cette menace, qui fut accompagnée du bruit sec du rouet, arrêta les mignons dans leur élan.

En même temps le roi, qui s’était relevé, se tourna vers eux :

– Messieurs, dit-il de sa voix brève et impérieuse, je vous défends de faire un pas. Vous savez qui je suis, et monsieur m’appartient !…

– Ceci est parler en gentilhomme, dit le Gascon.

Et il remit son pistolet à sa ceinture.

De nouveau, le roi marcha sur lui l’épée haute :

– Vous m’avez blessé, dit-il.

– C’est mon habitude, ricana le Gascon.

– Mais je vous tuerai, moi !

– Voilà qui m’étonner ait, cher seigneur, répliqua le Gascon toujours railleur.

– Ventre de biche ! nous verrons bien…

– Mordioux ! c’est chose aisée…

Et ces deux exclamations échangées, le roi et son adversaire inconnu croisèrent de nouveau le fer.

Le combat recommença terrible, acharné, et cependant sans résultat, car tous deux tiraient merveilleusement, et la botte la plus imprévue, le coup le plus savant, étaient aussitôt parés.

– Par la Vierge ! monsieur, s’écria le roi essoufflé, vous tirez bien !

– Votre Seigneurie est trop bonne…

– Vous plairait-il vous reposer un moment ?

– Avec plaisir, monsieur, dit courtoisement le Gascon.

Et il piqua son épée en terre.

Le roi en fit autant.

Mais, en ce moment, des pas précipités retentirent dans la rue, et un nouveau personnage apparut sur le théâtre du combat.

C’était Crillon !

Les mignons tressaillirent d’aise, car ils craignaient d’avoir à venger le roi tout à l’heure et comptaient pour cette besogne sur la rude épée du chevalier.

Crillon était entré en courant, mais lorsqu’il vit le roi et son adversaire, l’épée bas, il s’approcha plus lentement.

– Ah ! ah ! vous voilà, chevalier, dit le roi, qui reconnut Crillon à ses allures de sanglier, car la nuit était assez épaisse pour qu’il ne pût voir son visage.

– Oui, me voilà, dit Crillon essoufflé, et je vois que j’arrive à temps pour secourir Votre Seigneurie.

Crillon, plus que tout autre, eût redouté de trahir l’incognito du roi. Henri III reprit :

– Voilà un petit gentillâtre des bords de la Garonne qui tire à merveille.

– On fait ce qu’on peut, dit le Gascon.

Au son de cette voix, Crillon étouffa un cri.

– Oh ! oh ! dit le roi, qu’avez-vous, chevalier ?

– Rien… oh ! rien. Pardon, balbutia le chevalier.

Et il s’approcha plus encore et chercha à percer les ténèbres de son regard.

– Bonjour, monsieur de Crillon, dit le Gascon.

– Harnibieu ! c’est lui ! exclama le chevalier.

– Vous connaissez monsieur ? demanda le roi.

– Oui, certes.

– Parbleu ! dit le Gascon.

Crillon se pencha à l’oreille du roi.

– Sire, dit-il, si trente années de loyaux services sont quelque chose à vos yeux, vous renverrez ces laquais habillés en gentilshommes, ces mignons puant le musc…

– Tout beau ! chevalier, fit le roi avec aigreur, ce sont mes amis.

– Moins que moi, Sire, et c’est au nom de la monarchie que je vous le demande.

– Ce diable de Crillon ! murmura le roi, il vous fait toujours faire ce qu’il veut.

Et, se tournant vers les mignons :

– Allez-vous-en, mes chéris… je vous rejoindrai tout à l’heure.

L’accent du roi était impérieux.

– J’aime autant cela, murmura Quélus.

– Et moi aussi, dit d’Épernon.

Il n’y eut que Schomberg qui montra Maugiron inanimé.

– Et lui ? dit-il, qu’allons-nous en faire ! Crillon poussa Maugiron du pied.

– Cette charogne ? dit-il, on l’enterrera dans un coin.

– Vous vous trompez, monsieur de Crillon, dit le Gascon, je suis sûr de ne l’avoir point tué.

– Alors, emportez-le.

Schomberg chargea Maugiron sur son épaule et suivit Quélus et d’Épernon.

Alors Crillon prit la main du roi, et se penchant de nouveau à son oreille :

– Sire, dit-il, remettez l’épée au fourreau.

– Moi ! par exemple ! dit le roi.

– Il le faut, Sire.

Et l’accent de Crillon domina la voix chancelante du monarque.

– Mais pourquoi donc ? insista cependant Henri III.

– Au nom de vos aïeux, au nom de votre couronne, je vous le demande à genoux.

Et le chevalier était descendu jusqu’à la prière.

Henri III, à son tour, cherchait à voir le visage du Gascon.

– Mais quel est donc cet homme ? s’écria-t-il.

Crillon répondit tout haut :

– Votre Seigneurie a deux amis, moi et lui.

– Ventre-saint-gris ! mon cher Crillon, s’écria à son tour le Gascon, que dites-vous donc là ? Je ne connais, pas ce gentilhomme.

Crillon ôta son chapeau :

– Ce gentilhomme dit-il, se nomme le roi de France ! Et, à ces mots, le Gascon, à son tour, laissa échapper un cri.

Puis il jeta son épée loin de lui !

V

La franchise presque brutale de Crillon ne plaisait que médiocrement au roi.

Henri III voulait bien courir les rues avec ses mignons et, un masque sur le visage, enlever les filles, rudoyer les bourgeois, se conduire, en un mot, comme un page ou un lansquenet, mais à la condition de garder l’incognito.

Aussi, lorsque Crillon l’eut qualifié de roi de France, s’écria-t-il furieux :

– Vous êtes fou, Crillon !

– Non, Sire.

– Mais quel est donc ce gentilhomme ?

Le Gascon s’avança et mit un genou en terre :

– Puisque Votre Majesté, dit-il, a eu la générosité de croiser le fer avec moi, elle poussera cette générosité jusqu’au bout.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

Le Gascon poursuivit :

– Je viens de loin. J’arrive à Blois tout exprès pour obtenir une audience de Sa Majesté le roi, car j’ai une mission à remplir auprès de lui.

– Et cette mission, qui vous l’a donnée ?

La voix du Gascon devint émue et grave :

– Feu le roi Charles IX à son lit de mort.

Henri tressaillit.

– Mon frère, dit-il ; vous avez connu mon frère !

– J’ai baisé sa main royale, Sire.

– Eh bien ! monsieur, dit le roi, qui que vous soyez, je vous autorise à remplir votre mission.

– Sire, reprit le Gascon, nous sommes en plein air, et Votre Majesté prétendait tout à l’heure qu’elle avait froid.

– C’est vrai. Eh bien ! venez au château.

– Pas aujourd’hui, Sire.

– Et pourquoi donc cela, monsieur ?

– Parce que, dit le Gascon avec calme, il y a ici deux êtres sans défense, un vieillard et une jeune fille sur laquelle les mignons de Votre Majesté ont de coupables projets, et que j’ai pris ces deux êtres sous ma protection.

Ces mots irritèrent l’orgueil du roi.

– Eh ! qui donc êtes-vous, monsieur, dit-il, vous qui protégez ?…

– Je jure de dire mon nom à Votre Majesté lorsqu’elle m’aura accordé l’audience que je sollicite.

– Et si je voulais le savoir tout de suite ? s’écria le roi, dont la voix s’altérait.

Mais Crillon, un moment silencieux, s’interposa.

– Ah ! dit-il, puisque Votre Majesté veut bien m’appeler son ami, elle ne refusera pas à ce gentilhomme, dont je réponds âme pour âme et corps pour corps, de lui accorder ce qu’il demande.

– Et si je refusais, moi, le roi !

– Alors, dit froidement Crillon, je conseillerais à ce gentilhomme de se taire et d’attendre que Votre Majesté lui fît appliquer la torture.

– Crillon, Crillon, dit le roi, vous parlez bien librement à votre roi…

– Sire, dit naïvement le bon chevalier, si tous les sujets de Votre Majesté s’exprimaient comme moi, vous seriez le plus grand roi du monde, car vous avez le cœur bien placé, en dépit des courtisans qui rampent à vos pieds.

Cette fois Crillon avait touché juste.

– Eh bien ! dit-il, je permets à ce gentilhomme de taire son nom, et je l’attends demain au château, en ma chambre royale, à l’heure de mon lever.

Le Gascon fléchit de nouveau le genou :

– Votre Majesté, dit-il, est bien le petit-fils du roi chevalier ; merci !

– À demain, dit le roi. Venez, Crillon. Brrr ! qu’il fait froid !

Et Henri III remit son épée au fourreau, rajusta son manteau, salua de la main celui qui avait été son adversaire et s’éloigna.

– Pardon, Sire, dit Crillon, laissez-moi dire un mot à ce gentilhomme.

Et il s’approcha du Gascon. Celui-ci lui prit la main :

– Silence ! dit-il.

– Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Crillon tout ému.

– Je veux assister aux États.

– Vous ?

– Moi, dit froidement le Gascon.

– Mais c’est vous exposer au poignard de tous les assassins payés par les Guise.

Le Gascon eut un petit rire de bonne humeur qui mit à nu ses dents d’ivoire.

– Ah ! Crillon, mon ami, dit-il, le tutoyant tout à coup, je crois que tu vieillis. Comment ! tu veux que ma poitrine, que n’a pu entamer l’épée d’un roi de France, serve de fourreau au poignard des princes lorrains ? Allons donc !

– Mais au moins n’êtes-vous pas seul ?

– J’ai la flamande avec moi.

– Qu’est-ce que la flamande ?

– La colichemarde que tu vois là et que mon grand-père portait dans les Flandres, au temps où le roi François faisait la guerre à Charles-Quint.

– Il n’est si bonne épée qui ne se brise !

– Bon ! murmura le Gascon, ceci devient plaisant, voici que Crillon a peur… Bonsoir, Crillon, à demain. Le roi ton maître a raison… Il fait froid ! bonne nuit, je vais me coucher.

Un quart d’heure après, le gentilhomme gascon qui avait eu l’honneur de croiser le fer avec un roi de France, et que Crillon traitait avec une considération mystérieuse, avait solidement fermé et barricadé la porte et se dirigeait vers la petite maison où il avait laissé le vieillard endormi, et la jeune fille à demi morte de frayeur.

Le vieillard donnait toujours.

Quant à Berthe, le Gascon la trouva agenouillée dans sa chambre, et priant avec ferveur.

Lorsqu’elle le vit entrer, elle poussa un cri de joie et s’élança vers lui les bras ouverts.

– Ah ! vous m’avez sauvée ! dit-elle.

Et comme il la regardait en souriant, elle lui dit avec enthousiasme :

– Ils étaient quatre contre vous, mais je n’ai pas eu peur, allez ! je sentais qu’à vous seul vous êtes plus vaillant qu’une armée.

Le Gascon lui prit la main et la baisa respectueusement.

– Chère demoiselle, dit-il, je me disais bien que Dieu ne m’abandonnerait pas, puisqu’il m’avait confié votre défense.

Alors ils s’assirent l’un près de l’autre, lui, le jeune homme au regard d’aigle, au sourire railleur, au cœur de lion, – elle, la frêle colombe effarouchée ; et tous deux se prirent à causer comme on cause à vingt ans, rougissant et émus l’un et l’autre.

Et les heures s’écoulèrent, et les premières lueurs de l’aube succédèrent à la nuit.

Le brouillard s’était dissipé, l’horizon était d’un bleu pâle, çà et là irisé de tons orangés.

Une belle journée d’hiver se préparait, et les moineaux piaulaient joyeusement dans les arbres du jardinet sur les toits du voisinage.

Berthe et son défenseur avaient oublié de se coucher. Elle lui avait dit sa simple et douloureuse histoire, l’histoire d’une orpheline confiée à un pauvre vieillard débile et centenaire.

Ensemble ils avaient déploré les malheurs du temps, les persécutions dont on accablait ceux de la religion et le Gascon avait alors parlé de son pays, où l’on pouvait aller au prêche en plein jour.

Il avait dépeint à Berthe étonnée cette chaude terre de Gascogne où le raisin mûrit si vite aux rayons d’un soleil ardent.

Il avait parlé de cette majestueuse chaîne de montagnes, les Pyrénées, dont les cimes escarpées dentellent le ciel bleu.

Puis il avait raconté la vie simple et franche des Béarnais, leurs coutumes patriarcales, leur dévotion à Dieu, leur dévouement à leur roi.

Il s’était plu à lui narrer, un peu ému, et une larme dans les yeux, les souvenirs populaires de la bonne reine Jeanne, qui le dimanche, à l’exemple de saint Louis, rendait la justice sous un chêne, à la porte du château de Nérac ; de madame Jeanne d’Albret, traîtreusement empoisonnée par René le Florentin, et puis il avait dit encore :

– Chère demoiselle Berthe, ma mie, ne restez pas à Blois, où le roi de France vient souvent, escorté de ses mignons éhontés. Si vous le voulez, je vous emmènerai tous les deux en Navarre, votre aïeul et vous.

Le sire de Mallevin y finira tranquillement ses jours, et vous, nous vous trouverons un mari, un brave et bon gentilhomme au cœur vaillant, au bras fort.

À ces derniers mots, Berthe avait rougi plus fort, et le Gascon lui prit un baiser. Mais, en ce moment aussi on frappa rudement à la porte du jardin.

– Ô mon Dieu ! murmura Berthe, ce sont eux qui reviennent.

– Non, dit le Gascon. Ne craignez rien, ces gens-là sont oiseaux de nuit et ils ont horreur de la clarté de jour.

Il reboucla son ceinturon et descendit ouvrir.

L’homme qui frappait était M. de Crillon. Le bon chevalier avait le heaume en tête et la cuirasse au dos.

Derrière lui marchaient, également armés, deux gentilshommes qui portaient le pourpoint des gardes du roi.

– Ah ! chevalier, dit le Gascon étonné, je ne m’attendais pas à vous voir si matin.

– Je viens vous relever.

– Hein ! fit le Gascon.

– Oui, reprit le chevalier, je viens m’établir ici avec ces deux messieurs qui sont mes compatriotes et mes parents, et à nous trois nous ferons bonne garde. Les mignons ne s’y frotteront plus.

– Merci, chevalier !

– Est-ce que vous refuseriez ? demanda Crillon.

– Non, j’accepte.

– À la bonne heure !

– D’autant plus, reprit le Gascon, que j’ai besoin de courir un peu par les rues de la ville de Blois. À propos, quand arrive le duc de Guise ?

– On l’attend dans la matinée.

– Et madame de Montpensier ?

Crillon cligna de l’œil.

– Je crois bien qu’elle est arrivée cette nuit sans tambour ni trompette.

– Ah ! ah !

Et le Gascon présenta le chevalier à Berthe, qui venait de descendre au jardin.

– Ma chère demoiselle, dit-il, je vous laisse sous la sauvegarde de M. de Crillon. C’est la première épée de l’univers.

Crillon salua et murmura naïvement :

– Après, la vôtre, c’est bien possible.

Le Gascon prit son manteau et enfonça son feutre sur ses yeux.

– Où allez-vous ? demanda Crillon.

– Courir la ville et prendre l’air, répondit-il avec son fin sourire.

Puis il fit jouer son épée dans le fourreau afin de s’assurer qu’elle en pourrait sortir aisément à la première occasion.

VI

Le Gascon sortit le nez dans son manteau. Mais il ne remonta pas la ruelle, et, au lieu de se diriger vers le château qui domine la ville, il descendit au contraire vers les bas quartiers, au bord de la Loire.

C’étaient là que vivaient pêle-mêle les bourgeois, les gens de métiers, les manouvriers et les pêcheurs, laissant la haute ville aux nobles et aux gentilshommes.

Le Gascon s’aventura dans un dédale de petites rues tortueuses, étroites, où l’air et la lumière pénétraient à grand-peine.

Cependant il marchait sans hésitation, en homme qui connaissait sa ville de Blois comme un valet de l’échevinage, et il ne s’arrêta qu’à l’entrée de la ruelle qui aboutissait directement à la Loire.

Là seulement, il fit halte et parut s’orienter.

– C’est bien la rue des Tonneliers, dit-il, maintenant cherchons la maison. Un seul étage, avec un pignon, des volets grillés. Ah ! mordieux, la voilà !

Cette exclamation venait d’être déterminée par la vue d’une branche de houx qui pendait au-dessus d’une porte.

Le Gascon se dirigea vers cette porte et frappa.

La porte était close, les volets fermés. Rien ne bougeait à l’intérieur ; on eût dit une maison inhabitée.

Le Gascon frappa trois fois, et l’on ne vint point lui ouvrir.

Mais, au bruit ; la fenêtre d’une maison voisine s’entrebâilla et servit de cadre à la tête d’une vieille femme :

– Qui demandez-vous donc, mon gentilhomme ? Le Gascon salua la vieille.

– Ma bonne, dit-il, je suis étranger en la ville de Blois, et je cherche une hôtellerie.

– Vous vous trompez, mon gentilhomme, répondit la vieille. Cette maison est celle d’un vieux procureur en la cour de justice, maître Hardouinot, lequel est sourd et n’a jamais songé à tenir auberge.

– Alors, que veut dire cela ? fit le Gascon.

Et il montra la branche de houx, symbole non équivoque et qui par tout pays indique une hôtellerie.

– Ah ! Seigneur Dieu ! fit la vieille, vous avez raison, mon gentilhomme ; mais que je perde ma part de paradis et devienne huguenote si j’y comprends quelque chose. Maître Hardouinot tenir auberge ; c’est impossible !

– Vous voyez bien que non.

– Pour sûr, dit la vieille, il y a là-dessous quelque artifice du diable, à moins que, pendant la semaine qui vient de s’écouler, maître Hardouinot ne soit mort et qu’un autre n’ait acheté sa maison, car voilà une semaine, mon bon seigneur que je suis absente de Blois. Je suis de retour depuis cette nuit seulement.

– Ce que vous dites là est fort possible, ma bonne femme, répliqua le Gascon d’un air naïf.

Et il frappa une quatrième fois, non plus avec la main, mais avec le pommeau de sa dague.

Il se fit alors du bruit à l’intérieur.

– Allons ! murmura le Gascon, la maison n’est point déserte.

En effet, peu à peu le guichet de la porte s’ouvrit, et une voix jeune demanda :

– Qui frappe ainsi et que veut-on ?

– Gascon et Béarn, répondit le visiteur matinal. La porte s’ouvrit aussitôt, et derrière elle apparut un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui s’empara de la main du Gascon et la porta respectueusement à ses lèvres.

– Bonjour, Raoul ! dit celui-ci.

– Bonjour, monseigneur.

On le voit, le jeune homme renchérissait sur Crillon. Il osait appeler l’inconnu monseigneur.

Celui-ci se glissa dans la maison, et celui qu’il avait appelé Raoul se hâta de refermer la porte.

Le vestibule où ils se trouvaient était vaste, humide, sombre, et exhalait une odeur de moisi.

– Causons un peu, mon ami Raoul, dit le Gascon, qui prit un escabeau et s’assit à califourchon dessus. Et d’abord ne m’appelle pas monseigneur.

– Comment dois-je vous nommer ? demanda Raoul, qui se tint debout devant le Gascon.

– Appelle-moi le sire de Jurançon, c’est un nom qui porte bonheur. Je te permets même de dire de Jurançon tout court.

Raoul s’inclina.

Or, ce Raoul n’était autre que l’ex-page du roi Charles IX, le beau Raoul, dont l’espiègle Nancy rêvait jadis nuit et jour et qui, depuis ce temps, avait eu bien des aventures.

– Ce cher Raoul, dit le Gascon, y a-t-il longtemps que je ne l’ai vu !

– Deux ans passés. Mais j’ai mis ces deux ans à profit, comme vous voyez… et j’ai fait mon chemin.

– Dans le cœur de la duchesse ? demanda le Gascon en souriant.

– Heu ! heu ! fit Raoul d’un ton modeste, on ne sait pas… cela pourrait bien être.

– C’est-à-dire que tu as trahi Nancy ?

– Mais non, monseigneur, j’aime toujours Nancy.

– Alors ?

– Mais je vous sers en me faisant aimer de la duchesse.

– Ah ! c’est différent. Maintenant, parlons sérieusement. Quand êtes-vous arrivés ?

– Hier au soir. Le vieil Hardouinot était prévenu ; il avait fait suspendre une branche de houx à la croisée, et la duchesse a pu l’apercevoir en arrivant.

– Elle a donc cru que c’était une hôtellerie ?

– Elle n’en a pas douté une minute.

– Et Hardouinot… comment l’a-t-elle trouvé ?

– Elle est loin de se douter qu’il est un des chefs les plus actifs des huguenots.

– Très bien ! de combien d’hommes se compose sa suite ?

– Nous ne sommes que deux, répondit Raoul. La duchesse est arrivée ici sans étalage. Elle veut passer une grande journée à Blois sans qu’on y soupçonne sa présence. Ce soir elle conférera avec le duc de Guise, qui doit arriver dans la matinée.

– Ainsi vous n’êtes que deux avec elle ?

– Oui, moi et le petit page que le comte Éric de Crèvecœur et ses amis eurent la barbarie de mettre à la torture.

– Aussi doit-il les aimer ?

– Il les hait autant que moi.

– Et où est la duchesse ?

– Là-haut. Elle dort.

Le Gascon se prit à sourire :

– Si j’étais sûr qu’elle ne s’éveillât point, dit-il, je lui ferais visite, afin de la contempler durant son sommeil.

– Elle a le sommeil léger, monseigneur.

– Mais, ce n’est pas précisément pour cela que je viens, dit celui qui s’était donné le nom de sire de Jurançon : je veux voir Hardouinot.

Comme il parlait ainsi, une porte s’ouvrit dans le fond du vestibule, et un vieillard se montra.

C’était un petit homme sec, décharné, courbé en deux et dont toute la vie semblait s’être réfugiée dans le regard.

Chez lui, en effet, l’œil brillait de toute l’énergie de la jeunesse.

Il leva les yeux sur le Gascon et l’examina attentivement.

Le Gascon se leva de son escabeau, marcha à la rencontre du vieillard, et, comme il savait que celui-ci était sourd, il jugea inutile de lui parler.

Mais il tira sa bourse qu’il avait, selon l’usage, à sa ceinture, et, de cette bourse, la moitié d’un écu à la vache qu’il mit sous les yeux du vieillard.

Maître Hardouinot, car c’était lui, s’inclina tout aussitôt profondément et dit :

– Si monseigneur veut me suivre, il verra quelles sont nos ressources.

– Allons ! répondit le Gascon.

Puis il fit un signe à Raoul, qui demeura dans le vestibule.

Maître Hardouinot, l’ancien procureur en la cour de justice, était vêtu d’une sorte de houppelande flottante qui ne parvenait pas à dissimuler sa maigreur extrême.